KOWKA – La Stola bleue

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    CocotteCocotte
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      CocotteCocotte
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        La stola bleue

        Je passais mes vacances d’été dans la ferme de mes grands parents maternels à Trimont, en Ardennes. Dès septembre je fréquenterai l’enseignement secondaire, j’avoue que cela me faisait un peu peur. Aussi je comptais bien profiter au maximum de ces derniers moments de liberté et d’insouciance. Tous les jours, je me baignais dans l’Ourthe qui passait non loin du village. C’est là que j’avais fait la connaissance de Clem – Clémence Louvery de Saint-Jean. Elle avait douze ans comme moi et ensemble nous faisions les quatre cents coups. Elle me fit découvrir toute la région au cours de longues balades qui se terminaient chaque fois à la rivière. Le bois de Freyr, la chapelle de la bonne Dame, le château en ruine d’Amberloup…

        C’est fin août, alors que les jours sans soucis touchaient à leur fin qu’elle prit son courage à deux mains et qu’elle m’invita au château de Louvery, celui de son oncle où elle aussi, passait ces vacances. Dans le grand salon trônait un énorme tableau, « l’enlèvement des Sabines » de Nicolas Poussin me dit-elle mais comme je restais cloué, impressionné par la violence de la scène elle me tira par la manche de ma chemise et s’exclama :

        — Viens, ce n’est pas pour cela que je t’ai fait venir ici. Elle m’attira au grenier, prit une vieille boite de Bergamotes de Nancy, l’ouvrit en sortit un morceau d’ouate et me montra son trésor : trois piécettes d’argent, reliquat d’une petite trouvaille faite par son arrière grand-père lors de travaux dans l’ancienne porcherie, elles étaient au nom d’un chef romain nommé IMP POSTVMVS PF AVG, j’étais émerveillé, des pièces vieilles de deux mille ans, j’en pris une en main, c’est ce moment que choisit son oncle pour faire irruption dans le dit grenier et en me traitant de galapiat me chassa de la soupente et du château par la même occasion. Je m’enfuis donc, la rage au cœur, mais une monnaie romaine collée dans la paume de ma main. Je vis une dernière fois Clem, dimanche à l’église. Elle me fit un triste sourire et un petit geste discret et affectueux de la main…

         

        Sept ans plus tard, j’intégrais l’école nationale des chartes à Paris ayant réussi le concours d’admission avec brio, je l’avoue. C’est au cours d’une visite au Louvre en journée didactique, que je tombai en admiration pour le tableau de Nicolas Poussin, « L’enlèvement des Sabines », le vrai celui-ci. Personne ne pouvait comprendre l’amour que je portais pour cette œuvre racontant un évènement de la fondation de Rome, sauf peut-être, mon directeur de thèse, je me suis demandé longtemps pourquoi. Suite à de fructueux et longs échanges d’idées concernant Rome et sa fondation, il me proposa le classement d’un grand médailler de monnaies antiques chez le baron de Noblecourt, du côté de Luzarches. Ce que j’ai accepté avec joie, car je m’intéressais aux monnaies romaines depuis mes vacances en Ardennes.

         

        Ainsi dès le lendemain, je me présentai chez Maître Noblecourt, notaire de son état.

        Il était l’heureux propriétaire d’une splendide bibliothèque, belle comme seule une provinciale pouvait l’être lorsqu’elle se mêlait de l’être. Toute en noyer sombre, presque noir, elle couvrait les murs de cette grande pièce sur trois côtés, le quatrième était occupé par trois hautes fenêtres ogivales à petits meneaux laissant entrer une lumière légèrement tamisée par un fin voile tombant du plafond au sol devant chacune d’elles. À mi-hauteur, un imposant balcon faisait le tour de la pièce y compris devant les fenêtres, large de presque deux mètres, il était garni tout du long de sa balustrade en acajou, par des meubles bas en bois précieux.

        Les livres étaient rangés comme des hussards à la parade, tous au garde à vous, le long des murs serrés les uns contre les autres, les rangs se succédant à d’autres rangs et ce jusqu’au plafond. Le sol de marbre, aux figures géométriques dans lesquelles des étoiles noires contrastaient avec le blanc des dalles, était étrangement propre, parfaitement lisse. Les rais de lumière du soleil couchant traversaient les grandes fenêtres dans lesquelles jouaient des granités d’or, éclairaient tour à tour étagères, carrelage et donnaient vie à la pièce, comme un projecteur de cinéma muet. Aucun souffle d’air perceptible, pourtant les voilages s’agitaient, faiblement, mais à intervalles réguliers. Il régnait dans cette pièce un parfum de cuir et de vieux papiers certes, mais pas du tout ce relent de moisi souvent trouvé dans les ouvrages anciens, preuve qu’ils étaient superbement bien entretenus par un amoureux des livres, qu’ils soient lus ou non. De temps en temps un bronze romain, un masque primitif venait rompre cet alignement. À droite entre deux fauteuils, les quatre rayons du bas étaient garnis de portes grillagées, faisant penser à un moucharabieh empêchant de voir les titres cachés dans l’ombre, ceux de l’enfer je présume.

        Monsieur Noblecourt avait demandé mes services pour remettre en ordre les collections de médailles de son aïeul, car comme toute bibliothèque qui se respecte, elle avait un cabinet de monnaies. C’étaient les meubles précieux du balcon. J’en avais au moins pour cinq ou six mois, car la collection comportait quand même plus de douze mille pièces. Le comte désirait le rangement, l’inventaire et si possible en faire le catalogue d’une collection très disparate, composée d’un millier de grecques, trois ou quatre mille romaines, autant du Moyen-âge et de la Renaissance surtout les rois de France, et étonnement plus ou moins de deux mille exemplaires de monnaies gauloises. Je dois avouer que je fus fort étonné de découvrir dans une collection ancienne autant de gauloises, qui à l’époque où elles avaient été recueillies n’étaient guère prisées. Puis j’appris plus tard, en lisant les notes du grand-père du Baron actuel, qu’il avait accepté cet ensemble gaulois en payement d’une vente de terre agricole. Il avait le nez creux le grand-père car si ces monnaies n’étaient pas recherchées de son temps, aujourd’hui elles étaient fort prisées. Des personnalités tel Cocteau ou Breton les avaient mises au goût du jour. Il avait aussi quelques monnaies du trésor du moulin de Luzarches en souvenir de cette trouvaille, je présume.

        Une furieuse curiosité, une attraction si forte me cloua sur place, et sans m’en rendre compte, je réalisais, que j’étais appuyé sur l’échelle coulissante, et en regardant ma montre, depuis deux heures. Avais-je dormi ? Je me sentais à la fois fatigué, un peu perdu, les idées confuses. Les narines subitement titillées par un effluve de muguet, très discret, je sursautais 

        — Alors, qu’en pensez-vous ?

        Il m’avait proposé pour la prise de notes et la création du fichier, les services de sa fille, qui s’ennuyait passablement et était intéressée par l’histoire et particulièrement les objets. C’était elle, le muguet.

        Elle m’avoua presque de suite que les objets avaient une âme et qu’ils lui parlaient, elle construisait tout un monde imaginaire mais plausible. Ces histoires de l’Histoire étaient tellement récréatives que très vite ce fut devenu un plaisir de l’écouter. En fait, lorsqu’elle cessa brutalement de parler, presque le souffle court, tant elle avait mis de passion dans ses mots, je réalisais que je n’avais regardé que sa bouche. Je pouvais la dessiner les yeux fermés, mais j’aurais été incapable de dire comment elle était habillée, ni la couleur de ses yeux, sa corpulence, et même si elle était jolie.

        Redescendu sur terre, je vis une jeune fille, le rose aux joues, le contraire d’une créature qui baille à longueur de journée, mais une jeune femme passionnée par l’histoire, et l’espace d’un instant, je l’imaginais au milieu d’elfes, une baguette magique à la main. Je délirais, je dus reprendre ma respiration, et avec un sourire que je voulais charmant, je murmurais :

        — Vous êtes passionnante ! Mais on se connaît, n’est-ce pas Clem ?

        Elle rougit encore un peu plus.

        — Bien sur Paul que l’on se connaît, comment aurais-je pu oublier ces jours d’été au bord de l’Ourthe, au pied des ruines du vieux château. Je crois que ce furent mes plus belles vacances. Quand j’ai appris par ton prof d’histoire de l’art, qu’il avait un thésard qui était amoureux de « l’Enlèvement des Sabines » et qui se prénommait Paul, je n’ai pu résister, j’ai demandé à papa de profiter de l’occasion pour cataloguer le médailler.

        Très vite, tous les matins j’allais chez le notaire Noblecourt, moins pour classer et référencer ces monnaies mais bien pour le plaisir d’être avec Clem. Oui elle portait le nom d’une divinité romaine – la clémence – et en avait toutes les qualités. Elle avait le profil que les maîtres graveurs de l’atelier de Rome donnaient aux impératrices, cette apparence un peu énigmatique au regard profond et lointain. Mais les monnaies antiques ne reflétaient pas la carnation de sa peau.

        Quelque chose me titillait.

        Pourquoi avait-elle attendu que je lui dise la reconnaître, alors qu’elle

        savait qui j’étais ? Et si je ne l’avais pas reconnue, aurait-elle joué les inconnues ?

        J’avoue que je repassais en boucle nos retrouvailles, et surtout cette impression de flotter dans un autre monde lorsque je l’écoutais sans vraiment la regarder. En fait, lorsque j’étais seul, dans l’imposante bibliothèque, je sentais une présence. Les fenêtres étaient condamnées, je n’avais jamais osé demander pourquoi, et Maître Noblecourt m’avait donné peu d’instructions si ce n’est de tenir la porte fermée, même lorsque j’étais à l’intérieur.

        Je m’adonnais à la tâche fixée. Curieusement, uniquement lorsque j’étais absorbé par ce travail, je sentais soudain un souffle et je voyais les rideaux s’élever, puis retomber doucement. Très intrigué depuis le premier jour, je restais de longs moments les yeux fixés sur les ouvertures, et rien. Pas un souffle, pas un mouvement.

        Tous les matins Clem m’accueillait avec un grand sourire, et une bise bien franche sur les deux joues, et après un « allez vaque ! » s’en retournait.

        En fait, je me sentais démuni devant elle, j’aurais voulu retrouver la complicité de notre enfance, et quelque chose me bloquait, inexplicable. Pourtant, pas d’une nature timide, je me liais facilement, j’aimais sortir et même danser, je n’hésitais pas à aborder une jeune fille, ou même une jeune femme, et je l’avoue, conclure dans un lit, ou même dans une voiture ne me gênait nullement. Mais pour Clem, j’avais une retenue, comme un faisceau magique entre elle et moi. De temps à autre, je lui touchais le bras, comme pour vérifier son enveloppe mortelle et en souriant, elle me pinçait la joue. Je revenais vite sur terre. Mais de plus en plus souvent, lorsqu’elle me rendait visite à la bibliothèque, alors que cela ne se produisait jamais dans un autre lieu, j’avais des visions fulgurantes. Tandis qu’elle me parlait de chose ou autre, me demandant où j’en étais, si le travail avançait, je voyais une femme en stola bleu saphir qui se débattait. Tellement fugace cette image disparaissait, me laissant désemparé, car je savais bien, que cette femme rêvée était le personnage central du tableau de Poussin que j’affectionnais.

        Une fois rentré dans le petit studio que j’avais loué pour ce travail, je revoyais le travail accompli, mais surtout, je repensais à Clem, et à ces flashs qui me tourmentaient. À force de réfléchir et de fouiller ma mémoire d’enfant, je revis enfin comment Clem était habillée le fameux jour, une robe de coton voile, très légère, et bien sûr bleue. Ce fut comme un soulagement, je trouvais enfin la raison de ma transposition, du personnage du tableau à ma petite amie d’enfance.

        Bizarrement, le cœur plus léger, j’affrontais la journée à venir. Non pas que je rechignais à cette tâche confiée, qui me passionnait, mais j’évitais de voir Clem, je ne recherchais pas sa présence, tout en l’espérant je devais bien me l’avouer. Mais bizarrement lorsqu’elle arrivait, une curieuse impression survenait, me donnant une boule à l’estomac.

        Alors qu’absorbé complètement par une pièce de Vibia Sabina, une main sur mon épaule me fit sursauter

        — Bonjour, tu vas bien ? Tu t’en sors ?

        — Oui, quelle collection ! Mais elle mérite toute mon attention, le passé semble me parler à travers toutes ces pièces, j’imagine dans quel gousset ou aumônière, ou bourse elles pouvaient être, qui les détenait, homme, femme, brigand, notable, tout simplement magiques, ces voyages dans le passé. Puisque tu es là, aurais-tu l’amabilité de ranger le règne d’Hadrien, qui est terminé ? Ton grand-père avait un magnifique et rare médaillon d’Antinöus, son favori.

        Clem prit le petit plateau de travail et commença à déposer les pièces dans le médailler principal. C’est au moment où elle rangeait le denier et le sesterce de Sabine qu’ils passèrent dans les rayons du soleil couchant. Ils prirent alors une splendide carnation fugitive. Cette couleur très sensuelle et fugace attira mon attention sur les profils de cette femme de l’antiquité. Mais enfin, où avais-je déjà vu ce profil un peu austère ?… Oui bien sûr c’est la femme à la stola bleue du tableau. Je ne sais pourquoi, mais au même moment je lui ai posée une question :

        — Au fait, Clem, tu te souviens de la boîte de Bergamotes ?

        — Euh, il me semble que j’en avais trop mangé peut-être, j’étais si gourmande !

        — Non, pas du… et là un courant d’air froid traversa la pièce, comme s’il voulait m’interrompre, tandis que les voilages battaient vigoureusement dans tous les sens. Un peu interloqué, je cherchais Clem du regard, j’étais seul. Pourquoi les voiles avaient-ils bougé, où était-elle passée ?

        Sa réponse sur la boite de Bergamotes, son coffre à trésors si précieux, m’intriguait. Comment a-t-elle pu oublier ? Je commençais à douter de mes sens. Bon traitons les choses l’une après l’autre, d’abord ces courants d’air ensuite le tableau de Poussin qui m’intriguait de plus en plus.

        J’ai alors exécuté une fouille en règle de la bibliothèque, rayon après rayon, étage après étage. J’ai commencé par trouver un petit bouton près de la fenêtre de gauche et à ma grande surprise il commandait l’ouverture d’un rayon entier de la bibliothèque. Cette ouverture assez étroite desservait un long corridor qui donnait sur une porte fermée à clef. Tous les trois mètres un œilleton permettait d’observer la bibliothèque. Oh me dis-je, l’indiscrète, m’espionner ainsi était très inélégant. Suite aux flashs récurrents, je me suis intéressé d’un peu plus près au tableau de l’enlèvement des Sabines et je suis resté très étonné qu’il n’y ait rien sur le sujet dans cet antre de culture pourtant très bien tenu.

        Après plusieurs jours de recherches j’ai enfin trouvé les livres d’art sur le sujet. Car comme la lettre d’Edgard Poe ils étaient très bien camouflés dans un des enfers.

        Où mieux cacher un objet que parmi ses frères ?

        Possédant toutes les clefs je me suis empressé de sortir tous les ouvrages sur le sujet. Très vite je compris que le motif était vaste, mais une particularité m’étonna, la femme à la stola bleue n’était pas dans tous les tableaux, seules les deux variantes de Poussin, celui de Jacques Stella et les deux variantes de Nicola Bambini comportaient cette Sabine particulière. Celui que j’avais admiré au château de Louvéry était une copie de Poussin, celui du Metropolitan Museum of Art de New-York, j’ignorais que le maître avait fait deux versions de l’Enlèvement des Sabines. En la regardant de plus près, surtout sur la version de New-York, je me suis aperçu qu’elle ressemblait fort à l’impératrice romaine Vibia Sabina, surtout à la monnaie où elle a le regard si doux. J’ai regardé attentivement la reproduction du tableau, puis le denier, puis de nouveau le tableau et une conclusion évidente me saute à la figure, elles ressemblent toutes deux à Clem, il y a le même air de famille. J’en suis resté pantois, totalement abasourdi par cette ressemblance, qui je devais bien me l’avouer, ne pouvait être que pure coïncidence.

        Le notaire Noblecourt passant par la bibliothèque me demanda :

        — Alors ça va comme vous voulez, ça avance ?

        — Oui et l’aide que m’apporte Clem est souveraine, répondis-je tout en me tournant vers lui. Son visage était soudain devenu très sombre, les yeux tournés vers le sol, d’une voix tremblante il me dit :

        — Ce n’est pas Clémentine qui vous donne un coup de main, mais bien Sabine, sa sœur jumelle. Clem est morte. Sabine est la seule des deux enfants qu’il me reste, je les avais adoptées lors du décès de mon grand ami, mon frère en loge, le Comte Louvery de Saint Jean, celui de la lignée Montmédy. Clem, vous l’avez connue lors de son séjour en Ardennes chez son oncle. Puis il partit très vite, je dirais même qu’il s’enfuit et je le soupçonnais de pleurer. Je restais chancelant. Clem morte. Quand ? Comment ?

        J’étais assailli de questions, je fus envahi par une tristesse horrible, je ne pouvais imaginer ma petite compagne de jeux partie pour toujours. Je m’effondrais dans un des fauteuils, la tête entre les mains. Je sentis une pression sur mon épaule, et un baiser sur ma joue, je sursautais, ouvrant les yeux, personne. Mais un souffle léger, comme un zéphyr d’été, souleva les voilages. Je devais devenir fou. Je partis en courant me réfugier dans mon petit appartement. La fraîcheur de la pièce principale me fit du bien. Je reprenais mes esprits, et bien lucide, réaliste, cartésien comme je me plaisais à me définir, bien calé dans le canapé qui me servait de lit aussi, je remontais le temps.

        Clem ne m’avait pas dit qu’elle avait une sœur, encore moins jumelle. Pourquoi ? Je n’avais pas la réponse. Pourquoi, je ne l’avais pas rencontrée au château ? Par contre, j’entrevoyais une réponse plausible, elle pouvait être en vacances de son côté chez ses grands-parents. Pouvait-elle en être jalouse ? Le souvenir que j’avais de Clem, avenante, drôle même, attentive, je ne pouvais l’imaginer. Réglé !

        Maintenant, passons à « nos jours ».

        Lors de la première rencontre dans la bibliothèque, je l’avais appelée Clem. Oui, je me souviens, un temps d’arrêt, avant sa réponse, qu’elle me connaissait et avait parlé de notre été. Alors comment Sabine savait. Pourtant, l’anecdote si importante de la boîte de Bergamotes prouvait bien qu’elle n’était pas mon amie d’un été. Et là, tout fut confus dans mon esprit. Les visions, les courants d’air, cette sensation de présence alors que j’œuvrais seul. Le petit matin me surprit, j’avais dormi des heures sans même ouvrir le canapé-lit. Mais les idées claires, je pris un papier et je notais :

         

        — Savoir quand est morte Clem et comment

        — Pourquoi Sabine ne m’avait pas contredit sur son identité

        — Comment savait-elle les moments de complicité passés entre sa sœur et moi.

        Pour la première question, je ne pouvais pas demander à Maître Noblecourt, il me semblait encore trop affecté, ce qui me laissait à penser que le deuil était encore très présent dans son esprit. Il me restait Sabine, mais quelque chose m’interdisait de le faire. Comme une voix intérieure. Je devais rester lucide et procéder par ordre. Je partis un peu plus tôt, et j’en profitais pour me promener dans le parc de la propriété, je n’avais jamais poussé jusqu’à l’étang. La lumière du soleil encore bas, jouait entre les ajoncs, j’avançais donc. Et là, je vis sous un grand saule pleureur, une tombe. Bien entretenue et fleurie d’un rosier blanc. Sur la pierre gravée Clémentine Louvery de Saint-Jean, « 25 janvier1962 -24

        septembre1974 »

        Donc Clem était morte l’année de nos vacances. Au lieu de me rendre chez le notaire, je suis reparti tout de suite pour Chantilly consulter les archives du Courrier-picard, ils avaient forcément l’information sur la mort, soit un accident, soit un avis sur les funérailles, motif comme « après une longue maladie »… Je fus reçu aimablement, et découvris bien vite, que Clem avait été retrouvée flottant dans l’étang. La noyade par accident avait été la conclusion de la mort. Une photo montrait en premier plan le père et Sabine qui se tenaient par la main, en pleurs. La ressemblance entre les deux sœurs était vraiment frappante. J’aurais pu les confondre. Néanmoins, je comprenais pourquoi, quelque chose me retenait toujours lorsque j’étais avec Sabine.

        Mais comment s’était-elle noyée ? Nous nous étions tellement baignés, et je la revoyais, bonne nageuse, bien meilleure que moi.

        — Allez, viens, l’eau est bonne, si tu arrives avant moi sous le saule penché, je t’embrasse ! Et elle était devant moi, si présente, et ce jour-là, j’ai battu tous les records de ma classe à la piscine, j’arrivais avant elle, d’une courte brasse certes, mais son baiser, sur ma joue, mais près de ma bouche, je le sens encore, je n’ai jamais oublié le trouble qu’il avait suscité en moi. Et j’ai longtemps pensé qu’elle m’avait laissé gagner, je le pense toujours d’ailleurs. Mais, dans la bibliothèque hier, c’est ce baiser que j’ai senti. Je deviens fou !

        Dès le lendemain Sabine m’attendait dans la bibliothèque et spontanément elle m’a narré les multiples péripéties de leur après-vacances.

        — De mon côté j’étais allée dans les Cévennes, dans la vallée du Chassezac chez une tante Noblecourt. Tout n’était que rituel, et si tu ris ou te moques, je te gifle ! Je crois que j’étais possédée, j’étais devenue la prêtresse de la rivière. Imagine : tout un cérémonial, réglé comme un métronome. Je me lève, j’enfile un maillot, je sors par la porte-fenêtre du balcon et je descends jusqu’en face des falaises.

        Accueillie par un silence profond, où seule la rosée donne un semblant de vie, je lève les bras vers le ciel, les deux mains jointes face à la rivière. Puis en adoratrice je salue l’onde, je m’agenouille, immobile, et je regarde couler l’eau. Il fait clair mais le soleil n’est pas encore visible, j’attends dans cette position le premier chant du merle qui donne le signal du début de la journée. Je me relève, je m’étire une dernière fois et puis lentement, religieusement, pour ne pas blesser l’élément que j’adore, j’avance lentement jusqu’à perdre pied, et là je peux couler. J’ai l’impression d’être accueillie dans un monde de paix et de sensations lascives. Oui, je ressentais de la jouissance, une communion avec un monde inconnu jusqu’alors. À bout de souffle, j’émergeais, je retournais sur la plage de galets ronds et dans la position du lotus, j’attendais l’apparition du soleil. Dès que mon maillot était sec, je remontais au château, et comme si de rien n’était, je descendais prendre le petit déjeuner. J’ai passé ainsi, un mois hors du temps, seule avec mes fantasmes. Clem et moi étions des nageuses hors pair.

        Quand elle est revenue de ses vacances en Ardennes belge, elle était complètement changée. Elle me rebattait les oreilles avec Paul par-ci, Paul par-là. Il m’a appris à faire une fronde, à attraper les grenouilles. Un jour j’avais glissé sur les rochers je m’étais légèrement coupée à l’épaule, il était remonté dans une prairie des environs, était revenu avec trois feuilles :

        — C’est du plantain lancéolé, excellent contre l’infection et les écoulements de sang.

        Il a lavé les feuilles dans l’eau, les a écrasées entre deux pierres propres et m’a déposé le cataplasme sur l’épaule. Quand je suis rentré au château la secrétaire du comte a poussé les hauts cris et a mandé de suite le médecin de famille. Lorsque le docteur Petit a inspecté ma plaie, il s’est exclamé :

        — Mon dieu, il y a longtemps que je n’avais plus vu ce genre de cataplasme. Sais-tu de quoi il est fait et qui te l’a posé ?

        — C’est mon camarade que j’ai connu sur les berges de l’Ourthe, et il m’a dit, c’est duplantain, je ne sais plus quoi.

        — Extra, personne n’aurait pu mieux faire. La plaie est très propre et d’ici quelques jours il n’y paraîtra plus. Effectivement elle n’a gardé aucune cicatrice de ce non-événement.

        Mais paradoxalement moi si. Bla, bla, elle me soûlait, j’avais l’impression de ne plus exister. Je me suis détachée d’elle.

        Nous avions l’habitude de faire quelques brasses tous les matins, et de faire la course jusqu’au ponton. Mais je boudais. Ce matin-là elle est descendue faire sa baignade, je n’ai pas voulu l’accompagner, et je lui avais même lancé méchamment :

        — Ton prince charmant est toujours avec toi, par la pensée, tu n’as pas besoin de moi. Je me souviens très bien, l’air était très frais. Nous venions de nous mettre à table pour le petit déjeuner quand César, l’épagneul de Clem est arrivé tout excité, il a commencé à aboyer autour de la table, nous avons tout de suite compris qu’il se passait quelque chose. Jamais il ne revenait seul, il l’accompagnait fidèlement chaque matin lors de sa promenade autour du parc. Nous avons retrouvé Clem, noyée, victime d’une crampe avons-nous toujours supposé. Crois-moi ce fut un drame et notre second père, maître Noblecourt, ne s’en est jamais vraiment remis.

        Quant à moi, cela me ronge, pourquoi l’ai-je laissée se baigner seule ? Je m’en veux tellement de lui avoir raconté combien il m’avait été exaltant de me laisser couler jusqu’à ce que je ne puisse plus respirer. La seule explication pour moi, elle voulait retrouver ces sensations, nous partagions tout, et elle fut prise d’une crampe alors qu’elle devait remonter à la surface. Je n’ai jamais pu en parler à quelqu’un, trop douloureux, je me sens tellement coupable.

        — Bien sûr que non Sabine, juste le destin cruel.

        — Tu es gentil. Père depuis ton arrivée va beaucoup mieux, je ne sais pourquoi, mais je l’ai vu sourire une fois ou deux.

        Mais une dernière question me titillait.

        — Pourquoi, à notre première rencontre, tu m’as laissé croire que tu étais Clem.

        — Très sincèrement je ne sais pas. Je n’avais aucune idée derrière la tête, tout était confus en moi, je me sentais à la fois elle et moi. Tu sais Paul, Clem parlait de toi avec tellement d’enthousiasme, elle te dépeignait de façon tellement séduisante, que petit à petit, je me suis mise à ressentir les mêmes sentiments qu’elle à ton égard.

        Mais bien sur, je les gardais bien cachés au fond de moi, alors qu’avant, nous étions fusionnelles et sans aucun secret l’une pour l’autre, ces sentiments que j’exaltais, en pensant à toi tout le temps. Je ne voulais surtout pas lui faire de la peine. Son enterrement fut un déchirement, j’avais choisi la robe bleue qu’elle aimait tant pour la vêtir une dernière fois.

        Le chagrin s’est adouci, le collège, puis le lycée, les études suivies avec acharnement, furent une aide précieuse. Tu étais là, encore, au fond de moi, comme une douce compagnie. Sais-tu, que j’inventais des scènes à trois, que nous grandissions ensemble. De plus en plus, j’ai eu l’impression que Clem m’incitait à me renseigner sur toi. Au début, je rejetais violemment cette impression, puis je l’ai admise tout simplement, et un dialogue muet s’est instauré entre nous.

        Père avait invité ton maître de stage à souper et quand il nous dit qu’il avait un étudiant amoureux de l’enlèvement des Sabines se prénommant Paul, un grand froid est descendu dans le salon et les rideaux pour la première fois ont voleté, Germaine qui amenait le perdreau a même fait la réflexion « Qu’est-ce qu’il leur arrive à ceux-là ? ».

        Alors j’ai insisté pour que Père te prenne pour ce travail. Voilà Paul tu sais tout, j’avais peur de te parler de tout ça avant, je ne savais même pas si tu avais des souvenirs de ces vacances.

        — Oui je comprends, j’ai gardé un souvenir inoubliable de ce mois de juillet en Ardennes.

        J’ai d’ailleurs toujours l’Antoninien de Postume que Clem m’avait plus ou moins laissé engage, en réalité qu’elle n’a jamais pu récupérer.

        À cet instant précis les voiles se sont à nouveau manifestées.

        — Tu sais Sabine on va se rendre sur sa tombe et je vais lui rendre son antoninien. Il est toujours avec moi, une sorte de talisman. J’ai toujours espéré, sans me l’avouer, lui rendre un jour.

        Nous nous sommes rendus sur la tombe, en silence, nous nous sommes recueillis quelques instants, avec une sensation enfin de totale sérénité. J’ai introduit l’Antoninien dans une fente entre deux dalles et nous avons entendu qu’il rebondissait à l’intérieur. Au même moment la lumière changea, devenant subitement plus claire, et je sentis comme une force qui me plaquait contre Sabine. Surpris de ce rapprochement dont nous n’étions pas responsables, nous nous sommes simplement regardés. En me tendant la main, que je pris naturellement, le cœur bien plus léger sans comprendre vraiment pourquoi, Sabine dit simplement :

        — Rentrons, Père va s’inquiéter

        Nous avons rejoint Maître Noble court, en nous tenant la main, mon pull sur les épaules de Sabine. Il nous a regardés attentivement, il a eu un petit sourire discret et a débouché une bouteille de Champagne qu’il gardait pour une grande occasion. C’est ainsi que sans qu’un mot ne soit échangé, tout fut dit

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