MOSELLI, José – La Cité du Gouffre

Accueil Forums Textes MOSELLI, José – La Cité du Gouffre

2 sujets de 1 à 2 (sur un total de 2)
  • Auteur
    Messages
  • #143534
    Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
    Maître des clés
      #154618
      Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
      Maître des clés

        Il existe de nombreux cas, contrôlés, d’hallucinations collectives.
        Mais tout fait croire que ce qui s’est passé à bord du
        cargo-boat Ariadne, de Bordeaux, est réel.
        Le capitaine Mercier, commandant ce navire, est un
        homme calme, pondéré, connu pour son sang-froid. Le lieutenant
        Mauris a été reçu capitaine au long cours le premier de sa
        promotion. Le chef mécanicien de l’Ariadne, Gérard Fouque, est
        un quinquagénaire placide ; le second capitaine, Jacques Michel,
        est connu pour certains travaux astronomiques qui lui ont
        valu les honneurs d’une communication à l’Académie des
        sciences.
        Tous sont d’accord ; ils ont vu. Ils ont entendu. Et, au reste,
        le livre de bord, le rapport de mer du capitaine Mercier, signé
        par deux hommes de l’équipage, attestent qu’il s’agit d’un fait
        réel, indiscutable – mais que personne ne croira.
        Il était cinq heures du soir. L’Ariadne, un cargo chargé de
        six mille tonnes de riz embarquées à Saigon à destination de
        Nantes, naviguait dans le golfe d’Aden, lorsque, deux heures
        après avoir doublé le sinistre cap Guardafui, où tant de navires
        ont trouvé leur perte, le lieutenant Mauris, qui était de quart, fit
        prévenir le capitaine Mercier qu’il venait d’apercevoir une mine
        flottante !
        Une mine flottante, dans le golfe d’Aden ?
        Le capitaine Mercier crut que son subordonné avait mal vu.
        Il le rejoignit sur la passerelle, et distingua, dans l’ouest, juste
        sur la route que suivait son bâtiment, une sphère rougeâtre qui
        se balançait sur les flots clapoteux.
        Une mine, ou bien quelque bouée de port partie à la dérive
        ?
        Le capitaine Mercier approcha son navire de l’étrange engin
        et constata qu’il s’agissait apparemment d’une mine flottante,
        d’une vieille mine dont les cornes1 étaient, pour la plupart,
        brisées, et qui devait sa couleur rouge à la rouille qui en
        rongeait les parois.
        Comment n’avait-elle pas coulé ?Mystère !
        Quoi qu’il en fût, elle constituait un terrible danger pour la
        navigation.
        Le capitaine Mercier, avec cet altruisme des marins, ordonna
        au lieutenant Mauris d’essayer de couler l’engin à coups
        de fusil.
        Mauris, un Parisien de vingt-cinq ans, frais émoulu de
        l’École d’hydrographie, était un bon tireur. Profitant de ce que
        l’Ariadne était à peine à cent cinquante mètres de la mystérieuse
        sphère, il lui envoya, coup sur coup, sans un raté, plusieurs
        projectiles.
        Quatre en tout.
        À l’étonnement de tous, les trois premiers s’écrasèrent sur
        l’engin, d’où jaillit, sous le choc, une poussière de débris blan-
        1 Petites saillies qui contiennent les détonateurs.
        châtres. La bouée ou mine n’était-elle donc pas en fonte ? De
        loin, on eût dit du plâtre !
        La quatrième balle produisit un effet encore plus inattendu
        : un claquement sec s’entendit, comparable à celui d’une
        marmite qui éclate, et la bouée, ou quelle qu’elle fût, vola en
        éclats, mais sans exploser !
        Et des cris, poussés par les matelots de l’Ariadne massés
        sur le gaillard pour mieux assister à l’opération, retentirent : la
        bouée était creuse et contenait un être humain…
        Tout le monde avait pu le voir, pendant une brève seconde
        : un être vêtu de haillons, qui avait porté les mains à son
        crâne ensanglanté. Et la mer, aussitôt, s’était refermée sur lui et
        sur les débris de l’étrange sphère…
        – Le youyou à la mer ! ordonna le capitaine Mercier, en
        même temps qu’il transmettait à la machine l’ordre de stopper,
        puis de battre en arrière.
        Jamais man uvre ne fut plus rapidement exécutée !
        En moins de deux minutes, le youyou, monté par le second
        capitaine de L’Ariadne, Jacques Michel, et quatre robustes matelots,
        fut amené, avant même que le cargo eût complètement
        stoppé, et vogua dans la direction approximative où avaient disparu
        les débris de la sphère rouge et l’homme qui était dedans.
        Un léger remous, ourlé d’une dentelle d’écume, en indiquait
        encore l’emplacement.
        – Là ! Là ! crièrent les matelots restés à bord de L’Ariadne,
        et qui, plus haut perchés que ceux du youyou, avaient un champ
        de vision plus ample.
        » Sur votre gauche !… Comme ça !
        La légère embarcation, enlevée par ses rameurs, fendait les
        flots clapoteux comme si elle eût disputé une course. À l’arrière,
        debout, man uvrant la barre avec ses chevilles, Jacques Michel
        la dirigeait sur un point noir qu’il venait d’apercevoir, pour le
        perdre de vue aussitôt : la tête de l’inconnu, sans doute…
        Il ne s’était pas trompé.
        Presque aussitôt, l’homme émergea encore, se débattant
        convulsivement. Il allait redisparaître – et pour toujours ! –
        lorsqu’un des matelots du youyou réussit à le saisir par les cheveux.
        L’homme, qui était inconscient, voulut se débattre. Le mathurin2,
        d’un brutal coup de poing en pleine face, le calma, et,
        aidé de ses camarades, le souleva et le déposa dans
        l’embarcation.
        L’infortuné était revêtu de haillons qui semblaient corrodés
        par quelque acide. Son pantalon et sa chemise, ses seuls vêtements,
        étaient en loques et avaient perdu toute couleur précise.
        Leur teinte allait du noir au gris, en passant par le vert sombre
        et le rouge brun.
        L’inconnu était couvert d’ecchymoses ; des croûtes de sang
        noir adhéraient à ses oreilles, à ses yeux, aux commissures de
        ses lèvres : le bain qu’il venait de prendre n’avait pas eu le
        temps de les décoller.
        Le second capitaine de l’Ariadne, écartant les matelots, se
        pencha sur le mystérieux individu :
        – Il vit ! dit-il. C’est le principal ! Étendez-le à l’arrière… là !
        Aidez-moi ! Très bien ! Et, maintenant, à vos avirons, tous, et
        nage à bord !
        Très excités, les marins obéirent.
        Jacques Michel, qui s’était rassis à côté du corps inerte du
        bizarre naufragé, dirigea le youyou vers l’Ariadne, distant
        d’environ un demi-mille, un petit kilomètre, lequel fut franchi
        par l’embarcation à une vitesse de record.
        Le canot se rangea sous l’échelle de coupée du cargo, qui,
        entre-temps, avait été amenée.
        Le capitaine Mercier, le chef mécanicien Fouque, le cuisinier,
        les chauffeurs et matelots, groupés devant la plate-forme
        supérieure de l’échelle, attendaient, en échangeant des remarques
        à mi-voix.
        Le lieutenant Mauris, que son service retenait sur la passerelle,
        regardait, lui aussi…
        Porté par deux des hommes du youyou, l’inconnu fut déposé
        sur le panneau de la cale arrière.
        Le capitaine Mercier, qui était un peu médecin (très peu !),
        se pencha aussitôt sur lui, entrouvrit sa chemise, colla son
        oreille à sa poitrine, et écouta.
        Un silence de mort s’était fait.
        – Il vit ! grommela le commandant de l’Ariadne en se redressant.
        Mais son c ur est rudement irrégulier… on dirait un
        treuil qui manque de pression !
        » Monsieur Michel, allez remettre en route, je vous prie, et
        faites venir de quatre ou cinq degrés au nord de la route indiquée…
        les courants sont traîtres, ici, et je ne tiens pas à me
        mettre au plein3 !
        Le second capitaine, à qui s’adressaient ces paroles, grogna
        un « oui, cap’taine ! » sans conviction et se dirigea vers la passerelle.
        Il était furieux, car il aurait voulu rester, pour entendre ce
        que dirait le naufragé…
        Le commandant Mercier fit aussitôt transporter l’inconnu
        dans le petit rouf érigé sur la dunette, qui servait de cabine à
        l’armateur, lorsque celui-ci voyageait à bord.
        L’homme fut étendu sur le lit de cuivre ; le maître d’hôtel
        nègre, Capron, le déshabilla, lui lava la face et lui passa une
        chemise propre.
        Après quoi, le capitaine Mercier entreprit de le faire revenir
        à lui.
        Ce fut difficile.
        Il lui plaça successivement un flacon d’éther, puis un de
        sels anglais, sous le nez.
        Il lui fit couler dans le gosier quelques gouttes d’un certain
        tafia acheté à Singapour et plus corrosif que du vitriol. En vain !
        Capron, un athlète formidable, le frotta, le massa, le secoua,
        sans aucun succès.
        L’homme, cependant, n’était pas mort. Son c ur, par moments,
        semblait arrêté. Mercier ne l’entendait plus. À la seconde
        suivante, le viscère se remettait à battre avec une violence formidable,
        qui secouait la poitrine du pauvre hère. Mais le malheureux
        restait toujours inanimé.
        Le capitaine Mercier, un Nantais de vieille souche, ne possédait
        pas, parmi ses nombreuses qualités, celles de la douceur
        ni de la sensibilité. Ni celle de la patience non plus.
        – Mousse ! appela-t-il. Va me chercher du coton et la bouteille
        d’esprit-de-vin dans ma cabine !
        Le mousse, ainsi interpellé, s’empressa et revint bientôt
        avec les objets demandés.
        Mercier prit une touffe d’ouate, la plaça entre les doigts de
        la main gauche de l’inconnu, qu’il maintint serrés au moyen
        d’un brin de fil de caret4, puis, ayant versé sur l’ouate la valeur
        d’un demi-verre à liqueur d’esprit-de-vin, il y mit le feu.
        L’ouate flamba. La chair des doigts du naufragé grésilla.
        L’homme eut un violent sursaut. Il ouvrit les yeux, se dressa
        sur son séant et lâcha un furieux :
        – Tonnerre d’enfer !
        – Ah ! il parle ! Ça va ! s’exclama Mercier, qui prit dans sa
        grosse main les doigts environnés de flammes du malheureux et
        étouffa le feu.
        L’homme tremblait violemment.
        Bouche ouverte, yeux ronds, sa physionomie exprimant
        une épouvante sans nom, il regarda autour de lui, comme s’il
        eût eu peine à se rendre compte de la réalité :
        – J’ai rêvé ! murmura-t-il.
        – Rêvé quoi ? questionna Mercier, étonné de ces paroles
        inattendues.
        L’homme ne répondit pas. Ses sourcils froncés, la profonde
        ride barrant son front révélèrent qu’il réfléchissait intensément.
        Mercier en profita pour l’examiner. C’était un individu paraissant
        une quarantaine d’années. Sa barbe et ses moustaches,
        qu’il devait raser habituellement, étaient longues d’environ un
        centimètre. Les cheveux, rares, grisonnaient. Le front était haut,
        les yeux profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière. Le
        nez, un peu fort, était veiné de rouge. La bouche avait un pli cynique
        et désabusé. Au demeurant, une physionomie intelligente,
        mais peu sympathique.
        « Toi, mon ami, tu dois aimer le tafia ! » pensa Mercier, qui
        tendit au mystérieux naufragé le verre d’alcool dont il lui avait
        déjà fait boire quelques gorgées.
        L’homme le regarda, prit le verre, eut une brève hésitation,
        et, d’un trait, vida le récipient.
        – Ça va mieux ? lui demanda Mercier.
        L’inconnu, de nouveau, fronça les sourcils :
        – Vous êtes Français ? articula-t-il d’une voix rauque.
        – Comme vous le dites, mon garçon ! Et vous ? rétorqua
        rondement le capitaine de l’Ariadne. Vous allez nous dire ce que
        vous faisiez dans cette mine… dans cette bouée ?
        – Quelle bouée ?
        – La boule qui vous servait de coquille ! Le flotteur !
        – Le flotteur ?
        – Oui, le flotteur ! Une sphère rouge, que nous avons prise
        pour une mine flottante, et que nous avons démolie à coups de
        fusil… Vous étiez dedans !
        L’homme, de nouveau, ne répondit pas. Un frisson le secoua.
        Ses yeux nagèrent dans leurs orbites. Il regarda Mercier,
        puis le second capitaine Jacques Michel qui venait d’entrer, puis
        le mousse :
        – Alors… je n’ai pas rêvé ! murmura-t-il.
        – Rêvé ? dit Mercier. Ah ! ça ! Il faudrait vous expliquer !
        Voulez-vous encore un verre de tafia ? Ou bien manger ? Voulez-
        vous vous reposer ? Quand vous serez mieux, vous vous expliquerez
        ! Vous êtes ici en sûreté ! Calmez-vous !
        L’homme ne répondit pas. Son c ur s’était remis à battre
        convulsivement, avec une telle violence que les palpitations de
        l’organe se distinguaient à travers la cage thoracique. Son gosier
        se contracta, sa pomme d’Adam se souleva, comme s’il avalait sa
        salive :
        – À boire ! dit-il.
        Mercier emplit le verre et le lui tendit. Il en avala gloutonnement
        le contenu. Ses pommettes rougirent. Le pli cynique de
        sa bouche s’accentua :
        – Alors, dit-il, vous m’avez trouvé dans une boule… dans
        un flotteur ?
        – Parfaitement ! précisa Mercier, qui, en quelques phrases,
        expliqua ce qui s’était passé depuis le moment où le lieutenant
        Mauris avait aperçu l’engin mystérieux.
        L’homme eut un hochement de tête ; il comprima son c ur
        palpitant et murmura d’une voix entrecoupée :
        – Je peux… aussi bien, tout vous dire… Je suis fini !… D’un
        moment à l’autre, la machine va craquer ! Après tout, cela vaudra
        mieux ainsi ; on ne meurt qu’une fois, et la vie ne vaut pas la
        peine qu’on la regrette !
        L’inconnu s’interrompit. Il haletait.
        – Je m’appelle Philippe Raquier… Ingénieur. Sorti le premier
        de sa promotion, de… Mais qu’est-ce que cela peut vous
        faire ?… La vie est une question de chance ou de malheur… Une
        promenade qui commence à la naissance et finit à la mort : on
        est heureux lorsqu’on rencontre des circonstances favorables,
        malheureux dans le cas contraire…
        » … Moi, j’ai d’abord eu de la chance. J’ai fait de bonnes
        études. Je suis devenu ingénieur. J’aimais la vie large. J’ai sollicité
        et obtenu une place dans les chemins de fer d’Éthiopie, puis
        en Amérique du Sud… Mais cela ne vous intéresserait pas.
        » Enfin, je me suis mis à boire ! Pourquoi ? Parce que
        j’aime l’alcool ! Il y en a qui aiment les petits pois, d’autres les
        huîtres… Il n’y a pas d’explications à cela !
        » Mais l’alcool est un terrible associé ! Pour obtenir la légère
        ivresse que je recherchais, je dus rapidement augmenter les
        doses… On s’en aperçut, bien que je fisse mon service sans défaillance.
        Je perdis successivement toutes mes places… des
        places de plus en plus minimes…
        » … Mais vous vous demandez ce que tout cela a à voir avec
        mon repêchage ? J’y viens.
        » Je vous ai dit que j’avais successivement perdu tous mes
        emplois. Je finis par trouver, à Glasgow, une place de représentant
        d’appareils sanitaires. Mais, un jour que j’étais ivre, je me
        trompai dans une livraison. Enfin, je fus encore sur le pavé.
        » Je tombai dans la misère la plus noire. Je couchai à l’asile
        de nuit… lorsqu’il y avait de la place. Quand on n’a plus de logis,
        quand on ne possède plus de vêtements présentables, il est impossible
        de remonter la pente !…
        » Pour ne pas périr de misère, je fus heureux de trouver
        une place de graisseur dans les machines, à bord d’un vapeur
        anglais… Mais, à Melbourne, je m’enivrai à ma première descente
        à terre. On me donna mon sac.
        » Ce fut une chance ! On construisait une ligne de chemin
        de fer entre Saint Kilda et Buxton, dans une plaine infestée de
        malaria. Les ingénieurs mouraient les uns après les autres. Et
        on ne leur trouvait pas de remplaçants. Je montrai mes diplômes.
        Je fus engagé à cinquante livres par mois. Une aubaine
        !
        » Je gardai mes fonctions sept mois, jusqu’au moment où
        un Syrien vint installer sa cantine le long du tracé de la ligne. Il
        vendait un whisky infâme, qui empoisonnait les travailleurs.
        Mais, à moi, il me procura du cognac authentique, comme je
        n’en avais pas bu depuis des mois.
        » Je fermai les yeux sur son trafic. Et je contentai ma passion
        pour l’alcool. Un inspecteur de la compagnie passa. J’étais
        ivre. Je fus renvoyé à Melbourne, où je me retrouvai sur le pavé
        avec trois cents livres en poche et une notoriété qui
        m’interdisait de chercher un autre poste dans toute l’Australie.
        Philippe Raquier s’interrompit. Sa voix s’était affaiblie et
        enrouée davantage. Par moments, son c ur sautait dans sa poitrine.
        Son visage s’était durci, indiquant l’effroyable effort de
        volonté qu’il s’imposait pour parler encore.
        Il poursuivit :
        – Dans un bar de Pitt Street, je rencontrai un Irlandais,
        James O’Baldy, ivrogne comme moi, et que j’avais connu pendant
        que je faisais la queue devant l’asile de nuit de Glasgow…
        Nous bûmes. Nous causâmes. Pour être bref, je vous dirai
        qu’O’Baldy me raconta qu’il était garçon, garçon du purser5 du
        paquebot anglais Thames, lequel partait le lendemain pour
        l’Europe.
        » Nous nous connaissions bien, O’Baldy et moi. C’est pourquoi
        il me confia sans hésiter ses regrets : le Thames emportait
        à son bord plusieurs caissettes de rubis et d’opales, pour plus de
        deux cent mille livres sterling !
        » Ces pierres précieuses avaient été embarquées secrètement
        la veille, et enfermées dans la chambre forte du Thames,
        un réduit aux parois blindées dans lequel on ne pouvait entrer
        qu’en passant par la chambre du purser.
        5 Commissaire.
        » Deux cent mille livres de pierreries ! O’Baldy, à cette pensée,
        pâlissait. S’il avait eu un associé, un homme sûr, il se disait
        certain de s’emparer de cette fortune… Mais il lui fallait un aide,
        un aide pouvant, au besoin, fracturer la porte de la chambre
        forte…
        » … Je peux aussi bien vous dire, messieurs, que, pendant
        mon séjour de misère en Angleterre, j’avais, avec O’Baldy, opéré
        quelques misérables cambriolages… qui ne m’avaient rapporté
        que très peu…
        » J’entendis ce que voulait me dire O’Baldy. L’affaire me
        parut intéressante. Par quelques questions, auxquelles
        l’Irlandais répondit nettement, je me rendis compte que le vol
        était faisable et que je pourrais facilement cacher le butin… Pour
        cela, il fallait que je m’embarquasse sur le Thames.
        » C’est ce que je fis.
        » Je renouvelai ma garde-robe, achetai quelques outils indispensables
        : pince-monseigneur en acier au manganèse, rossignols,
        fausses clés, et jusqu’à un petit chalumeau oxhydrique,
        et pris un billet de première classe pour Suez. C’était à Suez qu’il
        m’avait paru le plus facile de débarquer et de disparaître, une
        fois le coup fait.
        » Le Thames partit… Il me restait deux livres sterling et
        quatre shillings en poche. Les deux livres sterling me servirent à
        conquérir l’estime de mon garçon de cabine, à qui je les donnai
        en arrivant à bord.
        » Mauvaise traversée. Depuis Melbourne jusqu’à Colombo,
        le temps demeura exécrable. Entre Colombo et Aden, la mousson
        de sud-ouest continua à nous secouer pendant trois jours,
        puis s’apaisa. Les passagers, pour la première fois de la traversée,
        se montrèrent à table au complet… Le purser, d’accord avec
        le commandant du Thames, décida que le moment était venu de
        donner la fête traditionnelle de chaque voyage, au bénéfice des
        veuves des marins de la compagnie.
        » O’Baldy et moi n’attendions que cela !
        » Le purser allait être très occupé pendant toute la fête.
        Nous en profiterions pour « travailler » !
        » Elle eut lieu, la fête, l’avant-veille de l’arrivée à Aden.
        » À onze heures du soir, O’Baldy m’introduisit dans la cabine
        du purser. Sur le pont, un orchestre de bigophones et de
        mirlitons, accompagnés d’accordéons, faisait rage. Je crois que
        l’on était en train de danser une gigue…
        » Au côté d’O’Baldy, je traversai le petit bureau du purser,
        puis sa cabine, et arrivai devant une étroite porte de tôle, qui
        donnait dans la chambre forte.
        » O’Baldy ouvrit une des armoires de la cabine du purser :
        je devais m’y cacher, au cas où le purser, pour une cause ou
        l’autre, fût revenu dans sa cabine. O’Baldy alla prendre la faction
        dans la coursive, à quelque distance de la porte de la cabine
        du purser ; il devait m’avertir en laissant tomber un sucrier,
        qu’il tenait à la main, si le purser apparaissait.
        » La porte de la chambre forte était munie de trois serrures
        de sûreté. Je n’eus besoin d’en forcer qu’une. Ayant compris
        leur mécanisme, j’ouvris facilement les deux autres.
        » J’attirai le battant à moi, appuyai sur le bouton d’une petite
        torche électrique dont je m’étais muni, et pénétrai dans la
        chambre forte.
        » C’était un réduit cubique, de deux mètres cinquante de
        côté, et dont les parois supportaient des planchettes de tôle. Elle
        formait en quelque sorte le prolongement de la cabine du commissaire.
        Ses cloisons avaient été blindées au moyen d’épaisses
        plaques de tôle d’acier maintenues par des arcs-boutants rivés
        aux barrots6 ; une solide croix de fer en défendait le hublot.
        » Devant moi, sur les rayons, j’aperçus de petites boîtes de
        bois épais dont les côtés étaient scellés de larges cachets de cire
        rouge : elles étaient au nombre de treize, grandes chacune
        comme une boîte à dominos, et voisinaient avec des écrins, des
        cassettes confiés au purser par des passagers prudents.
        » J’allongeai la main vers les boîtes.
        » Derrière moi, j’entendis un bruit sec. C’était la porte qui
        venait de se refermer ! Je voulus l’ouvrir : j’entendis frapper
        deux coups contre le panneau : du moins, je crus entendre… Je
        devinai – je ne saurai jamais si je me suis trompé ! – que c’était
        O’Baldy qui avait refermé la porte en voyant arriver le purser…
        Mais, après tout, cela venait peut-être d’un fort coup de roulis,
        que j’avais parfaitement ressenti.
        » Quoi qu’il en fût, je frissonnai… Représentez-vous ma situation
        : je risquais les travaux forcés, le hard labour, à perpétuité…
        Philippe Raquier s’interrompit :
        – À boire ! dit-il.
        Le capitaine Mercier lui versa un verre plein de tafia. Il
        l’assécha d’une haleine :
        – J’essayai d’envisager ma situation avec calme, oui, lorsqu’un
        formidable choc me fit rouler sur les tôles du parquet.
        » Après quelques instants, car la commotion m’avait
        étourdi, j’essayai de me relever, et je sentis que le plancher décrivait
        un angle de plus de quarante-cinq degrés avec
        l’horizontale !… Le Thames était presque chaviré !
        » Je pus me mettre debout, pourtant, et m’aperçus que le
        parquet s’enfonçait sous mes pieds, comme un ascenseur qui
        descend !
        » Le Thames sombrait.
        » Il s’enfonçait en zigzaguant, avec des mouvements onduleux,
        exécutant des glissades latérales, se redressant, piquant du
        nez…
        » Autour de moi, j’entendais des chocs sourds qui faisaient
        vibrer les tôles ; je percevais des gargouillements formidables…
        » J’avais repris tout mon sang-froid. Quand on a envisagé
        les travaux forcés à vie, l’on peut envisager la mort !
        » Comprenant que, si je restais dans la chambre forte,
        j’allais y périr lentement d’asphyxie ou de noyade, je voulus en
        ouvrir la porte, pour essayer d’en sortir, de revenir à la surface.
        Mais j’en restai là. Je réalisai que, déjà, c’était impossible. La
        chambre du commissaire, son bureau, la coursive, que je devrais
        traverser avant d’atteindre le pont, étaient déjà pleins d’eau.
        Impossible de passer.
        » La sueur perla le long de mon échine…
        » Le navire continuait sa descente. À chacune de ses oscillations,
        les boîtes de pierreries, les écrins, glissaient sur le parquet
        et allaient frapper les cloisons… Mais j’avais oublié leur
        existence !
        » Ma torche électrique, que j’avais lâchée, ne s’était pas
        éteinte. Je la ramassai et m’approchai du hublot.
        » Je pus voir passer devant moi des stries d’écume livide,
        des ombres… Je me rendis compte, sans aucune erreur possible,
        que le paquebot continuait sa descente vers le gouffre.
        » J’étais bien perdu. Aucune puissance ne pouvait me sauver.
        Et pourtant, je suis ici !…
        » Je suis un homme pratique… Oui, pratique, quand je ne
        bois pas… Je n’avais pas bu, cette nuit-là ! Ayant donc compris
        que j’étais perdu, bien perdu, je m’assis, ou, plutôt, je me couchai
        sur le plancher qui oscillait sous moi…
        » Les grondements continuaient. D’un moment à l’autre,
        les parois d’acier de la chambre forte allaient se disjoindre, éclater
        sous la formidable pression qu’elles supportaient. Et c’en
        serait fini de moi.
        » J’éteignis ma torche électrique ; je la mis dans ma poche
        et j’attendis…
        » Malgré moi, je fixai le hublot, en face duquel j’étais étendu.
        » J’y voyais passer, par moments, des phosphorescences
        étranges, des bouillonnements…
        » J’entendais des éclatements caverneux : les différentes
        parties du navire, sous l’effroyable pression de l’eau, se disjoignaient
        les unes après les autres…
        » Je devais être le seul survivant, moi, le voleur, le cambrioleur…
        Hein ?… Et quelle agonie atroce allait être la mienne !
        Si j’avais eu un revolver, seulement ! Ah ! J’enviais les autres,
        ceux qui étaient morts.
        » Par moments, quand l’épave oscillait plus fortement, je
        sentais contre moi le choc des petites boîtes cachetées contenant
        rubis et opales. Dérision ! Cette fortune immense, quand
        allait venir le moment, ne prolongerait pas mon existence d’un
        seul centième de seconde ! Et c’était pour la voler que je m’étais
        embarqué sur le Thames !
        » Je ressentis une secousse très douce, presque imperceptible,
        et l’épave ne bougea plus. Elle avait atteint le fond de la
        mer, où elle resterait jusqu’à la consommation des siècles !
        » Le parquet de la chambre forte, maintenant, était à peu
        près horizontal. Je me mis debout. Je ressentais un léger mal de
        tête, mais c’était tout.
        » J’allumai ma torche électrique. Les tôles de la chambre
        forte, il me sembla, s’étaient légèrement gondolées, mais
        avaient tenu bon. Je ne risquais pas, pour l’instant, de périr par
        la noyade. Mais il y avait l’asphyxie…
        » J’éteignis ma torche. Je voulais en épargner le courant.
        Mourir dans l’obscurité me répugnait.
        » Je vous prie de croire que j’étais très lucide, au point que,
        machinalement, j’essayai de calculer la profondeur à laquelle
        j’étais, en tenant compte du gondolement des tôles, de leur
        épaisseur et de la résistance de l’acier… Un calcul tout à fait im–
        précis, attendu que j’ignorais l’épaisseur exacte des tôles et leur
        degré de résistance au centimètre carré… « Je ferais mieux
        d’essayer de dormir », pensais-je.
        » Je fis un mouvement pour m’étendre sur le parquet, me
        retournai et me trouvai en face du hublot.
        » La surprise me figea. À travers l’épaisse vitre barrée de sa
        croix d’acier, je distinguai une lueur d’un rouge brun, du rouge
        d’un fer chaud. Infrarouge, enfin. Je crus, sur le moment, à
        quelque phénomène de phosphorescence. Mais j’aperçus des
        ombres qui se mouvaient ! Des poissons sans doute ?… Je regardai,
        intéressé et épouvanté à la fois, à la pensée que ces poissons,
        quels qu’ils fussent, étaient destinés à se repaître de mon
        corps quand les tôles de la chambre forte auraient cédé…
        » Je regardai… Il me parut que les ombres, dont les contours
        étaient imprécis, changeaient lentement de couleur, passant
        du vert sombre au rouge brun, puis au noir, et disparaissaient.
        » Mes yeux s’accoutumaient progressivement à ces demiténèbres.
        » Je discernai, peu à peu, d’étranges édifices cylindriques,
        hérissés de pointes, d’ergots, grands comme des faux, et entre
        lesquels des entonnoirs horizontaux étaient percés. Au-dessus
        de ces cylindres, de gigantesques herses profilaient leur ombre
        d’un vert noir.
        » Je me crus victime d’une illusion. Ce que je voyais,
        c’étaient des algues, sans doute, des coraux. Je regardai mieux.
        Je m’efforçai d’être calme, objectif.
        » Non ! Ce n’étaient pas des coraux, ce n’étaient pas des
        algues ! C’étaient bien des édifices artificiels, construits par des
        êtres doués de raison. Les cylindres, les herses avaient des proportions
        régulières ; les entonnoirs étaient percés de façon à
        former des quinconces. Les herses décrivaient, par rapport les
        unes aux autres, des angles qui devaient mesurer exactement, je
        l’aurais juré, quarante-cinq degrés…
        » Mes doutes, si j’en avais eu encore, se seraient évanouis,
        car je vis passer, entre les cylindres, entre les tours, pourrais-je
        dire, des carcasses oblongues, terminées en fuseaux, et sur lesquelles
        étaient posés d’étranges engins rappelant assez de gigantesques
        accordéons garnis de roues dentées ! Vous m’avez
        entendu ? Des roues dentées ! Autour de ces machines, des êtres
        extraordinaires grouillaient…
        » Des êtres… Hauts de trois mètres… peut-être moins… Le
        verre du hublot était peut-être gondolé par l’effroyable pression
        qu’il subissait…
        » Ces êtres se composaient d’un bulbe blanchâtre strié verticalement
        de vert sombre, et autour duquel trois rangées d’yeux
        ronds, couleur rouge cerise, étaient disposées.
        » Sous ce bulbe, qui pouvait être haut de cinquante centimètres
        et mesurer quarante centimètres de diamètre, se mouvaient
        des tentacules, au nombre de sept – je les ai comptés –
        assez semblables à ceux des poulpes, mais de longueur inégale.
        Plusieurs de ces tentacules, trois exactement, étaient terminés
        par des ergots aigus qui me parurent être en métal.
        » La tête – je veux dire l’étrange bulbe – des êtres était enserrée,
        au-dessus des trois rangées d’yeux, d’un cercle de métal.
        Et, au sommet du bulbe, un jet blanchâtre, irrégulier, jaillissait,
        tantôt épais, tantôt presque imperceptible.
        » Les êtres entouraient un des engins-accordéons dont je
        vous ai parlé et semblaient le pousser ou le traîner…
        – 23 –
        » Derrière eux, d’autres êtres semblables, mais plus petits,
        et qui ne possédaient qu’une rangée d’yeux, avançaient. Leur
        bulbe n’était couronné d’aucun jet, ni orné du collier de métal.
        Ils n’avaient pas d’ergots au bout de leurs tentacules. Des esclaves,
        des ouvriers sans doute, j’emploie ce nom dans le sens
        que lui donnent les entomologistes en parlant des ouvrières
        abeilles ou fourmis.
        » Je ne sais pourquoi ; ce fut plus fort que moi : je saisis ma
        torche électrique, d’un mouvement spontané, irréfléchi, inconscient
        pour ainsi dire, la haussai à la hauteur du hublot, et pressai
        sur le commutateur.
        » Tout aussitôt, je vis un des êtres groupés autour de
        l’engin-accordéon s’approcher du hublot, cependant que le jet
        jailli de son bulbe grossissait considérablement.
        » L’être se colla pour ainsi dire au verre du hublot. Je vis
        ses innombrables yeux rouges, les stries vert-noir de son bulbe.
        Un être hideux, mais un être doué d’intelligence ! Les trois rangées
        d’yeux rouges brillaient comme du métal en fusion. Les
        stries du bulbe semblaient s’animer, tourbillonner.
        » J’avais, moi, mon plus parfait sang-froid, messieurs ! Je
        pensais à ma peau. Ces êtres, quels qu’ils fussent, pouvaient –
        peut-être – me sauver ! Quelqu’un qui se sait condamné à mort
        ne rejette aucun espoir, même le plus fou.
        » J’agitai ma torche électrique. Je vis les stries du bulbe de
        l’être s’entrelacer, s’écarter, sinuer… Sans doute essayait-il de
        me faire comprendre quelque chose ?
        » Il s’écarta. Plusieurs des petits êtres qui suivaient l’enginaccordéon
        s’approchèrent du hublot, entrelacèrent leurs tenta–
        cules et produisirent une lueur rouge, intense, qui éclaira
        presque la chambre forte.
        » Ce n’était pas cela que je voulais ! C’était sortir ! Revenir
        à la surface !
        » Je me contorsionnai ! Je ne sais plus ce que je fis !
        J’essayai de me faire comprendre de ces êtres qui n’avaient rien
        de commun avec moi, qui devaient ignorer les hommes comme
        les hommes les ignoraient, qui ignoraient ce que c’était que
        l’atmosphère, la lumière du soleil… Des êtres aussi dissemblables
        de nous que peuvent être les habitants de la planète
        Mars, s’il y en a !
        » … L’air commençait à me manquer… La température de
        la chambre forte s’était considérablement abaissée : une véritable
        glacière. Je grelottais de froid autant que d’angoisse.
        » Lorsque l’épave du paquebot s’était arrêtée au fond de la
        mer, j’avais fait le sacrifice de ma vie. Et voilà qu’un espoir nouveau
        me faisait reprendre courage… Il m’était dur de me résigner
        une seconde fois au grand voyage !…
        » J’appelai toute ma raison, toute ma science à moi… Je
        tentai l’impossible.
        » Je m’approchai du hublot, presque à le toucher, j’ouvris
        la bouche et exagérai mon halètement, pour essayer de leur faire
        comprendre que j’étouffais. Mais ils devaient sans doute ignorer
        tout de notre physiologie !
        » Plusieurs d’entre eux s’étaient groupés autour du hublot
        et regardaient. J’observai que, par moments, leurs yeux changeaient
        de couleur et passaient du rouge sombre au rouge ardent.
        » Que comprirent-ils ? Qui le saura ?
        » Ils s’écartèrent soudain. Et je vis s’approcher, sans que je
        pusse deviner qui la mouvait, une sorte de cage qui avait grossièrement
        la forme d’un fuseau vertical. Au centre de ce fuseau,
        deux cônes aux sommets opposés dardaient un double rayon
        rouge qui se réverbérait sur les barreaux de la cage, barreaux
        qui semblaient être faits de jais.
        » Le double rayon écarlate augmentait rapidement
        d’intensité. Il devint bientôt assez fort pour illuminer la
        chambre forte, qui fut entièrement baignée de ses rayons.
        » … De la lumière ! Ce n’était pas cela qui me manquait !
        C’était de l’air ! J’étouffais… Combien de minutes s’étaient écoulées
        depuis que le Thames avait sombré ? Combien d’heures ?
        J’étais tellement intéressé par ce que je voyais que j’avais perdu
        la notion du temps…
        » Mais mes poumons, eux, réclamaient de l’air…
        » Je me rendis compte, peu à peu, que le froid qui me glaçait
        diminuait. L’étrange fuseau ne rayonnait pas seulement de
        la lumière, mais de la chaleur ; je me sentis mieux. Je cessai de
        grelotter.
        » Je pus voir disparaître, les unes après les autres, les gouttelettes
        de condensation qui s’étaient formées contre les tôles.
        Mais j’entendis deux ou trois craquements sourds, qui
        m’avertirent que les parois de la chambre forte commençaient –
        comme moi – à donner des signes de fatigue… Je me remis à
        trembler en pensant à la mort qui me guettait ! Mourir était
        maintenant pour moi mourir deux fois ! Après ce que je venais
        de voir, ce que je voyais, je voulais vivre, pour faire connaître au
        monde mon extraordinaire découverte !
        » Mais je comprenais que mon salut était impossible…
        » Que je restasse dans la chambre forte, je périssais asphyxié,
        en admettant que ses parois résistassent. Si j’en sortais,
        c’était l’écrasement, la noyade.
        » Je me contorsionnai éperdument, convulsivement, frénétiquement.
        De l’air ! Il me fallait de l’air ! Je montrai ma gorge…
        Je fis mine d’étouffer…
        » Les êtres regardaient. Le changement de couleur de leurs
        trois rangées d’yeux, l’agitation des stries de leur bulbe me révélaient
        qu’ils pensaient, qu’ils raisonnaient. Peut-être étaient-ils
        émus ?… Sans doute avaient-ils vu d’autres hommes, mais
        morts !… Un extraordinaire hasard avait voulu que je fusse vivant
        ! Le dieu des cambrioleurs, peut-être…
        Philippe Raquier eut un ricanement cynique. Sa voix
        s’affaiblissait. Mais ceux qui l’écoutaient étaient tellement intéressés
        qu’ils ne pensaient pas à lui conseiller de se reposer.
        Il fit une pause de quelques secondes. Son c ur s’était
        calmé ; il parla de nouveau, d’un ton à peine perceptible :
        – Les êtres s’écartèrent. Je crus qu’ils m’avaient abandonné.
        J’en vis passer d’autres, des petits, ceux que j’appelais des
        « esclaves ». Ils poussaient devant eux, posés sur des hémisphères
        qui glissaient avec rapidité, toutes sortes d’objets en qui
        je reconnus des débris du « Thames » : bossoirs tordus, cornières,
        plaques de chaudières, etc.
        » Une intuition me traversa l’esprit : si c’étaient ces êtres
        qui avaient provoqué le naufrage du paquebot, pour s’emparer
        de ses dépouilles ?
        » J’entendis, peu après, un grincement qui me fit frémir : je
        me demandai si ce n’étaient pas les tôles de la chambre forte qui
        cédaient. Il me sembla sentir une odeur de soufre… Et, soudain,
        je respirai mieux. Ma tête me sembla plus légère. J’éprouvai un
        sentiment de réconfort et de soulagement.
        » J’essayai de comprendre. J’analysai mes sensations. Et je
        compris ! Oui. Je compris ! Les êtres m’envoyaient de l’oxygène,
        de l’oxygène pur !
        » Je les vis qui s’étaient, de nouveau, approchés du hublot,
        et qui m’observaient. Moi, je haletais. Je respirais avec frénésie.
        Une surexcitation étrange me gagnait… J’étais comme ivre !
        » Je crois qu’à ce moment je tins des propos incohérents.
        J’interpellai les êtres… Les effets de l’oxygène ! D’un violent effort,
        je parvins à me calmer un peu.
        » Je respirais. C’était un résultat. Mais les tôles de la
        chambre forte, je le voyais sans pouvoir me leurrer, se gondolaient
        de plus en plus ; d’un moment à l’autre, elles allaient céder.
        » Je ne sais pourquoi, une rage stupide me prit : je ramassai
        plusieurs des boîtes contenant opales et rubis et, de toutes
        mes forces, les lançai contre les parois, où elles se fracassèrent.
        Le parquet, en un instant, fut jonché de pierreries qui scintillèrent
        à la clarté écarlate du double rayon émis par la cage en
        forme de fuseau.
        » Je pus constater que les êtres ne manifestaient aucune
        émotion, aucun sentiment, à la vue de ces richesses humaines.
        » Mon c ur battait de plus en plus vite. Il me semblait que
        mes artères bouillonnaient. Une soif dévorante desséchait, brûlait
        mon palais. Ma langue, peu à peu, devenait dure…
        » Je compris que c’était la fin.
        » Comme un imbécile, je recommençai à gesticuler : je voulais
        sortir, remonter à la surface, revoir le soleil, vivre, vivre une
        heure seulement s’il le fallait… Mais revoir la lumière blanche,
        la vraie lumière, celle du jour : la lumière des hommes !
        » Immobiles, les êtres continuaient à m’observer. Le jet de
        vapeur montait, tout droit, de leurs bulbes, et, derrière eux, je
        distinguais des fourmillements confus, que je n’avais plus assez
        de sang-froid pour analyser.
        » Je haletais, comme un chien, ma langue sèche et dure
        dardée hors de ma bouche.
        » La température, dans la chambre forte, était toujours
        aussi douce, tiède. Mais, de nouveau, l’eau suintait à travers les
        tôles.
        » Alors, brusquement, je me résignai ! Vous comprenez ?
        J’acceptai l’inéluctable !
        » Je regardai une dernière fois les êtres étranges qui
        n’avaient pu que prolonger mon agonie, puis je m’étendis sur le
        parquet d’acier que je sentis humide sous moi.
        » L’acide carbonique qui, plus lourd que l’oxygène, stagnait
        à la partie inférieure de la cabine, me suffoqua. Il me sembla
        entendre des chocs, des grincements… Je crus que l’on me secouait.
        » … Et, plus rien. Je perdis connaissance !
        Philippe Raquier s’interrompit. Le capitaine Mercier et
        Jacques Michel, bien que penchés sur lui, avaient à peine entendu
        la fin de son récit.
        Croyant que le naufragé voulait reprendre des forces avant
        de terminer, ils attendirent :
        – Et après ? demanda Mercier, après qu’une longue minute
        se fut écoulée.
        – Comment, après ? murmura l’ingénieur, en le regardant.
        Après, monsieur, je ne sais plus rien !… Oui… D’après ce que
        vous m’avez dit, j’ai, sans doute, été enfermé dans cette boule où
        vous m’avez recueilli… Les êtres du gouffre ont eu pitié de moi
        et m’ont renvoyé à la surface… Donnez-moi à boire, je vous
        prie !
        La bouteille de tafia était vide. Mercier regarda l’homme,
        puis, se tournant vers le second capitaine, il l’envoya chercher
        un autre flacon.
        – Buvez, et essayez de dormir ! dit-il en tendant à Raquier
        un verre qu’il avait empli à demi.
        Le naufragé but sans mot dire. Il assura sa tête sur l’oreiller
        et ferma les yeux.
        Mercier fit signe à son second de le suivre et sortit avec lui
        sur la dunette.
        – Qu’est-ce que vous en pensez ? questionna-t-il après
        avoir doucement refermé la porte. Un fumiste ou un fou, hein ?
        – Mais qui l’aurait enfermé dans cette sphère, qui n’était
        pas en métal, puisqu’il a suffi de quelques balles pour la fracasser
        ? objecta Jacques Michel.
        – Nous verrons cela ! Demain, lorsqu’il sera reposé, nous
        l’interrogerons soigneusement, de façon à nous rendre compte
        de la vérité ! Venez dîner ! Il est plus de huit heures, mon cher,
        et le pauvre Mauris doit commencer à trouver le temps long sur
        la passerelle !
        Le lendemain matin, le capitaine Mercier se rendit auprès
        du naufragé et constata qu’il était mort.
        Ses haillons ne contenaient aucun papier d’identité. Il fut
        cousu dans un linceul de toile à voiles et immergé dans la matinée.
        Le soir même, l’Ariadne mouilla en rade de Djibouti, où le
        capitaine Mercier déposa aussitôt son rapport de mer dans lequel
        il relatait comment il avait recueilli l’extraordinaire naufragé.
        Il apprit que le Thames, courrier d’Australie, existait réellement,
        et était attendu vainement à Aden depuis quatre jours.
        L’Ariadne repartit de Djibouti le jour suivant.
        Une semaine plus tard, le canal de Suez traversé, elle arriva
        à Port-Saïd, où le capitaine Mercier connut que le Thames avait
        sombré dans les parages du cap Guardafui, sans qu’on en connût
        la cause.
        Des pêcheurs arabes, qui avaient recueilli en mer et ramené
        à Aden quelques épaves provenant de l’infortuné paquebot,
        assurèrent qu’au moment présumé du sinistre, le temps était
        particulièrement beau dans les parages de Guardafui…
        Deux autres navires, l’Ophir, de Londres, et le Général-
        Errazuriz, de Callao, qui naviguaient, pendant la nuit du naufrage
        du Thames, au large de Guardafui, confirmèrent ces déclarations.
        Arrivé à Nantes, le capitaine Mercier, que le récit de Philippe
        Raquier avait fort impressionné, se renseigna et apprit
        facilement que le Thames avait embarqué à Melbourne, lors de
        son suprême voyage, une importante quantité de rubis et
        d’opales.
        Philippe Raquier n’avait pas menti…
        Existe-t-il donc au fond de la mer des êtres qui nous connaissent,
        et que nous ne connaissons pas, des êtres doués d’une
        civilisation avancée – et qui, peut-être, provoquent les naufrages
        de nos navires, pour s’approprier certains objets ?
        Un fait est certain, c’est qu’au large du cap Guardafui, plus
        de cent navires se perdent chaque année : le Ghodoc, le Renard,
        l’Amiral-Gueydon y ont fini leur carrière – et bien d’autres…
        Les courants ont été incriminés. Mais sont-ils les seuls
        coupables ?

      2 sujets de 1 à 2 (sur un total de 2)
      • Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.
      Veuillez vous identifier en cliquant ici pour participer à la discution.
      ×