PROBST, Jacques – Aldjia, la femme divisée

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        Aldjia
        La femme divisée

        Personnage : Aldjia A et B
        Deux actrices sont possibles, mais une seule est préférable. Peu importe son âge, mais plus de cinquante ans me paraît bien. Autour d’elle, des bouteilles de whisky, des verres à whisky, des scies, des haches et des couteaux.
        Ce monologue est écrit d’après les chapitres XIX et XX du Livre des Juges, Ancien Testament.

        A.    Quel était mon âge quand pour la première fois je suis parvenue à réunir et maintenir en un bouquet pour mon papa quelques fleurs que j’avais cueillies ? C’étaient des primevères, des pâquerettes, des crocus
        le commencement d’un printemps. J’avais deux ans, peut-être un peu plus.

        Temps

        Assise à la fenêtre du compartiment d’un wagon d’un train lancé sur une rapide paire de rails de fer…

        Temps

        Au premier jour où il m’a vue, il m’a demandé mon nom.
        C’était un homme des montagnes de Makashrah, c’était un jour de marché auquel il venait vendre chèvres et moutons.

        Temps

        Face à moi dans le compartiment, un homme de soixante ans. Il s’appelle Tolcaneri, c’est un marchand de ma….

        Temps bref

        Guibaa, et devant Guibaa, seize mille javelots, vingt-cinq mille arcs, et pour chaque arc huit cents flèches, soixante mille épées, douze mille cavaliers…

        Temps bref

        Un vieil homme qui s’en revenait de ses champs nous proposa dans sa maison le boire et le manger, et de quoi nous reposer.

        Temps bref.

        Nous étions en route pour les montagnes de Makashrah, et mon mari ni moi ne savions qu’il y aurait comme une pierre sur le chemin, la ville de Guibaa.

        Temps bref.

        Quand il ouvre enfin la porte, c’est sur la nuit noire où dansent les cent yeux lumineux de cinquante chiens, où jettent des éclats leurs dents. J’entends leurs salives en mouvement dans leurs gueules.

        Temps

        À un moment, dans le compartiment, chacun a ouvert son sac.

        Je peux comme ça t’en trouver douze autres, alors, lequel de ces commencements préfères-tu ? N’importe lequel me couchera sur le billot. N’importe comment, quelle que soit la façon de commencer, ça finira sur le billot. Alors ? Choisis.

        B.    Tu t’égares, ma chérie, tu divagues. Retire tes doigts de ces foutues lames ! Pose tes mains sur tes genoux, pose-les n’importe où mais, nom de Dieu, pas sur ces lames. Veux-tu boire quelque chose ? Un verre de Glenfarclas.

        (elle prend sur sa gauche un verre, une bouteille, décapsule la bouteille, remplit le verre, repose la bouteille à sa gauche, passe devant elle le verre sans y prêter attention, et le pose à sa droite.)

        Tu n’en veux pas ? Tu auras du mal, ma chérie, tu auras du mal.

        A.     Le train ? C’est le commencement que je préfère. Assise à la fenêtre du compartiment d’un…

        B.     Le train ? Oublie-le. Tu ne voyages pas en chemin de fer, mon petit, tu tires la langue sur un chemin de croix. De croix, sacré nom de Dieu. Dis-nous plutôt, quel âge avais-tu quand…

        A.     Deux ans, peut-être un peu plus.
        C’était le commencement d’un printemps, des primevères, des pâquerettes, des crocus.
        J’étais très fière de mon bouquet, le premier que je réussissais à maintenir dans mon poing. Mon papa était très fier de moi : c’était mon premier bouquet.

        B.    Je le connais ce bouquet, comme si je l’avais fait. Nom de Dieu ce que ça fait vieux ! Et le sourire de papa quand il l’a reçu, nom de Dieu ! C’est loin tout ça, épargne-nous l’enfance, et dis-nous plutôt, quel âge avais-tu quand…

        A.    L’homme des montagnes de Makashrah ? J’étais le commencement d’une femme, je ne sais combien de bouquets plus tard, un jour de marché auquel j’accompagnais mon père qui venait y acheter chèvres et moutons.
        L’homme était descendu des montagnes de Makashrah vendre au marché chèvres et moutons. Il négociait avec mon père le prix des chèvres, le prix des moutons, quand il m’a vue. Plus tard, l’affaire avec mon père conclue, il m’a demandé mon nom. J’ai dit Aldjia, parce que c’est mon nom, celui qu’aussitôt née mon père a posé sur moi.
        Quelques marchés plus tard, avec la bénédiction de mon père, cet homme des montagnes de Makashrah m’épousa. J’avais dû lui plaire. Il m’emmena chez lui, ne m’a plus jamais nommée, de sorte que mon nom, personne ne l’a plus connu.
        sauf mon père, qui m’appelait « Djia », mais c’était mon père, et quand il disait « Djia », s’était Aldjia qu’il disait.
        J’eus avec mon mari une sorte de vie dans les montagnes de Makashrah, puis je lui faussai compagnie et retournai vivre chez mon père, à trois jours de marche des montagnes, dans la ville où j’étais née, qui s’appelait Bethléem. Un enfant nu sur un tas de paille n’y était pas encore né dans une étable, il s’en faudrait de plusieurs siècles, c'est-à-dire si mon histoire est ancienne. Quand je revins vivre chez mon père, l’étable où devrait naître plus tard cet enfant n’était pas encore bâtie, et loin d’être nés, l’âne et el bœuf qui dans l’étable réchaufferaient la misère du nouveau-né.

        B.    Tu ne diras pas que ton mari ne t’aimait pas, ce serait un énorme mensonge, il t’aimait énormément.
        Il aurait pu te faire chercher chez ton père, te donner à lapider devant le mur de la ville, c’était son droit, ton père lui-même n’aurait pu s’y opposer. L’époque était ainsi, mais, nom de Dieu, il y en a eu de pires, depuis.
        Tu vivais à Bethlléem depuis quatre mois quand ton mari…

        A.    … juché sur un âne vint m’y rechercher, sans reproche, doux, les bras très tendres, les yeux mouillés de tant m’aimer.
        Mon père lui fit grand accueil, l’assit devant quatre jours de bombance, et que se dirent-ils par-dessus les plats de chevreau, de mouton, et par-dessus les cruches de vin ? Sûrement rien qui vaille la peine d’être relaté
        car toutes ces journées et ces nuits sont consignées dans un livre, un livre si gros que de lui on dit : le Livre.
        Le Livre ne mentionne aucune de leurs paroles, mais assure qu’ils burent et mangèrent durant quatre jours
        et quand ce Livre dit boire et manger, c’est vraiment boire et manger qu’il faut entendre, vraiment boire et vraiment manger, repousser hors de raison toute satiété.
        Ces quatre jours étaient le commencement d’un printemps
        primevères, pâquerettes et crocus, mais d’un printemps…
        En était-ce un ?
        Dès l’aube de ces quatre journées, mon mari se levait, harnachait l’âne, qu’il sortait de l’étable, et tombait sur mon père, qui le ramenait à table.
        Une autre journée passait.
        Vers la fin du cinquième jour, mon mari subitement quitta la table, sangla notre barda sur l’âne, m’assit par-dessus et se tourna vers mon père assis à la table devant deux cruches encore pleines de vin.
        Mon mari a dit : Merci.
        J’avais embrassé mon père, j’aurais dû lui dire adieu.
        Nous avons quitté la maison, celle de mon père où mon père quand j’étais une toute jeune Aldjia me disait « Djia » et chérissait mon avenir.
        Nous faisions chemin vers les montagnes de Makashrah, l’âne et moi sur l’âne et mon mari à la tête de l’âne.
        Le soir venait à notre rencontre
        et aussi les murs de la ville de Guibaa, comme une mauvaise pierre en travers du chemin.

        B.     Cesse ma chérie de caresser cette scie. Incroyable, cette manie que tu as : toujours un morceau de lame entre les doigts ! Une maniaque ! Des électriciens diraient de toi qu’on n’y voit pas de la lumière à tous les étages, mais je reconnais, mais chérie, que le chemin, celui de croix, tu t’y es bien engagée.

        A.    Tu pourrais toi-même y faire quelques pas. Ce chemin-là, tu n’en connais pas moins que moi chaque motte de terre, bouquet d’herbes et chaque pierre
        et maintenant, en travers du chemin, cette autre pierre : Guibaa.
        Prends la suite, je t’en pris. De Guibaa, tu te souviens comme moi.

        Temps

        B.     Je n’ai pas la voix qu’il faut, ah nom de Dieu ! Vraiment pas. Laisse-toi tenter par un verre de Glenlochy, on en trouve rarement de nos jours, la distillerie a fermé il y a douze ans.

        (jeu du verre et de la bouteille, comme indiqué précédemment)

        Tu as tort de ne pas boire. Tu t’engages sous un climat où seulement des chameaux survivent sans boire. J’en essaie un autre, veux-tu ? Un Glenfidish. Non plus ? Ça te ferait pourtant grand bien avant d’entrer dans Guibaa.
        Le soir était sur vous, la nuit à deux pas. Il allait falloir trouver un abri contre la nuit, et voilà Guibaa, une pierre en travers du chemin, mais comment déjà le savoir ? À ce moment-là, Guibaa représentait pour la nuit à venir un abri possible.

        A.     (Une litanie)
        Guivaa, Buibaa, et devant Guibaa seize mille javelots
        vingt-cinq mille arcs, et pour chaque arc huit cent flèches 
        soixante mille épées, douze mille cavaliers
        des frondes et pour chaque fronde un sace de pierres
        et aurait-on su devant Guibaa à cette époque-là s’en servir, on aurait vu devant Guibaa des canons, des lance-roquettes, des lance-missiles, des lance-tout-ce-qui-se-lance et qui fait mal une fois retombé
        et dans le ciel de Guibaa, de vieux B.52 auraient faut l’affaire
        si l’on avait su s’en servir
        mais les plus belles inventions de l’époque étaient là
        devant Guibaa
        dont les murs tombaient, et dont tombaient les maisons.
        Dans Guibaa
        les rues étaient encombrées de maisons tombées, des meubles qu’elles contenaient, des morceaux des gens qui n’avaient pu à temps les quitter
        et sur ces encombrements passés au fil de l’épée trois mille enfants et leurs mères éventrées, qu’on n’avait pas violées
        tant était grand le dégoût qu’inspirait Guibaa, et tant aussi on était pressé d’en finir avec Guibaa
        où l’on avait saigné comme nulle part encore on avait saigné
        ça filait en rigoles sur les pavés
        et quand fut jeté par terre tout le sang qu’on y avait trouvé
        on mit le feu à Guibaa, maison par maison
        celles qui étaient encore debout
        mais on avait auparavant chié et pissé dans les fontaines, dans les puits : il n’aurait pas fait beau avoir soif, sous l’incendie.
        Aujourd’hui, de Guibaa, ne reste pas même le seuil de pierre qui reçut sur un peu de poussière le dernier souffle de ma vie.
        Quand je suis née, ma mère m’a prise contre son sein
        et puis a expiré.
        J’étais nue, mouillée, vagissante comme il se doit d’un bébé sur le sein de ma mère qui venait d’expirer
        comme il ne se doit pas d’une maman.
        Mon père m’a prise dans ses bras et
        avec tant de larmes ma nommée
        que mon nom ruissela : Aldjia.
        Ai-je déjà parlé de maman ?

        B.    On s’en fout ! Elle est morte à peine te voilà née. Et le Livre où tout est consigné n’en parle pas.

        A.    Et ne me nomme pas, et pourtant mon père a posé sur moi un nom, et ce putain de Livre vendu à qui l’a voulu n’en dit pas un mot. Le Livre dit seulement que sur le soir, nous entrions dans Guibaa, où mon mari ici et là demanda l’aumône d’un toit sous lequel abriter notre nuit, en n’en trouva pas.
        J’ai suggéré que nous dormions où nous étions, sur cette petite place de la ville, mais mon mari, qui connaissait la vie, me dit qu’en ce début de nuit les brigands quittaient leur repaire, et croisaient ainsi les chiens qui rentraient à leur niche. Nous sommes entre chiens et loups, a-t-il dit, nous ne pouvons pas dormir ici.
        Alors un vieil homme qui s’en revenait de ses champs nous proposa dans sa maison le boire et le manger, et de quoi nous reposer. Vous ne pouvez pas rester ici, nous a-t-il dit, c’est entre chiens et loups l’heure la plus mauvaise.
        Comme nous entrions chez lui, sa fille d’une douzaine d’années qui s’en allait à son lit m’a embrassée. Je lui ai dit : Bonne nuit, petite fille, où est ta maman ?
        Mon père, a-t-elle souri, est un survivant
        puis elle est allée s’endormir dans sa chambre.
        Ensuite, le sac et l’incendie de Guibaa, et tout ce que là autour on voudra imaginer.

        Temps

        B.    Mais nom de Dieu ! Tu ne vas pas t’en tirer à si bon compte ! On te demande un chemin de croix, tu nous joues la résurrection.
        Que les hommes aiment se battre entre eux, c’est entendu, mais tout de même, il leur faut un prétexte. On ne met pas une ville comme Guibaa sur le sable sans un moindre prétexte.
        Ce que nous voulons entendre, c’est le récit de la nuit passée dans la maison de ce vieil homme qui s’en revenait de ses champs et vous a offert le boire et le manger, et de quoi vous reposer. Voudrais-tu boire quelque chose avant de commencer ?

        A.    Rien du tout. Et pareil pour le récit de cette nuit dans la maison du vieil homme. Rien du tout.

        B.    Ah nom de Dieu ! Si cette petite fille de douze ans qui vient de s’en aller dormir dans sa chambre te voyait, elle ne serait pas fière de toi.

        A.    Je ne lui dois rien.

        B.    Le vie de son vieux père, tu la lui dois.

        A.    Qui dit qu’il est mort ?

        B.     Oh, après toute cette nuit, ceux qui l’ont pris n’ont pas dû laisser aux yeux de sa fille grand-chose pour le reconnaître.

        (Jeu du verre et de la bouteille, comme indiqué précédemment)

        B.    Prends ça, Glenmorangie, et raconte.

        A.    Une grande table était cernée de quatre bancs dans la chambre où nous étions.
        Le vieil homme s’est assis, et puis mon mari, en face de lui.
        Je me suis tenue en retrait d’eux, sur un tabouret, contre le mur du fond.
        À mon mari, le vieillard a demandé mon nom. Mon mari n’a pas répondu, a lui-même posé au vieillard une question à propos de notre itinéraire du lendemain, le meilleur chemin pour rejoindre d’ici les montagnes de Makashrah.
        Ai-je eu l’intuition de  l’inutilité de la question ? J’allais au vieil homme dire mon nom, j’allais lui dire Aldjia
        quand derrière la porte une voix si violente que presque elle en défonça les planches, hurla :
        Cet homme étranger que tu reçois, envoie-le dehors, que nous fassions se connaissance !
        Cette phrase est consignée dans le Livre, et quand le Livre dit : connaître, c’est intimement connaître qu’il faut entendre, très intimement, vous me suivez ? Ils étaient bien cinquante là-dehors à vouloir faire la connaissance d’un étranger. 
        La situation est claire, maintenant.
        Je suis assise à la fenêtre du compartiment d’un wagon d’un…

        B.    Foutue bête ! Tu n’en rates pas une ! Tu divagues, tu es givrée, folle, tu es folle ! Voilà quarante ans qu’elle voyage dans un train ! Complètement brindezingue ! Aucune ligne de chemin de fer ne demande à un train quarante ans pour parvenir à son terminus. Elle est cinglée, gravement. Des boulangers la verraient, ils verraient l’os aussi qu’il y a dans le pétrin. Pose ce couteau ! Pose-le, tu va te blesser, foutre du sang partout.

        A.     Du sang, d’ici pas longtemps, ça ne va pas manquer. Partout.

        B.    Pose ce couteau. Pose-le ma chérie. C’est de ce couteau que ta main a le moins besoin, crois-moi, pose ça, quitte ton train, retournons ensemble chez notre bon vieillard, chez sa fille de douze ans, qui dort dans sa chambre, et comme au vieillard tu vas dire ton nom, comme tu vas lui dire Aldjia, un hurlement sur le palier fait trembler la porte sur ses gonds. Ma pauvre chérie, tu devais être terrifiée. Maintenant pose ce couteau. Ne va pas te blesser avec ça.

        A.    Je ne risque rien, je tiens le couteau par le manche, il pourrait devenir imprudent de me contrarier. Va si tu veux dans la maison du bon vieillard, en pleine ville de Guibaa. Moi, je prends mon temps, je t’y rejoindrai plus tard.
        Ça va comme ça ? Parce qu’autrement j’aurai tôt fait de…

        (Elle passe en souriant la pointe de la lame sur son cou)

        Ça va comme ça ? Assise à la fenêtre du compartiment d’un wagon d’un train lancé sur une rapide paire de rails de fer
        mes yeux vont dans les paysages et le pays est désert
        tout autour de nous ne défile que sable et que cailloux
        mais à l’horizon du nord les collines sont des merveilles
        qui élèvent à plein bras des arbres vers le ciel
        des arbres verts sur des verdures qu’un jeune printemps perce de primevères, de pâquerettes et de crocus
        c’est jaune, c’est blanc, c’est bleu, ça se voit très bien que là-dessus un instant s’est posée la Main de Dieu
        et les instants de Dieu sont plus longs que les plus longues vies des plus vieux d’entre les hommes.
        Au fond des vallées que sur des ponts nous traversons
        des ruisseaux, et maintenant de plus importants cours d’eau
        et c’est un fleuve bientôt. Dans le compartiment quelqu’un a dit :
        Nous approchons de la mer.
        J’ai descendu la vitre de la fenêtre, c’était vrai, nous approchions de la mer, une gifle d’iode a claqué dans le wagon où tous les passagers regardaient la fenêtre ouverte, sans me voir
        car jamais personne ne me voit
        et comment donc est descendue la vitre ?
        Aux odeurs de poisson, aux odeurs du goudron
        aux cris d’une grue, aux grincements de ses chaînes d’un seul mouvement soulevant douze caisses
        à la voix profonde d’un cargo, au claquement sec d’un flacon de vieux rhum qu’on débouche, j’ai dit :
        Nous approchons d’un port.
        Mais on ne m’entend pas, puisqu’on ne me voit pas. Comme nous approchions d’un port, le chemin de fer s’est coudé, et d’un vaste virage nous voilà roulant vers la pleine terre.
        Quelqu’un, une femme je crois, assise à côté de moi, remonte la vitre de la fenêtre, et ne me parle pas parce qu’elle ne me voit pas.
        Au lieu qu’elle ait sous elle ses cent mille roues, il aurait mieux valu sur la locomotive dresser deux ou trois mâts, y étaler quelques voiles et de sa cheminée faire un gouvernail pour connaître la mer
        la traverser et savoir comment c’est
        de l’autre côté de la mer. J’ai tenté ce coup-là une fois, lancé le train à la suite de sa locomotive sur la mer (elle en rit)… Ça n’a pas traîné, tu m’as aussi sec ramenée sur le sable.
        C’est qu’au-delà des mers, on risquerait de ne pas retrouver la maison du bon vieillard, ni même la ville de Guibaa, ni mon mari, ni l’âne, ni rien qui crie derrière la porte de la maison….
        Assis face à moi dans le compartiment, un homme de soixante ans. Il s’appelle Tolcaneri, il est marchand de mazout. Il ne m’a dit ni son nom ni son métier, il ne me parle pas puisqu’il ne me voit pas, mais sur un gros sac de toile à son côté, i lest écrit en lettres de flammes : Tolcaneri, marchand de mazout
        et son adresse juste en dessous :
        19, chemin du Milieu. Milieu de quoi ?
        Un nom de ville en dessous de celui du chemin était effacé.
        À un moment, dans le compartiment, chacun a ouvert son sac, et voici du pain, du fromage, des raisins, mais du sac du marchand de mazout Tolcaneri n’est sorti qu’un livre
        qu'il a ouvert sur ses genoux. C’était le Livre
        je l’ai reconnu, ouvert au dix-neuvième chapitre du Livre des Juges, et je suis sûrement devenue très pâle : c’est à ce dix-neuvième chapitre de l’histoire des Juges que commence mon histoire, celle où je n’ai pas de nom
        et où commence aussi, et finit
        l’histoire de la ville de Guibaa, dont les bâtisseurs ignoraient qu’ils avaient bâti un bûcher
        dont je serais l’allumette
        qu’une main sans conscience a jetée par-dessus le mur.
        Tolcaneri lisait, le Livre sur ses genoux fleurait bon le mazout.
        J’aurais souhaité qu’il me voie, qu’il me parle, sans l’agrément d’une conversation entre voisins la morosité saisit ceux qui voyagent en train,
        mais Tolcaneri sans me voir lisait dans le Livre ouvert sur ses genoux.
        J’ai somnolé, et lu dans mes paupières l’écriteau d’une gare devant laquelle on passe tout droit, une petite gare, peut-être seulement le souvenir d’une gare. Sur l’écriteau inscrit dans mes paupières, j’avais lu Guibaa, la ville dont on a dit qu’elle s’est dans le ciel enfuie
        à la terrible faveur d’un incendie.

        B.    Joli ma chérie. Joliment retombée sur tes pattes. Ça vaut bien un verre de Glenbugie !

        A.    Je retombe toujours joliment sur mes pattes, autrement tu ne serais pas là avec moi. Si je n’y suis pas, toi non plus. Je n’ai même pas besoin de ce couteau, je tiens le fil de l’histoire entre mes dents. Il suffit pour que tout se déroule sans heurt que tu me foutes la paix, que je n’aie pas à grincer des dents.

        B.    N’empêche que là tu es joliment…

        A.    Je retombe toujours joliment sur mes pattes et j’en ai marre : c’est toujours sur une nappe de merde que je retombe. Glenbugie ? Non merci.

        B.    Tu…

        A.    Oui ?

        B.    Non.

        A.    Tu as raison. J’étais assise sur un tabouret contre le mur du fond. Autour de la table, sur des bancs, le vieux et mon mari ne mangeaient plus, trempaient parfois leurs lèvres dans un gobelet. Ce qu’ils buvaient, je n’en sais rien, assise contre le mur du fond je ne voyais pas ce qu’ils versaient d’une cruche dans leur gobelet. Derrière la prote, c’étaient maintenant cinquante voix
        de plus en plus féroces. A cinquante là-derrière on organise un méchant concert. Contre la porte tombent des coups de poing, de pied, de barres de fer
        c'est ça surtout qu’on entend
        des coups de poing, de pied, de barres de fer
        coups sur coups, en pleine porte, la grêle quand les grêlons sont des icebergs.
        Tout ça nous fait de ce début de nuit une tempête à fendre l’âme.
        Nous sommes trois dans cette chambre comme trois matelots qui perdent pied sur à peine un canot qu’une main vociférante cherche à perdre sous l’eau.

        Temps

        Maintenant tout se tait, tout retombe, de guerre lasse.

        Temps

        Mais
        de guerre lasse
        mieux vaut n’en rien croire :
        l’accalmie derrière la porte n’est qu’un grand sourire narquois
        car
        tout à coup
        tout recommence, les coups et les coups et les cris et les coups
        si percutants qu’ils creusent des impacts dans les murs de la chambre. L’homme, celui des deux qui est mon mari, serre les dents, tassé en bout de table sur son banc, ses paupières serrées sur ses yeux, comme sont serrées ses dents sur son cœur
        dont on entend les grincements
        et griffant les paumes de ses mains l’irrésistible besoin de les serrer sur ses oreilles, ne plus entendre,
        Ô mon Dieu pitié ! Souviens-toi de moi !
        cinquante voix d’hommes enragés lui promettent monts et merveilles et pire encore.
        Notre vieil hôte, beau vieillard, se tenait devant la porte, debout, la tête ébranlée à chaque coup jeté sur les planches. Il était sans crainte, ayant pour seul souci le bon sommeil de sa fille endormie. Sans crainte
        il était indigné, indigné tout entier
        et quand sa voix pourtant pas bien grosse sortit de sa bouche, il n’y eut plus derrière la porte ni cris ni coups
        sauf un seul, dernier, presque involontaire, qui n’avait pris garde à la situation.
        Le vieillard
        sans crainte d’une cinquantaine de sans foi ni loi qui avaient tous une fois au moins arraché de la bouche de leur mère à l’agonie une dent parce qu’elle était en or, des qui enculeraient un trou dans un mur faute de chèvre à leur portée
        ouvrit la prote, fit sur le seuil un pas
        et cinquante aurait-on dit garnement, rien de plus, reculèrent de deux pas.
        Le vieillard indigné dit, fort comme il pouvait mais il pouvait peu :
        Vous ne pouvez pas…
        et l’indignation étrangla sa voix, ça donna quelque chose comme ça :
        Vous ne pouvez pas…
        Le vieux se redressa, fit l’effort de s’ouvrir la poitrine pour dire à ceux silencieux massés à deux pas de lui :
        Nous sommes, dès la nuit bombée, le refuge des étrangers. Vous ne pouvez pas chier sur la loi de l’hospitalité. Chez moi, c’est un homme avec sa femme, leur âne sommeille dans l’curie, ils avaient besoin de repos, de pain, de vin, et d’un toit sur tout ça, parce que dehors il fait nuit. D’ici à demain matin, quant ils s’en iront, leur maison est chez moi. Si cet étranger vient vous rencontrer comme vous le demandez, vous l’enculerez, le noierez sous le jus de vos couilles et ne conchierez par-dessus le marché. C’est homme à jamais n’en sera plus un, il réclamera pour finir vous couteaux dans sa gorge. Il est en chemin, et dès le petit matin de demain, il poursuivra son chemin. Voulez-vous être sur ce chemin la crevasse où l’on tombe ? Cet homme en voyage n’est pas chez moi comme chez lui, il est chez moi comme s’il était moi-même, et vous voudriez prendre en pleine nuit cet étranger qui m’a donné sa confiance pour la pleine nuit ?
        Savez-vous ce qu’il adviendra de cette ville, si l’on apprend qu’une nuit, à Guibaa, un étranger s’est fait casser les dents à coups de bite, s’en est fait foutre plein le ventre par le cul ?
        Le vieil homme était très vieux, il était à bout de souffle, des larmes venaient sous ses yeux, à son indignation se mêlait pour cette cinquantaine devant lui de la compassion.
        Dans le silence, cinquante mâchoires bavaient de rage.
        Le vieillard referma la porte.
        Un petit claquement éclabousse le silence de la chambre : mon mari desserre ses dents, expire longuement, ouvre les yeux, bateau presque chaviré avec enfin devant lui l’apparition d’un port, d’une crique tout au moins où aborder.
        Mais les mirages viennent sur la terre comme sur la mer, et les bateaux comme les hommes ont des illusions.
        Le vieil homme savait, lui, le poids du silence derrière la porte.
        On pouvait à ces cinquante-là en dire et redire, Ils voulaient du cul, ils voulaient de la casse, ils ne s’en iraient pas sans avoir obtenu l’un et l’autre. Alors le vieux
        soudain très vieux
        ses lèvres contre la porte comme s’adressant à une oreille
        murmura d’un murmure tel qu’on l’entendit au-delà de la porte :
        Je n’ai qu’une fille, elle a douze ans, dort maintenant dans son lit d’enfant. Prenez-là, et allez-vous-en.
        La réponse fusa :
        Vieux salaud qui donne son unique fille pour la sauvegarde d’un étranger !
        Ils l’avaient tous, les cinquante, vue rire et sourire dans ses premiers jours, réussir ses premiers pas sur des chemins autour de chez eux, et chacun d’eux quand elle passait lui avait offert une cerise, une prune, et d’elle avaient reçu, dès qu’elle sut les réunir et les maintenir en un bouquet, des primevères, des pâquerettes et des crocus, parce qu’elle était en son printemps commençant.
        Derrière la porte, ils étaient outragés : leur offrir cette enfant, c’était ne plus les compter au nombre des humains. Il y a des choses qu’un homme
        ne fait pas, des choses
         que ces cinquante-là
        devant la porte
        ne feraient pas. L’un d’eux hurla :
        Nous voulons l’homme, nous aurons l’homme !
        et de nouveau le silence
        qu’éclabousse un petit claquement : mon mari serre ses dents les unes contre les autres.
        Je ne suis plus assise sur un tabouret, mais debout, contre le mur du fond. Je regarde les deux hommes, le vieillard debout devant la porte, un cœur glacé ouvert à tous les vents, dont l’oiseau comme d’un nid s’est envolé. Debout devant la porte, c’est un vieux tout foutu, qui regarde avec des yeux vidés la porte de la chambre où dort sa fille, qui dort très bien mais qui, du cœur d’un vœux, s’est envolée sans même le savoir.
        Je vois l’autre aussi, les dents serrées, qui m’avait un jour épousée. Celui-là va maintenant
        maintenant que le vieillard n’a plus rien à offrir ouvrir la porte et… C’est un homme des montagnes de Makashrah, on est des hommes dans ces montagnes-là, sous des cieux dont souvent tombe un aigle sur un chevreau, sur un agneau.
        C’est un homme des montagnes de Kakashrah, il va ouvrir la porte et …
        Le vieil homme aussi le regarde, avec presque plus des yeux, et de ces restants d’yeux lui dit qu’il avait tout
        Tout donné de ce qui était à lui.
        Derrière la porte, on attend. On sait attendre, derrière la porte.
        Mon mari va maintenant ouvrir la porte
        mais comme enfin je vais commencer à l’aimer, il lève les yeux sur moi, et au fond du vieillard, qui a vu mon mari lever les yeux sur moi, tremble un sanglot à mon égard, dernier bruissement d’amour que je reçois dans ma vie.
        Aussitôt
        contre la porte
        une volée de coups. Les yeux de mon mari sont sur moi, je dis :
        Je sors.
        Mon mari dit : Tu es folle
        mais avec presque pas de voix. J’ai dit :
        Aide-moi, emmène-moi dehors.
        Il se lève de son banc et sur des pieds très lourds vient devant la porte, me prennant par le coude au passage.
        Il lui reste à faire ça : ouvrir la porte.

        Temps

        B.    On ne t’entend plus très bien, ma chérie, tu parles trop bas.
        Tu vas boire un verre de…

        (jeu du verre et de la bouteille)

        … un verre de Glenlivet, le Glen des Glen, rien de mieux pour se remettre en voix. Les bons alpinistes ne risquent jamais le péril d’une grande ascension, roche, neige et glace, bivouacs en pleine paroi sous des orages qui durent deux nuits, sans avoir au fond de leur sac un petit flacon de Glenlivet. Je te parle des bons alpinistes. Non ? Tu n’en veux pas ? C’est moi qui vais le boire (Elle boit le verre d’un trait) Quand enfin ton mari ouvre la porte, c’est sur la nuit noire où dansent les yeux lumineux de cinquante chiens, où jettent des éclats leurs dents.
        L’homme qui t’avait épousée lâche ton coude
        tu m’arrêtes si je me trompe
        te pousse doucement sur le seuil
        tu m’arrêtes si je me trompe
        et dans ton dos la porte se referme.
        S’il y avait eu dans cette époque un pistolet caché dans le tiroir de la table de la chambre, tu en aurais entendu derrière la porte le fracas, et le vieil homme aurait roulé par terre, la tête emportée. S’il y avait eu dans cette époque du tabac du Maryland autour duquel rouler une feuille de papier très fine, l’homme que tu avais épousé aurait allumé une cigarette
        s'il y avait eu dans cette époque des allumettes. Une main timide s’approche de toi
        tu m’arrêtes si je me trompe
        puis d’autres mains vigoureuses te tirent à bas le seuil de la maison
        tu m’arrêtes si je me trompe
        on déchire ta robe, et quand tu es nue… (elle tousse). Ce Glenlivet, Je l’ai avalé de travers. Si nous retournions faire un tour sur ton chemin de fer ? Une visite à Tolcaneri, ton marchand de mazout ? Si nous profitions d’une gare où il s’arrêtera pour sauter dans ton train juste avant qu’il ne s’ébranle ? Il s’en passe de belles, dans les trains, dont nous pourrions faire le récit sans risquer de…

        A.    De perdre sa robe au cœur de la nuit devant le rut d’une cinquantaine de chiens ?
        On déchire ma robe, et quand je suis nue, mon cul est un astre blanc tombé du ciel dans la nuit noire, et dis-moi un peu :
        Où vont les trains quand il n’y a plus de rails devant eux ?
        Ils se rejoignent quelque part d’où jamais leurs passagers ne reviennent nous dire où vont les trains quand il n’y a plus…
        Quand j’étais une petite fille… Quelle petite fille ? Je suis une femme, la nuit est noire, je m’y tiens nue devant cinquante hommes qui se demandent à quelle sauce ils vont m’accommoder.
        Quand j’étais une petite fille, je n’ai jamais coupé les pattes des lézards pour en faire des serpents, jeu favori des enfants, et jamais je n’ai percé les yeux verts des chats pour savoir s’ils y verraient encore la nuit. Sur des chiens, je n’ai jamais lancé des pierres, et d’une fleur de rien sur le bord du chemin,
        je n’ai jamais éparpillé les pétales blancs
        un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout
        je n’ai jamais joué aux jeux des enfants. J’aurais peut-être dû…
        j’airais peut-être maintenant sur le seuil de cette maison moins peur de cinquante hommes qui retrouvent leurs jeux d’enfants.
        Ma mère, je ne l’ai pas vue, et mon père…

        B.    Ton père t’aimait.

        A.    (Elle sourit) Mon père m’aimait. Je suis une femme maintenant, qui a la nuit sur elle, et cinquante chiens avides devant une femelle. On me jette par terre
        aux pieds de vieux qui ne peuvent plus que d’entre trois dents me cracher dessus
        je suis couverte de leurs crachats
        aux pieds de jeunes qui ont pour la première fois à portée de leur bite une femme nue
        je suis couverte de leur découverte. Les autres ne sont ni jeunes ni vieux, ils sont les plus nombreux, et à ceux-là, m’enfiler le cul, m’enfiler le con, m’en foutre plein la bouche, ne suffit pas : me voilà le ventre, la tête et les seins, les jambes et le dos, pleins de coups de pied, pleins de coups de poing. Mes dents s’échappent de mes gencives et sont sur la terre battue les billes d’un boulier cassé. Chacune de mes côtes est en trois morceaux, et chaque pointe de chaque morceau crève mes poumons.
        J’ai failli rire quand
        Le con, la bouche et le cul pleins, et encore une bite dans chaque main, une autre entre mes seins celle très puissante d’un très jeune homme tenta de forcer un passage à travers mon oreille : pauvre jeune homme, pauvre garçon, qui de la vie doit encore tout apprendre !
        Où est celui qui, dans le creux de sa main, me donnerait à laper un peu d’eau fraîche ? Où, ce Simon de Cyrène porteur de la Croix d’un Autre, quand il n’avait plus la force de porter sa Croix ? Et où, ce Samaritain bon comme le pain qui embaumerait mes plaies vivantes, et où, celui qui crèverait mes yeux, que je ne voie plus mon sang répandu sur la terre battue de la rue.
        Il y a comme ça des nuits peuplées d’individus où l’on se sent bien seule et bien perdue.
        Ils m’ont tellement violée, tellement déchirée
        tellement frappée, tellement mordue
        tellement toute la nuit.

        B.    Garde-toi bien ma chérie d’exagérer tes propos, tous les hommes de Guibaa n’étaient pas sur toi, loin s’en faut : Guibaa compte dans ses maisons quelque milliers d’hommes, et ceux qui faisaient la fête à ton cul n’étaient qu’une cinquantaine. Les autres à cette heure de la nuit n’entendaient rien, ils dormaient, les bras et les jambes rompus par une journée de travail. Ils ont labouré des champs, fauché des prés, tondu des moutons, découpé d’autres moutons.
        Ils dormaient d’avoir tout le jour moissonné des blés, vendangé des vignes, tanné des peaux
        à l’heure où l’on tannait la tienne. Tous ces hommes dans Guibaa dormaient d’un sommeil qu’ils n’avaient pas volé.
        Tu as trouvé sur ton chemin ceux qu’on ne voudrait pas le soir croiser au fond d’un bois, mais je t’en prie, ma chérie, n’exagérons rien, ils n’étaient qu’une bande de garnements, voleurs de poules, saute-barrières
        quelques larrons en foire quand les occasions font le larrons.
        Dis-toi bien, ma chérie, que cette triste nuit n’est pas toute ta vie, la seule ombre sur ton enfance fut celle de ton père veillant sur sa petite fille. Tu as grandi dans un grand printemps, à gambader parmi les primevères, les pâquerettes et les crocus. À des oiseaux bleus minuscules tu as offert à pleines mains des poignées de grains dorés
        tu as parlé à des agneaux, longuement, qui longuement t’ont répondu.
        Plus tard, tu accompagnais ton père sur les marchés. Il était assis sur la charrette, tu étais devant lui sa fière fille sur le dos de l’âne tirant la charrette, et un jour, sur un marché, il a été bel homme, celui des montagnes de Makashrah venu là vendre chèvres et moutons, qui a su à papa demander ta main, et  à toi te parler comme petite fille tu parlais à des agneaux
        et souviens-toi
        la belle saison des belles fiançailles, le bel homme qui t’aimait comme t’aimait tout ce qui était au monde, et même du dessus du monde qui en est le ciel t’aimaient les anges
        et souviens-toi
        les beaux jours et les belles nuits de la belle semaine de vos belles noces
        et souviens-toi
        comment bien après les épousailles, ton mari, la nuit,
        vénérait le soleil que tu lui étais la nuit.
        Il a consolidé le toit de sa maison pour toi, dans les montagnes de Makashrah
        et souviens-toi
        de combien de fois pour te plaire, au lieu de paille et de foin, il a rempli de fleurs et de fleurs la crèche où mangeaient les ânes
        et souviens-toi
        de combien d’agneaux pour te plaire il n’a pas dans la gorge planté ses couteaux.

        A.    Qu’est-ce que tu veux dire ? Qu’il était un bon mari ?

        B.    Le meilleur ! De ça aussi, souviens-toi. Ce n’est pas parce qu’à Guibaa, une malheureuse soirée a mal tourné…

        A.    Un mari si bon que je suis retournée vivre chez mon père ?

        B.    Qu’aurais-tu fait d’autre, ma chérie, puisque tu es folle ?
        Folle perdue `Quelle femme dans les montagnes de Makashrah vivant au creux d’une solide maison dans les bras d’un bel amant l’aimant tant qu’il a tendu ses lits de soie n’aurait pas déroulé sa vie comme un long ruban de joie ? Tu es folle, il faut savoir ça. Tu bats la campagne
        on sent sur elle dès qu’on la voit l’odeur du chemin qui mène au cabanon, elle est tarée, elle est chtarbée
        elle est folle à rendre fou. Son mari ne la battait pas, elle aurait pu rester chez lui, prendre le temps de mettre à jouer devant la maison quelques enfants. Elle se serait épargné le voyage de retour chez son père, aurait à son mari venu la rechercher épargné à tous deux le voyage du retour vers les montagnes de Makashrah, et la pierre tombée en travers de leur chemin, qui est la ville de Guibaa.
        Des chefs de gare la verraient passer, ils diraient qu’elle a raté quelques aiguillages, qu’elle déraille. C’est la façon qu’ont les chefs de gare de dire aux fous qu’ils sont fous.
        De te voir avec sans cesse cette hache et ces couteaux autour de toi, et cette scie surtout, ça me tourne les sangs. Comment, mais comment ma chérie cela va-t-il finir ? La sacrée nom de Dieu de route est tracée, nous n’en sortirons pas.

        Temps

        A.    J’ai vu parfois au fond des yeux de ces chiens qui me montaient dessus une misère noire
        qu'à grand coup de bite ils m’enfonçaient dans le ventre
        et de ces yeux j’en ai vu qui pleuraient
        quand tant est plus ils me foutaient
        des yeux qui ont perdu sur mes épaules et sur mon visage des larmes noires.
        J’ai alors, comme le vieillard dans la maison, connu pour eux de la compassion : ils étaient des misérables, et ils étaient des hommes. Les hommes et la misère ne font pas bon ménage, soit ils en mesurent très simplement, assoiffés, affamés et malades, soit ils ruent, assoiffés, affamés et malades, avant de mourir de toute façon, assoiffés, affamés et malades.
        Soudain, l’un des chiens siffle, et tous se redressent, et tous se relèvent, et tous tirent sur eux leurs vêtements
        et s’en vont, après sur moi un dernier coup de pied, ou juste le temps d’uriner. L’un deux, comme il se relève, avise mes dents blanches tombées sur la terre battue
        et d’un revers de main les éparpille sur la rue.
        Je suis presque bientôt morte mais pas encore tout à fait, et mes gencives sont vides.
        On m’avait comme une chienne rejetée du seuil de la maison parmi des humains dont on savait qu’ils seraient des chiens, et maintenant, les chiens s’en sont allés, craignant, en ce tout petit matin, qu’un ouvrier de la première heure marchant vers sa vigne ne tombe là-dessus : une femme comme un os jetée à la gourmandise de cinquante chiens.
        J’ai vu des étoiles, Dieu ! Que j’en ai vu, et pas des belles, des pas belles du tout, des qui couvrent d’épouvante les parfums des arbres fleuris qui bordent la rue.
        Avec un peu les bras, avec un peu les jambes, j’ai rampé vers le seuil de la maison dont la porte était fermée.
        Ma bouche est pleine, et mon nez,
        c'est du sang et de la terre,
        je n’ai plus pour respirer qu’un œil, l’autre pend sur ma joue, il est de toute ma vie ma dernière larme.
        D’une soudaine décision, le marchand de mazout Tolcaneri plonge la main dans sa poche, en retire un carnet, un stylo, ouvre le carnet, décapuchonne le stylo, écrit huit ou neuf mots, referme le carnet, le rempoche avec le stylo, et retourne à sa lecture, le Livre toujours ouvert sur ses genoux, et je sais ce qu’il lit sans me voir en face de lui :

        « Après avoir abusé d’elle toute la nuit, quand le matin fut venu ils la laissèrent. Lorsque les ténèbres de la nuit se dissipaient, cette femme vint à la porte de la maison où demeurait son mari, et y tomba étendue par terre. »

        Alors Tolcaneri relève la tête, ses yeux croisent les miens, il me voit assise en face e lui.

        B.    Menteuse !

        A.    Il me dit, comme confus…

        B.    Foutue menteuse !

        A.    Il me dit…

        B.    Ferme ta gueule, ou j’appelle des médecins.

        A.    J’aimerais bien. Qui crois-tu qu’ils croiront, de toi ou de moi ?
        Le marchand de mazout Tolcaneri me dit :
        Oserais-je, mon petit, vous demander votre nom ?
        Il m’appelle « mon petit » cet homme de soixante ans, quand je n’en ai pas loin de trois mille, des ans. Je lui réponds :
        Aldjia.
        Il referme perplexe le Livre et me demande :
        Pourquoi ceux qui l’ont écrit n’y ont pas inscrit votre nom ?

        Temps

        J’ai eu peur de lui. J’ai changé de compartiment.
        M’aidant parfois même du menton pour progresser, je parvins encore un peu vivante sur le seuil de la maison, m’y allongeai douloureusement, et dis tout haut, mais ce fut très bas : Dormir un peu ne ferait pas de mal à une vieille chienne.
        Du seul œil qui me restait, j’ai vu sur les lointains l’est se dessiner, un semblant de matin se lever, mais d’un si pâle soleil que d’un clin d’œil il fut vite avalé. Paraître plein ciel après ce que sur la terre il y eut cette nuit-là ne lui plaisait pas. Le soleil a ses idées, parfois, sur ce qu’il éclaire et ce qu’il n’éclaire pas.
        J’étais allongée sur le seuil à chercher de la lumière sur les lointains de l’est.
        Ma robe était de la charpie,
        un pour ainsi dire plus rien de robe, trois lambeaux que je n’avais à ce moment pas sur la peau : l’un traînait en bas de la rue, un autre en haut, et sur le troisième, un jeune chiot se faisait les dents. Il y avait du sang sur ce lambeau, sûrement.
        Sur le seuil de pierre devant la porte fermée, Aldjia, c’est un pauvre tas nu de choses écrasées. La fin de la nuit est très froide. Dans la rue, à part Aldjia, à part bientôt son cadavre, il n’y a personne, pas un mouvement. Seul un jeune chiot, etc…

        Temps

        (durant lequel B refait les gestes précédemment cités)

        A.    (Tenant le verre plein à hauteur de ses yeux) C’est du Glen quoi, cette fois ?

        B.    Bois-le, il te fera grand bien

        A.    (Pose le verre plein à sa droite) Sais-tu ce qui me ferait grand bien ? Que tu poursuives un moment le chemin.

        (B décapsule une bouteille, en remplit un verre, le boit d’un trait.)

        B.    La porte s’est ouverte, ton mari t’a vue sur le seuil couchée à ses pieds, a dit « lève-toi, on s’en va ». Il est allé chercher l’âne dans l’écurie, a repassé devant toi, a dit encore une fois « lève-toi on s’en va », puis il a appelé le vieillard dans la maison, qui n’a pas répondu, t’a redemandé de te lever, tu n’as pas répondu, alors il t’a soulevée du seuil et couchée comme une bête morte en travers du dos de l’âne, tes jambes ballant d’un côté, ta tête de l’autre avec, au milieu de ta figure, les yeux très ouverts et très voilés d’une bête morte
        et ils sont partis, l’âne et lui, et toi en travers du dos de l’âne
        qui était gris avec au front une étoile blanche
        l’âne que l’on donne aux enfants à regarder dans les anciens très beaux livres d’images, quand on le voit souffler, en compagnie d’un bœuf et pour le réchauffer, sur un bébé dans la paille tout juste né. Puisque d’une dernière caresse personne n’avait refermé tes paupières, tu voyais de la maison du vieillard à ta maison dans les montagnes de Makashrah tout le chemin se dérouler
        des cailloux, de l’herbe
        des cailloux, des cailloux, de l’herbe quelquefois, et parmi les cailloux, comme s’il allait vers l’éternité, l’âne faisait son chemin, sa tête étoilée à hauteur de l’épaule de l’homme que tu avais épousé.
        Sur les touffes d’herbe quelquefois passant sous ses yeux, l’âne jamais ne baissait ses naseaux, sachant bien, de cette connaissance des hommes qu’on les animaux, qu’un pas de retard, son maître ne pourrait le supporter.
        L’âne allait de ses quatre sabots, l’un après l’autre parmi les cailloux, avec plein son dos le cadavre d’une femme que son maître avait épousée
        rencontrée un jour de marché, où tu accompagnais ton père, parce que tu n’étais plus une petite fille
        tu avais l’âge d’accompagner au marché ton père. Le voyage est long, c’est autour des wagons la nuit, le jour, la nuit encore et le jour, des heures qui passent et d’autres heures qui passent aussi. Tu es retournée dans le compartiment de Tolcaneri qui avait sur ses genoux rouvert son livre, le Livre. À côté de lui était assise une femme très belle, une belle quarantaine comme on dit, aux yeux très verts, et pour faire le bel écrin de belles et hautes pommettes, de grands cheveux d’or
        et dans son visage encore, des lèvres auxquelles hommes et femmes voudraient boire.
        Tolcaneri le marchand de mazout s’est penché vers toi, a très gentiment souri et murmuré :
        Je n’ai pas peur de vous, n’ayez pas peur de moi. Pauvre con ! Si tu avais retiré ta robe, t’étais foutue bien à poil devant lui, il aurait vu les cicatrices. Ah, les cicatrices : il aurait sans un mot sauté par la fenêtre du train en marche, le marchand de mazout Tolcaneri
        et maintenant nous sommes arrivées, ma chérie, devant la maison de ton mari, dans un creux des montagnes de Makashrah. Ton mari mène l’âne devant le billot où fendre le bois d’hiver, décharge l’âne et te pose sur le billot, mène l’âne à l’écurie, en revient porteur d’une hache, d’une scie, un grande à grandes dents, et trois couteaux de boucherie. Bois maintenant, ma chérie, un fond de verre de Glen, ce que tu voudras, mais bois-le maintenant.

        A.    Non merci. Mon mari, sans prendre le temps de boire un verre d’alcool, la tête froide et l’œil clair, le cœur tranquillement battant dans une poitrine tranquille
        se sert d’un couteau, et d’un autre, et de la hache, et de la scie, et me voilà répandue autour du billot, douze morceaux. On entendra souvent dans les préaux d’école cette ritournelle des enfants :
        Le mari sur le billot
        a posé le corps de sa femme
        a choisi ses plus beaux couteau
        et l’a divisée en douze morceaux.
        Mon mari s’y est pris très proprement, et tout le temps que dura le découpage, le sciage et le hachage, il eut la main sûre, le sang parfaitement froid.
        Mon corps en douze morceaux, c’étaient
        deux jambes, chacune divisée en deux, quatre.
        Deux bras, chacun divisé en deux, quatre
        et quatre huit.
        Le tronc, du cou à la ceinture divisé en deux,
        deux
        et huit, dix.
        La tête enfin, en deux fendue comme une noix
        c'était une très bonne hache, deux
        et dix, douze. Douze morceaux
        et la charogne qu’ils allaient faire, ces douze morceaux
        répartis en douze sacs jetés en travers de douze dos de messagers partis au galop de leurs jambes dans douze direction du pays, afin d’y montrer leur sac, avec dedans chacun leur morceau de viande mais c’est de la charogne
        et à la vue et à l’odeur de chaque morceau dans chaque sac, on saura, dans douze confins du pays, qu’à Guibaa on avait chié sur la loi de l’hospitalité.
        Une hache, une scie et trois couteaux de boucherie, ça n’a l’air de rien, mais quand ce petit bouquet d’armes est offert à une seule femme, les bras vous en bombent, et les jambes aussi et la tête pour finir.
        Les douze sacs de viande envoyés aux douze confins du pays étaient douze mèches que mon mari avait allumées, afin de stimuler la poudre, et c’était de sa part justement vu : des douze confins du pays se levèrent douze armées
        qui se réunirent
        et mirent en selle sur des chevaux des milliers et des dizaines de milliers de soldats que n’unissait rien qu’une cible :
        Guibaa.
        Le marchand de mazout Tolcaneri, après s’être penché sur moi, avait ajouté à ce qu’il avait dit :
        Comment vais-je vivre après vous avoir rencontrée ?
        Je ne sais pas, mais je sais qu’à Guibaa, parce que seulement cinquante m’ont vue, la ville entière est partie en flammes, en sang, et puis en fumée, et les fumées
        le temps que ça dure, n’en parlons pas. Le temps de trois mots, le temps de les prononcer, et les fumées
        n’existent plus, et Guibaa
        non plus.



        Un grand merci à Jacques Probst ainsi qu''à Bernard Campiche Editeur pour leur autorisation

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