GOETHE, Johann Wolfgang (von) – Pour les jeunes poètes

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      Augustin BrunaultAugustin Brunault
      Maître des clés

        GOETHE, Johann Wolfgang (von) – Pour les jeunes poètes

        Traduction : Jacques Porchat (1800-1864).



        Pour les jeunes poètes

        De jeunes hommes m'envoient fort souvent des poésies allemandes, en me priant de les juger et même de dire ma pensée sur la vocation poétique de l'auteur. Mais, malgré mon désir de reconnaître cette confiance, il m'est impossible de faire par écrit, dans le cas particulier, une réponse convenable, qu'il serait assez difficile d'exprimer de vive voix. Cependant ces envois s'accordent, en général jusqu'à un certain point, et je puis me résoudre à présenter ici quelques réflexions pour l'avenir. La langue allemande est arrivée à un si haut degré de perfection, qu'il est donné à chacun, selon son talent, de s'exprimer heureusement, en prose et en vers rythmiques ou rimés, d'une manière convenable à l'objet comme au sentiment. Il s'ensuit que toute personne qui s'est un peu formée en écoutant et en lisant, dès qu'elle s'entend un peu elle-même, se sent pressée de communiquer, avec une certaine facilité, ses pensées et ses jugements, ce qu'elle a reconnu et senti.

        Mais il est difficile, je crois même impossible, au jeune homme de reconnaître que, dans un sens élevé, c'est encore avoir fait peu de chose. Si l'on considère attentivement ces productions, on trouve tout ce qui se passe dans l'intérieur, tout ce qui se rapporte à la personne même, plus ou moins réussi, et quelquefois si bien, que l'expression parait avoir autant de clarté que de profondeur, autant de fermeté que de grâce. Tout ce qui est général, l'Être suprême, comme la patrie, l'immense nature, avec ses merveilleux phénomènes, nous surprennent dans les poésies de jeunes hommes ; nous ne pouvons en méconnaître la valeur morale, et nous devons en trouver l'exécution digne d'éloges.

        Mais voici justement la difficulté. Plusieurs jeunes gens, qui entrent dans la même voie, se grouperont ensemble, et entreprendront ensemble un joyeux pèlerinage, sans s'éprouver et sans considérer si leur but n'est pas trop reculé dans le vague.

        Car, par malheur, un observateur bienveillant ne tarde pas à remarquer que le bien-être juvénile diminue soudain : que le regret des joies évanouies, la poursuite langoureuse des biens perdus, l'aspiration à l'inconnu, à l'inaccessible, le découragement, les invectives contre les obstacles de tout genre, la lutte contre la disgrâce, l'envie et la persécution, troublent la source claire. Et nous voyons la joyeuse société s'éparpiller et se disperser en ermites misanthropes : aussi est-il bien difficile de faire comprendre aux talents de tout genre et de tout degré que LA MUSE ACCOMPAGNE VOLONTIERS LA VIE, MAIS NE SAIT NULLEMENT LA DIRIGER.

        Quand nous entrons dans la vie active et forte, quelquefois fâcheuse, où nous devons tous, tels que nous sommes, nous sentir dépendants d'un grand ensemble, si nous redemandons tous nos premiers rêves, nos vœux, nos espérances et les agréments des vieux contes, la Muse s'éloigne et cherche la société de celui qui renonce avec sérénité, qui se relève aisément, qui sait dérober quelques jouissances à chaque saison, qui donne le temps convenable au chemin de glace comme au jardin de roses, qui fait taire ses propres douleurs, et cherche attentivement autour de lui où il pourrait trouver une douleur à calmer, une joie à faire éclore.

        Alors les années ne le sépareront point des nobles déesses, car, tout comme elles se plaisent à l'innocence ingénue, elles marchent volontiers aux côtés de la sagesse prudente ; là, favorisant dans son germe un être naissant, une belle espérance ici, prenant plaisir à un être accompli dans son entier développement. Qu'il me soit permis de finir par quelques rimes ces épanchements.

        À l'âge où d'espoir on s'enivre,
        Jeune homme, écoute, et te souviens
        Que la Muse, qui sait nous suivre,
        À nous conduire n'entend rien.

        #148413
        Augustin BrunaultAugustin Brunault
        Maître des clés

          Encore un mot pour les jeunes poètes

          Notre maître est celui sous la direction duquel nous nous exerçons dans un art d'une manière continue, et qui, à mesure que nous acquérons de l'habileté, nous communique peu à peu les principes d'après lesquels nous pourrons atteindre le plus sûrement le but désiré.

          Dans ce sens, je n'ai été le maitre de personne. Mais, si je dois dire ce que j'ai été pour les Allemands en général, et particulièrement pour les jeunes poètes, j'oserai me nommer leur libérateur ; chez moi, en effet, ils se sont aperçus que, de même que l'homme doit vivre du dedans au dehors, l'artiste doit opérer aussi du dedans au dehors : car, il aura beau faire, il ne produira jamais que son individualité.

          S'il se met à l'œuvre vivement et gaiement, il manifestera certainement la valeur de son être, la grandeur ou la grâce, peut-être aussi la gracieuse grandeur, que lui a dispensée la nature. Je puis d'ailleurs très-bien observer sur qui j'ai opéré de la sorte. Il en résulte en quelque façon une poésie naturelle, et c'est la seule manière dont il est possible d'être original.

          Heureusement notre poésie est si perfectionnée sous le rapport technique, le mérite d'un fonds intéressant se montre si clairement au jour, que nous voyons paraître des œuvres merveilleusement agréables. Cependant le progrès peut devenir plus sensible tous les jours, et nul ne sait où cela peut conduire. Mais il faut que chacun apprenne à se connaître lui-même, sache se juger lui-même, parce qu'il est ici impossible de recourir à une mesure étrangère.

          Disons en peu de mots l'essentiel. Le jeune poète doit exprimer uniquement sa vie et son œuvre, sous quelque forme que ce puisse être ; il doit écarter rigoureusement tout esprit de contradiction, toute malveillance, toute médisance, et ce qui est purement négatif, car de cela il ne sort rien. Je ne puis assez sérieusement recommander à mes jeunes amis de s'observer eux-mêmes, afin que, à côté d'une certaine facilité d'expression rythmique, ils gagnent aussi de plus en plus pour le fonds.

          Mais le fonds poétique, c'est le fonds de notre propre vie, et personne ne peut nous le donner ; on peut l'assombrir peut-être, mais non le gâter. Tout ce qui est vanité, c'est-à-dire amour-propre sans fondement, sera plus maltraité que jamais.

          Se déclarer libre est une grande prétention, car on déclare en même temps qu'on veut se dominer soi-même. Et qui en est capable ? À mes amis, les jeunes poètes, voici là-dessus ce que je dirai : Vous n'avez proprement aujourd'hui aucune règle, et vous devez vous en tracer une à vous-mêmes. Demandez-vous, au sujet de chaque poésie, si elle renferme une chose que vous ayez éprouvée et si cette épreuve vous a avancés. Vous n'êtes pas avancés, si vous pleurez sans cesse une amante, que vous avez perdue par l'absence, l'infidélité ou la mort. Cela n'est d'aucune valeur, quelque habileté, quelque talent qu'on y sacrifie.

          Qu'on s'en tienne au courant de la vie, et qu'on s'éprouve dans l'occasion ; car c'est ainsi qu'il se vérifie, dans l'instant même, si nous sommes vivants, et, dans la méditation postérieure, si nous étions vivants.

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