CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure des trois Garrideb

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    CONAN DOYLE, Arthur – L'Aventure des trois Garrideb
    Traduction : Carole.

    Peut-être est-ce une aventure comique, peut-être est-ce une aventure tragique. Un homme en perdit la raison. J’y gagnai pour ma part une blessure de guerre. Un autre homme y subit les foudres de la loi. Et pourtant, certains éléments de cette histoire sont des plus cocasses. Le lecteur jugera par lui-même.

    Je me rappelle fort bien la date de l’événement, car au cours du mois précédent, Holmes venait de refuser un titre de chevalier pour services rendus – services que je serai peut-être amené à relater un jour. Je ne puis aujourd’hui y faire cependant plus ample référence, en raison du caractère confidentiel que doit expressément revêtir chacune de mes interventions aux côtés de Sherlock Holmes. Je maintiens, cependant, que les services en question me permirent de me souvenir très exactement de la date des événements que je vais présentement relater, et que celle-ci se situe très précisément à la fin du mois de juin de l’année 1902, soit peu après que la guerre d’Afrique du sud ait pris fin. Holmes venait de passer plusieurs jours au lit – ce qui faisait ordinairement partie de ses habitudes –, mais il en émergea subitement ce matin-là en brandissant une lettre écrite sur papier ministre, une lueur amusée scintillant dans ses mornes prunelles grises.

    « Voici l’occasion pour vous de vous faire un peu d’argent, Watson », dit-il. « Avez-vous jamais entendu prononcer le nom de Garrideb ? »

    Je confessai que non.

    « Bien, si vous pouvez mettre la main sur un Garrideb, sachez qu’il y a de l’argent en jeu. »

    « Comment cela ? »

    « Ah, c’est une longue histoire – pour le moins fantaisiste d’ailleurs. Je ne crois pas que nous ayons jamais été confrontés par le passé à une requête si singulière. Notre homme se présentera d’ailleurs tantôt ici en personne, aussi n’ai-je pas besoin pour l’instant de vous en dire davantage. Mais, en attendant, cherchons donc un Garrideb, voulez-vous ? »

    L’annuaire téléphonique se trouvait juste à ma portée sur la table. J’en feuilletai les pages sans grande conviction jusqu’à la lettre G. A ma grande surprise, j’y découvris une entrée au nom de Garrideb. Je poussai une exclamation de triomphe.

    « En voilà un, Holmes ! Ici ! »

    Holmes me prit l’annuaire des mains.

    « Garrideb, N. », lut-il, « 136 Little Ryder Street, W ». Navré de vous décevoir, mon cher Watson, mais c’est là l’homme que j’attends en personne. La lettre qu’il m’a adressée porte l’adresse d’expédition mentionnée dans l’annuaire. Il nous faut donc en chercher un autre. »

    Mrs Hudson entra, portant une carte de visite sur un plateau. Je la saisis et la lus.

    « Ah, mais en voilà un autre précisément ! », m’écriai-je avec surprise. « Regardez, l’initiale de celui-ci est différente. John Garrideb, juriste-conseil, Moorville, Kansas, U.S.A. »

    Holmes s’empara de la carte avec un sourire.

    « J’ai bien peur que vous ne deviez faire un nouvel effort, Watson », dit-il. « Ce gentleman m’est également connu – bien que je doive concéder que je ne m’attendais nullement à sa visite ce matin. Cependant, il me semble qu’il pourra nous être utile : il détient de précieuses informations que je serais également désireux de partager. »

    Quelques instants plus tard notre visiteur faisait son entrée dans la pièce. Monsieur John Garrideb, juriste-conseil, était un petit homme énergique, au visage rond, frais et rasé de près, caractéristiques qu’arboraient la plupart des hommes d’affaire américains. Une aura enfantine semblait se dégager de toute sa personne. Cette impression s’arrêtait, cependant, à ses yeux. J’avais rarement aperçu dans un visage humain de tels yeux, si vifs, brillants, alertes, reflétant chaque pensée de l’esprit de l’homme. Il avait un accent américain, dépourvu cependant de toute particularité de langage propre au continent dont il était originaire.

    « Monsieur Holmes ? », interrogea-t-il, ses yeux allant de l’un à l’autre de nous. « Ah, vous voilà. Vos photographies ne vous sont pas fidèles, Monsieur Holmes, si vous me permettez de vous faire part de mes impressions. Je présume que vous avez reçu ce matin une lettre de mon homonyme, Monsieur Nathan Garrideb, n’est-ce pas ? »

    « Asseyez-vous, je vous en prie », dit Holmes. « Nous allons avoir, je présume, une assez longue conversation. »

    Il sortit la lettre rédigée sur papier ministre.

    « Vous êtes, sans nul doute, Monsieur John Garrideb dont il s’agit dans ce document. Le sol anglais ne vous est pas complètement étranger, n’est-ce pas ? »

    « Qu’est-ce qui vous fait dire cela, Monsieur Holmes ? »

    Il me sembla lire une soudaine suspicion dans les prunelles expressives de l’étranger.

    « Votre panoplie anglaise. »

    Monsieur John Garrideb eut un sourire poli.

    « J’ai lu les récits de certains de vos exploits, Monsieur Holmes, mais je n’aurais jamais songé devenir un jour l’un de vos objets d’étude. A quoi voyez-vous cela ? »

    « La coupe aux épaules de votre manteau, le bout de vos chaussures… Pourraient-ils échapper à l’attention d’un observateur quelconque ? »

    « Bien, je vous l’accorde, mais j’ignorais que ces détails s’avéraient si révélateurs d’un style anglais. Mes affaires m’ont conduit ici il y a quelques années de cela, et mon style vestimentaire est donc hérité immédiatement de Londres. Cependant, je suppose que votre temps vous est précieux, et j’ose espérer que nous avons ainsi mieux à faire qu’à parler chiffons. Que diriez-vous d’en venir directement à l’affaire qui nous occupe, Monsieur Holmes, et qui se trouve résumée dans la lettre que vous avez en main ? »

    Il semblait que Holmes avait dû d’une manière quelconque froisser notre visiteur, dont le visage rond et poupin affichait à présent une expression moins avenante qu’à son arrivée.

    « Patience, patience !, Monsieur Garrideb ! », dit mon ami d’une voix tranquille. « Le docteur Watson pourrait témoigner que ces prétendues petites digressions ont parfois le plus grand rôle à jouer dans les conclusions de mes enquêtes. Pourquoi Monsieur Nathan Garrideb ne vous a-t-il pas accompagné ? »

    « Pourquoi vous a-t-il mêlé à tout cela ? », demanda notre visiteur d’un ton brusque. « Vous n’avez rien à voir dans cette affaire ! Celle-ci regarde à titre professionnel deux gentlemen – l’un d’eux a crû bon de recourir aux services d’un détective ! J’ai rencontré Monsieur Nathan Garrideb ce matin, et il m’a avoué son erreur. Elle est la raison de ma présence ici. Il a cependant fait très fort, tout de même ! »

    « Surtout n’y voyez rien de personnel, Monsieur Garrideb. La décision de votre homonyme n’a été motivée que par le désir de parvenir plus vite au but – but qui vous concerne d’une manière égale tous deux, si j’ai bien compris. Monsieur Nathan Garrideb espérait que je dispose de plus amples moyens pour parvenir d’une manière plus rapide à la conclusion de votre affaire, et c’est pourquoi il s’est tout naturellement tourné vers moi. »

    Les traits du visage de notre visiteur se détendirent.

    « Bien, dans ce cas c’est différent », dit-il. « Lorsque nous nous sommes vus ce matin et qu’il m’a avoué qu’il avait fait appel aux services d’un détective, j’ai couru tout droit chez vous sans même prendre le temps de le laisser s’expliquer. Je ne veux pas que la police se mêle de ma vie privée. Mais si vous vous contentez de nous aider à trouver notre troisième homme, dans ce cas c’est différent. »

    « Oui, c’est bien de cela dont il s’agit », dit Holmes. « Mais puisque, Monsieur Garrideb, vous vous trouvez ici, j’aimerais vous entendre personnellement nous faire part de cette affaire en vos propres termes. Mon ami le docteur Watson ici présent ne sait en outre rien encore. »

    Monsieur Garrideb me jeta un regard peu amène.

    « Est-il bien nécessaire de le mettre au courant ? »

    « Nous avons l’habitude de travailler ensemble. »

    « Bien, je suppose qu’il n’y a aucune raison d’en faire mystère. Je vais vous exposer les faits aussi brièvement que possible. Si vous étiez originaires du Kansas je n’aurais pas besoin de vous présenter feu le personnage d’Alexander Hamilton Garrideb. Il fit fortune dans l’immobilier, puis dans les valeurs alimentaires en bourse à Chicago, et il l’investit en biens fonciers. Il acquit autant de terrains qu’il lui fut possible, d’une étendue cumulée supérieure au plus grand de vos comtés d’Angleterre, le long de la rivière Arkansas, à l’ouest de Fort Dodge. C’est une terre de pâturages et de forêts, arable et au sol gorgé de minerai – le genre de terre qui rapporte des millions de dollars à celui qui en est propriétaire.
    Alexander Hamilton Garrideb n’ayant ni parents ni amis – ou, s’il en avait, nul n’en avait jamais entendu parler –, il résolut de léguer son héritage à ses homonymes, tirant en effet une certaine fierté de la rareté de son nom. Ce fut sous ce motif qu’il entra d’abord en contact avec moi. Je me trouvai alors à Topeka où j’exerçai mes activités de juriste, quand je reçus la visite d’un vieil homme. Il se montra très surpris d’avoir en face de lui un homme portant également son nom, fait jusqu’à présent qui n’avait jamais pu être porté à sa connaissance. Il en devint malade, cela devint pour lui une véritable obsession, et il aurait vendu son âme pour savoir s’il y avait d’autres Garrideb sur la planète. « Trouvez-m’en un autre ! », me dit-il. Je lui répondis que j’étais un homme très occupé et que j’avais bien autre chose à faire que tourner autour de la planète en quête d’une quelconque autre Garrideb. « Je crois cependant », ricana Alexander Garrideb, « que c’est exactement ce que vous ferez si les choses tournent comme je le prévois. » Je ne prêtai sur l’instant pas la moindre attention à ses paroles, qui renfermaient cependant une allusion secrète – comme je devais la découvrir par la suite.
    Alexander Garrideb mourut quelques mois plus tard, en laissant un testament, le plus incroyable testament qu’il m’eut jamais été donné de lire dans tout l’état du Kansas. Ses propriétés avaient été divisées en trois parties égales, chacune destinée à un Garrideb, à la condition expresse que les trois ne pourraient toucher leur héritage qu’en même temps. Chaque part représente quelques cinq millions de dollars chacune, et nous ne pouvons cependant pas en retirer le moindre cent tant que nous ne serons pas trois Garrideb attestés.
    Cette opportunité m’est si extraordinaire que je quittai mon poste sur-le-champ pour me mettre à la recherche d’autres Garrideb. Il n’y en a pas un seul dans tous les Etats-Unis. Je parcourus le pays en long et en large sans pouvoir mettre la main sur un autre. Alors je décidai de tenter ma chance sur le vieux continent. Je trouvai tout à fait par hasard une entrée à ce nom dans l’annuaire téléphonique londonien. J’entrai en contact avec Monsieur Nathan Garrideb il y a deux jours et lui expliquai toute l’affaire. Mais, comme moi, il ne lui reste à sa connaissance aucune famille mâle portant ce nom – car j’ai oublié de préciser que le testament précise que les Garrideb héritiers devront être de sexe masculin. Une place est donc toujours vacante, Monsieur Holmes, et si vous pouvez nous aider à la remplir, il va de soit que vos services seront largement rétribués. »

    « Eh bien, Watson », dit Holmes dans un sourire, « je vous avais bien dit que cette affaire était des plus incongrues, n’est-ce pas ? J’aurais pensé, Monsieur Garrideb, que le premier moyen que vous tenteriez d’employer pour trouver un troisième Garrideb mâle serait d’insérer une petite annonce dans les journaux. »

    « C’est ce que j’ai fait, Monsieur Holmes. Aucune réponse. »

    « Ma parole ! Eh bien, il est certain que c’est ennuyeux. Je vais prendre un peu de temps pour réfléchir à votre affaire. A propos, quelle coïncidence que vous veniez de Topeka. J’y avais un ami très proche – mort, à présent –, le vieux docteur Lysander Starr, qui fut maire de la ville en 1890. »

    « Ce bon vieux docteur Starr ! », dit notre visiteur. « Son nom est célèbre. Bien, Monsieur Holmes, je suppose que nous n’avons plus qu’à nous en remettre à vous. Ne manquez pas de nous tenir informés de l’évolution de vos recherches. Je m’attends à vous revoir avant un jour ou deux. »

    Sur ce compliment, notre Américain tourna les talons et sortit.

    Holmes avait allumé sa pipe, et il resta quelques instants assis, un curieux sourire sur le visage.

    « Eh bien ? », me décidai-je enfin à lui demander.

    « Je m’interroge, Watson – je m’interroge, tout simplement ! »

    « A propos ? »

    Holmes ôta la pipe de ses lèvres.

    « Je m’interroge, Watson, sur la raison qui peut bien pousser notre homme à mentir si effrontément ! J’étais à deux doigts de la lui demander – car en certaines occasions, les méthodes plus directes sont parfois les meilleures –, mais après réflexion je jugeai préférable de le laisser croire qu’il nous avait dupés. Voici un homme vêtu d’un manteau à la coupe résolument anglaise effiloché aux épaules et d’un pantalon déformé aux genoux pour avoir été porté tous les jours depuis un an, et qui affirme être originaire d’une quelconque province américaine et fraîchement débarqué à Londres. Aucune petite annonce n’a été passée dans les journaux, Watson. Vous savez que je les lis quotidiennement. Elles constituent mon terrain de chasse favori pour débusquer mon gibier, et une telle annonce n’aurait pas été sans attirer mon attention. Je n’ai connu aucun docteur Lysander Starr à Topeka. Que l’on examine ce Garrideb sous n’importe laquelle de ses coutures, tout n’est qu’imposture ! Je pense qu’il est cependant réellement d’origine américaine, bien que son accent se soit atténué par plusieurs années passées à Londres. A quel jeu joue-t-il, et quelles sont ses motivations que cache cette prétendue recherche de Garrideb, je l’ignore. Mais prêtons-lui la plus grande attention, car un tel menteur est sans doute un grand escroc. Tentons également par la même occasion de savoir si son homonyme londonien est lui-même également un imposteur. Appelez-le donc, Watson. »

    J’accédai à la demande de Holmes, et j’entendis une voix chevrotante me répondre à l’autre bout du fil.

    « Oui, tout à fait, je suis bien Monsieur Nathan Garrideb. Est-ce Monsieur Holmes ? J’aimerais lui dire un mot… »

    Mon ami s’empara du combiné et j’assistai à l’ordinaire dialogue syncopé.

    « Oui, il est venu ici. Je crois que vous ne le connaissez que depuis peu… Depuis combien de temps ?… Deux jours seulement !… Oui, oui, bien sûr, la perspective est séduisante. Serez-vous chez vous dans la soirée ? Je présume que votre homonyme n’y sera pas ?… Très bien, nous vous rendrons alors visite, car je souhaiterais m’entretenir avec vous de quelques détails, et je préfèrerais que Monsieur Garrideb John n’assiste pas à notre conversation… Le docteur Watson m’accompagnera… Je comprends à votre lettre que vous ne sortez que très peu de chez vous… Eh bien, nous devrions être chez vous vers les six heures. Ne le mentionnez pas à l’avocat américain… Parfait ! Au revoir ! »

    Nous étions au crépuscule d’une agréable journée de printemps, et la petite ruelle de Little Ryder Street elle-même, l’une des plus étroite artères s’échappant de Edgware Road, non loin de Tyburn Tree de sinistre mémoire, nous apparaissait de toute beauté sous l’éclat doré du soleil couchant. La demeure vers laquelle nous dirigions nos pas était un édifice imposant de l’époque géorgienne, constitué d’une façade de briques rouges, percée seulement de deux larges baies vitrées au niveau du rez-de-chaussée. Derrière ces larges baies se trouvait la pièce principale dans laquelle notre client passait ordinairement ses journées.
    Holmes me désigna en passant la petite plaque de cuivre qui portait l’inscription du nom Garrideb.

    « Elle semble dater de plusieurs années, Watson, à en juger par sa décoloration. Garrideb est bien le véritable nom de notre client. »

    Le bâtiment était pourvu d’un escalier intérieur qu’empruntaient tous les locataires. Dans le hall, diverses plaques et indications diverses recensaient leurs noms ou activités. L’édifice n’avait rien d’un immeuble résidentiel, il semblait davantage voué à l’hébergement de divers personnages célibataires, à la vie de bohème. Notre client nous ouvrit lui-même la porte, en s’excusant de ce que la concierge partait à quatre heures.

    Monsieur Nathan Garrideb était un homme grand, d’apparence dégingandée, voûté, maigre et chauve, et pouvait être âgé d’une soixantaine d’années. Il avait la mine cadavérique et le teint terne d’un homme qui ne sort jamais au grand air. De larges lunettes et un long bouc achevaient de donner à cet homme une apparence curieuse. L’impression générale qui en émanait était cependant, bien qu’excentrique, assez sympathique.

    La pièce dans laquelle nous nous trouvions était tout aussi curieuse que son occupant. Elle ressemblait à une sorte de musée miniature. Elle était vaste et en désordre, meublée de nombreuses d’armoires et étagères qui en occupaient les murs, et sur lesquelles s’entassaient nombre de spécimens semblant appartenir au domaine des sciences géologique et anatomique. De nombreux cadres à papillons occupaient les murs de part et d’autre de l’entrée. Un large bureau au milieu de la pièce croulait sous une impressionnante masse d’objets divers, dont le sommet était un long tube de cuivre semblant appartenir à un microscope de belle taille. Je m’étonnai, en jetant un regard autour de moi, du nombre de sujets auxquels semblait s’intéresser Monsieur Nathan Garrideb. Il y avait là dans un coin une vitrine encombrée de pièces de monnaie anciennes. Dans un autre, un placard renfermant des outils en silex. Là encore, derrière le bureau central, une large commode remplie d’os fossilisés, surplombée par une série de reproduction de crânes de plâtre portant les inscriptions de « Neandertal », « Heidelberg », ou encore « Cro-Magnon ». Monsieur Nathan Garrideb se tenait debout devant nous, tenant dans sa main droite une pièce de peau de chamois à l’aide de laquelle il astiquait et polissait une pièce de monnaie ancienne.

    « Syracusienne – de la meilleure époque », exulta-t-il, la brandissant. « Elles perdirent en qualité, vers la fin de l’époque. Je considère personnellement que la valeur de certains exemplaires de première qualité est inestimable, mais certains spécialistes sont d’une autre école, et préfèrent attribuer la plus grande valeur à celles qui furent frappées à Alexandrie. Prenez ce siège, Monsieur Holmes. Permettez-moi de le débarrasser de ces ossements… Et pour vous, Monsieur – ah oui, docteur Watson ! – si vous vouliez avoir l’obligeance de déplacer ce vase japonais… Vous voyez dans cette pièce un petit échantillon des intérêts que j’ai dans la vie. Mon médecin me sermonne parce que selon lui je ne sors pas suffisamment de chez moi mais, pourquoi perdre mon temps à l’extérieur alors que j’ai tant à faire ici ? Ne serait-ce que répertorier convenablement le contenu d’un seul de ces meubles, me prendrait au bas mot trois mois ! »

    Holmes examinait la pièce avec curiosité.

    « Vous dites que vous ne sortez jamais ? », demanda-t-il.

    « De temps à autre je me rends chez Sotheby’s ou Christie’s. Hormis cela je reste confiné dans cette pièce. Je ne suis pas d’une santé robuste, et mes recherches me prennent en outre beaucoup de temps. Mais vous pouvez imaginer, Monsieur Holmes, quel choc – dont je me réjouis, bien sûr – ce fut pour moi d’entendre que je pourrais bien prochainement entrer en possession d’un tel héritage… Nous n’avons plus besoin que d’un seul autre Garrideb, et je ne doute pas que nous puissions en trouver un. J’ai eu un frère, mais il est mort, et les dames Garrideb ne sont pas prises en considération dans la clause testamentaire. Mais d’autres Garrideb se trouvent certainement dispersés de par le monde… J’ai entendu dire que vous avez l’habitude de solutionner les affaires des plus délicates, Monsieur Holmes, aussi est-ce pour cette raison que j’ai immédiatement pensé à m’adresser à vous. Mais bien sûr, je comprends la position de ce gentleman américain, j’aurais dû l’informer de mon projet avant de vous écrire. J’ai fait ce que pensais cependant être le mieux pour nous deux. »

    « Je pense aussi que vous avez agi pour le mieux ! », dit Holmes. « Mais, détenir ces terrains là-bas en Amérique vous intéresse-t-il particulièrement ? »

    « Non, bien sûr. Pour rien au monde je ne souhaiterais m’éloigner de l’Angleterre et de mes collections. Mais ce gentleman m’a assuré qu’il me débarrasserait des terrains aussitôt que nous aurions accompli toutes les formalités nécessaires. Il m’a parlé d’une valeur de cinq millions de dollars. Il y a actuellement une douzaine de spécimens fossiles sur le marché que je souhaiterais par-dessus tout pouvoir acquérir, et je ne le puis pour quelques malheureuses centaines de pounds. Pensez donc à ce que je pourrais faire avec cinq millions de dollars, Monsieur Holmes ! Je possède actuellement l’embryon d’une très belle et unique collection. Je pourrais devenir le Hans Sloane des temps modernes ! »

    Ses yeux brillaient d’un éclat particulier derrière ses lunettes. Monsieur Nathan Garrideb serait prêt à tout pour trouver un troisième homonyme.

    « Je ne suis venu que pour faire votre connaissance », dit Holmes, « et je ne vais pas abuser davantage de votre temps précieux. J’ai coutume de toujours rencontrer en personne mes clients. Il y a cependant quelques questions supplémentaires que je souhaiterais vous adresser, bien que votre lettre me renseigne déjà beaucoup, et que la visite de votre homonyme américain m’ait également apporté certains éclaircissements. Vous ignoriez l’existence de Monsieur John Garrideb il y a encore une semaine, n’est-ce pas ? »

    « C’est exact. Il a pris pour la première fois contact avec moi mardi dernier. »

    « Vous a-t-il contacté suite à notre entrevue de ce matin ? »

    « Oui, il est venu tout droit chez moi. Il semblait très en colère. »

    « Avait-il des raisons de l’être ? »

    « Il semblait en faire une affaire de principes. Mais il s’en est allé plutôt rasséréné et gai. »

    « Vous a-il soumis un quelconque plan pour atteindre un troisième Garrideb ? »

    « Non, Monsieur, aucun. »

    « Vous a-t-il demandé de l’argent, ou en a-t-il obtenu ? »

    « Non, Monsieur, en aucune façon ! »

    « Selon vous, il n’a pas autre chose en tête ? »

    « Rien d’autre que cet héritage. »

    « Lui avez-vous parlé de la conversation que nous avions eue au téléphone ? »

    « Oui, Monsieur, je l’ai mis au courant. »

    Holmes se perdit quelques instants dans ses pensées. Il me semblait perplexe.

    « Avez-vous quelque spécimen de grande valeur parmi vos collections ? »

    « Non, Monsieur. Je ne suis pas riche. C’est une collection qui présente un grand intérêt, mais non pas une grande valeur. »

    « Vous ne craignez pas les voleurs ? »

    « Pas le moins du monde. »

    « Depuis combien de temps êtes-vous ici ? »

    « Cela fera bientôt cinq ans. »

    L’interrogatoire de Holmes fut interrompu par des coups impérieux frappés à la porte. A peine fut-elle ouverte par notre client que le juriste américain fit irruption dans la pièce.

    « Vous voilà ! », exulta-t-il, brandissant un journal au-dessus de sa tête. « J’espérais bien que je trouverais ici. Monsieur Nathan Garrideb, mes félicitations ! Vous êtes un homme riche ! Notre affaire est proche de sa conclusion, et celle-ci est heureuse : c’est pourquoi, Monsieur Holmes, nous ne pouvons que vous exprimer tous nos regrets de vous avoir inutilement dérangé. »

    Il tendit le journal qu’il tenait en main à notre client. Le regard de celui-ci se porta sur une annoncer qui y avait été entourée. Holmes et moi nous avançâmes et lûmes par-dessus son épaule ce qui suit :

    Howard GARRIDEB
    Constructeur de machines agricoles
    Batteuses, moissonneuses, laboureurs à bras et à vapeur,
    semoirs, herses, remorques, chariots,
    tous types de matériels.
    Estimations des coûts de construction pour puits artésiens.
    S’adresser au bâtiment Grosvenor – Aston.

    « Merveilleux ! », se réjouit notre hôte. « Voilà donc notre homme ! »

    « J’ai fait appel à mes contacts de Birmingham », dit l’Américain, « et ils m’ont adressé cet exemplaire de journal local. Nous devons nous dépêcher de régler cette affaire. J’ai écrit à cet homme pour lui dire que vous vous rendriez chez lui demain après-midi à quatre heures. »

    « Vous voulez que j’aille le voir, moi ? », demanda Monsieur Nathan Garrideb.

    « Qu’en dites-vous, Monsieur Holmes ? », reprit l’Américain. « N’est-ce pas préférable en effet ? Me voici, moi, un Américain fraîchement débarqué, avec un conte merveilleux. En quel honneur croirait-il ce que je vais lui raconter ? Mais vous, vous êtes, quant à vous, un Anglais de pure souche, vous pouvez le prouver. Il vous fera confiance. Je vous aurais bien accompagné, mais j’ai une journée très chargée demain… Je pourrai cependant vous rejoindre si par hasard vous vous trouviez dans l’embarras. »

    « C’est-à-dire que je n’ai pas entrepris un tel voyage depuis des années… »

    « Oh ce ne sera pas bien compliqué. Je vous ai tout préparé. Vous partirez de Londres à midi et devriez être rendu là-bas peu après deux heures. Vous pourrez revenir le soir même. Tout ce que vous avez à faire est de rencontrer cet homme, lui expliquer de quoi il retourne et obtenir une preuve officielle de son identité. Et puis nom d’une pipe ! », ajouta-t-il avec humeur, « quand on considère que je viens moi-même d’Amérique, il me semble que votre périple ne vous sera qu’un moindre effort à côté du mien ! »

    « C’est très vrai », appuya Holmes. « Je crois que ce que dit ce gentleman est très sensé. »

    Monsieur Garrideb Nathan prit un air résigné.

    « Bon, si vous insistez, j’irai », dit-il. « Il m’est difficile de vous refuser quelque chose, Monsieur, considérant l’immense espoir que vous avez fait naître dans mon morne quotidien. »

    « C’est donc une chose convenue », dit Holmes. « Nul doute que vous ne manquerez pas de me faire part du résultat de votre entretien aussitôt que vous le pourrez. »

    « J’y veillerai », dit l’Américain. « Bien », ajouta-t-il en consultant sa montre, « je ferais mieux d’y aller. Je vous appellerai demain matin, Monsieur Nathan, avant que vous ne partiez pour Birmingham. Vous venez, Monsieur Holmes ? Non ? Bien, dans ce cas, je vous laisse, au revoir. Nous devrions avoir demain soir de bonnes nouvelles à vous apprendre. »

    L’Américain sorti, je constatai que les traits du visage de mon ami s’étaient détendus, et qu’il n’y subsistait plus la moindre perplexité.

    « J’aimerais beaucoup pouvoir jeter un œil à vos collections, Monsieur Garrideb », dit-il. « Dans mon métier, toute connaissance peut s’avérer utile, et votre pièce me semble remplie de trésors. »

    Le visage de notre client s’illumina et ses pupilles brillèrent derrière ses lunettes.

    « J’ai souvent entendu parler de votre esprit, Monsieur Holmes, en terme les plus élogieux », dit-il. « Je puis vous guider dès à présent, si vous avez le temps ? »

    « Malheureusement non. Mais ces spécimens me semblent si bien étiquetés et classés que toute explication sera sans doute superflue. Si j’osai vous demander de les voir demain… Sans doute n’y verriez-vous aucun inconvénient ? »

    « Pas le moindre. Vous êtes le bienvenu. L’appartement sera bien sûr fermé à clef, mais Mrs. Saunders se trouvera présente dans l’immeuble jusqu’à quatre heures, et elle vous ouvrira avec sa propre clef. »

    « Bien, dans ce cas je viendrai dans l’après-midi. Si vous pouviez avoir l’obligeance d’en informer Mrs. Saunders ? A propos, qui est votre agent immobilier ? »

    Notre client sembla décontenancé.

    « Holloway et Steele, sur Edgware Road. Mais pourquoi cette question ? »

    « Oh, je suis à mes heures un peu géologue moi-même pour tout ce qui a trait à la pierre », dit Holmes en riant. « Je me demandais si l’immeuble était de l’époque de la reine Anne ou géorgienne, plutôt. »

    « Géorgienne, sans aucun doute. »

    « Vraiment ? J’ai dû conclure un peu trop vite. Cependant il sera aisé de m’en assurer. Eh bien, au revoir, Monsieur Garrideb. Puisse votre voyage vous être agréable. »

    Le bureau de l’agent immobilier se trouvait dans une rue adjacente. Il était fermé pour la journée. Nous nous en retournâmes donc à Baker Street, et ce ne fut qu’après le dîner que Holmes revint sur l’affaire qui nous occupait.

    « Notre enquête touche à sa fin, Watson », dit-il. « Nul doute que votre esprit de fin limier est parvenu aux conclusions qui s’imposent. »

    « J’ai beau retourner cette affaire dans tous les sens, je n’en vois ni l’envers ni l’endroit. »

    « Oh, l’endroit est assez clair. Quant à l’envers, nous verrons demain… N’avez-vous rien noté de particulier quant à cette annonce parue dans le journal, concernant les machines agricoles ? »

    « J’ai noté qu’ils vendent des laboureurs à bras et à vapeur, en place de charrues à bras et à vapeur. »

    « Oh, vous avez noté cela, Watson. Vous êtes stupéfiant ! Oui, l’annonce était en effet rédigée, non pas en bon anglais, mais en bon américain. L’imprimeur l’a diffusée telle qu’il l’a reçue, sans y apporter aucune correction. Il y a aussi les chariots. Un mot américain également. Ici en Angleterre, nous dirions charrettes. Et la construction de puits artésiens, qui est bien plus répandue en Amérique qu’en Angleterre. C’était une typique annonce américaine, émise pour une compagnie soi-disant anglaise… Que dites-vous de tout cela, Watson ? »

    « Je ne peux qu’en déduire que cet Américain l’a insérée lui-même. Pour quelle raison cependant, c’est ce que je ne parviens pas à comprendre. »

    « Oh, différentes explications sont possibles. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il tenait absolument à sortir de cette pièce le plus indétrônable des spécimens fossiles qu’elle contenait, et c’est précisément ce qu’il a fait en envoyant Monsieur Nathan Garrideb pour quelques heures à Birmingham. C’est très clair. J’ai pensé avertir notre client qu’il ne trouverait sans doute à l’arrivée aucun Howard Garrideb mais, il était préférable qu’il s’éloigne afin que John Garrideb puisse agir à sa guise. Nous en saurons davantage demain, Watson. »

    #153642

    Holmes se leva et sortit tôt le lendemain matin. Il ne revint à Baker Street qu’à l’heure du déjeuner. Son visage était grave.

    « L’affaire est plus préoccupante que je ne le supposais, Watson », dit-il. « Il me semble nécessaire et juste de vous en faire part, bien que je sache que cette mise en garde ne constituera qu’une raison supplémentaire pour vous faire vous jeter dans la gueule du loup. Je vous connais, mon bon vieux Watson. Mais le danger est réel, et je tiens à ce que vous en preniez connaissance. »

    « Le danger est l’une des caractéristiques communes à la plupart de nos enquêtes, Holmes. J’espère qu’elle ne s’en effacera pas de sitôt. Qu’y a-t-il donc à redouter particulièrement, cette fois ? »

    « Nous sommes confrontés à une affaire très délicate, Watson. Je suis parvenu à identifier Monsieur John Garrideb, juriste-conseil. Il n’est en réalité autre que Killer Evans, surnommé le Tueur, de sinistre et éponyme réputation. »

    « Je crains ne pas être plus éclairé… »

    « Oh, c’est vrai, vous n’êtes pas tenu de posséder une liste à jour de tous les criminels de la planète. J’ai rendu visite ce matin à notre ami Lestrade de Scotland Yard. Bien que Scotland Yard puisse parfois manquer d’un certain sens de l’imagination et de la déduction, on ne peut lui ôter sa capacité à recenser avec la plus grande précision les escrocs et les criminels des cinq continents. Je me doutais que nous trouverions la trace de notre Américain dans leurs annales. Je me suis en fait retrouvé nez à nez avec son portrait affiché sur les murs du couloir, avec, au-dessous, cette légende : « James Winter », alias « Morecroft », alias « Killer Evans ». »

    Holmes extirpa une enveloppe de sa poche.

    « J’ai pris quelques notes en consultant son dossier. Âge : quarante-quatre ans. Natif de Chicago. Recherché pour triple meurtre. Libéré de prison grâce à des relations haut placées. Première installation à Londres en 1893. A abattu un homme dans un cercle de jeu sur Waterloo Road au mois de janvier 1895. Bien que l’homme meure, les témoignages concordent pour désigner Killer Evans comme son assassin. L’identité de l’homme est établie ultérieurement : il s’agit de Rodger Prescott, le célèbre et recherché faussaire et faux-monnayeur de Chicago. Killer Evans fut relâché en 1901. Il est depuis sous surveillance policière, mais semble mener une existence honnête. Individu dangereux, constamment armé. Voilà notre lièvre, Watson – un fameux, comme vous pouvez le constater. »

    « Mais pourquoi toute cette mise en scène concernant les Garrideb ? »

    « Eh bien, elle commence à s’estomper d’elle-même, Watson. J’ai rendu visite à l’agent immobilier de Monsieur Nathan Garrideb. Comme nous l’a précisé ce dernier, il occupe ce logement depuis environ cinq ans, qui resta une année entière inoccupé auparavant. Le locataire précédent était un gentleman qui répondait au nom de Waldron. L’agent immobilier se rappelait très bien de lui. Il a disparu soudainement sans laisser de traces, et plus personne n’entendit jamais plus parler de lui. C’était un homme grand, barbu, à la physionomie sombre. Et l’homme que Killer Evans assassina, Prescott, répondait également à cette description : d’après Scotland Yard, il était grand, à la mine sombre, et portait la barbe. Nous pouvons donc formuler l’hypothèse que  c’était bien le même individu, Prescott, criminel américain, qui occupa cette même pièce qui a aujourd’hui fonction de musée, et que loue l’innocent Monsieur Nathan Garrideb. Nous voilà donc, enfin, sur une piste. »

    « Et où nous mènera-t-elle ? »

    « Oh, quant à cela, nous le verrons tout-à-l’heure, après que nous nous soyons rendus au domicile de Monsieur Nathan Garrideb. »

    Holmes ouvrit un tiroir et en sortit un revolver, qu’il me tendit.

    « J’en ai également un sur moi, Watson. Si notre brigand du Far West a pour projet de se débarrasser de son homonyme anglais, mieux vaut que nous soyons armés. Je vous accorde une heure de repos, Watson, puis il sera temps de nous mettre en route pour Ryder Street. »

    Il était près de quatre heures lorsque nous atteignîmes le domicile de Monsieur Nathan Garrideb. Mrs Saunders, la concierge, était sur le point de partir, mais elle ne fit aucune objection à nous introduire, nous recommandant cependant en partant de claquer la porte derrière nous. Holmes promit de s’en assurer. Quelques instants plus tard, nous entendîmes s’ouvrir et se refermer la porte d’entrée du bâtiment, et vîmes le bonnet de Mrs Saunders passer devant le bow-window de la pièce où nous nous trouvions. Nous étions à présent seuls à l’étage. Holmes se livra à une inspection sommaire des lieux. Il y avait dans un coin sombre une armoire qui se trouvait légèrement décollée du mur. Nous nous accroupîmes tous deux derrière ce meuble, puis Holmes m’exposa à mi-voix ses plans.

    « Notre criminel tenait absolument à ce que notre ami s’éloigne de cette pièce – c’est très clair. Etant donné que Monsieur Nathan Garrideb ne s’absente que très peu, il a cherché un moyen de le forcer à se déplacer. L’invention de cette histoire des trois Garrideb n’avait selon moi pas d’autre but. Je dois dire, Watson, que je reconnais dans toute cette mise en scène une certaine ingéniosité machiavélique à notre Américain, bien que le nom de famille pour le moins étrange du locataire de l’endroit qu’il convoitait lui ait sans doute fourni des facilités qu’il n’aurait pas soupçonnées. Il a tissé sa trame avec une adresse remarquable. »

    « Mais que cherche-t-il ? »

    « Eh bien, c’est que nous devrons découvrir, Watson. Je suis presque sûr que c’est sans rapport direct avec notre client. Ce qu’il cherche est davantage en rapport avec l’homme qu’il a assassiné – individu qui aurait pu être le complice de ses crimes passés. Il y a dans cette pièce une preuve compromettante, voici mon interprétation de cette affaire. Il m’est tout d’abord venu à l’esprit qu’il pouvait y avoir dans les collections de Monsieur Garrideb Nathan une chose d’une valeur plus grande qu’il ne le soupçonnait. Mais le fait que Roger Prescott ait été par le passé occupant de cette pièce soulève des raisons moins évidentes. Bien, Watson, prenons patience et voyons ce que les heures prochaines nous apporteront. »

    Notre attente ne fut pas longue. A peine Holmes eut-il prononcé ces mots que nous entendîmes la porte d’entrée de l’immeuble s’ouvrir et se refermer, et nous nous tassâmes davantage dans notre coin sombre. Nous entendîmes le bruit sec et métallique d’une clef tournant dans la serrure de la porte d’entrée de l’appartement, et l’Américain entra dans la pièce. Il referma la porte sans bruit derrière lui, et jeta un regard prudent autour de la pièce afin de s’assurer que tout y était tranquille. Il ôta son pardessus, et se dirigea d’un pas déterminé vers le bureau central de la pièce. Il le repoussa de côté, souleva le tapis qui en recouvrait le sol, le roula sur le côté puis, extrayant une pince-monseigneur d’une de ses poches intérieures, il s’agenouilla et s’attela vigoureusement à une tâche à même le sol. Nous entendîmes une trappe se soulever, et un instant plus tard, une ouverture de forme carrée apparut. Killer Evans briqua une allumette, alluma une bougie, se glissa dans l’ouverture et disparut de notre vue.

    Le moment d’agir était venu pour nous. Holmes me toucha le poignet, ce fut le signal. Nous parvînmes avec précaution jusqu’au bord de la trappe. Aussi précautionneusement que nous nous fûmes cependant déplacés, le sol devait sans doute avoir craqué sous nos pieds, car nous vîmes soudain réapparaître de la trappe le visage anxieux de notre Américain. Il nous aperçut et son visage prit une expression de rage, qui s’évanouit comme par magie lorsqu’il aperçut nos deux armes pointées sur lui.

    « Bon, bon », dit-il d’un air résigné en s’extirpant de l’ouverture. « Vous avez gagné, Monsieur Holmes. Je suppose que vous m’avez percé à jour depuis le début, mais avez continué à jouer mon jeu afin de savoir où il vous mènerait. Bien, Monsieur, je me rends, vous êtes le plus fort et… »

    En un éclair il avait tiré un revolver d’une poche intérieure de sa poitrine et tiré deux coups. Je sentis une balle de métal brûlant me transpercer le corps. Holmes abattit la crosse de son revolver sur la tête de l’homme, et j’entrevis Killer Evans s’effondrer sur le plancher, le visage inondé d’un filet de sang. Holmes se précipita sur lui et le fouilla pour le désarmer. Les bras de mon ami m’entourèrent ensuite nerveusement et me hissèrent dans un fauteuil.

    « Vous n’êtes pas blessé, Watson ? Pour l’amour du ciel, dites que vous êtes sauf ! »

    Cela valait bien une blessure – cela en aurait même valu davantage ! – pour percer le masque de mon ami et l’entendre prononcer ces mots avec une telle sincérité et une telle chaleur. Je crus voir s’embuer les yeux secs et trembler les lèvres rigides. Pour la première – et la dernière – fois, j’entendis battre un grand cœur dans ce corps habité d’un esprit à l’intelligence si peu commune. Cet instant récompensa largement mon humble et désintéressé dévouement de plusieurs années.

    « Ce n’est rien, Holmes. Rien qu’une égratignure. »

    Il déchira mon pantalon à l’aide d’un canif.

    « Vous dites vrai ! », s’écria-t-il dans un immense soupir de soulagement. « La blessure n’est que superficielle ».

    Il se retourna vers l’Américain qui reprenait peu à peu conscience, et le visage de mon ami reprit la dureté de la pierre.

    « Vous pouvez en être reconnaissant à la providence ! Watson eut-il été tué que vous ne seriez jamais ressorti vivant de cette pièce. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? »

    L’Américain n’avait rien à dire. Il se borna à garder le silence et à nous considérer d’un regard peu amène. Je m’appuyai sur le bras de Holmes, et nous nous penchâmes par-dessus l’ouverture de la trappe. Elle ouvrait sur une petite pièce obscure, encore éclairée par la faible lueur de la bougie. Nos regards se portèrent successivement sur une imposante machine rouillée, sur de gros rouleaux de papier, sur quelques bouteilles d’encre et sur une petite table, sur laquelle étaient posées, soigneusement alignées, un nombre impressionnant de liasses de billets de banque.

    « Une presse à imprimer !, et tout l’attirail du faux-monnayeur », exulta Holmes.

    « Oui, Monsieur », dit l’Américain, se relevant péniblement et se dirigeant lentement vers un fauteuil proche. « Le plus redoutable faux-monnayeur que le sol londonien ait jamais porté. Cette presse appartenait à Prescott, et ces liasses que vous voyez disposées sur cette table représentent une valeur de deux cent milles livres qui ne demandent qu’à être écoulées. Servez-vous donc, gentlemen. Appelons cela un petit arrangement entre amis et laissez-moi filer. »

    Holmes eut un rire sonore.

    « Nous n’avons pas coutume d’accepter ce type d’arrangements, Monsieur Evans. Notre pays ne sera plus aussi indulgent envers vous. Vous avez abattu cet homme, Prescott, n’est-ce pas ? »

    « Oui, Monsieur, et j’ai pris cinq ans pour l’avoir fait, en dépit du fait que ce soit lui qui m’y ait poussé en s’en prenant d’abord à moi. Cinq ans ! Alors qu’on aurait dû au contraire me décerner une médaille large comme une soucoupe pour l’avoir mis hors d’état de nuire. Personne à Londres n’était capable de faire la différence entre un billet de Prescott et l’un de ceux de la Banque d’Angleterre. Si je ne m’étais pas chargé de son sort, il en aurait avant peu inondé le pays. Personne d’autre en dehors de moi ne connaissait leur lieu de fabrication. Vous vous doutez si je voulais revenir visiter cet appartement ! Et vous pensez bien que lorsque j’y ai trouvé ce vieux chasseur de papillons qui n’en sortait jamais, portant le plus étrange des noms de famille que l’on ait jamais entendu, j’ai tout fait pour m’en débarrasser pendant quelques heures ! Peut-être aurait-il mieux valu que je m’en débarrasse pour de bon, d’ailleurs. Ce ne m’aurait pas été difficile, mais, que voulez-vous, je suis trop sensible, je ne peux me résoudre à m’attaquer à un homme non-armé. Et d’ailleurs, Monsieur Holmes, que me reprochez-vous ? Je suis resté dans le cadre de la loi. Je ne m’en suis pas pris à ce vieux fossile de Garrideb. Qu’avez-vous contre moi ? »

    « Oh, pour ma part, rien d’autre qu’une tentative de meurtre », dit Holmes. « Mais je vous en fais grâce pour l’instant. Vous en répondrez en temps et en heure. Contactez donc Scotland Yard, Watson, voulez-vous ? Votre appel ne les prendra, je le suppose, pas tout à fait au dépourvu. »

    Tels sont les faits reliés à la remarquable invention des trois Garrideb de Killer Evans. Nous apprîmes par la suite que l’infortuné Nathan Garrideb ne se remit jamais de voir ses rêves d’opulence détruits. Il s’effondra en même temps que ceux-ci s’évanouirent. Il est encore, aux dernières nouvelles, pensionnaire d’un asile de Brixton.
    Ce fut un grand jour pour le Yard lorsque la presse à imprimer de Prescott fut découverte, car, bien que l’on sût qu’elle existât, nul n’avait jamais pu découvrir, Prescott une fois assassiné, l’endroit où elle était entreposée. Evans avait en cela rendu un grand service aux hauts dignitaires de la ville, qui purent enfin se sentir rassérénés quant à la stabilité de l’économie londonienne. Ils auraient volontiers souscrit à la délivrance de la médaille à laquelle prétendait Evans, mais un quelconque tribunal ayant émis un avis contraire, Killer retourna à l’ombre à laquelle il venait si brusquement d’être arraché.

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