CONAN DOYLE, Arthur – Sherlock Holmes, Son dernier coup d’archet

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    CONAN DOYLE, Arthur – Sherlock Holmes, Son dernier coup d’archet.
    Traduction : Carole.

    Il était neuf heures de ce deuxième soir du mois d’août – du plus terrible mois d’août de l’histoire. D’aucuns auraient pu penser qu’une malédiction divine s’était abattue sur un monde en perdition, car il régnait un silence absolu, et un sentiment d’attente vague planait dans l’air ambiant, lourd et pesant. Le soleil était déjà couché, mais un rai de lumière rouge sang filtrait encore à l’horizon, entachant l’ouest d’une plaie béante. Les étoiles brillaient avec éclat dans le ciel, et au-dessous d’elles les lampes des navires scintillaient sur la baie. Les deux Allemands se tenaient près du parapet de pierre de l’allée du jardin qui menait à la longue, basse, imposante maison à pignons qui se trouvait derrière eux. Leurs regards étaient tournés vers la plage qui s’étirait au pied de la haute falaise crayeuse, sur laquelle l’un d’eux s’était tenu lui-même pour la première fois quatre années auparavant. Von Bork et son compagnon se tenaient non loin l’un de l’autre, leurs visages rapprochés, échangeant des propos sur un ton de confidence. Vu d’en bas, les deux extrémités incandescentes de leurs cigares auraient pu figurer les yeux de quelque démon maléfique scrutant la nuit.

    Un homme remarquable, ce Von Bork – un homme avec lequel le meilleur des agents du Kaiser aurait difficilement pu rivaliser. Il avait d’abord été choisi pour sa compétence pour mener à bien la mission britannique qui lui avait été confiée, mission de la plus haute importance. Son implication avait par la suite démontré à la demi-douzaine de personnes infiltrées dans cette affaire que son talent était incontestable et sans pareil. L’un de ces personnages particulièrement impliqué était son compagnon, le baron Von Herling, secrétaire en chef de la légation, dont la formidable Benz de cent chevaux trônait, impatiente de reconduire son propriétaire à Londres, au milieu de la route de campagne jouxtant l’allée.

    « Pour autant que je puisse en juger par l’évolution des événements, vous devriez être de retour à Berlin avant la fin de la semaine », disait le secrétaire. « Quand vous y serez, mon cher Von Bork, je crois que vous serez surpris de l’accueil que l’on vous y aura réservé, et du bien que l’on pense dans les hautes sphères de votre pays de votre travail. »

    Le baron Von Herling était un homme imposant, grand et large, doté d’une élocution lente qui s’était révélée son plus formidable atout dans toute sa carrière politique.

    Von Bork eut un rire.

    « Ils ne sont pas bien difficiles à duper », dit-il. « Il serait difficile de rencontrer plus dociles et naïfs. »

    « Quant à cela je ne saurais le dire », répondit son compagnon pensivement. « Ils obéissent à des règles peu communes qu’il faut apprendre à ne pas dépasser. C’est ce caractère en apparence si indulgent qui constitue un véritable danger pour tout individu étranger à leur culture. Il émane de leur caractère une première impression de flegme, à laquelle il ne faut pas se tromper, car très vite une seconde nature, plus âpre, se dévoile, qui vous avertit que vous avez dépassé les limites fixées et que vous allez être confronté aux conséquences de vos actes. Il ne faut pas par exemple plaisanter avec leurs conventions insulaires établies. »

    « Vous voulez dire que mieux vaut rester politiquement correct à leur égard ? », dit Von Bork en un soupir qui en disait long sur son expérience personnelle.

    « Je veux parler d’éviter l’affront britannique sous toutes ses formes. A titre d’exemple je puis vous citer l’un de mes plus dangereux dérapages – je puis me permettre de le porter à votre connaissance, car vous me connaissez assez bien en contrepartie pour juger quels ont été mes succès. Cela se produisit lors de ma première arrivée sur le territoire britannique. J’avais été invité à une partie de campagne dans la résidence secondaire d’un ministre quelconque. J’y assistais à un échange des plus confidentiels ».

    Von Bork hocha la tête.

    « Je m’y trouvais également », dit-il simplement.

    « Précisément. Eh bien, je fis tout naturellement parvenir un compte-rendu de cette réunion à Berlin. Malheureusement, notre bon chancelier n’usa pas de la même prudence, et il laissa échapper une remarque qui dénotait clairement qu’il avait été régulièrement informé de ce qui s’était dit lors de ce regroupement informel. Il ne fut pas difficile d’identifier l’informateur, c’est-à-dire moi. Vous n’avez aucune idée du préjudice que cela me causa. Je puis vous assurer que nos britanniques perdirent soudain toute douceur. Il me fallut deux ans pour faire oublier le souvenir de cette affaire. Mais vous, qui faites mine de partager leur engouement pour les activités sportives… »

    « Je ne fais pas seulement mine de m’y intéresser. Mon comportement n’est pas que factice. Il est empreint d’une part de naturel. Je suis un sportif-né. J’aime réellement participer à ces activités. »

    « Bien, voilà qui vous rend d’autant plus efficace. Vous naviguez contre eux, vous chassez avec eux, vous jouez au polo, et vous les battez dans toutes les compétitions. Vous avez remporté le prix de la course d’Olympia en attelage à quatre chevaux… J’ai même entendu dire que vous rivalisiez à la boxe avec leurs jeunes officiers. Et quelle est la finalité de tout cela ? Qu’ils ne se défient pas de vous. Vous êtes le « bon vieux partenaire », celui que choisit idéalement tout Allemand pour partager ses excès de boisson, ses veillées nocturnes, ses sorties d’homme du monde, vous incarnez la désinvolture par excellence ! Et pourtant de votre tranquille maison de campagne dans laquelle nous nous trouvons en ce moment s’élaborent la moitié des complots visant l’Angleterre, car vous êtes sous votre couverture de sportif amateur et aimable le plus redoutable des espions des toute l’Europe. Admirable, mon cher Von Bork, tout simplement admirable ! »

    « Vous me flattez, baron. Mais je dois reconnaître que mes quatre années passées en Angleterre n’ont pas été vaines. Je n’ai jamais eu l’occasion de vous faire part de l’endroit où j’entrepose mes archives. Vous plairait-il de me suivre à l’intérieur ? »

    La porte-fenêtre du bureau donnait directement sur la terrasse. Von Bork rentra, suivi de son colossal compagnon, éclaira la pièce et referma derrière lui la porte de la terrasse, puis tira soigneusement le lourd rideau qui garnissait une fenêtre grillée. Lorsque toutes ces précautions furent prises et vérifiées, il tourna son visage hâlé et aquilin vers son hôte.

    « Certains des documents que je conserve habituellement ne s’y trouvent déjà plus », dit-il. « Lors du départ hier de mon épouse et de ma femme de charge pour Flessingue, je les ai chargées d’emporter les quelques dossiers les moins importants. Je dois, bien sûr, pour me charger d’emporter le reste, me placer sous protection diplomatique. »

    « Votre nom a déjà été communiqué à nos services. Il ne sera fait aucune difficulté pour vous et vos bagages. Bien sûr, il reste toujours possible que nous n’ayons pas à partir. Peut-être l’Angleterre abandonnera-t-elle la France à son destin. Aucun traité formel ne la lie à elle. »

    « Et en ce qui concerne la Belgique ? »

    « Cela vaut également pour la Belgique. »

    Von Bork secoua la tête.

    « Je ne vois pas comment cela pourrait être. Il y a eu avec elle conclusion d’un arrangement. Les Etats impliqués ne pourraient pas se relever d’une telle humiliation. »

    « Peut-être y gagneraient-ils pour un moment l’assurance d’une paix durable ? »

    « Mais qu’en serait-il de l’honneur de l’Angleterre ? »

    « Fi, mon cher Monsieur ! Nous vivons une époque utilitariste. L’honneur est un concept médiéval. En outre l’Angleterre n’est pas encore préparée à un affrontement. Cela peut sembler difficile à croire, mais même en dépit de notre impôt spécial de guerre, qui s’élève à cinquante millions, et qui dévoile selon moi aussi clairement nos intentions que si elles avaient été annoncées en première page du Times, notre peuple n’a pas encore été tiré de sa léthargie. A la question que tous se posent, il est de mon devoir d’apporter une réponse. A l’irritation qui les anime, il est de mon devoir d’apporter un apaisement. Mais je puis vous assurer que des structures essentielles, aucune n’est opérationnelle : du stockage des munitions aux essais d’attaques sous-marines en passant par les modalités de fabrication de puissants explosifs, rien n’est encore au point. En ce cas, comment l’Angleterre pourrait-elle prendre part au conflit, et à plus forte raison quand elle se trouve encore meurtrie par la guerre civile irlandaise, aux prises avec les window-breaking Furies ou préoccupée par Dieu sait quel nouvel événement la contraignant à concentrer exclusivement ses efforts sur elle-même ? »

    « Elle se doit de songer à son avenir. »

    « Ceci est une tout autre affaire. Mais je suis prêt à parier que dans un avenir proche nous obtiendrons des consignes bien plus précises en ce qui concerne l’Angleterre, et que vos informations nous seront précieuses, car l’affrontement ne manquera pas d’avoir lieu à plus ou moins court terme avec John Bull. Nous sommes prêts pour le court terme, et le serons encore davantage à moyen terme. Je persiste à penser qu’il profiterait davantage à l’Angleterre de se battre aux côtés d’alliés plutôt que sans leur concours, mais cela la regarde après tout. Cette semaine sera celle qui scellera sa destinée. Mais… vous me parliez de vos archives. »

    Von Herling s’assit dans un fauteuil, fumant à petites bouffées le cigare qu’il tenait dans sa bouche, la lueur de la lune tombant largement sur son épais crâne chauve.

    Dans un coin de la vaste pièce lambrissée de chêne et ceinturée de livres était tendu un rideau. Von Bork l’écarta et révéla une porte de coffre-fort imposante, cerclée de cuivre. Il détacha une petite clef qu’il portait à sa chaîne de montre, et l’introduisit dans la serrure. Après quelques savantes manipulations, le loquet sauta et Von Bork ouvrit la lourde porte du coffre.

    « Voyez plutôt ! », dit-il en s’écartant, présentant à son hôte l’intérieur du coffre d’un geste de la main.

    Un rai de lumière s’infiltra dans le coffre et permit au secrétaire d’en appréhender le contenu. Là était disposé, en plusieurs casiers soigneusement étiquetés, un amas impressionnant de dossiers qui portaient des inscriptions aussi diverses que « Passages à gué », « Défenses portuaires », « Aéroplanes », « Irlande », « Egypte », « Forts de Portsmouth », « La Manche », « Rosythe », et bien d’autres. Chaque casier se hérissait de nombre de feuilles volantes et de plans.

    « Incroyable ! », dit le secrétaire.

    Et, reposant délicatement son cigare, il frappa ses paumes épaisses l’une contre l’autre.

    « Notez que ceci est le travail de quatre années à peine, baron. Pas mal, n’est-ce pas, pour le buveur et le noceur que je prétends être. Mais vous n’avez pas encore vu le diamant de ma collection, dont voici déjà le socle, tout prêt à l’accueillir. »

    Il désigna un casier au-dessus duquel était inscrit en lettres d’imprimerie « Signaux navals ».

    « Voilà qui semble être un dossier déjà bien constitué », dit le secrétaire.

    « Rien que de vieux documents qui datent et qui ne sont plus d’aucune utilité. Par un malencontreux hasard il semble que l’Amirauté ait eu vent d’une fuite quelconque d’informations et ait procédé au renouvellement de chacun des codes précédemment employés. Cela me porta un coup terrible, baron. Ce fut là le pire revers de toute ma carrière. Mais grâce au coopératif Altamont et à mon précieux carnet de chèques, tout sera à nouveau réglé dès ce soir. »

    Le baron consulta sa montre et eut un raclement de gorge.

    « Bien, je ne peux cependant pas patienter plus longuement. Vous savez sans doute que les événements se précipitent en ce moment même au Carlton Terrace et que nous devons tous nous trouver à nos postes. J’aurais cependant aimé y apporter des nouvelles fraîches de notre affaire. Altamont a-t-il fait mention d’une heure précise quant à sa venue ? »

    Von Bork présenta au secrétaire un télégramme.

    Viendrai ce soir sans faute et apporterai nouvelles bougies d’allumage.
    ALTAMONT.

    « Des bougies d’allumage, hein ? »

    « Il a choisi pour couverture celle d’un technicien en moteurs automobiles et je suis censé être garagiste. Notre code se base sur l’appellation des différentes pièces de rechange. Ainsi, si Altamont parle d’un « radiateur », il me faut comprendre « cuirassé ». Une « pompe à huile » désigne un « croiseur », etc. Les « bougies d’allumage » désignent ainsi les « signaux navals ». »

    « Expédié de Portsmouth, à midi », lut le secrétaire, examinant le télégramme. « A propos, à combien se monte la rémunération convenue ? »

    « A la somme de cinq cents livres pour cette mission particulière. Sans compter le salaire fixe convenu au départ. »

    « Ah, les rapaces ! Ils sont utiles, ces traîtres, mais je ne les paie pour ma part jamais qu’à contrecœur, car leur argent est bien souvent celui du prix du sang. »

    « Je ne paie jamais en ce qui me concerne Altamont à contrecœur. Il fait du très bon travail. En le payant bien, j’ai l’assurance de la livraison d’une bonne marchandise, pour reprendre ses propres termes. Et ce n’est pas un traître. Le junker le plus pangermanique nourrit des sentiments affectueux pour l’Angleterre à côté de la haine implacable que lui voue cet irlando-américain. »

    « Oh, il est irlando-américain ? »

    « Ses propos ne permettent nullement d’en douter. J’ai parfois le plus grand mal à le suivre dans ses raisonnements. Il semble avoir déclaré la guerre aussi bien à l’Anglais du roi qu’au roi lui-même… Devez-vous vraiment y aller ? Il sera ici d’un moment à l’autre. »

    « Oui. Je suis désolé, mais je me suis déjà mis en retard. Nous vous attendrons de bonne heure demain matin. Lorsque vous aurez fait franchir aux signaux décryptés la petite porte de la demeure du duc d’York, vous pourrez alors mettre une triomphale « fin » à votre carrière britannique… Mais, que vois-je ? Du Tokay ? »

    Il désigna une bouteille enveloppée et poussiéreuse qui trônait à côté de deux verres sur un plateau.

    « Puis-je vous en offrir un verre avant de reprendre la route ? »

    « Non, merci. Mais vous vous préparez donc à quelque festivité ? »

    « Altamont est connaisseur, et il apprécie tout particulièrement mon Tokay. Je dois dire qu’il est quelque peu chatouilleux, et c’est pourquoi je le ménage dans les moindres détails. Je ne dois rien négliger, comme vous le voyez. »

    Ils avaient regagné la terrasse et atteint son extrémité. Le chauffeur du baron Von Herling mit en marche le moteur de l’imposante berline.

    « Ce sont les lumières de Harwich que l’on aperçoit là-bas, je suppose », dit le secrétaire en revêtant son imperméable. « Comme tout y respire la tranquillité ! Sous peu de jours il se pourrait bien que d’autres lumières y brillent, et que les côtes britanniques connaissent quelque agitation. Les cieux eux-mêmes pourraient se charger d’une atmosphère tout autre, s’il s’avérait que notre bon Zeppelin tienne ses promesses. Mais… qui est là ? »

    Au travers de la seule fenêtre éclairée du bâtiment on distinguait une lampe, au travers de laquelle, derrière une table, la silhouette d’une femme au vieux visage rubicond entouré d’un bonnet traditionnel se dessinait. Elle était penchée sur un tricot, et n’interrompait parfois son activité que pour caresser un gros chat noir qu’on apercevait lové sur un tabouret à côté d’elle.

    « C’est Martha, la seule domestique qu’il me reste. »

    Le secrétaire eut un rire amusé.

    « Elle est l’incarnation parfaite de Britannia, avec son air absorbé et presque somnolent. Eh bien, goodbye, Von Bork ! »

    Il eut un dernier geste d’adieu de la main et monta dans son auto. Quelques instants plus tard, les deux cônes lumineux de ses phares avançaient en trouant la pénombre.

    Le secrétaire était confortablement installé à l’arrière de la berline, et était si absorbé dans ses pensées par la prévision d’une tragédie européenne qu’il ne prêta pas attention à une petite Ford qui venait en sens inverse le long de la rue principale du village.

    Lorsque les dernières lueurs des phares de la berline eurent disparu dans la nuit, Von Bork regagna à pas lents son bureau. Il leva les yeux vers la fenêtre de Martha, mais celle-ci avait quitté sa place et éteint sa lampe. L’impression de silence et d’obscurité complète qui émanait du domaine était nouvelle pour lui, dans cette maison qui avait jadis accueilli sa famille et une nombreuse domesticité. Il éprouva néanmoins un sentiment de soulagement à la pensée qu’ils étaient tous en sécurité. Exception faite de cette vieille femme qui s’attardait alors dans la cuisine, il était absolument seul. Son bureau avait grand besoin d’être mis en ordre et il s’attela sans tarder à cette tâche, les traits vifs de son beau visage s’éclairant à intervalles réguliers à la lueur de flammes dévorant les papiers. Une valise de cuir trônait sur son bureau, et il entrepris d’y déposer soigneusement le reste du contenu de son coffre-fort. A peine avait-il entrepris cette tâche qu’il décela le bruit d’un moteur dans le lointain. Il poussa un soupir de satisfaction. Il sangla la valise et en verrouilla soigneusement le cadenas. Il se dépêcha sur la terrasse, et y parvint juste à temps pour voir les phares d’une petite voiture s’éteindre non loin de lui.

    Un homme sortit de la voiture et s’avança rapidement vers Von Bork, tandis que le chauffeur de l’auto, un homme d’une cinquantaine d’années à la moustache grise et à la carrure imposante, s’installait confortablement en prévision d’une longue attente.

    « Eh bien ? », demanda avidement Von Bork, en accourant au-devant de son visiteur.

    Pour toute réponse l’homme agita triomphalement un petit paquet de couleur brune au-dessus de sa tête.

    « Vous pouvez me donner une vigoureuse poignée de main dès ce soir, M’sieur », claironna-t-il. « Me voilà enfin arrivé au bout de mes peines. »

    « Vous avez le code des signaux ? »

    « Comme promis dans mon télégramme. Tous les codes sans exception, aussi bien de ceux émis par les sémaphores que par les lampes Marconi. Ceci n’est cependant qu’une copie, pas le document original. C’aurait été bien trop dangereux. Mais il contient les bons codes, vous pouvez en être assuré. »

    Il assena sur l’épaule de l’Allemand une tape familière et vigoureuse qui fit grimacer celui-ci.

    « Entrez », dit Von Bork. « Je suis seul dans la maison. Je n’attendais plus que vous. Bien évidemment une copie vaut mieux qu’un original. Si un original venait à manquer nul doute qu’ils réagiraient en procédant à nouveau à la modification de l’intégralité des signaux codés. Vous êtes bien certain que la copie est conforme ? »

    L’Irlando-américain était entré dans le bureau et avait pris place confortablement dans un fauteuil. Il paraissait âgé d’une soixantaine d’années. Sa stature était imposante, son visage anguleux et il portait le bouc, cet élément lui conférant une certaine ressemblance avec les caricatures réalisées habituellement de l’Oncle Sam. Un cigare à moitié fumé s’échappait d’un coin de ses lèvres. Lorsqu’il se fut assis il craqua une allumette et l’alluma à nouveau.

    « En plein déménagement ? », dit-il en regardant autour de lui. « Dites, M’sieur », ajouta-t-il alors que son regard rencontrait le rideau qui, replié, dévoilait à présent la porte du coffre, « vous n’gardiez quand même pas tous vos documents là-dedans ? »

    « Et pourquoi pas ? »

    « Sapristi ! Dans un truc si facile à braquer ? Et ils disent que vous êtes un bon espion ? N’importe quel cambrioleur yankee ouvrirait ça avec un ouvre-boîte ! Si j’avais su que des lettres écrites de ma main allaient être entreposées là-dedans, j’aurais été le roi des imbéciles en acceptant de vous écrire une ligne ! »

    « N’importe quel cambrioleur serait embarrassé pour forcer cette porte », répondit Von Bork. « Vous n’entameriez son métal à l’aide d’aucun outil. »

    « Mais la serrure ? »

    « La serrure est à double combinaison. Savez-vous en quoi cela consiste ? »

    « Etonnez-moi », dit l’Américain.

    « Eh bien, vous avez besoin d’un mot et d’une combinaison de chiffres pour l’actionner. »

    Von Bork se leva et désigna une double rangée circulaire de signes autour de la serrure.

    « Le cercle extérieur est constitué de lettres, et le cercle intérieur de chiffres. »

    « Eh bien, voilà qui doit être bien efficace. »

    « Ce n’est pas si enfantin que vous le supposez. Cela fait quatre ans que j’utilise le même système, et que pensez-vous que j’aie choisi quant au mot et aux chiffres ? »

    « Je n’en ai pas la moindre idée. »

    « « Août » pour le mot, et « 1914 » pour les chiffres. Et nous y voilà. »

    La figure de l’Américain exprima soudain la surprise et l’admiration.

    « Par ma foi, mais voilà qui est intelligent ! L’idée se révèle brillante ! »

    « N’est-ce pas ? Peu d’entre nous en effet auraient été susceptibles de deviner la date à laquelle les événements se produiraient. Voilà ce qu’il en est. Et je me retire dès demain matin. »

    « Et je suppose que vous avez prévu de vous occuper de mon cas également. Je ne vais pas rester seul ici dans ce sacré pays. D’ici une semaine au plus, d’après ce que j’ai pu entendre, John Bull entamera ses ruades. J’aimerais autant voir cela d’une rive opposée de la Manche. »

    « Mais vous êtes citoyen américain, n’est-ce pas ? »

    « Tout comme Jack James, ce qui ne l’empêche pas de se trouver en prison à Portland. Pas la peine d’essayer d’échapper à un flic britannique en lui racontant qu’on est américain. Il vous répondra « c’est la loi britannique qui s’applique, ici ». A propos, M’sieur, en parlant de Jack James, j’ai l’impression que vous ne vous décarcassez pas beaucoup pour vos hommes. »

    « Que voulez-vous dire ? », demanda Von Bork d’un ton abrupt.

    « Ben, que vous êtes leur employeur. C’est à vous à faire attention qu’ils ne se fassent pas attraper. Et quand ils se font attraper, est-ce que vous allez jamais les rechercher ? On voit que non, avec James… »

    « C’est sa faute et vous le savez pertinemment. Il n’était pas assez souple pour cette mission. »

    « James était une tête de mule, j’vous l’accorde. Mais c’était pas le cas de Hollis. »

    « Qui était fou. »

    « Oh, il était devenu un peu bizarre à la fin. Mais il faut dire qu’il y a de quoi devenir fou quand on joue la comédie du matin au soir entouré de types prêts à vous dénoncer aux flics à tout moment. Mais maintenant aussi il y a Steiner… »

    Von Bork eut un sursaut, et son visage pâlit soudain.

    « Qu’y a-t-il à propos de Steiner ? »

    « Eh ben, ils l’ont attrapé, voilà tout. Ils ont fait une descente à sa boutique la nuit dernière, et lui et ses documents se trouvent tous ensemble à la prison de Portsmouth à l’heure qu’il est. Vous allez vous faire la belle pendant que lui, pauvre diable, devra répondre devant un jury, et il sera bien hardi s’il arrive à sauver sa tête. C’est pour ça que j’aimerais bien passer de l’autre côté le plus vite que possible. »

    Bien que Von Bork fut un homme d’apparence forte et posée, cette nouvelle n’avait pas été sans l’ébranler.

    « Comment ont-ils pu mettre la main sur Steiner ? », murmura-t-il. « Voilà bien maintenant le pire revers de fortune de ma carrière… »

    « Oh, vous en aurez encore d’autres, car je crois qu’ils en ont aussi après moi. »

    « Vous plaisantez ! »

    « Oh que non. On a posé des questions à ma logeuse de Fratton, et quand j’ai eu vent de cela j’ai pensé qu’il était temps de décamper. Mais ce que je voudrais savoir, M’sieur, c’est comment les flics apprennent ces trucs ? Steiner est le cinquième homme à être tombé depuis que j’ai signé avec vous, et je connais le nom du sixième si celui-ci ne met pas les voiles avant. Comment expliquez-vous cela ? On dirait que ça ne vous émeut pas beaucoup de voir vos hommes tomber l’un après l’autre comme ça. »

    Von Bork devint écarlate.

    « Comment osez-vous me parler sur ce ton ? »

    « Si je n’osais pas certaines choses, M’sieur, je ne serais jamais entré à votre service. Mais je vais vous dire exactement ce que j’ai à l’idée. J’ai entendu dire qu’avec vous autres Allemands qui faites de la politique cela ne vous dérange pas de donner un homme quand il ne vous sert plus. »

    Von Bork sauta sur ses pieds.

    « Vous osez me soupçonner de livrer mes propres hommes ? »

    « Je n’irai pas jusque-là, M’sieur, mais il y a une taupe quelque part, et c’est votre boulot de trouver où elle est. En ce qui me concerne je ne prendrai pas plus de risques, direction la petite Hollande, et le plus tôt sera le mieux. »

    Von Bork avait eu raison de sa colère.

    « Nous avons été alliés trop longtemps pour nous quereller maintenant, Altamont, à l’heure de la victoire », dit-il. « Vous avez accompli du bon travail et pris d’énormes risques, et je ne l’oublierai pas. Partez pour la Hollande dès que possible, et prenez le premier bateau de Rotterdam pour New York. Sous une semaine il se pourrait que vous ne soyez plus en mesure de le faire. Je vais emballer ce livret avec les autres documents. »

    L’Américain tenait le petit paquet dans sa main. Il ne fit pas le moindre geste pour l’abandonner à Von Bork.

    « Et le pèse ? », demanda-t-il.

    « Le quoi ? »

    « Le pognon. Le fric. Les cinq cents livres. L’artilleur s’est montré gourmand sur la fin, et j’en suis quitte pour une centaine de dollars supplémentaires de ma poche, sinon je n’aurais jamais rien pu en tirer. « Rien à faire ! », qu’il me disait, et il le pensait, mais une deuxième tranche de cent livres fit finalement la différence. Ca m’a coûté deux cents dollars pour faire la transaction, et j’ai pas l’intention d’y renoncer en vous donnant le paquet sans rien en échange. »

    Von Bork eut un sourire amer.

    « Vous ne semblez pas avoir une haute estime de ma personne », dit-il. « Vous exigez l’argent avant de me remettre le livret. »

    « Eh bien, M’sieur, c’est une affaire à prendre ou à laisser. »

    « Bien. Comme vous voudrez. »

    Von Bork s’assit à son bureau et griffonna un chèque qu’il détacha du carnet, mais sans le tendre pas à son hôte.

    « Après tout, puisque nous devons en arriver à de telles extrémités, Monsieur Altamont », dit-il, « je vois pas bien pourquoi je devrais vous faire davantage confiance que vous ne le faites à moi-même. Vous m’entendez ? », ajouta-t-il, en jetant un regard à l’Américain par-dessus son épaule. « Votre argent est sur la table. Je réclame le droit d’examiner le livret avant que vous ne preniez votre chèque. »

    L’Américain tendit le paquet à Von Bork sans un mot. Celui-ci en délia la ficelle et défit successivement deux couches de papier d’emballage. Il resta alors sans mot dire, sous le coup d’une intense stupéfaction. Il tenait entre ses mains un petit livret à la couverture bleue, sur laquelle était inscrit en lettres d’or « Manuel pratique d’apiculture. » L’espion n’eut que le temps d’en lire le titre, car déjà une main de fer l’avait saisi au collet et lui appliquait avec force un linge imbibé de chloroforme sur le visage.

    #154147

                                                             ***

    « Un autre verre, Watson ? », dit Sherlock Holmes en désignant la bouteille de Tokay impérial.

    Le chauffeur trapu qui avait pris place à l’extrémité opposée de la table tendit son verre avec empressement.

    « C’est un bon vin, Holmes ».

    « Un vin remarquable, Watson. Notre ami qui gît ici présent sur le sofa m’a assuré qu’il provenait de la cave personnelle de François-Joseph du palais de Schönbrunn. Me permettrez-vous d’ouvrir quelques instants la fenêtre afin de favoriser la fuite des vapeurs de chloroforme qui encombrent quelque peu nos palais ? »

    La porte du coffre du bureau était entrouverte. Holmes se tenait devant elle, examinant rapidement l’un après l’autre les dossiers que le coffre renfermait encore, et les plaçant ensuite dans la valise de Von Bork. L’Allemand était allongé sur le canapé, assoupi et émettant des ronflements, les bras et les jambes ligotées.

    « Nous n’avons pas besoin de nous presser, Watson. Nous sommes à l’abri de toute intrusion. Voudriez-vous tirer le cordon de la sonnette ? Il n’y a personne d’autre dans la maison que la vieille Martha, qui a joué un grand rôle dans le succès de cette entreprise. C’est elle qui m’a renseigné sur les faits quand j’ai pris en main cette affaire. Ah, Martha, vous serez heureuse d’apprendre que tout va pour le mieux. »

    L’aimable figure de la vieille servante apparaissait sur le seuil de la pièce. Elle s’inclina en souriant devant Sherlock Holmes, puis jeta un regard empreint d’une certaine inquiétude sur le sofa.

    « Tout va bien, Martha. Il n’est pas blessé. »

    « J’en suis heureuse, Monsieur Holmes. A tous égards il s’est montré un bon maître. Il souhaitait que je parte pour l’Allemagne hier avec sa femme, mais cela n’aurait sans doute pas arrangé vos plans, n’est-ce pas, Monsieur Holmes ? »

    « Nullement en effet, Martha. Aussi longtemps que vous vous trouviez ici j’étais assuré de notre succès. Nous avons attendu longtemps votre signal ce soir. »

    « C’était à cause du secrétaire, Monsieur. »

    « Je sais, sa voiture a croisé la nôtre alors que nous traversions le village. »

    « Je pensais qu’il ne partirait jamais. Je savais que cela ne servirait pas vos plans si vous le trouviez encore là. »

    « Non en effet. Nous avons dû attendre une demi-heure avant de voir votre lampe s’éteindre et nous assurer ainsi que la voie était libre. Venez me retrouver demain à Londres, Martha, au Claridge’s Hotel. »

    « Bien Monsieur. »

    « Je suppose que tous les préparatifs du départ de votre maître avaient été effectués ? »

    « Oui, Monsieur. Il a mis à la poste sept lettres aujourd’hui. J’ai relevé les adresses, comme à l’accoutumée. »

    « Très bien, Martha. J’en prendrai connaissance demain. Bonne nuit… Ces documents, Watson », ajouta-t-il en désignant les dossiers lorsque la vieille servante eut disparu, « ne sont pas de la plus grande importance pour la simple et bonne raison que les informations qu’ils contiennent sont déjà parvenues depuis longtemps au gouvernement allemand. En voici les exemplaires originaux, qui pouvaient difficilement être exporté de façon sûre à l’extérieur du pays. »

    « Ne sont-ils donc plus d’aucune utilité ? »

    « Je n’irai pas jusque-là, Watson. Ils établiront cependant aux yeux de notre peuple certaines vérités et contrevérités au sujet des Allemands. Je dois dire qu’un certain nombre de ces documents ont pu être entreposés dans ce coffre grâce à ma coopération, ils sont donc autant de documents de désinformation pour l’ennemi. Le fait de voir un croiseur allemand remonter la Solent selon les plans de mines que j’en ai moi-même établis ne manquerait pas d’ensoleiller mes vieux jours. Mais quant à vous, Watson… »

    Il interrompit sa tâche d’archivage pour prendre son vieil ami par les épaules.

    « Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous apercevoir en pleine lumière. Comment avez-vous fait pour supporter aussi bien le poids des ans ? Vous êtes resté le même, vous avez la même mine joyeuse du jeune homme que j’ai jadis connu. »

    « Je me sens plus jeune de vingt ans en effet, Holmes. J’ai rarement été aussi heureux que lorsque j’ai reçu votre télégramme me demandant de vous retrouver à Harwich avec la voiture. Mais quant à vous Holmes, vous n’avez que très peu changé – excepté cet affreux bouc. »

    « Il fait partie des sacrifices que tout homme doit consentir à son pays, Watson », dit Holmes, tirant sur sa barbiche. Demain il ne sera plus qu’un lointain souvenir, tout comme cette coupe de cheveux et quelques autres changements superficiels, et je réapparaîtrai au Claridge’s Hotel tel que vous m’auriez vu si je n’avais pas dû endosser ce déguisement américain pour accomplir ce job – je vous demande pardon, Watson, mon anglais semble avoir quelque peu souffert – je veux dire pour accomplir ce travail. »

    « Mais vous aviez pris votre retraite, Holmes. Vous étiez sensé vivre en ermite au milieu de vos abeilles et de vos livres dans un petit cottage du sud des Downs ! »

    « Exactement, Watson. Et je vous présente le fruit de cette retraite paisible, le dernier volet ô combien grandiose de plusieurs années de rude labeur ! »

    Il saisit le petit livret bleu posé sur la table et en lut le titre à haute voix.

    « Manuel pratique d’apiculture, incluant quelques observations sur les ségrégations opérées par les reines. Je l’ai écrit moi seul. Il est le résultat de nuits entières de réflexion et de longues journées de travail. J’ai surveillé le petit monde des abeilles avec une attention égale à celle que j’avais portée à la surveillance du monde du crime londonien. »

    « Mais comment en êtes-vous arrivé à reprendre du service ? »

    « Eh bien je m’en étonne encore. J’aurais sans doute pu refuser les propositions du Ministère des Affaires étrangères seul, mais c’était sans compter sur une visite du premier ministre en personne dans mon humble cottage ! Le fait est, Watson, que ce gentleman qui somnole présentement sur ce sofa était d’une trop grande compétence pour nos hommes. Il a un talent exceptionnel. Les choses ont commencé à se dégrader, sans que personne sache pourquoi. Des agents furent suspectés, et certains furent même arrêtés, mais les preuves d’une manipulation plus centrale et plus puissante étaient une évidence. Il était absolument nécessaire de la faire éclater au grand jour. Je fus instamment prié d’étudier la question. Cela me prit deux ans, Watson, mais mes efforts furent amplement récompensés. Je commençais mes pérégrinations par un pèlerinage à Chicago, puis je rejoignis une société secrète irlandaise à Buffalo, donnai un sérieux fil à retordre à la police de Skibbarren, ce qui me valut d’être repéré par un subordonné de Von Bork, qui me recommanda à lui comme un homme de confiance. Vous conviendrez que tout cela était assez compliqué à réaliser. A partir de ce moment Von Bork m’honora de son entière confiance, car il ne soupçonnait pas le moins du monde mon implication directe dans l’échec de certains de ses plans et n’identifia pas davantage la cause de l’arrestation de cinq de ses meilleurs agents. Je les observais, Watson, et les recueillais dans mes filets dès que le moment devenait propice. Et je présume, cher Monsieur, que vous n’êtes pas le moindre de mes poissons. »

    Cette dernière phrase s’adressait à Von Bork lui-même, qui d’abord haletant et les yeux écarquillés, avait pris le parti d’écouter sagement l’explication des faits donnée par Holmes. Il éclata d’une colère germanique effroyable, les traits convulsés de rage. Holmes n’en continuait pas moins l’examen des dossiers du coffre, sous les cris de fureur que lui adressait l’espion.

    « Bien que dépourvu de toute musicalité, la langue allemande n’en est pas moins la plus expressive de toutes », fit observer Holmes lorsque Von Bork eut cessé de vociférer pour reprendre son souffle. « Tiens ! Tiens ! », ajouta-t-il en examinant soigneusement l’encoignure d’un document avant de le placer également dans la valise. « Voilà qui devrait nous permettre de tendre une nouvelle fois nos filets de pêche. Je ne me figurais pas que le donneur d’ordre fut si mauvais payeur, bien que l’ayant gardé si longtemps en observation. Monsieur Von Bork, vous vous trouvez en bien mauvaise posture et voici un élément duquel vous allez devoir répondre. »

    Le prisonnier s’était redressé non sans quelques difficultés sur le sofa et gardait les yeux fixés sur Holmes en un sentiment mêlé de haine et d’étonnement.

    « Je vous revaudrai cela, Altamont », dit-il d’une voix lente et sourde, « quand bien même cela devrait me prendre toute une vie. »

    « Ah, cette même bonne vieille chanson », dit tranquillement Holmes. « Vous n’avez aucune idée du nombre de fois où je l’ai entendue. C’était sans doute le refrain préféré de feu le professeur Moriarty. Elle a également franchit les lèvres du colonel Sebastian Moran à plusieurs reprises. Et pourtant, je me consacre encore aujourd’hui en toute quiétude à mes abeilles sur le coteau sud des Downs. »

    « Je vous maudis, vous double traître », hurla l’Allemand en tentant vainement de se libérer de ses liens et en lançant à Holmes un regard assassin.

    « Les faits ne sont pas toujours ce qu’ils paraissent être », dit Holmes en souriant. « Comme mon accent vous le prouve sans doute, Altamont n’existe pas réellement. J'ai créé, utilisé, et détruit son personnage. »

    « Qui êtes-vous donc en ce cas ? »

    « Cela n’a pas grande importance en vérité, mais puisque vous semblez tenir à l’apprendre, je dois au préalable vous informer du fait, Monsieur Von Bork, que ce n’est pas la première fois que je me trouve en contact avec des membres de votre famille. J’ai eu l’occasion de résoudre certaines affaires en Allemagne quelques années plus tôt et mon nom ne vous est sans doute pas inconnu. »

    « J’aimerais beaucoup l’apprendre », dit le Prussien d’un air menaçant.

    « J’ai été à l’origine de la séparation d’Irène Adler avec le dernier roi de Bohême alors que votre cousin Heinrich en était l’envoyé impérial. Je parvins également à sauver le comte Von und Zu Grafenstein, qui était le frère aîné de votre mère, d’un assassinat prémédité par le nihiliste Klopman. Ce fut encore moi qui… »

    Von Bork contemplait Holmes avec stupéfaction.

    « Il n’y a qu’un homme au monde susceptible d’avoir accompli cela », murmura-t-il.

    « Lui-même », dit Holmes en s’inclinant.

    Von Bork eut un gémissement et s’affaissa à nouveau sur le sofa.

    « Quand je pense que je tenais la plupart de mes informations de vous », haleta-t-il. « Comment faire la part de la vérité et du mensonge ? Oh, qu’ai-je fait ? J’ai signé mon arrêt de mort en vous acceptant à mes côtés ! »

    « Les informations que vous ai livrées sont évidemment sujettes à caution », dit Holmes. « Elles requièrent plus amples vérifications et vous n’allez sans doute pas disposer du temps nécessaire pour vous y consacrer. Votre amiral pourrait être amené à constater que les nouveaux canons sont un peu plus gros et les croiseurs un peu plus rapides que ceux escomptés. »

    Von Bork s’étreignit la gorge dans un geste de désespoir.

    « Il y a bien d’autres nombreux points de détails qui s’éclairciront sans doute d’eux-mêmes en temps propice. Mais vous possédez une qualité très rare chez un Allemand, Monsieur Von Bork : vous avez l’esprit sportif. Vous ne me garderez donc pas rancune en reconnaissant qu’après vous être joué d’un grand nombre de personnalités, on a fini par également se jouer de vous. Après tout, vous avez cru servir en cela votre pays, et j’ai moi-même cru servir le mien en retour, quoi de plus naturel que ce désir ? En outre », ajouta Holmes en posant une main sur l’épaule du prisonnier, « cela vaut mieux que d’être tombé par la faute d’un autre, servant une ignoble cause. Les documents sont à présent tous dans la valise. Watson, si vous voulez bien m’aider à transporter noter prisonnier, je propose que nous reprenions la route de Londres à l’instant même. »

    Ce ne fut pas chose aisée que de parvenir à déplacer Von Bork, qui était animé de la force du désespoir. Cependant, lui prenant chacun un bras, les deux amis parvinrent à le faire descendre lentement l’allée du jardin qu’il avait arpentée avec tant d’orgueilleuse fierté en recevant quelques heures plus tôt la visite et les compliments du secrétaire et diplomate Von Herling. Après une ultime tentative de lutte qui fut de courte durée, Von Bork fut hissé, pieds et poings toujours liés, sur le siège arrière de la petite voiture. Sa précieuse valise fut déposée à ses côtés.

    « Je veux croire que vous êtes aussi confortablement installé que les circonstances le permettent », dit Holmes lorsque les derniers arrangements eurent été effectués. « Me permettrez-vous d’anticiper votre désir en allumant un cigare et en le plaçant entre vos lèvres ? »

    Cette faveur resta sans effet sur la colère de l’Allemand.

    « Je suppose que vous comprenez, Monsieur Sherlock Holmes », dit-il, « que les conséquences de vos actes, s’ils se révèlent couverts par votre gouvernement, peuvent conduire à la guerre. »

    « Qu’en est-il de l’attitude de votre gouvernement vis-à-vis de ces documents ? », dit Holmes en tapotant la valise.

    « Vous agissez seul. Vous ne disposez d’aucun mandat d’arrêt contre moi. Toute cette procédure est parfaitement illégale et outrageante. »

    « Vous avez parfaitement raison », dit Holmes.

    « Vous commettez l’enlèvement d’un ressortissant allemand ».

    « Et je dérobe ses papiers personnels ».

    « Et vous êtes conscient de votre position et de celle de votre complice ici présent ? Et si je criai à l’aide alors que nous traverserons le village… »

    « Mon cher, si vous tentiez une telle folie votre acte aurait certainement pour commémoration la création dans le village d’une nouvelle auberge susceptible de prendre pour enseigne « Au Prussien pendu ». L’Anglais est ordinairement d’un naturel patient, mais veillez à ne pas trop échauffer son tempérament pour l’heure quelque peu enflammé ; il serait bon que vous ne le poussiez pas davantage dans ses retranchements. Non, Monsieur Von Bork, vous allez nous accompagner avec résignation jusqu’à Scotland Yard, d’où vous aurez la possibilité d’appeler votre ami le baron Von Herling afin d’examiner avec lui la possibilité d’occuper la luxueuse suite qu’il aura réservée pour vous. Quant à vous, Watson, vous vous joignez à nous comme par le passé, je suppose. Londres ne sera pas trop loin pour votre vieille voiture. Venez me rejoindre un instant sur la terrasse, car c’est là peut-être le dernier des entretiens intimes que nous n’aurons jamais plus l’occasion d’avoir. »

    Les deux amis s’entretinrent tranquillement durant quelques minutes, se remémorant quelques événements du passé, pendant que leur prisonnier tentait vainement d’arracher les liens qui le maintenaient. Alors qu’ils s’en retournaient à la voiture, Holmes se retourna une dernière fois pour contempler la mer sur laquelle se reflétait le croissant de lune, et secoua la tête.

    « Un vent d’est se lève, Watson. »

    « J’en doute, Holmes. Il fait encore très chaud. »

    « Mon cher et bon Watson ! Vous êtes le seul élément immuable de cette époque changeante. Un vent d’est se lève néanmoins, un vent d’est tel qu’il n’en a jamais soufflé encore sur toute l’Angleterre. Il sera froid et mordant, Watson, et bon nombre d’entre nous n’aurons pas le bonheur d’assister à son accalmie. Mais c’est un vent divin, et des contrées plus saines, meilleures, plus fortes scintilleront sous le soleil quand la tempête aura passé. Mettez le moteur en marche, Watson, car il est temps pour nous de nous mettre en route. J’ai en ma possession un chèque de cinq cents livres qu’il me tarde d’encaisser, car le tireur pourrait bien si on lui en laissait la possibilité tenter d’y faire opposition. »

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