DUVERNOIS, Henri – Deux nouvelles

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    VictoriaVictoria
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      VictoriaVictoria
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        DUVERNOIS, Henri – Deux nouvelles



        La Mort de Prosper Boudonneau Hirondelle



        Ses cartes de visite mentionnaient : « Prosper Boudonneau, Publiciste. » C’était tout. Depuis trente ans, Prosper Boudonneau fournissait de faits-divers certains journaux parisiens, mais il n’appartenait effectivement à aucune rédaction. L’argot du petit journalisme d’autrefois appelait ces auxiliaires des « hirondelles » parce qu’ils se posent à peine et s’envolent. Boudonneau était une hirondelle un peu meurtrie.

        On le voyait, hiver comme été, vêtu d’une redingote trop hermétique pour qu’il y eût, dessous, un gilet ; coiffé d’un feutre à la Rembrandt, portant une canne de chemineau et arborant une cravate lavallière en soie blanche. Il était grand, maigre, encore très droit, cirait à l’ancienne mode ses moustaches grises aux pointes aigües et gardait, dans un visage ravagé, des yeux enfantins.

        Au reste, il ne se jugeait point malheureux. Né homme de goût et d’une modestie frissonnante, il craignait également les louanges et les attaques, la misère et la célébrité. Lors de ses débuts, il avait publié quelques contes en grisaille, signés : la Violette. Ce pseudonyme symbolique ne tarda pas connaître la mort obscure
        des pseudonymes malchanceux, tués dès l’enfance par des pères insouciants. Mais la gloire littéraire de la France est si lumineuse qu’il en rejaillit des gouttes de clarté sur ses plus humbles desservants. Boudonneau restait fier et ne désespérait point, à cinquante sept ans, de faire ce qu’il appelait son oeuvre. Après une adolescence orpheline, il était arrivé, lesté de neuf cents francs et d’un volume de vers, dans ce Paris où l’on trouve plus facilement à placer quarante cinq louis qu’un recueil de poèmes. Il avait participé à une brasserie littéraire, mais comme il arrivait toujours en retard lors des distributions d’épithètes, on ne lui donnait que celles dont les autres ne voulaient pas : « fin, aimable, gracieux ».

        Ainsi, par la force des choses et par les réclamations de son estomac gavé de croissants rassis et de charcuteries hasardeuses, il devint « fait-diversier » et se signala bientôt par ces titres légèrement exagérés qui retiennent l’attention du lecteur.

        On lui attribuait celui-ci : « Paris à feu et à sang » pour un feu de cheminée à Grenelle et un saignement de nez dans un omnibus. Il se fit d’utiles relations dans le monde spécial qui alimente les faits-divers. De mauvais garçons lui indiquaient des pistes : « Et ! M’sieur Boudonneau : il y a la Teigne qui cherche des raisons à Saucisse Plate. A’rgardez donc s’il n’y aurait pas un « papier » pour vous ». On le voyait dévaler sous des pluies battantes, son éternelle canne à la main, les bords de son chapeau Rembrandt transformés en gouttières, sa cravate lavallière triste comme un papillon mouillé.

        Ce matin-là, Boudonneau ne se sentant pas en train, s’était levé à midi pour acheter son déjeuner. Pendant ce temps, la concierge faisait son ménage : elle se contentait d’ouvrir à la fois la fenêtre et la porte de l’unique chambre occupée au sixième par son locataire ; le courant d’air se chargeait du balayage.

        Boudonneau, lesté de quelques provisions, regagna donc sa chambre. Il éprouvait, à être seul, le bonheur pâmé des timides. Le soleil inondait son jardin suspendu : des lauriers en caisses et des plantes grimpantes qui montraient déjà leurs petites feuilles crispées, d’un vert fragile. Des oiseaux chantaient. A côté, dans l’antre de la famille Cinéma, ainsi nommée parce que tous ses membres travaillaient devant l’objectif, le dernier né Cinéma, acteur lui aussi, âgé de huit mois, se plaignait doucement. Plainte sans espoir des enfants malheureux qui savent bien qu’on les laissera crier. Lamentation à bouche ouverte de l’enfant du comte, abandonné sous le porche d’une église. Il faisait doux. Les meubles de Boudonneau : un lit roide, une table de rotin, une commode en acajou, un bonheur du jour en bois de rose, un fauteuil Voltaire, attendaient leur maître. Sa mère, jolie femme sagement coiffée, peinte par un agrandisseur aux environs de 1875, semblait lui dire : « Comme tu es fatigué, mon pauvre garçon ! » Il s’assit devant sa petite table, trempa dans l’encre une plume d’oie et traça ces mots :

        Printemps ! Le doux printemps sourit à ma  fenêtre.

        Ainsi, des velléités poétiques le reprenaient, qui s’arrêtaient en général au deuxième vers. Il redevenait alors le collégien paresseux qui répondait au professeur le réprimandant au sujet d’une distraction : « M’sieur, c’est la faute d’un si beau nuage ! » Il en avait gardé pendant toutes ses études le surnom de Beau Nuage. Beau Nuage et la Violette ! Allez donc réussir avec ces noms-là ! Prosper cacha son alexandrin, alluma une lampe à alcool, coupa du beurre, de petits oignons et surveilla prosaïquement la cuisson d’un morceau de foie de veau. Trois coups discrets furent frappés à la porte : « Ah ! pensa-t-il, voici Huppley-Nickler qui vient me demander à déjeuner. » Huppley-Nickler entra. Il sauvegardait sa dignité, abondait en ; « Je ne te dérange pas ?… Je passais… une minute… simplement pour prendre de tes nouvelles… »

        – Reste donc, fit Boudonneau. Tu déjeuneras avec moi.

        – Toujours la même histoire ! Tu es trop gentil. Je ne viendrai plus à cette heure-là. As-tu assez pour nous deux au moins ?…. Ah ! bigre, du foie de veau ! Je ne résiste plus… Si j’avais su, j’aurais apporté quelque chose…

        Il apporte sa gaieté. Il est rond, gras, jovial, enluminé comme un comique, mais comme un comique qui se hâte de trouver un engagement, avant de perdre son ventre. De son métier il est financier, mais la finance chômant, il sert de secrétaire à son ami. Ainsi, affirme-t-il, on se crée des relations utiles, dans les journaux. Il est malin et pratique. Dans cette antichambre de rédaction il a tracé un immense projet de restauration économique, transmis au directeur avec cette épigraphe : « Projet conçu et rédigé en dix minutes devant le garçon de bureau qui pourra en témoigner et qui m’a décerné le titre d’auteur-éclair. »

        – Quand je pense que je vais te priver de la moitié de ton foie de veau ! s’écrie l’auteur-éclair.

        Et il ajoute :

        – Pauvre vieux !

        Car toute sa pitié va à Boudonneau. Pour lui, il ne se plaint pas : un mauvais moment à passer ! Gêne provisoire. Il en sortira. Son ventre l’atteste et les roses rouges de ses joues et le rubis de son nez. Et puis il a plus d’un tour dans son sac :

        – Demain, grande orgie à la Tour ! J’ai fait la connaissance du cuisinier d’un milliardaire, mon vieux ! Je lui serre la main ; nous parlons politique et il me refile des douceurs… Hier, j’ai eu pour mon dîner de la mousse de jambon dans des cornets de pâte feuilletée. Je voulais t’en apporter, mais cette mousse est éphémère ; elle avait, ce matin, un vilain aspect… Tu n’as pas d’estragon ? Bon ! Bon !… aucune importance… Eh ! dis donc, vieux…

        Boudonneau lève la tête, inquiet.

        – Quoi donc ?

        – Par une coïncidence bizarre, je me trouve à la fois sans domicile et sans argent. Je peux coucher ici ?… On va apporter un matelas.

        Et depuis huit jours, Huppley-Nickler couchait sur son matelas. Parfois, au milieu de la nuit, il réveillait son ami en rêvant tout haut : « Que je vous donne mon idée pour neuf cent mille francs ? Vous rigolez, Monseigneur ?… Allons ! Allons ! Jouons cartes sur table, hein ? »

        Le matin, il débarbouillait ses rêves à l’eau froide et revenait à de plus immédiates réalités :

        – Je vais aller voir mon cuisinier. Sois tranquille, j’ai autant d’amour-propre que toi et je ne lui raconte pas toute la vérité, à cet homme. D’ailleurs, la vérité c’est le mensonge d’hier et le mensonge de demain. Pour moi, qui suis un amoureux du passé et qui ne songe qu’à l’avenir, le présent n’existe pas : je le biffe. Donc,
        qu’est-ce que je lui dis, au cuisinier du milliardaire ? Je lui dis que je suis curieux de gastronomie, que je lui trouve un grand talent, que cela m’amuse de goûter à ses trouvailles et que j’en parlerai dans les journaux…

        Ce qu’il y a d’embêtant, c’est que quand il ne sert rien d’inédit à ses maîtres, il s’excuse : « Rien aujourd’hui, M. Huppley-Nickler ; je n’ai que du boeuf en daube froid. Ça ne vous intéresserait pas ! » Du boeuf en daube ! Rien qu’à ces mots, j’ai la gueule pleine d’eau amère…

        Une fois, le chef lui avait remis une boîte avec un sourire mystérieux.

        – Ce sont des écrevisses pleines de farce, annonça-t-il.

        Ils ne trouvèrent dans les écrevisses qu’une sorte de crème fouettée et durent faire un repas de ce dessert écoeurant…

        Quand Huppley-Nickler déficelait le paquet et qu’il regardait les reliefs avec une curiosité avide, Prosper, mélancolique, songeait aux vagabonds qui ouvrent sur les bancs le paquet qu’on vient de leur remettre et qui le mangent d’abord des yeux, des yeux allumés par la gourmandise et par une sorte d’inquiétude vorace…

        Il y a un jouet japonais qui représente sculpté dans du buis, un modeste artisan, lequel, mû par un ressort, tape vigoureusement à l’aide d’un petit mortier sur un objet d’ailleurs indéfinissable. Le mécanisme qui déclenche le bonhomme lui fend en même temps la bouche d’un large rire. On sent que ce rire exprime la satisfaction d’accomplir toujours, d’une âme égale, la même besogne. Prosper Boudonneau gardait ce jouet sur sa table, comme un enseignement. Mais cela ne l’empêchait point d’avoir ses minutes de regret. Un démon, doué de la puissance de soulever les toits pour voir ce qui se passe à l’intérieur des maisons, constate
        d’étranges choses, mais que ne constaterait-il pas en fouillant les tiroirs des écrivains ? Tel vaudevilliste cache une tragédie ; tel moraliste, des polissonneries. Ce que l’on publie est le masque ; là se trouve la vérité et aussi l’explication de bien des désappointements, de bien des amertumes qui font dire aux gens peu
        renseignés : « Qu’à donc X à se plaindre ? Il est riche, il a du succès ! » Prosper Boudonneau avait ses oubliettes, lui aussi, et il y fouillait, à ses heures de loisir. Il passait la revue de ses enfants ; embryons de pièces, foetus de romans, etc… Il faut à l’écrivain un côté studieux, bon élève « enfant appliqué » qui lui
        manquait. Jeune, il y avait les femmes, si charmantes à regarder dormir, le matin, sur leur bras replié…

        Quelle âme faut-il avoir pour aligner des mots, quand le poème vit devant vos yeux ? Boudonneau remit le travail à plus tard, il le concevait un peu comme M. de Talleyrand concevait le whist : une distraction pour l’âge où s’évanouissent les plaisirs. Les femmes avaient déserté une à une, vieillies ou plus pratiques, ou
        vertueuses tout à coup. Et une autre passion lui était venue ; il disait : « Je travaillerai quand j’aurai terminé la lecture de ce livre-là ». Ce livre là en amenait un autre. Il lut éperdument et admira ses grands confrères, ce qui est une méthode désolante. C’était fini… Ainsi il traînait de vagues remords…

        Mais ce dimanche-là était trop beau, trop joyeux pour qu’on y mêlât une arrière-pensée. De son lit, Boudonneau voyait, par la fenêtre ouverte, un couple de vieilles gens qui soignait des pots de résédas et semblait avoir été oublié là depuis 1830. Un mendiant, autorisé par faveur spéciale à cette dérogation hebdomadaire, épuisait les dernières langueurs d’un orgue de Barberi. M. Huppley-Nickler, levé, habillé, et déjà bourdonnant, enveloppa un sou dans un morceau de journal et le jeta au mendiant qui levait la tête, un peu pour voir si les personnes charitables se décidaient, beaucoup pour boire le printemps qui coulait du ciel bleu.

        – Sors donc de ton lit ! dit Huppley-Nickler à Boudonneau. Cela ne m’étonne pas que tu végètes dans un métier indigne de toi… Je devine ce que signifie ton sourire… Je n’ai pas réussi, peut-être ? Espère, mon fiston, j’attends mon heure, voilà tout. Le patient est autre chose qu’un raté. Le patient est le malin qui n’a pas voulu compromettre son avenir par une réussite incomplète et momentanée…

        Il reprit :

        – Plus tard, je te rendrai ton hospitalité. Tu auras ta chambre chez moi… Pas de luxe extravagant : du cuivre, du cuir, des tableaux sobres… Tous les matins, je frapperai moi-même à ta porte… Allons… je ne suis pas féroce… vers huit heures et je te crierai : « Fainéant ! A six heures, M. de Girardinavait déjà rédigé son
        article !… » Prosper, mon ami, je serais navré de te faire de la peine, mais tu n’imagines pas ce que tu peux être laid dans ton lit, à la lumière du jour… Lève-toi, animal !… Sur tes pattes, tu fais encore illusion : tu ressembles à un sergent de ville du Second-Empire, comme on les représentait sur les livres de notre enfance, avec un bicorne, l’épée au côté, la tunique serrée à la taille et la moustache en pointes d’aiguille…

        Prosper se décida brusquement :

        – Allons nous promener… Je connais un certain coin… Il y a trente-sept ans que j’ai envie de le revoir… Je veux revivre un jour de ma jeunesse.

        En se levant il eut une sorte de faiblesse et chancela. Mais, dehors, il parut se ranimer, dissipa en plaisant les inquiétudes de son ami et l’entraîna jusqu’à la gare.

        – Rien n’a changé remarqua-t-il en arrivant… Nous étions partis toute une bande… J’étais l’artiste. Ces bourgeois me respectaient. Moi, je venais à cause d’un chapeau de paille d’Italie et, sous ce chapeau, un visage qui était une caresse… Il y avait un père et une mère, des gens horribles qui me regardaient de travers… Mais elle !… Je lui fabriquais des sonnets. Je les lui lisais. Elle me disait : « C’est gentil… On jurerait de la prose… » Dans le train, elle avait repris sa supériorité ; elle lisait dans mes yeux quelque chose qui la flattait et qui lui faisait peur. Je lui parlais doucement, tendrement ; je devinais que son coeur battait très fort, mais qu’il se laisserait prendre.

        – Des fiançailles ?

        – Peut-être. Je n’aurais pas reculé… Après le déjeuner on alla faire un tour à la foire… Ici la tragédie commence… J’avais en poche exactement de quoi payer ma part du repas, car c’était un pique-nique. Le paiement de l’addition m’avait ruiné… Nous restons seuls, un peu en arrière des autres. Elle saute dans une
        balançoire à deux places… Je la suis, sans réfléchir. Nous nous envolons et au moment où nous partons pour le ciel, je pense : « Je n’ai pas de quoi payer cette fantaisie ! » Il ne me restait que deux sous. Il n’y avait donc qu’à attendre que les parents nous rejoignissent. Mais ils ne nous rejoignaient pas. Et nous nous balancions toujours. Après avoir beaucoup ri, ma bien-aimée riait plus modérément ; enfin elle ne rit plus du tout. Elle murmura : « Arrêtons-nous, Monsieur Prosper, je ne me sens pas bien. » Je fis l’espiègle qui refuse de rien
        entendre… Alors elle devint toute pâle… Il fallut descendre. L’homme de l’escarpolette arrivait, avec sa maudite sacoche. Je prétextai la perte de mon porte-monnaie ; on dut chercher la famille, expliquer… Un désastre !… Les calicots se moquaient de moi… Les pauvres n’ont pas plus de malheurs que les autres, peut-être ; seulement tous leurs plaisirs sont empoisonnés…

        Il voulut retrouver la guinguette où ils avaient déjeuné ce jour-là, mais il ne put la reconnaître. Ils mangèrent fort mal, au son d’un phonographe.

        Au café, Huppley-Nickler proposa :

        – Si nous rentrions ?… Nous irions faire un petit tour sur les boulevards… La campagne ne te vaut rien… Tu as mauvaise mine…

        Ils reprirent donc le train. Boudonneau restait silencieux. Il dit cependant :

        – Ce que j’ai manqué de choses, mon Dieu ! Ce que j’ai pu manquer de choses…

        Mais en sautant sur le quai, il reprit sa gaieté. Huppley-Nickler avait raison : la campagne ne lui valait rien.

        Même il était encore anxieux, place du Havre. Il ne se retrouva chez lui qu’à partir de la Madeleine et sur le trottoir de droite encore. Il allait vite, les jambes roides, comme s’il avait eu peur de tomber.

        – Ne traverse pas seul, tu entends ! cria Huppley-Nickler qui n’arrivait pas à le suivre.

        Trop tard ! Prosper vacillait, s’écroulait. Une automobile déboucha… Il y eu un long cri de femme, un attroupement. Tandis que le chauffeur faisait de grands gestes, donnait des explications à la foule qui le huait, des hommes transportèrent Boudonneau sur un banc. Il râlait. Son chapeau Rembrandt était resté dans la boue.

        – Tu as mal ? sanglota Huppley-Nickler.

        Mais l’autre eut un geste. Non, il n’avait pas mal. Il allait mourir, voilà tout. Il murmura :

        – Comment feras-tu pour t’en tirer, maintenant ? Je te laisse mes meubles… Brûle mes papiers… Et puis, écoute, porte toujours le fait-divers dans les journaux… Mort d’un vétéran… ça ne vaut pas plus d’une dizaine de lignes…




        #149645
        VictoriaVictoria
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          DUVERNOIS, Henri – Deux nouvelles


          Amateurs !



          La première année de leur mariage, Charlotte et Edmond Visnage habitèrent un petit hôtel entre cour et jardin. La cour était étroite, le jardin exigu. Un soir, alors que son mari s'attardait au banquet des anciens élèves de l'Institution Mauffret, Charlotte, glacée d'épouvante, vit une ombre se glisser dans le jardin. Elle alerta le valet de chambre qui revint peu après et trouva sa patronne, claquant des dents, enfermée dans sa salle de bains.

          – Vous pouvez ouvrir, madame, dit le valet de chambre, tout est arrangé. C'était un ivrogne. Il prétendait comme ça que le jardin était à tout le monde et qu'il avait le droit de dormir dans le nôtre, vu qu'il se sentait trop fatigué pour rentrer chez lui à Argenteuil. Je lui ai donné vingt sous et il est parti prendre un verre en attendant le premier métro. Il a été bien convenable. Il m'a même chargé de remercier Madame et de s'excuser de lui avoir fait peur.

          – Je n'ai pas eu précisément peur, rectifia Charlotte, mais je ne resterai pas huit jours de plus dans le pavillon. La plupart des crimes ont lieu dans ce que l'on appelle des pavillons isolés. Ma mère m'avait prévenue ; j'ai eu tort de ne pas l'écouter. Merci Auguste. Allez vous coucher. J'attendrai monsieur.

          Comme une horloge voisine jetait dans l'abîme du temps la note grave d'une heure du matin, Charlotte, aux aguets derrière les rideaux, vit une automobile s'arrêter, la portière s'ouvrir et son mari, projeté, semblait-il par les rires de l'intérieur, reprendre sur le trottoir un équilibre incertain. Visnage esquissa un salut affectueux, jeta un coup d'oeil de regret à l'automobile qui partait, mit la clef dans la serrure de la grille, entra et fit retentir dans l'escalier un pas alourdi. Arrivé au premier palier, il releva la tête et aperçut sa femme droite dans son peignoir blanc, les cheveux hérissés, statue vivante du Reproche.

          – Allo ! tenta-t-il gracieusement. C'est toi, mon amour ?
          – Oui, allo ! riposta Charlotte. C'est bien moi. Je te félicite. Tu es dans un bel état ! Tu n'as pas honte de laisser une pauvre femme dans un pavillon isolé jusqu'à une heure du matin ? Tu sauras que j'ai failli être assassinée, tout simplement. Un individu s'était introduit dans le jardin et je dois au courage d'Auguste de n'être pas, en ce moment, coupée en petits morceaux. Mais peu t'importe, n'est-ce pas ? Tu t'es sans doute bien amusé au dîner des anciens cancres ? On aurait pu vous enseigner la galanterie, quand vous étiez au collège. En tout cas, de huit heures à une heure du matin j'ai eu le temps de réfléchir. Je te communiquerai ma décision quand tu seras en mesure de me comprendre.
          – Je te comprends ! s'empressa Edmond. Je n'avais accepté d'aller à ce dîner qu'après t'avoir demandé ton autorisation…
          – Il y a des autorisations qui ressemblent à des refus.
          – Je n'ai pas saisi la nuance. Quant à avoir bu, je proteste : deux verres de bourgogne, une coupe et demie de champagne et un doigt de curaçao…
          – Tu ne tiens pas debout.
          – J'ai fumé un cigare trop fort… Souvenir du bahut ! Embrasse-moi.

          Cette proposition souleva Charlotte de colère et de dégoût. Elle essaya de trouver quelques larmes, n'y réussit point et se claquemura dans son boudoir. Là, elle écrivit de très bonne foi, sur le petit livre secret où elle consignait les événements notables de sa vie : “12 juin : J'ai failli être assassinée par un rôdeur. Edmond est rentré ivre et il m'a insultée.” Tant il est vrai que le fait même de rédiger un journal incite aux exagérations littéraires. Mais, le lendemain, elle se mit en quête d'un appartement. Elle en trouva un qui la séduisit car, selon sa propre expression “ce n'était pas l'appartement de tout le monde” ; en effet, il comportait outre deux salons, une salle à manger, trois chambres à coucher et une salle de bains, un grand atelier dont la verrière offrait un horizon de toits vétustes et de cheminées noires.

          – Qu'en ferons-nous, mon trésor ? insinua humblement le mari.
          – Nous verrons. En attendant, je l'arrange comme un véritable atelier d'artiste.
          – Excellente idée. On pourra toujours y danser !

             A la pendaison de la crémaillère, l'installation fut jugée magnifique et originale. Seul maugréa un vieil oncle de Charlotte, Cyprien Chausaigne, artiste peintre, lauréat de la Société des artistes français et officier de l'Instruction publique.

          – Je proteste ! s'écria-t-il. Voilà un garçon qui est avocat. Quel besoin a-t-il d'un atelier ? La mode ? Une mode absurde et qui lèse les professionnels. Comment voulez-vous que nous trouvions à nous loger si les bourgeois prennent nos ateliers pour y donner leurs tangos ? Le monde à l'envers, quoi ! Si j'étais dictateur, je frapperais d'une amende de dix mille francs tout locataire d'atelier qui ne justifierait pas de sa qualité d'artiste.
          – Qui vous dit que je ne suis pas artiste ? s'écria Edmond. On croirait que pour dessiner ou pour peindre, il faut une licence spéciale, un diplôme !
             – Il va se mettre à barbouiller ! hurla l'oncle.
             – Pourquoi pas ?

            Et quand les invités furent partis, Visnage confia à sa femme :

            – La belle saison arrive. Le Palais va être en vacances. Je n'ai heureusement pas besoin d'arpenter la Salle des Pas-Perdus à la recherche d'un mouilleur de lait qui me confierait sa défense moyennant des honoraires de famine… J'ai envie de me mettre à la peinture.
             – Tu sais peindre ?
             – Peut-être. Je n'ai jamais sérieusement essayé. On obtient le gris avec du blanc et du noir et le vert avec du jaune et du bleu.
             – Pour le vert, je ne m'en doutais pas… Tu feras des paysages ?
             – Je voudrais commencer par ton portrait…
             – Essayons. Ainsi je me rendrai compte… Un, portrait est un aveu. Tu me feras telle que tu me vois. Si tu m'aimes moins, comme je le crains, je le constaterai tout de suite.

             Edmond tenait à la tranquillité dans son ménage. Il remit donc la sincérité à plus tard et il présenta sa conjointe sous la forme d'une déesse : yeux immenses aux cils recourbés, teint de lis et de roses, chevelure en auréole.

             – C'est bien, constata Charlotte. Il n'y a que mon collier de perles qui soit avantagé, mais n'y touche pas, tu gâterais tout. Il me semble que c'est un peu trop léché, un peu trop convenu ; mais il s'agit d'un portrait et je le trouve ressemblant. Ne le montrons pas à mon oncle Cyprien. C 'est un envieux ; il te découragerait. Mais papa connaît un conservateur des Musées nationaux. Comme mon portrait ira au Louvre, tôt ou tard, je suis sûre que cela l'intéressera…

             Visnage ému, s'assit en face du chevalet après avoir reçu de sa femme un baiser reconnaissant. Et il resta là jusqu'à ce que le crépuscule l'empêchât d'admirer son oeuvre. “Charlotte, estimait-il, a ses défauts : elle est irascible, volontaire, mais elle a du bon sens, du goût et du jugement.” Et il entra dans une méditation ambitieuse dont il devait sortir artiste, tout au moins d'intention. La fonction crée l'organe. Ainsi la location d'un atelier devait orienter une vocation. Visnage renonça au Palais où il n'avait obtenu que des résultats assez minces et où on le considérait comme un amateur. Il résolut de travailler et il tenta un plein air dans la forêt de Fontainebleau ; mais il ne réussit guère avec les arbres pour lesquels il avait de l'admiration et qu'il considéra dès lors avec une sorte de rancune. Ayant renoncé au paysage, il refit un autre portrait de sa femme ; mais celle-ci se trouva moins jolie et conseilla à son mari de recommencer.

             “Elle est stupide”, jugea Edmond déjà atteint de cette douloureuse maladie qui fait des artistes de véritables écorchés vivants dont l'orgueil saigne à la moindre critique. Il hésitait sur la route à prendre et il avait déjà disposé sur une table une nappe blanche à carreaux bleus, un compotier blanc chargé de quatre pommes de Californie et d'un ananas, quand on frappa à la porte. Le valet de chambre introduisit une jeune fille modestement vêtue, mais fortement maquillée.

             – Bonjour, monsieur, dit la nouvelle venue. Je viens voir si, par hasard, vous n'auriez pas besoin d'un modèle ? Je travaillais souvent chez le monsieur qui habitait là avant vous. Je posais le nu et il était content de moi pour la ligne et pour la couleur. Seulement, le concierge m'a prévenu que vous seriez plutôt avocat…
             – Le concierge se mêle de ce qui ne le regarde pas. Je plaide quelquefois pour m'amuser…

            Charlotte jouait au bridge chez des amis et ne devait pas rentrer avant le soir.

            – Déshabillez-vous derrière le paravent ! commanda Visnage saisi d'une inspiration subite.
             – Bien, monsieur.
             Il fouilla dans un carton et s'inspira de quelques dessins de maîtres. Le modèle, avec une royale indifférence, prit, sur l'estrade, une pose classique.
             “Il importe, pensait Edmond, que je ne paraisse ni intimidé ni embarrassé. Pour un peintre, un modèle n'est pas une femme. Je dois avoir une attitude professionnelle.”
             – Tournez-vous un peu, demanda-t-il, laissez les bras tomber naturellement. Ne vous occupez pas de l'expression, je la mettrai avec les couleurs.

          Au bout de vingt minutes, il avait réussi une caricature assez informe, inspirée, d'ailleurs, d'un des dessins du cartonnier. Il sifflotait avec allégresse.

          – Pas trop fatiguée ?
             – Oh ! non, m'sieur…
             – Voulez-vous jeter un petit coup d'oeil ? Rhabillez-vous d'abord.
             – C'est fini ?
             – Oui, pour aujourd'hui.

            Elle disparut derrière le paravent et revint très vite, transformée en petite ouvrière.

            – Voilà l'esquisse, dit Edmond.
             – C'est particulier…
             – Quel est votre prix ?
             – A Montmartre, je prends soixante…
             – Voici cent francs.
             – Merci, m'sieur. Faudra-t-il revenir ?
             – Demain à la même heure, sauf contre-ordre.
             – Prenez note de mon adresse : Denise Chuffré, 7, rue des Panoyaux.

            Après son départ, Visnage ouvrit les fenêtres pour chasser les parfums que Denise Chuffré choisissait violents. Et il cacha la toile. Au dîner, il demanda à sa femme :

          – Tu as un programme pour demain après-midi ?
             – En voilà une question !
             – C'est pour savoir…
             – Tu es libre ? Tu veux m'accompagner ?
             – Tu n'y penses pas. Je travaille.
             – A quoi ?
             – Une marine.
             – En chambre ?
             – C'est une sorte de marine idéale. Je te montrerai ça quand j'aurai terminé.
             – Tu ne veux pas de moi ?
             – Tu m'intimides.
             – Pauvre chou ! Eh ! bien j'irai chez maman à trois heures et je l'accompagnerai au Bois. Je serai rentrée à six heures.

             Tout allait pour le mieux. Visnage choisit une tenue à la fois savante et négligée : un pantalon de plage, une chemise de soie, une cravate lavallière. Et ayant éloigné les domestiques, il bondit au premier coup de sonnette. Il ramena un fâcheux : Jolibier, entrepreneur de maçonnerie et garçon jovial qu'il mit rapidement au courant.

             – Tu m'excuseras…
             – Laisse-moi ici, dis, mon vieux, tu me ferais un tel plaisir !… Figure-toi que je n'ai jamais mis les pieds dans un atelier. Je voudrais tant voir une séance ! Tu me présenteras au modèle comme un de tes confrères. Tu pourras dire que j'expose aux Indépendants…
             – Il ne s'agit pas d'un amusement.
             – J'ai du tact. Tu acceptes, vieux ? Oui, tu acceptes… Par exemple je ne me doutais pas… Tu as donc lâché le barreau ?
             – Je m'étais inscrit pour faire plaisir à ma famille.
             – Et ta femme ?
             – Elle est sortie. Elle ne sait pas encore que j'ai pris un modèle…

            Mais la sonnette retentit de nouveau. Et Edmond introduisit Denise Chuffré.
             – Un de mes amis, Jolibier ; il expose aux Indépendants.
             – J'ai entendu parler de vous, dit Denise.
             – Alors je peux rester, on est entre collègues ! s'exclama Jolibier.

             Et le modèle retirant ses voiles, l'ami glissa à l'oreille d'Edmond :
             – Elle est charmante !
             – Je ne sais pas. Je ne l'ai pas regardée… Habitude professionnelle…

          Il était préoccupé de sa palette sur laquelle il étalait au hasard diverses couleurs. La petite reprit sa pose. Edmond chargea sa brosse d'une pâte rosâtre…
             Et Charlotte parut…
             Cela fut très simple, comme toutes les grandes catastrophes. Mme Visnage ne manifesta aucune désapprobation, aucun étonnement.

             – Tu vois… balbutia Edmond.
             – Je vois.
             – Je te présente mon ami Jolibier…
             – Enchanté madame.
             – Vous n'avez pas peur de prendre froid, mademoiselle ? coupa Mme Visange.
             – Je suis habituée…
             – Je m'en doute. Tout cela est parfait… Je ne suis pas de trop ?
             – Tu plaisantes.
             – Une petite critique, si tu permets. Les mains sont en ouate et quant aux jambes, tu t'es inspiré de Bouguereau sans doute.
             – Ce n'est pas fini…
             – Oui, oui : je suis de trop.
             Jolibier, prétextant une course urgente, s'esquiva.
             – Vous pouvez vous rhabiller, prononça Edmond.
             – Je reviendrai demain ? demanda Denise.
             – Demain, signifia Mme Visnage, j'aurai besoin de l'atelier. Mon mari vous écrira.

             Jusqu'au départ du modèle, les époux s'affrontèrent en silence : “A nous la grande scène, pensa Edmond. Mais cette fois, je tiendrai tête. J'en ai assez de jouer les petits garçons.” Il s'assit dans un fauteuil, bourra une pipe et alluma d'un coup nerveux son briquet.

             – Tu fumes la pipe maintenant ! c'est complet ! dit Charlotte. Nous voilà seuls. Je ne te poserai aucune question. Je m'étais étonnée de ton insistance à me demander ce que je ferais cet après-midi. Je devais, en effet, aller au Bois avec maman, mais son auto était au graissage. Je suis donc rentrée à l'improviste, sans arrière-pensée. Je ne me doutais pas que je te trouverais en face d'une demoiselle nue et en compagnie d'un imbécile qui m'a tout l'air d'une crapule. Résumons-nous : je te laisse dîner avec tes camarades et tu rentres ivre ; je reviens ici et je te surprends… Il n'en faudrait pas tant pour un bon petit divorce. Je ne veux même pas savoir où tu as déniché cette créature qui a les jambes en poteaux, la poitrine en goutte d'huile et la tête en sac de noix.
             – C'est un modèle ! hurla Visnage, je suis peintre !
             – Soit, concéda Mme Visnage. Tu es peintre et moi je suis sculpteur.
             – Pardon ?
             – Je suis sculpteur. C'est mon droit. Tu l'as dit toi-même : il n'y a pas besoin de diplômes ; j'en profite. Je disposerai de l'atelier demain. Tu vois ce paquet : j'avais apporté de la cire pour faire ton buste. Mais il ne s'agit pas de cela. Ta tête ne m'intéresse pas. Moi aussi, je prendrai un modèle. Un Antinoüs. Il paraît que cela se trouve facilement à Montparnasse… Liberté pour chacun ! Voilà ! Et je ne me donne pas six mois pour être illustre.

            A l'ouvrage elle reconnut que la cire n'était pas facile à modeler. L'Antinoüs, embauché à Montparnasse, se permit de donner un avis :

             – Vous auriez plus facile avec de la glaise. Comme vous n'êtes guère au courant, je pourrais vous en apporter. Ces messieurs ont beaucoup de satisfaction avec la glaise. Vous n'avez qu'à l'entourer de linges mouillés.

             “Mon Dieu, jugeait Charlotte, cette besogne serait encore supportable si je n'étais pas forcée de regarder cet homme qui est affreux et qui doit se nourrir exclusivement d'escargots à l'ail.” Néanmoins, elle persista. Un après-midi l'atelier était pris par Denise Chuffré, l'autre par l'Antinoüs. Edmond, ayant renoncé à la couleur, ébauchait sans conviction de pâles dessins, à la manière des maîtres. Charlotte, au bout de quatre séances, fit mouler une statuette d'avant-garde inspirée à la fois par l'art nègre et par ces bonshommes de plâtre que l'on vend sur les quais.

             – Vous trouvez cela bien ? demanda-t-elle au mouleur.
             Celui-ci répondit :
             – On en voit tant !
             Pour Edmond, il considérait maintenant la jeune Denise Chuffré comme un potache considère un pensum.
             – Envoyons tout cela à l'Hôtel des Ventes, intima Mme Visnage. Nous aurons une indication.
             Le lot entier : onze dessins, une toile et la statuette, obtint trois francs. Ce résultat unit les deux époux dans la même amertume. “Quelle époque ! – Avec la T.S.F.- Et les sports…”
             – S'il faut utiliser l'atelier, nous pourrions, hasarda Edmond, établir une petite scène et donner des représentations privées. Tu as de l'imagination ; j'ai du style…qui sait? Il paraît qu'à l'étranger, on manque de comédies.
             – J'ai mieux, décida Charlotte. Laisse-moi faire, mon chéri… Reprends tes livres de droit… Tu avais tant de talent… Etre avocat, c'est tout de même plus sérieux à notre époque : les gens ne se soucient plus d'art, mais ils se disputent toujours… Moi j'ai à m'occuper de notre intérieur…

             Et le soir, accroché devant la porte de la maison rendue à son calme, un écriteau portait ces mots :

          ATELIER D'ARTISTE A LOUER
          S'adresser à la concierge.

          (Extrait de Cinq nouvelles d'Henri DUVERNOIS, Laboratoire de l'Hépatrol, 1936)


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