GILMAN, Charlotte Perkins – Si j’étais un homme

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        Si j’étais un homme, Charlotte Perkins Gilman
        Texte original : « If I Were a Man. » , publié dans Physical Culture 32 (1914): 31–34.
        Traduction : Gaëlle
        Licence CC-BY-NC-SA


        «Si j’étais un homme…», c’est ce que la jolie petite Mollie Mathewson se disait toujours quand Gerald ne faisait pas ce qu’elle voulait – ce qui était rare.
        C’est ce qu’elle se dit en ce matin ensoleillé, en tapant de sa petite pantoufle à talons hauts, parce qu’il avait fait toute une histoire à propos de cette facture, la longue avec la « note de frais », qu’elle avait oublié de lui donner la première fois et avait craint la seconde – et à présent il l’avait reçue du facteur en personne.
        Mollie était « typique ». Elle était un bel exemple de ce que l’on appelle respectueusement « une vraie femme ». Petite, évidemment – une vraie femme ne peut être grande. Jolie, bien sûr – une vraie femme ne pourrait être quelconque. Fantasque, capricieuse, charmante et inconstante, aimant passionnément les beaux vêtements et toujours « bien mise », comme le dit l’expression ésotérique. (Cela ne fait pas référence aux vêtements eux-mêmes – ils ne se mettent pas bien du tout – mais à une grâce particulière dans la façon de les passer et les porter, qui n’est accordée qu’à quelques-unes, semble-t-il.)
        Elle était aussi une épouse aimante et une mère dévouée dotée « des qualités sociales » et du goût pour la « vie mondaine » qui vont avec ; et avec tout cela elle était satisfaite et fière de sa maison et la gérait aussi bien que – eh bien, que la plupart des femmes. S’il y avait une seule vraie femme, c’était bien Mollie Mathewson, et pourtant elle souhaitait de tout son cœur être un homme.

        Et tout d’un coup, elle le fut !

        Elle fut Gerald, descendant le chemin, si droit avec ses épaules carrées, pressé d’attraper son train du matin, à son habitude, et, il faut l’avouer, quelque peu de mauvaise humeur.
        Ses propres mots résonnaient dans ses oreilles – non seulement le « dernier mot », mais plusieurs qui l’avaient précédé, et elle tenait ses lèvres serrées, pour ne pas dire quelque chose qu’elle regretterait. Mais au lieu de l’attitude d’acquiescement adoptée par cette petite personne en colère sur la véranda, ce qu’elle ressentait était une sorte de fierté supérieure, de compassion envers la faiblesse, du sentiment que «je dois être doux avec elle », malgré la colère.
        Un homme ! Vraiment un homme – avec juste assez du souvenir subconscient d’elle-même pour lui faire reconnaître les différences.
        Au début, il y eut une drôle de sensation de taille et de poids et d’épaisseur supplémentaire, les pieds et les mains semblaient étrangement grands, et ses longues jambes droites se balançaient librement vers l’avant à une allure qui la faisait se sentir comme sur des échasses.
        Bientôt cela passa, et à sa place, grandissant toute la journée, où qu’elle allât, lui vint une sensation nouvelle et délicieuse d’avoir la bonne taille.
        Tout convenait maintenant. Son dos bien ajusté contre le dossier, ses pieds confortablement au sol. Ses pieds ? . . . Ses pieds à lui ! Elle les étudia attentivement. Jamais auparavant, depuis ses premiers jours d’école, elle n’avait ressenti une telle liberté et un tel confort de ses pieds – ils étaient fermes et solides sur le sol lorsqu’elle marchait, rapides, élastiques, sûrs – comme lorsque, poussée par une impulsion inconnue, elle avait couru, rattrapé l’autobus et sauté à bord.
        D’une autre impulsion elle avait pêché de la monnaie dans une poche accessible – instantanément, automatiquement, trouvant une pièce pour le conducteur et un sou pour le vendeur de journaux.
        Ces poches lui sont apparues comme une révélation. Bien sûr, elle avait su qu’elles étaient là, elle les avait comptées, s’était moquée d’elles, les avait réparées, les avait enviées même ; mais elle n’avait jamais rêvé de la sensation d’avoir des poches.
        Derrière son journal, elle laissa sa conscience, cette étrange conscience entremêlée, vagabonder de poche en poche, réalisant la ferme assurance que donne le fait d’avoir toutes ces choses à portée de main, immédiatement disponibles, prêtes à faire face aux urgences. L’étui à cigares lui procura une chaleureuse sensation de bien-être – il était plein ; le stylo plume fermement maintenu, en sécurité à moins qu’elle ne se tînt sur la tête ; les clés, les crayons, les lettres, les papiers, le carnet, le chéquier, le porte-billets – en même temps, avec un profond sentiment de puissance et de fierté, elle ressentit ce qu’elle n’avait jamais ressenti auparavant de toute sa vie – la possession d’argent, de son argent gagné par elle-même – qu’elle pouvait donner ou garder, et non pas mendier, taquiner, cajoler pour l’avoir – le sien.
        Cette facture – eh bien, si elle lui était arrivée à elle – c’est-à-dire, à lui, il l’aurait payé et ne lui en aurait jamais fait la remarque – à elle.
        Puis, étant lui, assise là si tranquillement et résolument avec son argent dans ses poches, elle prit conscience qu’il avait été toute sa vie soucieux de l’argent. Enfant – ses désirs et ses rêves, ses ambitions. Jeune homme – travaillant énormément pour avoir les moyens de bâtir une maison – pour elle. Ces dernières années avec leur écheveau de soucis, d’espoirs et de dangers ; le moment présent, quand il avait besoin de chaque centime pour ses grands projets, et cette facture, due depuis longtemps et nécessitant un paiement, lui promettait un certain nombre de soucis tout à fait inutiles qu’il n’aurait pas eus si elle lui avait été remise à sa première réception ; et aussi, la profonde aversion des hommes pour ce « note de frais ».
        « Les femmes n’ont aucun sens des affaires ! » se surprit-elle à dire. « Et tout cet argent seulement pour des chapeaux – choses idiotes, inutiles, laides ! »
        Sur ce, elle commença à regarder les chapeaux des femmes dans l’autobus d’une manière dont elle ne les avait jamais regardés auparavant. Ceux des hommes semblaient normaux, dignes, seyants, avec assez de variété pour refléter leurs goûts personnels, et se distinguant par leur style et leur ancienneté, ce qu’elle n’avait jamais remarqué avant. Mais ceux des femmes …
        Avec les yeux d’un homme et le cerveau d’un homme – avec le souvenir d’une vie entière de libre mouvement où le chapeau, ajusté sur les cheveux coupés courts, n’avait pas été un handicap – elle remarquait maintenant les chapeaux des femmes.
        La chevelure volumineuse et gonflée était à la fois attrayante et ridicule ; et sur ces cheveux, sous tous les angles, de toutes les couleurs, inclinés, tordus, torturés dans des formes recourbées, faits de tout matériau offert par le hasard, étaient perchés ces objets sans forme. Et alors, sur cette informité, les parures – ces jets de plumes droites, ces extraordinaires nœuds de couleurs vives en ruban scintillant, ces panaches de plumage se balançant, protubérants, qui tourmentaient les visages des passants.
        Jamais de toute sa vie elle n’avait imaginé que cette chapellerie féminine idolâtrée pouvait ressembler, pour ceux qui la payaient, aux décorations d’un singe fou.
        Et pourtant, quand pénétra dans l’autobus une petite femme, aussi insensée qu’une autre, mais jolie et d’apparence agréable, Gerald Mathewson se leva et lui laissa son siège. Et, plus tard, quand entra une belle fille aux joues rouges, dont le chapeau était plus fou, plus ardent dans sa couleur et plus excentrique dans sa forme qu’aucun autre – quand elle se tint debout près de lui et que ses plumes douces et recourbées balayèrent sa joue encore et encore – il ressentit un plaisir soudain sous l’effet de ces chatouilles intimes – et elle, tout au fond de lui, ressentit une vague de honte telle qu’elle aurait bien pu noyer un millier de chapeaux pour toujours.
        Lorsqu’ il prit son train, son siège dans le wagon fumeur, elle eut une nouvelle surprise. Tout autour de lui, il y avait les autres hommes, ceux de la banlieue comme lui, et beaucoup d’entre eux étaient ses amis.
        Pour elle, ils auraient été identifiés comme « le mari de Mary Wade », « l’homme avec lequel Belle Grant est fiancée », « ce riche M. Shopworth » ou « ce sympathique M. Beale ». Et ils auraient tous levé leurs chapeaux pour elle, se seraient inclinés, lui auraient tenu poliment la conversation s’ils étaient placés suffisamment proches, surtout M. Beale.
        À présent lui venait l’impression d’avoir des relations franches, de connaître ces hommes – tels qu’ils étaient. L’ampleur même de cette connaissance était une surprise pour elle – tout un antécédent de discussions qui remontaient à l’enfance, les bavardages chez le barbier et au club, les conversations dans les trains le matin et le soir, la connaissance de leur tendances politiques, de la situation de leurs affaires et de leurs projets, de leurs caractères – sous un jour qu’elle n’avait jamais connu auparavant. Ils venaient parler à Gerald, les uns et les autres. Il semblait assez apprécié. Et tandis qu’ils parlaient, avec cette nouvelle mémoire et cette nouvelle compréhension, une compréhension qui semblait inclure l’esprit de tous ces hommes, sur sa conscience immergée profondément afflua une nouvelle, une surprenante connaissance – ce que les hommes pensent vraiment des femmes.
        De bons Américains moyens étaient là ; des hommes mariés pour la plupart, et heureux comme on peut l’être en général. Dans l’esprit de chacun d’eux, il semblait y avoir un coffre à deux niveaux séparé du reste de leurs idées, un endroit distinct où ils conservaient leurs pensées et leurs sentiments envers les femmes.
        Dans la moitié supérieure se trouvaient les émotions les plus tendres, les idéaux les plus exquis, les souvenirs les plus doux, tous les sentiments affectueux envers le « foyer » et la « mère », tous les adjectifs exprimant la délicatesse et l’admiration, une sorte de sanctuaire où une statue voilée, adorée aveuglément, partageait l’espace avec des expériences chères et pourtant communes.
        Dans la moitié inférieure – ici cette conscience enfouie se réveilla avec une douleur aigüe – ils conservaient de tout autres idées. Ici, même chez son mari à l’esprit pur, se trouvait le souvenir d’histoires racontées lors de dîners d’hommes, de pires encore entendues dans la rue ou dans le bus, de traditions vulgaires, d’épithètes grossières, d’expériences triviales – connues, bien que non vécues.
        Et tout cela dans le coffre « femme » ; mais dans le reste de l’esprit, il y avait là véritablement de nouveaux savoirs.
        Le monde s’ouvrait devant elle. Pas le monde dans lequel elle avait été élevée – dans lequel le Foyer avait recouvert toute la carte, quasiment, et le reste avait été « étranger » ou « région inexplorée », mais le monde tel qu’il était – le monde des hommes, tel que les hommes l’avaient fait, y vivaient, le voyaient. C’était vertigineux. Voir les maisons qui fuyaient si vite à travers la vitre du wagon en termes de coûts de construction ou de quelque information technique sur les matériaux et les méthodes de fabrication ; voir en passant un village en déplorant qui le « possédait » et avec quelle célérité son Chef briguait un pouvoir officiel, ou pourquoi ce type de pavage était défectueux ; voir les magasins, non pas comme de simples lieux exposant des objets désirables, mais comme des entreprises, dont beaucoup coulaient, d’autres promettaient d’être rentables – ce nouveau monde la déroutait.
        Elle – en tant que Gerald – avait déjà oublié cette facture, au sujet de laquelle elle – en tant que Mollie – pleurait encore à la maison. Gerald « discutait affaires » avec cet homme, « parlait politique » avec cet autre, et à présent compatissait aux difficultés que tâchait de dissimuler un voisin.
        Mollie avait toujours fait preuve de compassion vis-à-vis de la femme du voisin auparavant.
        Elle commençait à se débattre avec cette vaste conscience masculine dominante. Elle se souvenait avec une clarté soudaine de choses qu’elle avait lues, de conférences qu’elle avait entendues, et éprouvait avec une intensité grandissante ce sentiment de tranquille occupation masculine du point de vue d’un homme.
        M. Miles, le petit homme maniaque qui vivait de l’autre côté de la rue, parlait à présent. Il avait une grosse épouse satisfaite d’elle-même que Mollie n’avait jamais appréciée ; mais lui, elle l’avait toujours trouvé plutôt gentil –il était si cérémonieux dans ses marques de politesse.
        Et voilà qu’il parlait à Gerald – quelle conversation !
        « Il a bien fallu que je vienne ici », disait-il. « J’ai laissé mon siège à une dame qui était décidée à l’avoir. Il n’y a rien qu’elles n’obtiennent quand elles en ont l’idée en tête, hein ? »
        « Aucun risque ! » dit le gros homme du siège d’à côté. « Elles n’ont pas grand’chose dans la tête, vous savez – et si elles ont une idée, elles en changent ensuite. »
        « Le vrai danger », commença le révérend Alfred Smythe, le nouveau pasteur épiscopal, un grand homme mince et nerveux avec un visage d’un autre temps, « c’est qu’elles se mettent à dépasser les limites de la sphère qui leur a été octroyée par Dieu ».
        « Leurs limites naturelles devraient les retenir, je pense », déclara le Dr Jones sur un ton joyeux. « Vous ne pouvez pas tromper la physiologie, je vous le dis. »
        « Je n’ai, moi-même, jamais vu de limites à ce qu’elles veulent, de toute façon », dit M. Miles. un riche mari et une belle maison et une infinité de chapeaux et de robes, et la dernière voiture à la mode, et quelques diamants – et ainsi de suite. Ça nous occupe bien assez. »
        Il y avait un homme grisonnant et fatigué de l’autre côté de l’allée. Il avait une très belle épouse, toujours très élégamment habillée, et trois filles célibataires, également très élégantes – Mollie les connaissait. Elle savait qu’il travaillait dur, lui-aussi, et elle le regardait maintenant avec un peu d’anxiété.
        Mais il sourit gaiement.
        « Soyez honnête, Miles, » dit-il. « Pour quoi d’autre un homme travaillerait-il ? Une femme bien est la meilleure chose sur terre. »
        « Et une mauvaise la pire, pour sûr », répondit Miles.
        « Elles font des infirmières plutôt médiocres, d’un point de vue professionnel », déclara avec solennité le Dr Jones, et le révérend Alfred Smythe ajouta : « La femme a apporté le mal au monde. »
        Gerald Mathewson se redressa. Quelque chose l’agitait au fond de lui qu’il ne reconnaissait pas – mais à quoi il ne pouvait résister.
        « Il me semble que nous parlons tous comme Noé, » suggéra-t-il sèchement. « Ou les anciennes écritures hindoues. Les femmes ont leurs limites, mais Dieu sait que nous aussi. N’avons-nous pas connu des filles à l’école et au collège tout aussi intelligentes que nous ? »
        « Elles ne peuvent pas jouer à nos sports », répondit froidement le pasteur.
        Gerald évalua sa faible constitution avec un œil expert.
        « Je n’ai jamais été particulièrement bon au football », admit-il modestement, « par contre j’ai connu des femmes qui pouvaient y surpasser un homme en endurance physique. De plus, on ne passe pas sa vie à faire de l’athlétisme ! »
        C’était malheureusement vrai. Ils regardèrent tous dans l’allée où un homme lourd et mal habillé, ayant mauvaise mine, était assis seul. Il avait été à la une des journaux, autrefois, avec gros titres et photographies. Maintenant, il gagnait moins que n’importe lequel d’entre eux.
        « Il est temps que nous nous réveillions », poursuivit Gérald, toujours pressé en son for intérieur à tenir un discours qui ne lui était pas familier. « Les femmes sont tout de même des êtres humains, me semble-t-il. J’admets qu’elles s’habillent d’une manière insensée – mais qui est à blâmer pour cela ? Nous inventons tous ces chapeaux idiots qu’elles portent, et concevons leurs habits ridicules ; qui plus est, si une femme est assez courageuse pour porter des vêtements – et des chaussures – qui suivent le bon sens commun, qui parmi nous veut danser avec elle ?
        « Oui, nous les blâmons de se greffer à nous, mais sommes-nous prêts à laisser nos épouses travailler ? Nous ne le sommes pas. Cela blesse notre fierté, tout simplement. Nous les critiquons toujours de faire des mariages intéressés, mais comment appelons-nous une fille qui épouse un type sans argent ? Juste une pauvre idiote, c’est tout. Et elles le savent. »
        « Quant à notre Mère Eve – je n’étais pas là et je ne peux pas nier cette histoire, mais je vais dire ceci. Si c’est elle qui apporta le mal dans le monde, nous les hommes avons eu depuis la plus grande responsabilité à l’y propager – qu’en dites-vous ?  »
        Ils arrivèrent en ville, et toute la journée pendant son travail, Gerald avait vaguement conscience de nouveaux points de vue, de sentiments étranges, et la Mollie immergée au fond de lui apprenait, apprenait.

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