FRANCE, Anatole – Trois nouvelles

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    VictoriaVictoria
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      #148549
      VictoriaVictoria
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        FRANCE, Anatole – Trois nouvelles

        Vol domestique



        Il y a environ dix ans, peut-être plus, peut-être moins, je visitai une prison de femmes. C’était un ancien château construit sous Henri IV et dont les hauts toits d’ardoise dominaient une sombre petite ville du Midi, au bord d’un fleuve. Le directeur de cette prison touchait à l’âge de la retraite ; il portait une perruque noire et une barbe blanche. C’était un directeur extraordinaire. Il pensait par lui-même et avait des sentiments humains. Il ne se faisait pas d’illusions sur la moralité de ses trois cents pensionnaires, mais il n’estimait pas qu’elle fût bien au-dessous de la moralité de trois cents femmes prises au hasard dans une ville.

        « Il y a de tout ici comme ailleurs », semblait-il me dire de son regard doux et las.

        Quand nous traversâmes la cour, une longue file de détenues achevait la promenade silencieuse et regagnait les ateliers. Il y avait beaucoup de vieilles, l’air brute et sournois. Mon ami le docteur Cabane, qui nous accompagnait, me fit remarquer que presque toutes ces femmes avaient des tares caractéristiques, que le strabisme était fréquent parmi elles, que c’étaient des dégénérées, et qu’il s’en trouvait bien peu qui ne fussent marquées des stigmates du crime, ou tout au moins du délit.

        Le directeur secoua lentement la tête. Je vis bien qu’il n’était guère accessible aux théories des médecins criminalistes et qu’il demeurait persuadé que dans notre société les coupables ne sont pas toujours très différents des innocents.

        Il nous mena dans les ateliers. Nous vîmes les boulangères, les blanchisseuses, les lingères à l’ouvrage. Le travail et la propreté mettaient là presque un peu de joie. Le directeur traitait toutes ces femmes avec bonté. Les plus stupides et les plus méchantes ne lui faisaient pas perdre sa patience ni sa bienveillance. Il estimait qu’on doit passer bien des choses aux personnes avec lesquelles on vit, qu’il ne faut pas trop demander même à des délinquantes et à des criminelles ; et, contrairement à l’usage, il n’exigeait pas des voleuses et des entremetteuses qu’elles fussent parfaites parce qu’elles étaient punies. Il ne croyait guère à l’efficacité morale des châtiments, et il désespérait de faire de la prison une école de vertu. Ne pensant pas qu’on rend les gens meilleurs en les faisant souffrir, il épargnait le plus qu’il pouvait les souffrances à ces malheureuses. Je ne sais s’il avait des sentiments religieux, mais il n’attachait aucune signification morale à l’idée d’expiation.

        « J’interprète le règlement, me dit-il, avant de l’appliquer. Et je l’explique moi-même aux détenues. Le règlement prescrit, par exemple, le silence absolu. Or, si elles gardaient absolument le silence, elles deviendraient toutes idiotes ou folles. Je pense, je dois penser, que ce n’est pas cela que veut le règlement. Je leur dis : « Le règlement vous ordonne de garder le silence. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que les surveillantes ne doivent pas vous entendre. Si l’on vous entend, vous serez punies ; si l’on ne vous entend pas, on n’a pas de reproche à vous faire. Je n’ai pas à vous demander compte de vos pensées. Si vos paroles ne font pas plus de bruit que vos pensées, je n’ai pas à vous demander compte de vos paroles.« Ainsi averties, elles s’étudient à parler sans pour ainsi dire proférer de sons. Elles ne deviennent pas folles et la règle est suivie. »

        Je lui demandai si ses supérieurs hiérarchiques approuvaient cette interprétation du règlement.

        Il me répondit que les inspecteurs lui faisaient souvent des reproches ; qu’alors il les conduisait jusqu’à la porte extérieure et leur disait : « Vous voyez cette grille ; elle est en bois. Si l’on enfermait ici des hommes, au bout de huit jours il n’en resterait pas un. Les femmes n’ont pas l’idée de s’évader. Mais il est prudent de ne pas les rendre enragées. Le régime de la prison n’est pas déjà très favorable à leur santé physique et morale. Je ne me charge plus de les garder si vous leur imposez la torture du silence. »

        L’infirmerie et les dortoirs, que nous visitâmes ensuite, étaient installés dans de grandes salles blanchies à la chaux, et qui ne gardaient plus de leur antique splendeur que des cheminées monumentales de pierre grise et de marbre noir surmontées de pompeuses Vertus en ronde bosse. Une Justice, sculptée vers 1600 par quelque artiste flamand italianisé, la gorge libre et la cuisse hors de sa tunique fendue, tenait d’un bras gras ses balances affolées dont les plateaux se choquaient comme des cymbales. Cette déesse tournait la pointe de son glaive contre une petite malade couchée dans un lit de fer, sur un matelas aussi mince qu’une serviette pliée. On eût dit un enfant.

        « Eh bien, cela va mieux ? demanda le docteur Cabane.

        — Oh ! oui, monsieur, beaucoup mieux. »

        Et elle sourit.

        « Allons, soyez bien sage, et vous guérirez. »

        Elle regarda le médecin avec de grands yeux pleins de joie et d’espérance.

        « C’est qu’elle a été bien malade, cette petite », dit le docteur Cabane.

        Et nous passâmes.

        « Pour quel délit a-t-elle été condamnée

        — Ce n’est pas pour un délit, c’est pour un crime.

        — Ah !

        — Infanticide. »

        Au bout d’un long corridor, nous entrâmes dans une petite pièce assez gaie, toute garnie d’armoires, et dont les fenêtres, qui n’étaient pas grillées, donnaient sur la campagne. Là, une jeune femme, fort jolie, écrivait devant un bureau. Debout, près d’elle, une autre, très bien faite, cherchait une clé dans un trousseau pendu à sa ceinture. J’aurais cru volontiers que ce fussent les filles du directeur. Il m’avertit que c’étaient deux détenues.

        « Vous n’avez pas vu qu’elles ont le costume de la maison ? »

        Je ne l’avais pas remarqué, sans doute parce qu’elles ne le portaient pas comme les autres.

        « Leurs robes sont mieux faites et leurs bonnets, plus petits, laissent voir leurs cheveux.

        — C’est, me répondit le vieux directeur, qu’il est bien difficile d’empêcher une femme de montrer ses cheveux, quand ils sont beaux. Celles-ci sont soumises au régime commun et astreintes au travail.

        — Que font-elles ?

        — L’une est archiviste et l’autre bibliothécaire. »

        Il n’y avait pas besoin de le demander : c’étaient deux « passionnelles ». Le directeur ne nous cacha pas qu’aux délinquantes il préférait les criminelles.

        « J’en sais, dit-il, qui sont comme étrangères à leur crime. Ce fut un éclair dans leur vie. Elles sont capables de droiture, de courage et de générosité. Je n’en dirais pas autant de mes voleuses. Leurs délits, qui restent médiocres et vulgaires, forment le tissu de leur existence. Elles sont incorrigibles. Et cette bassesse, qui leur fit commettre des actes répréhensibles, se retrouve à tout instant dans leur conduite. La peine qui les atteint est relativement légère et, comme elles ont peu de sensibilité physique et morale, elles la supportent le plus souvent avec facilité.

        « Ce n’est pas à dire, ajouta-t-il vivement, que ces malheureuses soient toutes indignes de pitié et ne méritent point qu’on s’intéresse à elles. Plus je vis, plus je m’aperçois qu’il n’y a pas de coupables et qu’il n’y a que des malheureux. »

        Il nous fit entrer dans son cabinet et donna à un surveillant l’ordre de lui amener la détenue 503.

        « Je vais, nous dit-il, vous donner un spectacle que je n’ai point préparé, je vous prie de le croire, et qui vous inspirera sans doute des réflexions neuves sur les délits et les peines. Ce que vous allez voir et entendre, je l’ai vu et entendu cent fois dans ma vie. »

        Une détenue, accompagnée d’une surveillante, entra dans le cabinet. C’était une jeune paysanne assez jolie, l’air simple, nice et doux.

        « J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, lui dit le directeur. M. le président de la République, instruit de votre bonne conduite, vous remet le reste de votre peine. Vous sortirez samedi. »

        Elle écoutait, la bouche entrouverte, les mains jointes sur le ventre. Mais les idées n’entraient pas vite dans sa tête.

        « Vous sortirez samedi prochain de cette maison. Vous serez libre. »

        Cette fois elle comprit, ses mains se soulevèrent dans un geste de détresse, ses lèvres tremblèrent :

        « C’est-il vrai qu’il faut que je m’en aille ? Alors qu’est-ce que je vas devenir ? Ici j’étais nourrie, vêtue et tout. Est-ce que vous pourriez pas le dire à ce bon monsieur, qu’il vaut mieux que je reste où je suis ? »

        Le directeur lui représenta avec une douce fermeté qu’elle ne pouvait refuser la grâce qui lui était faite ; puis il l’avertit qu’à son départ elle recevrait une certaine somme, dix ou douze francs.

        Elle sortit en pleurant.

        Je demandai ce qu’elle avait fait, celle-là. Il feuilleta un registre :

        « 503. Elle était servante chez des cultivateurs… Elle a volé un jupon à ses maîtres… Vol domestique… Vous savez, la loi punit sévèrement le vol domestique. »


        #148550
        VictoriaVictoria
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          Le Réséda du curé



          J’ai connu jadis, dans un village du Bocage, un saint homme de curé qui se refusait toute sensualité, pratiquait le renoncement avec allégresse et ne connaissait de joie que celle du sacrifice. Il cultivait dans son jardin des arbres fruitiers, des légumes et des plantes médicinales. Mais, craignant la beauté jusque dans les fleurs, il ne voulait ni roses ni jasmin. Il se permettait seulement l’innocente vanité de quelques pieds de réséda, dont la tige tortueuse, si humblement fleurie, n’attirait point son regard quand il lisait son bréviaire entre ses carrés de choux, sous le ciel du bon Dieu. Le saint homme se défiait si peu de son réséda que, bien souvent, en passant, il en cueillait un brin et le respirait longtemps. Cette plante ne demande qu’à croître. Une branche coupée en fait renaître quatre. Si bien que, le diable aidant, le réséda du curé en vint à couvrir un vaste carré du jardin. Il débordait sur l’allée et tirait au passage par sa soutane le bon prêtre qui, distrait par cette plante folle, s’arrêtait vingt fois l’heure de lire ou de prier. Du printemps à l’automne, le presbytère fut tout embaumé de réséda.

          Voyez ce que c’est que de nous, et combien nous sommes fragiles ! On a raison de dire qu’une inclination naturelle nous porte tous au péché. L’homme de Dieu avait su garder ses yeux ; mais il avait laissé ses narines sans défense, et voilà que le démon le tenait par le nez. Ce saint respirait maintenant l’odeur du réséda avec sensualité et concupiscence, c’est-à-dire avec ce mauvais instinct qui nous fait désirer la jouissance des biens sensibles et nous induit en toutes sortes de tentations. Il goûtait dès lors avec moins d’ardeur les odeurs du ciel et les parfums de Marie ; sa sainteté en était diminuée, et il serait peut-être tombé dans la mollesse, son âme serait devenue peu à peu [?page?]semblable à ces âmes tièdes que le ciel vomit, sans un secours qui lui vint à point. Jadis, dans la Thébaïde, un ange vola à un ermite la coupe d’or par laquelle le saint homme tenait encore aux vanités de ce monde. Pareille grâce fut faite au curé du Bocage. Une poule blanche gratta tant et si bien la terre au pied du réséda, qu’elle le fit tout mourir. On ignore d’où venait cet oiseau. Pour moi, j’incline à croire que l’ange qui déroba, dans le désert, la coupe de l’ermite se changea en poule blanche pour détruire l’obstacle qui barrait au bon prêtre le chemin de la perfection.


          #148551
          VictoriaVictoria
          Participant

            L’Œuf rouge



            Le docteur N*** posa sa tasse de café sur la cheminée, jeta son cigare dans le feu et me dit :

            — Cher ami, vous avez raconté jadis l’étrange suicide d’une femme bourrelée de terreur et de remords. Sa nature était fine et sa culture exquise. Soupçonnée de complicité dans un crime dont elle avait été le muet témoin, désespérée de son irréparable lâcheté, agitée par de perpétuels cauchemars qui lui représentaient son mari mort et décomposé la désignant du doigt aux magistrats curieux, elle était la proie inerte de sa sensibilité exaspérée. Dans cet état, une circonstance insignifiante et fortuite décida de son sort. Son neveu, un enfant, vivait chez elle. Un matin, il fit, comme à son ordinaire, ses devoirs dans la salle à manger. Elle s’y trouvait elle-même. L’enfant se mit à traduire mot à mot des vers de Sophocle. Il prononçait tout haut les termes grecs et français à mesure qu’il les écrivait :  la tête divine ;  de Jocaste ;  est morte… , déchirant sa chevelure ;  elle appelle ;  Laïs mort… , nous vîmes ;  la femme pendue. Il fit un paraphe qui troua le papier, tira une langue toute violacée d’encre, puis il chanta : « Pendue ! pendue ! pendue ! » La malheureuse, dont la volonté était détruite, obéit sans défense à la suggestion du mot qu’elle avait entendu trois fois. Elle se leva droite, sans voix, sans regard, et elle entra dans sa chambre. Quelques heures après, le commissaire de police, appelé pour constater la mort violente, fit cette réflexion : « J’ai vu bien des femmes suicidées ; c’est la première fois que j’en vois une pendue. »

            On parle de suggestion. C’en est là de la plus naturelle et de la plus croyable. Je me méfie un peu, malgré tout, de celle qui est préparée dans les cliniques. Mais qu’un être chez qui la volonté est morte obéisse à toutes les excitations extérieures, c’est une vérité que la raison admet et que démontre l’expérience. L’exemple que vous en apportez m’en rappelle un autre assez analogue. C’est celui de mon malheureux camarade Alexandre Le Mansel. Un vers de Sophocle tua votre héroïne. Une phrase de Lampride perdit l’ami dont je veux vous parler.

            Le Mansel, avec qui j’ai fait mes classes au lycée d’Avranches, ne ressemblait à aucun de ses camarades. Il paraissait à la fois plus jeune et plus vieux qu’il n’était en réalité. Petit et fluet, il avait peur, à quinze ans, de tout ce dont les petits enfants s’effrayent. L’obscurité lui causait une épouvante invincible. Il ne pouvait rencontrer, sans fondre en larmes, un des domestiques du lycée qui avait une grosse loupe au sommet du crâne. Mais par moments, à le voir de près, il avait l’air presque vieux. Sa peau aride, collée sur les tempes, nourrissait mal ses maigres cheveux. Son front était poli comme le front des hommes mûrs. Quant à ses yeux, ils étaient sans regard. Maintes fois des étrangers le prirent pour un aveugle. Sa bouche donnait seule une physionomie à son visage. Ses lèvres mobiles exprimaient tour à tour une joie enfantine et de mystérieuses souffrances. Le timbre de sa voix était clair et charmant. Quand il récitait ses leçons, il donnait aux vers leur nombre et leur rythme, ce qui nous faisait beaucoup rire. Pendant les récréations, il partageait volontiers nos jeux, et il n’y était pas maladroit, mais il y apportait une ardeur fébrile et des allures de somnambule qui inspiraient à quelques-uns d’entre nous une antipathie insurmontable. Il n’était pas aimé ; nous en aurions fait notre souffre-douleur, s’il ne nous eût imposé par je ne sais quelle fierté sauvage et par son renom d’élève fort. Bien qu’inégal dans son travail, il tenait souvent la tête de la classe. On disait qu’il parlait, la nuit, dans le dortoir, et que même il sortait tout endormi de son lit. C’est ce qu’aucun de nous n’avait guère observé de ses propres yeux, car nous étions à l’âge des profonds sommeils.

            Il m’inspira longtemps plus de surprise que de sympathie. Nous devînmes subitement amis dans une promenade que nous fîmes avec toute la classe à l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Nous étions venus pieds nus par la grève, portant nos souliers et notre pain au bout d’un bâton et chantant à tue-tête. Nous passâmes sous la poterne, puis, ayant jeté notre baluchon au pied des Michelettes, nous nous assîmes côte à côte sur une de ces vieilles bombardes de fer que la pluie et l’embrun écaillent depuis cinq siècles. Là, promenant des vieilles pierres au ciel son regard vague, et balançant ses pieds nus, il me dit : « J’aurais voulu vivre du temps de ces guerres et être un chevalier. J’aurais pris les deux Michelettes, j’en aurais pris vingt, j’en aurais pris cent ; j’aurais pris tous les canons des Anglais. J’aurais combattu seul devant la poterne. Et l’archange saint Michel se serait tenu au-dessus de ma tête comme un nuage blanc. »

            Ces paroles et le chant traînant dont il les disait me firent tressaillir. Je lui dis : « J’aurais été ton écuyer. Le Mansel, tu me plais ; veux-tu être mon ami ? » Et je lui tendis la main, qu’il prit avec solennité.

            Au commandement du maître, nous chaussâmes nos souliers et notre petite troupe gravit la rampe étroite qui mène à l’abbaye. À mi-chemin, près d’un figuier rampant, nous vîmes la maisonnette où Tiphaine Raguenel, veuve de Bertrand du Guesclin, vécut, au péril de la mer. Ce logis est si étroit que c’est merveille s’il a été habité. Il faut que, pour y vivre, la bonne Tiphaine ait été une étrange petite vieille ou plutôt une sainte, menant une existence toute spirituelle. Le Mansel ouvrit les bras, comme pour embrasser cette bicoque angélique ; puis s’étant agenouillé, il se mit à baiser les pierres sans entendre les rires de ses camarades qui, dans leur gaieté, commençaient à lui jeter des cailloux. Je ne raconterai pas notre promenade à travers les cachots, le cloître, les salles et la chapelle. Le Mansel semblait ne rien voir. D’ailleurs je n’ai rappelé cet épisode que pour vous montrer comment notre amitié était née.

            Le lendemain, au dortoir, je fus réveillé par une voix qui me disait à l’oreille : « Tiphaine n’est pas morte. » Je me frottai les yeux et vis à côté de moi Le Mansel en chemise. Je l’invitai rudement à me laisser dormir et ne songeai plus à cette bizarre confidence.

            À compter de ce jour, je compris le caractère de notre condisciple beaucoup mieux que je n’avais fait jusqu’alors, et j’y découvris un orgueil immense, que je n’avais pas soupçonné. Je ne vous surprendrai pas en vous disant qu’à quinze ans j’étais un médiocre psychologue ; mais l’orgueil de Le Mansel était trop subtil pour qu’on pût en être frappé tout d’abord. Il s’étendait sur de lointaines chimères et n’avait point de forme tangible. Cependant il inspirait tous les sentiments de mon ami et il donnait une espèce d’unité à ses idées baroques et incohérentes.

            Pendant les vacances qui suivirent notre promenade au Mont-Saint-Michel, Le Mansel m’invita à passer une journée chez ses parents, cultivateurs et propriétaires à Saint-Julien. Ma mère me le permit, non sans quelque répugnance. Saint-Julien est à six kilomètres de la ville. Ayant mis un gilet blanc et une belle cravate bleue, je m’y rendis un dimanche, de bon matin.

            Alexandre m’attendait sur le seuil, en souriant comme un petit enfant. Il me prit par la main et me fit entrer dans la « salle ». La maison, à demi rustique, à demi bourgeoise, n’était ni pauvre ni mal tenue. Pourtant j’eus le cœur serré en y entrant, tant il y régnait de silence et de tristesse. Là, près de la fenêtre, dont les rideaux étaient un peu soulevés, comme par une curiosité timide, je vis une femme qui me sembla vieille. Je ne répondrais pas qu’elle le fût alors autant qu’il me parut. Elle était maigre et jaune ; ses yeux brillaient dans leur orbite noire, sous des paupières rouges. Bien qu’on fût en été, son corps et sa tête disparaissaient sous de sombres vêtements de laine. Mais ce qui la rendait tout à fait étrange, c’est la lame de métal qui cerclait son front comme un diadème.

            — C’est maman, me dit Le Mansel. Elle a sa migraine.

            Madame Le Mansel me fit un compliment d’une voix gémissante et, remarquant sans doute mon regard étonné qui s’attachait à son front :

            — Mon jeune monsieur, me dit-elle en souriant, ce que je porte aux tempes n’est point une couronne ; c’est un cercle magnétique pour guérir les maux de tête.

            Je cherchais à répondre de mon mieux, quand Le Mansel m’entraîna dans le jardin, où nous trouvâmes un petit homme chauve qui glissait dans les allées comme un fantôme. Il était si mince et si léger qu’on pouvait craindre que le vent l’emportât. Son allure timide, son long cou décharné qu’il tendait en avant, sa tête grosse comme le poing, ses regards de côté, son pas sautillant, ses bras courts soulevés comme des ailerons, lui donnaient, autant que possible et plus que de raison, l’aspect d’une volaille plumée.

            Mon ami Le Mansel me dit que c’était son papa, mais qu’il fallait le laisser aller à la basse-cour, parce qu’il ne vivait que dans la compagnie de ses poules et qu’il avait perdu près d’elle l’habitude de causer avec les hommes. Pendant qu’il parlait, monsieur Le Mansel père disparut à nos yeux, et nous entendîmes bientôt des gloussements joyeux s’élever dans l’air. Il était dans sa cour.

            Le Mansel fit avec moi quelques tours de jardin et m’avertit que tout à l’heure, au dîner, je verrais sa grand’mère ; que c’était une bonne dame, mais qu’il ne faudrait pas faire attention à ce qu’elle dirait, parce qu’elle avait quelquefois l’esprit dérangé. Puis il me mena dans une jolie charmille, et là il me dit à l’oreille, en rougissant :

            — J’ai fait des vers sur Tiphaine Raguenel ; je te les dirai une autre fois. Tu verras ! tu verras !

            La cloche sonna le dîner. Nous rentrâmes dans la salle. Monsieur Le Mansel père y entra après nous avec un panier plein d’œufs.

            — Dix-huit ce matin, dit-il d’une voix qui gloussait.

            On nous servit une omelette délicieuse. J’étais assis entre madame Le Mansel, qui soupirait sous son diadème, et sa mère, une vieille Normande aux joues rondes, qui, n’ayant plus de dents, souriait des yeux. Elle me parut tout à fait avenante. Pendant que nous mangions le canard rôti et le poulet à la crème, la bonne dame nous faisait des contes agréables, et je ne remarquai pas que son esprit fût le moins du monde dérangé comme l’avait dit son petit-fils. Il me sembla au contraire qu’elle était la gaieté de la maison.

            Après le dîner, nous passâmes dans un petit salon dont les meubles de noyer étaient garnis de velours d’Utrecht jaune. Une pendule à sujet brillait sur la cheminée entre deux flambeaux. Sur le socle noir de la pendule reposait, protégé par le globe qui la recouvrait, un œuf rouge. Je ne sais pourquoi, ayant une fois remarqué cet œuf, je me mis à le considérer attentivement. Les enfants ont de ces curiosités inexplicables. Je dois dire aussi que cet œuf était d’une couleur extraordinaire et magnifique. Il ne ressemblait en rien à ces œufs de Pâques qui, trempés dans du jus de betterave, y prennent cette teinte vineuse qu’admirent les marmots arrêtés devant l’étalage des fruitiers. Il était teint d’une pourpre royale. Je ne pus m’empêcher d’en faire la remarque avec l’indiscrétion de mon âge.

            Monsieur Le Mansel père y répondit par une sorte de cocorico qui trahissait son admiration.

            — Mon jeune monsieur, ajouta-t-il, cet œuf n’est point teint, comme vous semblez le croire. Il a été pondu tel que vous le voyez par une poule ceylandaise de mon poulailler. C’est un œuf phénoménal.

            — Il ne faut point oublier de dire, mon ami, ajouta madame Le Mansel d’une voix dolente, que cet œuf fut pondu le jour même de la naissance de notre Alexandre.

            — C’est positif, reprit monsieur Le Mansel.

            Cependant la vieille grand’mère me regardait avec des yeux moqueurs et, pinçant ses lèvres molles, me faisait signe de n’en rien croire.

            — Hum ! fit-elle tout bas, les poules couvent quelquefois ce qu’elles n’ont point pondu, et si quelque malin voisin glisse dans leur nitée un…

            Son petit-fils l’interrompit avec violence. Il était pâle, ses mains tremblaient.

            — Ne l’écoute pas, me cria-t-il. Tu sais ce que je t’ai dit. Ne l’écoute pas !

            — C’est positif, répétait monsieur Le Mansel en fixant de côté son œil rond sur l’œuf pourpre.

            La suite de mes relations avec Alexandre Le Mansel ne présente rien qui mérite d’être conté. Mon ami me parla souvent de ses vers à Tiphaine, mais il ne me les montra jamais. D’ailleurs je le perdis bientôt de vue. Ma mère m’envoya terminer mes études à Paris. J’y passai mes deux baccalauréats et j’y étudiai la médecine. Dans le temps que je préparais ma thèse de doctorat, je reçus une lettre de ma mère qui m’annonçait que ce pauvre Alexandre avait été très malade et qu’à la suite d’une terrible crise il était devenu craintif et défiant à l’excès, qu’il restait d’ailleurs tout à fait inoffensif et que, malgré le trouble de sa santé et de sa raison, il montrait une aptitude extraordinaire pour les mathématiques. Ces nouvelles n’étaient pas pour me surprendre. Bien des fois, en étudiant les troubles des centres nerveux, j’avais fait un retour sur mon pauvre ami de Saint-Julien et pronostiqué malgré moi la paralysie générale qui menaçait cet enfant d’une migraineuse et d’un microcéphale rhumatisant.

            Les apparences ne me donnèrent pas raison d’abord. Alexandre Le Mansel, ainsi qu’on me le manda d’Avranches, retrouva à l’âge adulte une santé normale et donna des preuves certaines de la beauté de son intelligence. Il poussa très avant ses études mathématiques ; même il envoya à l’Académie des sciences la solution de plusieurs équations non encore résolues, qui fut trouvée aussi élégante que juste. Absorbé par ces travaux, il ne trouvait que rarement le temps de m’écrire. Ses lettres étaient affectueuses, claires, bien ordonnées ; il ne s’y rencontrait rien qui pût être suspect au neurologiste le plus soupçonneux. Mais bientôt notre correspondance cessa tout à fait et je restai dix ans sans entendre parler de lui.

            Je fus bien surpris, l’an passé, quand mon domestique me remit la carte d’Alexandre Le Mansel en me disant que ce monsieur attendait dans l’antichambre. J’étais dans mon cabinet, et je traitais avec un de mes confrères une affaire professionnelle d’une certaine importance. Toutefois, je priai mon confrère de m’attendre une minute et je courus embrasser mon ancien camarade. Je le trouvai bien vieilli, chauve, hâve, d’une excessive maigreur. Je le pris par le bras et le conduisis dans le salon.

            — Je suis bien content de te revoir, me dit-il, et j’ai beaucoup à te dire. Je suis en butte à des persécutions inouïes. Mais j’ai du courage, je lutterai vaillamment, je triompherai de mes ennemis !

            Ces paroles m’inquiétèrent comme elles eussent inquiété à ma place tout autre médecin neurologiste.

            J’y découvrais un symptôme de l’affection dont mon ami était menacé par les lois fatales de l’hérédité, et qui avait paru enrayée.

            — Cher ami, nous causerons de tout cela, lui dis-je. Reste ici un moment. Je termine une affaire. Prends un livre pour te distraire en attendant.

            Vous savez que j’ai beaucoup de livres et que mon salon contient, dans trois bibliothèques d’acajou, six mille volumes environ. Pourquoi fallut-il que mon malheureux ami prit justement celui qui pouvait lui faire du mal et l’ouvrit à la page funeste ? Je conférai vingt minutes environ avec mon collègue, puis, l’ayant congédié, je rentrai dans le salon où j’avais laissé Le Mansel. Je trouvai le malheureux dans l’état le plus effrayant. Il frappait un livre ouvert devant lui, que je reconnus tout de suite pour être la traduction de l’Histoire Auguste. Et il récitait à haute voix cette phrase de Lampride : « Le jour de la naissance d’Alexandre Sévère, une poule appartenant au père du nouveau-né pondit un œuf rouge, présage de la pourpre impériale que l’enfant devait revêtir. »

            Son exaltation allait jusqu’à la fureur. Il écumait. Il criait : « L’œuf, l’œuf de mon jour natal ! Je suis empereur. Je sais que tu veux me tuer. N’approche pas, misérable ! » Il faisait les cent pas. Puis, revenant vers moi, les bras ouverts : « Mon ami, me disait-il, mon vieux camarade, que veux-tu que je te donne ?… Empereur… Empereur… Mon père avait raison… L’œuf pourpre… Empereur, il faut l’être… Scélérat ! pourquoi me cachais-tu ce livre ? Je châtierai ce crime de haute trahison… Empereur ! Empereur ! Je dois l’être. Oui, c’est le devoir. Allons, allons !… »

            Il sortit. J’essayai en vain de le retenir. Il m’échappa. Vous savez le reste. Tous les journaux ont raconté comment, en sortant de chez moi, il acheta un revolver et brûla la cervelle au factionnaire qui lui barrait la porte de l’Élysée.

            Ainsi une phrase écrite au ive siècle par un historien latin occasionne quinze cents ans plus tard la mort d’un malheureux pioupiou de notre pays. Qui démêlera jamais l’écheveau des causes et des effets ? Qui peut se flatter de dire en accomplissant un acte quelconque : Je sais ce que je fais ? Mon cher ami, c’est tout ce que j’avais à vous conter. Le reste n’intéresse que les statistiques médicales et peut se dire en deux mots. Le Mansel, enfermé dans une maison de santé, resta quinze jours en proie à une folie furieuse. Puis il tomba dans une imbécillité complète, pendant laquelle sa gloutonnerie était telle qu’il dévorait jusqu’à la cire à frotter le parquet. Il s’est étouffé il y a trois mois en avalant une éponge.

            Le docteur se tut et alluma une cigarette. Après un moment de silence :

            — Docteur, lui dis-je, vous nous avez conté là une affreuse histoire.

            — Elle est affreuse, répondit le docteur, mais elle est vraie. Je prendrais bien un petit verre de cognac.


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