DEGANDT, Alain – La Drôlatique histoire du roi inuit allant visiter ses terres (Fable moderne)

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    Alain DegandtAlain Degandt
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      Alain DegandtAlain Degandt
      Participant

        LA DRÔLATIQUE HISTOIRE DU ROI INUIT ALLANT VISITER SES TERRES

         

         

        Jadis, il y a de cela belle lurette,

        Un grand roi inuit

        De bonne grâce obéissant

        Aux tortueuses lois

        Qui, par l’effet conjugué

        D’alliances subtiles entre familles bien nées

        Et de vénales manigances de notaires,

        Régissent les destinées des têtes couronnées,

        D’un vaste domaine oublié,

        Perdu aux confins d’une ancienne province,

        Hérita. Les humbles fonctionnaires

        Chaque soir adressent à l’État

        Une laïque prière,

        Afin qu’en ce désert on ne les mute pas,

        Tant prospèrent ici-bas la ronce et les calvaires !

         

        Or, de toute sa vie, cet esquimau de prince

        Ne s’était guère éloigné de son igloo de maison,

        Que pour chasser le phoque et le petit ourson.

        Ignorant tout du cycle des saisons

        Qui en nos lieux tempérés règle les affaires,

        C’est au milieu de notre rude hiver

        Qu’il fit affréter attelage,

        Afin de prendre possession

        De son magnifique héritage.

         

        Le voyage ne manqua pas d’incidents,

        Le chemin était si long depuis le pôle !

        En montant en voiture, il se démit l’épaule ;

        En mordant sur un clou, il se cassa les dents.

        Sur les flots agités de la Mer Baltique

        Son navire heurta un cargo de barriques.

        À Copenhague, dit-on,

        En plein cœur de la nuit,

        Il fut courtisé sans façons

        Par une sirène en folie…

        Afin de ne pas lasser l’attention du lecteur

        Je passe des épisodes, et des meilleurs !

         

        À l’entrée de son domaine

        Il arriva enfin, tout fourbu,

        Content d’être vivant

        Mais contre les dieux en rage !

         

        Et en bien piteux équipage.

        Jugez-en plutôt : son cocher

        Ressemblait à s’y méprendre

        À un bandit de grand chemin

        Qu’on aurait poursuivi pour le pendre !

         

        Ses valets, deux nigauds,

        Qu’on aurait cru rentrés de stage

        Tout de go,

        Du royaume de Naples et des Deux-Siciles,

        Où, foin d’omerta,

        Chacun sait, comme moi,

        Qu’un peuple indocile

        Règle à coups de couteau,

        Si ce n’est de fusil,

        De futiles querelles de voisinage,

        Ses valets, vous dis-je,

        Semblaient deux loups malingres

        En quête d’un plumage.

         

        Ses chevaux, épuisés,

        Avaient tout de Rossinante

        Et plus rien de fringants destriers !

         

        Ses habits étaient défaits,

        Tout crottés, dépareillés, dépenaillés.

         

        Lui, était amaigri et débraillé,

        Sa mine était grise et son teint délavé.

        Son regard, éteint, traînait à la dérive

        Et son esprit, en rade,

        Lui donnait l’air hagard

        D’un voyageur perdu sur le quai d’une gare.

         

        Après s’être escrimés

        Un quart d’heure durant

        En vains ronds de jambe

        Ridicules courbettes

        Et viles salamalecs

        Devant notre roi sans divertissement

        Qui ne faisait que bâiller en les regardant,

        Deux obséquieux domestiques

        S’avisèrent soudain

        De l’urgente nécessité

        D’ouvrir à deux battants

        La grille en fer forgé

        Qui solennellement dressait sa rouille

        Au milieu des orties, des chardons, du chiendent

        Et des genêts à fumer les andouilles.

         

        Suant, soufflant, sifflant,

        Retenant et poussant

        Vaille que vaille,

        À hue et à dia tirant,

        Au nez des chevaux impatients,

        Nos deux fourbes laquais

        Parvinrent non sans mal

        À forcer le loquet

        Qui tenait bien fermé le portail.

         

        Quand il s’ouvrit,

        Un cri sinistre retentit

        Et par toute la campagne

        Se répandit :

        On eût dit le contre ut

        D’une diva d’opéra

        Ou le râle du boxeur

        Frappé par l'uppercut.

        Le royal convoi, délivré, s'ébranla.

         

        Pénétrant plus avant dans son domaine,

        Le roi fut pris d'un vrai ravissement !

        Car malgré le froid saisissant,

        Qui lui rappelait vaguement

        Le cœur de l'été polaire,

        Il put admirer tout un camaïeu de vert

        Qui se répandait par la nature entière !

        La mousse et les lichens

        Recouvraient chaque branche

        De leur perfide matière.

        Le lierre grimpant escaladait les troncs

        Et en vampirisait la sève dormante

        Pour le plus grand plaisir des yeux.

        Des lianes étouffantes

        Étranglaient de leurs nœuds

        Les pousses les plus récentes.

        La vermine habitait les fentes et les souches

        Et tous les parasites y avaient fait leur couche,

        Se sentant bénis des dieux.

        Les arbres portaient à bout de bras

        D'énormes boules, d'un vert luisant,

        Agrémentées de perles de nacre,

        Sous lesquelles des couples de jeunes gens

        À bouche que veux-tu

        S'embrassaient goulûment,

        Tandis que des prêtres barbus,

        Armés d'une serpette,

        Faisaient de ce trésor

        De fameuses emplettes !

         

        Absolument époustouflé,

        Émerveillé et subjugué,

        Le roi tint à féliciter

        Le jardinier qui, par son grand art,

        Avait si bien conçu et entretenu

        Ce foisonnant et vivant bazar.

         

        On envoya chercher l'artiste.

         

        Ce n'est qu'après avoir fouillé

        Vingt ateliers, cinq serres et cent remises,

        Qu'on dénicha cet effronté,

        Batifolant en simple chemise

        Dans une grange à foin

        Où, foin du qu'en-dira-t-on,

        Sans vergogne il lutinait

        Les jupons

        D'une Margot, d'une Suzon

        Dont les chevilles étaient exquises.

        Sans ménagements il fut extrait

        De ses joyeux ébats

        Et manu militari

        Jusqu'à Sa Majesté fut conduit.

         

        D'un violent coup de pied

        Judicieusement placé,

        Devant le roi

        On l'invita fermement à s'incliner.

         

        Face contre terre,

        Le soulier d'un laquais coincé entre les deux épaules,

        Le drôle fut anobli et élevé

        Au rang de Grand Maître de la Jarretière

        Et Autres Fariboles,

        Ce qui, entre nous soit-dit,

        Lui fit une belle guibolle.

         

        Le soulier du laquais se faisant plus pressant,

        Le manant remercia le roi

        Par d'inaudibles paroles

        (La boue du chemin obstruait son gosier).

        Et, sans plus tarder, le royal convoi

        De nouveau s'ébranla.

         

        Plus on s'approchait

        De la Cour d'Honneur,

        Plus les arbres perdaient

        De leur foisonnante vigueur.

         

        Bientôt on ne vit plus

        La moindre tache de verdure.

        Et l'entière Nature

        Avait partout perdu sa luxuriante parure :

        Amputés, rabougris, squelettiques,

        Allées, parterres et portiques

        Étaient affligés de formes géométriques.

        Lignes droites, sphères et fuseaux,

        Tout semblait tracé et taillé au cordeau.

        Plus de fantaisie pour rêver à loisir,

        Plus de coussinets où poser le regard.

        La Sévérité et ses grinçants ciseaux,

        Associée à la Mort et son austère faux,

        Régnaient ici en maîtres

        Et vous glaçaient les os.

         

        Offusqué qu'on l'eût mené

        Au cœur de cette désolation

        Qui plongeait l'âme humaine

        En un cafard profond

        Et vous mettait les nerfs à vif,

        D'un geste sec et peu amène

        Sa Majesté ordonna de ses chevaux l'arrêt

        Et demanda qu'on lui amène,

        Sur le champ, mort ou vif,

        L'indigne énergumène, le fautif,

        Coupable d'avoir estropié ses massifs.

         

        Inutile cette fois d'aller en bande

        Par tout le domaine

        Quérir sous les châlits,

        Derrière les fagots

        Ou dans des coins bizarres,

        Le jardinier maudit

        Qu'un funeste destin,

        Qu'un malheureux hasard,

        Avait placé en travers

        Du chemin d'un monarque,

        Venu du diable vauvert

        Piétiner ses plates-bandes :

         

        Il était planté là,

        À deux pas du carrosse,

        Comme un fiancé falot

        Au matin de ses noces.

        Car pris d'une frénésie quasi hystérique

        À l'annonce de cette royale visite,

        Il avait intrigué

        Et s'était ingénié

        Par cent ruses diverses,

        Stratagèmes pervers,

        À se faire inviter,

        Afin de s'approcher

        De ce prince exotique

        Et vanter ses mérites,

        Dans l'espoir chimérique

        D'obtenir de Sa Très Gracieuse Majesté

        Une charge, Un diocèse,

        Un domaine, Un titre.

         

        Sa révérence exécutée,

        Et par sept fois renouvelée,

        Il restait humblement prosterné,

        Chapeau bas, genou plié,

        L'air timide, mains croisées,

        Tremblant comme feuille de peuplier

        Sous la bourrasque de septembre.

         

        Puis il tint en rougissant

        Cet émouvant discours au roi :

        «  – J'attire, bredouilla-t-il, respectueusement

        L'attention de Votre Majesté

        Sur l'envergure des travaux

        Que quotidiennement

        Entreprennent Vos gens,

        Afin que les rigueurs de nos frimas

        N'affectent par trop l'agencement

        Ni l'harmonie qui président,

        Depuis des siècles,

        À l'excellente renommée

        Ainsi qu'à la préservation

        De Votre royal domaine.

        Et ce, grâce à la pointilleuse attention

        Que lui a toujours portée la lignée

        De Vos illustres ancêtres

        Et aux soins scrupuleux

        Prodigués par leurs fidèles sujets.

         

        Aussi est-ce avec fierté

        Que je présente à Votre Majesté

        Les fruits de notre soumission

        D'hommes-liges,

        Avec l'espoir qu'ils sauront

        À Votre Grâce complaire.»

         

        Le roi se frotta d'abord les yeux

        Car il eut peine à croire

        Ce qu'il venait de reluquer.

         

        Puis il introduisit chacun de ses auriculaires

        Dans chacun de ses conduits auditifs,

        Qu'avec vigueur il ramona

        Car il eut peine à croire ce qu'il venait d'esgourder.

         

        [Remarque du narrateur : il exécuta cette basse besogne lui-même et sans le secours d'une main experte, contrairement à l'accoutumée et vu l'urgence, ne trouvant pas de chambrière à portée de sceptre pour la faire exécuter à sa place, dans cet environnement hostile et retiré de tout. « – À la guerre, comme à la guerre !» fut sa pensée profonde du jour, que s'empressa de noter son tabellion.]

         

        Ces deux exercices accomplis,

        Il se persuada qu'il n'avait pas rêvé :

        On venait de se moquer de Sa Royale Personne,

        Et ce, de façon éhontée.

        Nous étions à n'en point douter

        Devant un crime de lèse-majesté.

        Il fallait, sans coup férir,

        Sévir, sous peine de perdre la face.

        Il fallait mettre fin à cette farce

        Qui avait assez duré.

         

        Un tribunal fut illico constitué.

        Le roi y tiendrait tous les rôles,

        À l'exception notoire

        De celui de prévenu.

         

        Il déclara ouverte la séance,

        En procédure de délit flagrant.

         

        Le Procureur-Roi

        Prononça le réquisitoire.

         

        De bonne foi, ne trouvant

        Aucune circonstance atténuante,

        Il demanda l'application

        De la peine capitale.

         

        L'Avocat-Roi dut s'absenter pour une affaire urgente,

        Pile au moment de sa plaidoirie.

         

        Les jurés ne reçurent leur convocation

        Qu'à la fin de la semaine pascale,

        Soit trois mois francs

        Après le jugement,

        Ce, en raison des nombreuses escales

        Que s'octroya la malle-poste

        Pour accomplir sa mission,

        Selon l'officielle version.

         

        Le Juge-Roi fut contraint, on le comprend,

        De faire, séance tenante,

        Procéder à l'exécution :

         

        Par son bourreau Scipion,

        Dépêché tout exprès de son septentrion,

        Au jardinier infâme il fit trancher la tête.

        • Schlak !

         

        Sans plus de fioritures

        Le chou du jardinier

        S'en vint choir dans la sciure.

         

         

        De cette affligeante mésaventure

        Retenons bien ces deux leçons :

         

        La première, que depuis l’enfance nous savons,

        Est que l’habit point ne fait le moine,

        Pas plus que l’aronde le printemps

        Et que jamais nous ne devons

        Juger sur la mine, ni les arbres, ni les gens,

        Ni les objets, hormis peut-être les crayons,

        Si chatoyants soient-ils dans les vitrines.

         

        La seconde nous exhorte

        À ne point trop flatter

        Les puissants de ce monde

        Ni à leur obéir plus qu’il n’est de raison.

        Ils sont si impatients,

        Capricieux, versatiles !

        Ils vous feraient,

        Sans autre forme de procès,

        Devenir chèvre,

        Tourner en bourrique,

        Perdre le Nord,

        Qui sait ? Voire même perdre la vie !

         

        Passez inaperçu,

        Faites-vous oublier !

        Car ne vous connaissant

        Ni d’Ève ni d’Adam,

        Ces très grands personnages,

        Du haut de leur perchoir,

        Ne se donneront pas même

        La peine de vous voir !

         

        Et de votre jeunesse

        Jusqu’à votre grand âge

        Ils vous ficheront – quel régal ! –

        Une paix on ne peut plus royale !

         

         

         

         

        © Alain DEGANDT – Octobre-Novembre 2016 – Tous droits réservés

         

        #159741
        LLucos
        Participant

          Eh bien bravo, monsieur Degandt, pour ce texte magnifique !

          C'est tout à fait ce qu'il nous fallait pour retrousser davantage les coins de notre sourire Sourire

          Un appel à tous : suivons la  guillerette  parade !

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