CHOLEM ALEICHEM – Le Cours élémentaire

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      CocotteCocotte
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        CHOLEM ALEICHEM

         

        Le cours élémentaire

         

        C'est l'hiver. En face de moi est assis un Juif d'âge moyen. Il porte une barbe jaune tournant sur le gris et une veste râpée en cuir de blaireau. Nous entrons en conversation. Il s'adresse à moi en ces termes :

        ” Votre pire ennemi, croyez-moi, ne pourra jamais vous faire autant de mal que ce que vous pouvez vous faire à vous-même, et surtout s'il y a une femme au milieu, je veux dire : la vôtre À quoi je fais allusion, vous vous demandez ? Justement à mon cas personnel à moi. Moi, par exemple, prenez mon cas, tenez. Rien de spécial, n'est-ce pas ? Un Juif comme les autres, ni plus, ni moins. Il n'est pas écrit sur mon nez si j'ai de l'argent, si je n'en ai pas, ou je n'en ai plus. Possible que j'en ai eu autrefois. Justement, j'en avais de l'argent. Plus exactement, l'argent, c'est du bidon. Ce que j'avais, c'était un gagne-pain, et un bon, encore. Je gagnais ma vie en silence, pas comme tous ces gens qui font du boucan, et qui braillent oh la la ! Non. Chez moi, la règle stipule silence et calme. Dans le silence et dans le calme, j'ai monté un commerce. De même, j'ai fait faillite plusieurs fois. Et, à nouveau, je me suis relevé et j'ai recommencé à travailler, comme les autres, mais dans le silence et dans le calme. Or il se trouve qu'il y a un dieu dans le ciel et qu'il m'a fait don d'une femme à moi. Elle n'est pas là et nous pouvons parler librement. En fait, elle n'a rien à envier aux autres femmes, c'est-à-dire, qu'en apparence, elle n'est même pas mal du tout. Elle a deux fois plus de tempérament que moi, pour sûr, et elle n'est pas vilaine du tout. Elle a de la tête, même de l'esprit, j'ajouterais même : de la sagesse, de l'entendement, du sens commun. Mais voilà où le bât blesse. Le problème, voyez-vous, c'est quand la femme joue le rôle de l'homme. Pour moi, elle peut avoir mille fois plus de tête que moi, que faire, si dieu a créé Adam avant Êve ? Maintenant, demandez-lui à elle. Elle vous répondra : ” Si Dieu vous a créés avant nous, c'est son problème. Mais le fait qu'il m'ait donné à moi plus de cervelle dans le talon qu'à toi sous ton crâne, ça, qu'elle dit, je n'y suis pour rien. ” De quoi s'agit-il ici ? Elle annonce :

        ” La question réside en ce que mon cerveau à moi doit se rapetisser constamment, même pour les choses les plus triviales. Par exemple, ajoute-t-elle, s'il faut mettre le gamin à l'école, c'est sur moi que ça tombe. “

        Et moi de répondre :

        ” Qui a dit qu'il fallait mettre le petit à l'école ? Quoi, on ne peut pas étudier la tora à la maison ? “

        Elle réplique :

        ” Je t'ai déjà dit mille fois que tu ne me feras pas fléchir et que je me marcherai pas contre le monde entier.  Aujourd'hui, l'usage veut que les enfants apprennent à l'école. “

        Et moi, je réplique :

        ” Si tu veux mon avis, le monde est devenu fou.

                Et toi, tu es le dernier qui ait encore gardé sa raison.  Le monde aura bonne mine s'il suit ton exemple, tiens !

                Chacun agit selon sa propre logique, non ?

        – Je souhaite à mes ennemis et aux ennemis de mes amis qu'ils aient dans leurs poches, dans leurs tiroirs et dans leurs armoires tout ce que tu as toi dans ta tête ! Tout s'arrangerait, pour sûr !

                Malheureux l'homme à qui la femme doit enseigner la sagesse !

                Malheureuse la femme qui a un homme à qui une femme doit enseigner la sagesse ! “

        Alors, allez discuter avec une femme ! Vous lui parlez d'une cruche, elle vous répond par une barrique. Vous lui dites un mot, elle vous en rend une douzaine. Et si vous vous taisez, sans répondre, elle éclate en sanglots ou elle tourne de l'œil. Comme vous voyez, vous ne perdez rien. Bon, finalement, c'est elle qui a gagné, pas moi. Ne nous leurrons pas : si elle veut quelque chose, a-t-on le choix ? Bref, que vous dirais-je ? L'école.  Bon, ça, ça se prépare. Donc, cours préparatoire. Bon, ça, cela ne devrait pas poser trop de problème. N'importe quel gamin qui a appris un peu de Tora s'en sortirait, à plus forte raison le mien, qu'il n'y en a pas deux comme lui dans tout l'Empire russe. En tant que son père, je ne devrais pas parler comme ça, mais, franchement, il a une de ces têtes ! En bref, on l'a inscrit, on l'a préparé, on l'a présenté à l'examen et il a échoué. Il a ramassé un 4 sur 10 en calcul. Comme on disait : ” Il est faible en calcul, c'est-à-dire dans le domaine des mathématiques. Que pensez-vous de cette histoire ? Le petit, il a une tête grosse comme ça ! Il n'y en a pas deux comme lui dans tout l'Empire et eux, ils prétendent que la mathématique ne va pas. En bref, il a échoué. Cela m'a mis hors de moi, vous pensez : quand on va à un examen, on n'échoue pas ! Mais moi, en homme que   je suis, pas en femme, je me disais : ” Bon, tel est le destin du peuple juif, des déboires, des allées-venues, mais, en fin de compte, les Juifs ont l'habitude de ces situations. ” Mais allez lui expliquer à elle ! Elle a attrapé un grain : il faut qu'il entre au cours élémentaire ! Et moi, je m'adresse à elle :

        ” Dis-moi, que Dieu te protège, pourquoi as-tu besoin de tout ce boucan ? Tu as peur qu'on le mobilise ? Aucun risque, il est planqué de tous les côtés, fils unique, tu penses ! Son avenir professionnel ? Qu'est-ce que j'en ai à faire ? Il pourra devenir commerçant comme moi, sinon, homme d'affaires, comme tout le monde. Et si par hasard, il devient bon bourgeois ou banquier, bon, pas grave ! Comme ça, que le lui explique. Mais c'est comme parler au mur. Et la voilà qui répond :

        ” En fait, cela vaut mieux, qu'il ait échoué à la préparatoire.

                Et pourquoi ça ?

                Parce que comme ça, il peut se faire accepter au cours impérial de formation. “

        Bonne idée, que je me dis, surtout avec une tête comme la sienne, qu'il n'y en a pas deux comme lui dans tout l'Empire. Mais le hasard a voulu qu'il se ramasse encore un 4,pas en calcul, cette fois , mais en orthographe. Pour écrire, il écrit droit, mais l'orthographe, c'est autre chose. Il y a un problème avec le yati russe. Il sait l'écrire comme il faut, pour ça, ça va. Mais eux, ils prétendent qu'il ne le met jamais là où il faut. Le ciel s'écroule, vous m'entendez ? Je ne pourrai plus trouver la route de la foire de Poltova ou de Lodj si lui, il ne met pas le yati juste là où ils veulent. En bref, quand on nous a annoncé la bonne nouvelle, elle a commencé à ruer dans les brancards. Elle a demandé à parler au Direcrotteur, sous prétexte qu'il avait les pleins pouvoirs. Et elle hurlait :

        ” Tu vas voir, ils vont le rappeler et lui faire passer un nouvel examen depuis le début ! ”

        Tu parles ! On lui a collé un 4 avec le signe moins devant ! On m'a tourné en bourrique. Hurlements, pleurs, cris ! Encore un échec ! Alors, moi, je lui demande :

        ” Qu'est-ce qu'on peut y faire ? On va se suicider ? “

        Les Juifs ont l'habitude de ces situations.  Et elle qui s'allume comme un feu de paille, et qui commence à blasphémer et à cracher des injures comme seules elles en sont capables.  Bon, mais je vous fais grâce de tout ça. Le malheureux, c'était le petit. Imaginez, quelle catastrophe : tout le monde allait se promener en uniforme avec des boutons blancs, sauf lui. J'essaie de lui faire entendre raison, à lui :

        ” Petit imbécile, sauvage ! Comment veux-tu que tout le monde soit accepté ? Idiot, va, il faut bien que quelqu'un reste à la maison, que diable ! C'est comme à la mobilisation. 

        Et elle qui s'en prend à moi :

        ” Bonne âme, va ! Qui t'a demandé de le réconforter avec tes sentences pleines de bon sens ? Tu ferais mieux de lui trouver un bon maître, un Russe qui sache la grammaire. “

        Vous entendez un peu ? Maintenant, je devrais avoir deux précepteurs à ma charge, un pour la religion et un pour les choses laïques. Comme de bien entendu, c'est elle qui a gagné, pas moi. Parce que quand elle veut quelque chose, a-t-on le choix ? En bref, on a loué les services d'un second maître, un Russe jusqu'aux bouts des ongles,  pas un Juif, Dieu préserve ! Un vrai goy ! Parce que la grammaire, si vous voulez entrer au cours élémentaire, c'est plus fort que le poivre rouge ! Imaginez, la grammaire, avec son bouk et son yati !  Or figurez-vous que le maître que Dieu nous a envoyé, il nous en a fait voir de toutes les couleurs, pendant des années ! Quelle honte ! Il nous a humiliés sans se gêner. Il se moquait de nous. Par exemple, pour enseigner la grammaire, il n'avait rien d'autre à la bouche que l'ail : “Tchasnok, Tchasnoka, Tchasnokou, Tchasnokoyou. ” que le diable l'emporte ! Sans elle, je l'aurais attrapé à la gorge, lui, avec sa grammaire, et je l'aurais jeté dehors. Pour elle, cela valait la peine parce que l'autre, il savait où on mettait le yati et où non. Imaginez. On l'a engraissé pendant tout l'hiver et on devait l'envoyer à l'abattoir après la Saint-Jean. Laquelle arriva, d'ailleurs. Alors, on l'a présenté à l'examen et il a attrapé un 8 et un 10, pas un 4. Joie et allégresse  au foyer! Mazel Tov ! Mazel Tov, Attendez un peu, avec votre Mazel Tov. On ne savait pas encore s'il avait été reçu ou non. Ça, les autres le réservaient pour le mois d'août.  Pourquoi pas immédiatement ? Demandez-leur à eux ! Enfin, bon, les Juifs ont l'habitude de ces situations. Le mois d'août arrive. La mienne tourne en rond, toute fiévreuse. Elle passe du Direcrotteur au Recteur et du Rectumeur au Drôlecteur. Je lui demande :

        ” Qu'est-ce que tu as à galoper comme ça, comme un rat empoisonné, du Coq à l'âne?

                Comment ça, à galoper. Pourquoi ? Toi, tu n'habites pas ici ? Apparemment, tu ignores ce qui se passe dans les écoles en ce qui concerne le pourcentage d'admission des Juifs. “

        Et effectivement, on ne l'a pas admis. Vous demandez pourquoi ? Parce qu'il n'a pas reçu deux 10. S'il avait eu deux 10, qu'ils nous disaient, il aurait peut-être été admis. Vous entendez ? Peut-être. Que pensez-vous de ce “peut-être”, hein ? La raclée qu'elle m'a filée ! Enfin, je vous passe tout ça. Le malheureux, c'était le petit. Il pleurait dans son lit, la tête dans l'oreiller. Finalement, on a engagé un nouveau maître, un type qui sortait lui-même de la fameuse école. Et il a commencé à le préparer à l'entrée en seconde année de cours élémentaire. Mais la procédure s'avérait différente, vu que la seconde année, c'est pas de la tarte. Pour y entrer, il faut non seulement la grammaire et l'arithmétique, mais aussi la géographie, l'orthographe et Dieu sait quoi. D'un autre côté, un commentaire du Maharsha sur le Talmud, c'est plus costaud et plus savant que tout leur enseignement à eux. Mais quoi, les Juifs ont l'habitude de ces situations. En bref, on a entamé une nouvelle série de leçons particulières. Le gamin se lève, une leçon. Il prie, une leçon. Il petit-déjeune, une leçon.  Toute la journée, rien que des leçons, et jusque tard le soir. Adjectif, épithète, passé simple, soustraction, division. Ça vous tape sur la tête et dans les oreilles. Qui peut dormir et manger dans de pareilles conditions ? On prend un pauvre petit être vivant et on le torture comme ça, gratuitement. De quoi le rendre malade !

        ” Tiens ta langue, qu'elle me dit.”

        Bon, en bref, il retourne encore une fois à l'abattoir et hop, rien que des 10, évidemment. Parce qu'il a une tête, même que dans tout l'Empire, bon. Donc, tout va bien, non ? Alors, ils affichent le nom d tous les enfants admis. On cherche, le nôtre n'y est pas. Hurlements, cris, pleurs. À l'assassin ! rien que des 10 ! Et la voilà qui galope ! Elle va leur dire, elle va leur montrer ! elle court de ci, de là, tant et si bien qu'à la fin il la prie de bien vouloir leur foutre la paix.  En bref, entre nous, ils l'ont fichue à la porte. Alors elle rentre à la maison comme une furie :

        ” Quelle honte ! Quel père dégénéré ! Si tu étais comme tout le monde, un père aimant, chaleureux, méritant, on aurait reconnu ses droits ! “

        Elle fonce chez le Direcrotteur. Elle fait intervenir des protecteurs et des liaisons. Vous imaginez, les intrigues d'une femme ! Non seulement, j'ai sur le dos des traites à payer, des menaces de procès, et toutes sortes d'embrouilles, il faudrait aussi que je fasse faillite pour satisfaire tes folies de cours élémentaire et de leçons  particulières dont j'ai par-dessus la tête.  Après tout, chacun d'entre nous n'est jamais que son propre miroir, non ? Finalement, c'est encore elle qui a gagné et pas moi. Parce que, quand elle veut quelque chose, a-t-on le choix ?      Que vous dirais-je encore ? J'ai commencé à réfléchir sur la question. Je me suis armé d'humilité et de patience. Tout le monde me posait la même question, et à juste titre :

        ” Mais dites-moi, Rabbi Aaron, vous qui avez pignon sur rue, qui n'avez qu'un seul fils unique, pourquoi donc allez-vous vous fourrer dans un pétrin pareil ? “

        Et allez leur expliquer que vous avez une femme, dieu préserve !  Enfin, une femme à moi, qu'elle ait une longue vie ! Et qu'elle a attrapé la folie, la fièvre du cours élémentaire du cours élémentaire et du COURS É-LÉ-MEN-TAIRE ! En bref, moi-même, je ne dirais pas que je suis la perfection faite homme, comme vous me voyez. Alors, j'ai fait mon petit chemin jusque chez Mossieu le Drôlecteur. Je me plante en face de lui. Grâce à Dieu, quand je veux, j'ai une langue pas mal pendue. Il m'invite à m'asseoir tout en me demandant :

        ” En quoi puis-je vous être utile ? “

        Alors, moi, je lui glisse à l'oreille en russe, pas en yiddish :

        ” Mossieu Directeur, nous sommes des gens pas riches mais qu'ils ont propriété un peu et avons nous un fils. Il est bien et excellent,  il veut étudier, beaucoup il veut. Et moi, plus, et ma femme beaucoup qu'elle veut plus encore. “

        Et lui qui me demande encore :

        ” En quoi puis-je vous être utile ? “

        Je réitère ma déclaration, tout en me rapprochant de lui :

        ” Et nous avons un fils bien excellent, qu'il veut apprendre, et moi je veux aussi et ma femme BEAUCOUP qu'elle veut. ” Et j'insiste sur le “beaucoup”, pour qu'il me comprenne mieux.      Mais lui, il a une tête de goy, il se refuse à comprendre ce que je dis et se met en colère :

        ” Mais enfin, en quoi puis-je vous être utile ? “

        Alors, moi, je fourre la main dans mon vêtement et je la retire tout en répétant : ” Gaspadine Director, il est très bien, le gamin, excellent. Il veut étudier, et moi aussi, je veux, et ma femme BEAUCOUP, qu'elle veut. ” Et j'insiste encore plus fort sur le “beaucoup”, tout en plaquant ma paume sur la sienne. Alors là, il comprend ce que je veux dire. Il sort un calepin, et il me demande mon nom et celui du petit, et la classe dans laquelle il désire entrer. Je me dis : voilà qui est bien parlé. J'explique que je m'appelle Katz, Aaron Katz, et que le gosse s'appelle Moshé, c'est-à-dire Moïse, et qu'il veut entrer en troisième année. Alors, lui, il me répond que si je m'appelle Katz, que le petit s'appelle Moshé, à savoir Moïse, et qu'il veut entrer en troisième année, alors il faudra l'amener en janvier et, alors, on l'admettra à coup sûr. Vous comprenez, Des propos tout-à-fait différents, non ? Vous voyez, quand on graisse les essieux, la carriole avance. L'ennui, c'est qu'elle ne démarre pas tout de suite mais on n'y peut rien. On nous dit d'attendre, alors on attend. Les Juifs ont l'habitude de ces situations. Janvier finit par arriver et le tara ram recommence. On court à gauche, à droite, aujourd'hui, demain, le conseil va se réunir, le Soviet, ça s'appelle. Le Direcrotteur et le Recteur se réunissent avec tous le corps enseignant et après la séance, c'est-à-dire le Soviet, ils sauront si le petit a obtenu son admission ou non. Le grand jour arrive et la mienne épouse est absente de la maison. Pas de déjeuner, pas de samovar pour le thé, rien. Où se trouve-t-elle ? à l'école, parbleu ! Enfin, pas à l'intérieur mais à proximité. Depuis les aurores, elle tourne comme ça sur le verglas en attendant que le conseil, le Soviet, là, termine ses débats. Le froid rugit comme une fournaise, le vent siffle, la pluie bat, le monde marche la tête en bas et elle, elle tournoie dehors comme une toupie et elle attend. En voilà une belle histoire, non ? Surtout qu'elle pense que s'ils ont promis, ils tiendront parole, sans penser que…  vous voyez ce que je veux dire…    Allez essayer de parler avec une femme… En bref, elle attend une heure, elle attend deux heures, trois, puis quatre. Tous les enfants ont déjà quitté l'institution. Que vous dirais-je ? Elle a tellement attendu que ses efforts ont fini par porter des fruits. La porte s'ouvre et un professeur apparaît. Elle lui saute au collet et lui demande des nouvelles de l'assemblée, c'est-à-dire du Soviet. L'autre répond qu'il n'en ignore rien et que quatre-vingt-cinq enfants ont été admis, dont quatre-vingt-trois chrétiens et deux juifs. Elle demande qui. Il répond : un Shpéselson et un Katz. Elle entend le nom de Katz et elle fonce toute guillerette à la maison : ” Mazel Tov, Mazel Tov, merci mon Dieu, merci mon Dieu ! On l'a admis ! “, et tout ça avec des larmes pleins la gorge.  Bien évidemment, la chose ne me déplaît pas mais moi, je ne me mets pas à danser dans le salon, vu que je suis un homme, pas une femme. Elle s'adresse à moi :

        ” Je vois que toi, ça ne t'emballe pas tellement, hein ?

        – D'où tu tires cette conclusion ? Je demande.

        – Comme ça, parce que toi, tu joues l'ange froid. Si tu voyais comment le pauvre petit agonise, tu ne resterais pas de glace, comme ça. Tu irais lui commander un uniforme, un chapeau et un cartable. Et puis, qu'elle dit, tu ferais un repas, un grand repas avec tous les amis, tout ça. “

        – Un grand repas ?  je lui réponds. Pourquoi, c'est sa Bar-Mitsva, il se marie ? “

        Je lui parle posément, vous comprenez, parce que moi, je suis un homme, pas une femme. Alors elle, elle pique une colère et elle se tait. Et quand une femme se tait, c'est pire que mille injures. Parce que quand elle sort des injures, au moins, on entend une voix humaine, c'est pas qu'on parle à un mur. Bon, ne vous cassez pas la tête, c'est encore elle qui a gagné, pas moi. Parce que quand elle veut quelque chose, a-t-on le choix ? Bon, alors on a préparé un repas, on a invité les amis, les connaissances…  Et mon petit, il portait un bel uniforme, avec des boutons blancs, et un chapeau avec un pompon devant, un vrai Gobernator. Pour le gamin, vous pensez, c'était une vraie fête, un nouveau commencement. Il rayonnait comme un jour de juillet. Les invités ont levé leur verre et chacun son bon mot. Qu'il entre en bonne santé et qu'il sorte en bonne santé de son école et que cela continue pour le mieux. Un porte-plume, à propos, ça n'a rien d'indispensable, on peut s'en passer. D'abord, qu'il termine les premières années d'école et alors, je l'amène sous le dais nuptial. La mienne sourit et me décoche un de ces regards :

        ” Expliquez-lui qu'il commet une légère erreur. Il marche encore selon la vieille formule. “

        Je réplique :

        ” Expliquez-lui à elle que de cette façon toutes les bénédictions tomberont sur moi, vu que la vieille formule vaut mieux que la nouvelle. “

        Elle, de plus belle :

        ” Expliquez-lui qu'il devra me pardonner ! “

        Tout le monde éclate de rire :

        ” Oh ! Rabbi Aaron, tu en as, une femme, Dieu Bénisse ! Un cosaque, pas une femme !          

        De ci de là, le public a déjà un petit verre dans le nez et c'est la joie. Ils se mettent à danser en rond, elle et moi au milieu, avec le petit aussi, et ils braillent jusqu'aux aurores. Le matin venu, nous l'emmenons là-bas. Mais apparemment, c'était trop tôt et nous avons trouvé porte close, verrouillée, hermétique. Pas un chien crevé dans la rue. Un froid de loup. . Finalement, on nous autorise à entrer, Dieu merci. Un peu de temps passe et les petits bonshommes commencent à arriver avec leur cartable sur le dos. Brou ha ha, rires, cris, bref, la foire. Quelqu'un s'approche de nous, avec des boutons dorés partout, sans doute un professeur ou quelque chose. Il tient un cahier à la main et me demande ce que je désire. Je montre le petit du doigt et j'explique que je viens de l'amener à l'école. Il me demande dans quelle classe.  Je réponds : troisième année, on vient de l'admettre. Il me demande son nom, je réponds : Katz, Moshé, c'est-à-dire Moïse Katz. L'autre regarde :

        ” Moshé Katz, Moïse Katz ? Moi je n'ai pas de Moshé Katz. J'ai un Katz, Mardochée Katz, pas Moshé Katz. “

        Je réponds :

        ” De quoi, Mardochée ? Moshé, Moshé Katz ! “

        Il répète :

        ” Mardochée Katz ! ” Et il me flanque son cahier sous le nez.

        Et ça continue comme ça, Moshé, Mardochée, Mardochée, Moshé. Enfin, on a le fin de l'histoire. Il se trouve que ce qui me revenait de droit a atterri dans la destinée de quelqu'un d'autre. Vous imaginez la noce ? Une erreur fatale ! Ils ont bien admis un Katz, mais pas le mien, par erreur. Comprenez bien, il y a encore deux Katz dans notre ville. Vous auriez vu la tête du pauvre petit quand on lui a demandé d'enlever le pompon du chapeau. Une mariée le jour de ses noces verse moins de larmes que ce qui a coulé des yeux de mon gamin ce jour-là. J'ai eu beau le supplier, le menacer, rien n'y a fait.

        ” Regarde, je lui dis à elle, quelle soupe de fèves tu as fabriquée là ! Je t'avais bien prévenu que ton école avait tout d'un abattoir. Prions le ciel que tout se passe bien et qu'il n'en tombe pas malade ! “

        Et la voilà qui rétorque :

        ” Que mes ennemis crèvent, si ça leur dit ! Mon enfant à moi, il entrera à l'école. S'il n'entre pas maintenant, avec l'aide de Dieu, ce sera pour l'an prochain.  Et s'il n'entre pas ici, on l'admettra dans une autre ville. À moins que je ne ferme les yeux et qu'on me recouvre de terre.. “

        Vous entendez cette façon ?  Et qui a gagné, selon vous ? Oh, cela ne fait pas grand doute ! Quand elle veut, a-t-on le choix ? Bon, je ne veux pas vous fatiguer avec mes salades. Je cours de gauche et de droite avec le petit. Nous traversons toutes les villes où il y a une école debout. Nous nous présentons à l'examen et nous passons l'examen. Mais on ne nous admet nulle part. À cause ? À cause du pourcentage d'admission, le numerus clausus qu'ils appellent ça. Vous suivez ? Je pensais devenir fou. ” Imbécile ! qu'est-ce qui te prend de galoper comme ça ? Pour une carte de bonne année ? Et supposons qu'on l'admette, et alors ? ” Non, vous pouvez dire ce que vous voulez, mais la victoire, c'est quand même quelque chose. Je commençais à m'entêter, vous voyez ? Alors le Bon Dieu a eu pitié de moi et m'a envoyé en Pologne dans une école “Kommertchaska”, ils appellent ça, où on accepte un Juif pour un Chrétien.  Au total, cela fait cinquante pour cent.  Mais hélas, pour que votre petit Juif à vous y entre, il faut aussi amener avec vous un petit Chrétien. Et alors, si le Chrétien passe lui aussi l'examen, et que la caisse ramasse deux fois sa pravotchénia, ça s'appelle, alors on peut commencer à espérer. En bref, vous devez avoir avec vous deux porte-monnaie, vous suivez ?  Non seulement, j'ai la tête pressurisée à cause du mien, mais en plus, elle tambourine aussi à cause de l'autre. Parce que si Esaü ne passe pas haut la main, alors Jacob se retrouvera trois pieds sous terre. Ce qui manqua presque d'arriver. D'abord, j'ai bouffé des vers de terre pourris avant de trouver le Chrétien. Un cordonnier, Khulyava, qu'il s'appelait. Et si vous croyez que mon cordonnier ne risquait pas de couler au fond de l'abîme ? Et en plus à cause du catéchisme, tenez-vous bien ! Le mien devait lui faire rabâcher son Nouveau Testament. Je vous demande un peu, comme si c'était ses affaires ? D'ailleurs, ne me répondez pas, parce qu'en fait, le petit, il a une tête comme on n'en trouve pas dans tout l'Empire. En bref, le grand jour arrive et ils sont admis tous les deux. Vous croyez qu'on en a fini ? On arrive au moment de l'inscription et à la réception du récépissé. Et voilà mon goy qui disparaît. De quoi ? Le père refuse de voir son rejeton au milieu de tant de Juifs. ” Que la fièvre m'emporte, prétend-il, si je marche, vu que nous autres, nous pouvons entrer là où nous voulons ! “

        Allez lui faire comprendre qu'il a tort. Je lui demande :

        ” Qu'est-ce que vous voulez, très cher Papa ? “

                Rien du tout “, qu'il répond.

        En attendant, des gens de bonne volonté interviennent et l'emmènent au restaurant. Un petit verre, deux, trois ! Le mal que j'ai eu à ramasser ce fichu récépissé ! Mais grâce à dieu tout finit bien ! Je rentre chez moi, boum ! Nouvelle catastrophe ! Ma légitime a changé d'avis. Un seul fils unique ? Un seul œil au milieu du front ?  Il demeurera là-bas quand elle restera ici ? Est-ce une vie, qu'elle demande ?

        ” Enfin, qu'est-ce que tu veux ?

                Que veux-tu que je veuille ? C'est pourtant bien simple, je veux rester avec lui.

                Et la maison ?

                Qu'est-ce qu'elle t'a fait, la maison ? Tu lui en veux de quelque chose ? “

        Et elle prend la diligence avec le gamin. Et me voilà tout seul au foyer. Je ne souhaite pas une année  pareille à mes pires ennemis. Ma vie n'a plus eu de raison d'être. Mon commerce a coulé. Nous avons commencé à échanger des lettres, une de ci, l'autre de là.

        ” bonjour à toi, ma chère épouse.

        – Salut tà toi, mon cher mari.

                Comment cela va-t-il finir ? Je suis quand même un être humain, non ? Qu'adviendra-t-il du foyer conjugal ? “

        Rien n'y a fait. Comme de bien entendu, c'est elle qui a gagné, pas moi. Parce que, quand elle veut quelque chose, a-t-on le choix ? En bref, j'arrive à la conclusion. Je me suis démoli. J'en ai fait une maladie. La boutique est tombée en ruines. J'ai tout vendu. J'ai tout lâché, j'ai fait mes paquets et je suis parti les rejoindre. Bon, j'arrive et je commence à regarder où je me trouve. Je renifle à gauche, à droite, et en fin de compte je monte une petite association avec un commerçant. Un type bien, rien à dire. Un Varsovien, qui prête un peu, et puis qui collecte, aussi. Or, il se trouve qu'il s'agissait d'un brigand, d'un faussaire, d'un voleur Il m'a presque totalement ruiné. Moi, qui avait déjà la tête sous terre. Un jour, je rentre à la maison et le petit m'accueille d'un drôle d'air. Il a les yeux tout rouges et il manque le pompon au chapeau.

                ” Moshélé, où est passé le pompon ?

                – Quel pompon ?

                Le machin, là.

                Quel machin ?

                Le machin sur le chapeau. Rien que pour la dernière fête, je t'ai acheté un chapeau avec un pompon. “

        Il rougit comme une tomate et déclare :

        ” Ils l'ont enlevé.

                Comment ça, enlevé ?

                Ils m'ont vidé.

                Comment ça, vidé ?

                Nous sommes tous vidés.

                Comment ça, tous vidés ?

                On n'y va plus.

                Comment ça, vous n'y allez plus ?

                On a décidé tous ensemble qu'on n'irait plus.

                Comment ça, tous ensemble ? Quoi, tous ensemble ? J'ai fait tout ça, j'ai tout sacrifié pour toi pour ton “tous ensemble” ? Oh ! Malheur à toi, à moi et à nous tous ! Dieu nous préserve, que cela   ne retombe pas sur la tête des Juifs ! Parce que les Juifs, ils servent toujours de bouc émissaire ! “

        Je lui explique la chose en long et en large. Je lui fais la morale, comme n'importe quel autre père l'aurait fait. Mais il y a la femme, Dieu lui donne longue vie ! Elle arrive au galop et me tombe dessus :

        ” Tu n'es qu'un ci et un ça ! Tu as fait ton temps ! tu n'as aucune idée de ce qui se passe sur Terre ! Parce qu'aujourd'hui, nous vivons dans un monde différent, un monde plein de savoir et de bons sens,  un monde ouvert et libre où nous sommes tous égaux. Il n'y a plus de riches et de pauvres, plus de seigneurs et d'esclaves, plus de moutons à tondre, plus de chiens qui aboient, plus de chats qui griffent ni de rats qui mordent !

                Tiens tiens ! D'où as-tu attrapé ce langage, ma moitié ? D'où sortent ces paroles nouvelles ? Peut-être tu vas aussi faire sortir les poules de leur cage, non ? Liberté aux poules ! “

        Elle explose comme si je lui avais versé dix barils de poudre sur la tête, comme elles savent le faire, elles. Bon, alors j'écoute patiemment jusqu'au bout. Mais le bout n'arrive pas. Finalement, j'annonce :

        ” Bon, tu sais quoi ? ça suffit !, je bats ma coulpe, c'est ma faute. Mais ça suffit, silence ! “

        Non, elle ne veut rien entendre. Elle veut savoir pourquoi, et comment est-ce possible ?  et a fortiori, et peut-on imaginer ? Et a posteriori, et ça recommence depuis le début ! “

        Non, franchement, je vous le demande ? Mais qui donc l'a inventée, la femme ?

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