PROUST, Marcel – La Fin de la jalousie

Accueil Forums Textes PROUST, Marcel – La Fin de la jalousie

  • Ce sujet contient 1 réponse, 1 participant et a été mis à jour pour la dernière fois par GaëlleGaëlle, le il y a 7 années.
2 sujets de 1 à 2 (sur un total de 2)
  • Auteur
    Messages
  • #144581
    GaëlleGaëlle
    Maître des clés
      #160067
      GaëlleGaëlle
      Maître des clés

        CHAPITRE I
        “Donne-nous les biens, soit que nous les demandions, soit que nous ne les demandions pas, et éloigne de nous les maux quand même nous te les demanderions.” – “Cette prière me paraît belle et sûre. Si tu y trouves quelque phase à reprendre, ne le cache pas.” PLATON

        “Mon petit arbre, mon petit âne, ma mère, mon frère, mon pays, mon petit Dieu, mon petit étranger, mon petit lotus, mon petit coquillage, mon chéri, ma petite plante, Va-t’en, laisse-moi m’habiller et je te retrouverai rue de la Baume à huit heures. Je t’en prie, n’arrive pas après huit heures et quart, parce que j’ai très faim.” Elle voulut fermer la porte de sa chambre sur Honoré, mais il lui dit encore : “Cou !” et elle tendit aussitôt son cou avec une docilité, un empressement exagérés qui le firent éclater de rire : “Quand même tu ne voudrais pas, lui dit-il, il y a entre ton cou et ma bouche, entre tes oreilles et mes moustaches, entre tes mains et mes mains des petites amitiés particulières, Je suis sûr qu’elles ne finiraient pas si nous ne nous aimions plus, pas plus que, depuis que je suis brouillé avec ma cousine Paule, je ne peux empêcher mon valet de pied d’aller tous les soirs causer avec sa femme de chambre, C’est d’elle-même et sans mon assentiment que ma bouche va vers ton cou” Ils étaient maintenant à un pas l’un de l’autre, Tout à coup leurs regards s’aperçurent et chacun essaya de fixer dans les yeux de l’autre la pensée qu’ils s’aimaient ; elle resta une seconde ainsi, debout, puis tomba sur une chaise en étouffant, comme si elle avait couru. Et ils se dirent presque en même temps avec une exaltation sérieuse, en prononçant fortement avec les lèvres, comme pour embrasser :
        “Mon amour !” Elle répéta d’un ton maussade et triste, en secouant la tête : “Oui, mon amour.” Elle savait qu’il ne pouvait pas résister à ce petit mouvement de tête, il se jeta sur elle en l’embrassant et lui dit lentement : “Méchante !” et si tendrement, que ses yeux à elle se mouillèrent.
        Sept heures et demie sonnèrent. Il partit.
En rentrant chez lui, Honoré se répétait à lui-même :
”Ma mère, mon frère, mon pays, – il s’arrêta, – oui, mon pays !… mon petit coquillage, mon petit arbre”, et il ne put s’empêcher de rire en prononçant ces mots qu’ils s’étaient si vite faits à leur usage, ces petits mots qui peuvent sembler vides et qu’ils emplissaient d’un sens infini. Se confiant sans y penser au génie inventif et fécond de leur amour, ils s’étaient vu peu à peu doter par lui d’une langue à eux, comme pour un peuple, d’armes, de jeux et de lois.
Tout en s’habillant pour aller dîner, sa pensée était suspendue sans effort au moment où il allait la revoir comme un gymnaste touche déjà le trapèze encore éloigné vers lequel il vole, ou comme une phrase musicale semble atteindre l’accord qui la résoudra et la rapproche de lui, de toute la distance qui l’en sépare, par la force même du désir qui la promet et l’appelle. C’est ainsi qu’Honoré traversait rapidement la vie depuis un an, se hâtant dès le matin vers l’heure de l’après-midi où il la verrait. Et ses journées en réalité n’étaient pas composées de douze ou quatorze heures différentes, mais de quatre ou cinq demi-heures, de leur attente et de leur souvenir.
Honoré était arrivé depuis quelques minutes chez la princesse d’Alériouvre, quand Mme Seaune entra, Elle dit bonjour à la maîtresse de la maison et aux différents invités et parut moins dire bonsoir à Honoré que lui prendre la main comme elle aurait pu le faire au milieu d’une conversation, Si leur liaison eût été connue, on aurait pu croire qu’ils étaient venus ensemble, et qu’elle avait attendu quelques instants à la porte pour ne pas entrer en même temps que lui, Mais ils auraient pu ne pas se voir pendant deux jours (ce qui depuis un an ne leur était pas encore arrivé une fois) et ne pas éprouver cette joyeuse surprise de se retrouver qui est au fond de tout bonjour amical, car, ne pouvant rester cinq minutes sans penser l’un à l’autre, ils ne pouvaient jamais se rencontrer, ne se quittant jamais, Pendant le dîner, chaque fois qu’ils se parlaient, leurs manières passaient en vivacité et en douceur celles d’une amie et d’un ami, mais étaient empreintes d’un respect majestueux et naturel que ne connaissent pas les amants. Ils apparaissaient ainsi semblables à ces dieux que la fable rapporte avoir habité sous des déguisements parmi les hommes, ou comme deux anges dont la familiarité fraternelle exalte la joie, mais ne diminue pas le respect que leur inspire la noblesse commune de leur origine et de leur sang mystérieux. En même temps qu’il éprouvait la puissance des iris et des roses qui régnaient languissamment sur la table, l’air se pénétrait peu à peu du parfum de cette tendresse, qu’Honoré et Françoise exhalaient naturellement, A certains moments, il paraissait embaumer avec une violence plus délicieuse encore que son habituelle douceur, violence que la nature ne leur avait pas permis de modérer plus qu’à l’héliotrope au soleil, ou, sous la pluie, aux lilas en fleurs, C’est ainsi que leur tendresse n’étant pas secrète était d’autant plus mystérieuse. Chacun pouvait en approcher comme de ces bracelets impénétrables et sans défense aux poignets d’une amoureuse, qui portent écrits en caractères inconnus et visibles le nom qui la fait vivre ou qui la fait mourir, et qui semblent en offrir sans cesse le sens aux yeux curieux et déçus qui ne peuvent pas le saisir.
        “Combien de temps l’aimerai-je encore ?” se disait Honoré en se levant de table, Il se rappelait combien de passions qu’à leur naissance il avait crues immortelles avaient peu duré et la certitude que celle-ci finirait un jour assombrissait sa tendresse, Alors il se rappela que, le matin même, pendant qu’il était à la messe, au montent où le prêtre lisant l’Évangile disait : “Jésus étendant la main leur dit : Cette créature-là est mon frère, elle est aussi ma mère et tous ceux de ma famille”, il avait un instant tendu à Dieu toute son âme, en tremblant, mais bien haut, comme une palme, et avait prié : “Mon Dieu ! mon Dieu ! faites-moi la grâce de l’aimer toujours, Mon Dieu, c’est la seule grâce que je vous demande, faites, mon Dieu, qui le pouvez, que je l’aime toujours !” Maintenant, dans une de ces heures toutes physiques où l’âme s’efface en nous derrière l’estomac qui digère, la peau qui jouit d’une ablution récente et d’un linge fin, la bouche qui fume, l’oeil qui se repaît d’épaules nues et de lumières, il répétait plus mollement sa prière, doutant d’un miracle qui viendrait déranger la loi psychologique de son inconstance aussi impossible à rompre que les lois physiques de la pesanteur ou de la mort, Elle vit ses yeux préoccupés, se leva, et, passant près de lui qui ne l’avait pas vue, comme ils étaient assez loin des autres, elle lui dit avec ce ton traînard, pleurard, ce ton de petit enfant qui le faisait toujours rire, et comme s’il venait de lui parler :
        “Quoi ?” Il se mit à rire et lui dit :
”Ne dis pas un mot de plus, ou je t’embrasse, tu entends, je t’embrasse devant tout le monde !” Elle rit d’abord, puis reprenant son petit air triste et mécontent pour l’amuser, elle dit :
”Oui, oui, c’est très bien, tu ne pensais pas du tout à moi !” Et lui, la regardant en riant, répondit :
        “Comme tu sais très bien mentir !” et, avec douceur, il ajouta : “Méchante ! méchante !”
Elle le quitta et alla causer avec les autres, Honoré songeait : “Je tâcherai, quand je sentirai mon coeur se détacher d’elle, de le retenir si doucement, qu’elle ne le sentira même pas, Je serai toujours aussi tendre, aussi respectueux. Je lui cacherai le nouvel amour qui aura remplacé dans mon coeur mon amour pour elle aussi soigneusement que je lui cache aujourd’hui les plaisirs que, seul, mon corps goûte çà et là en dehors d’elle,” il jeta les yeux du côté de la princesse d’Alériouvre.) Et de son côté, il la laisserait peu à peu fixer sa vie ailleurs, par d’autres attachements. Il ne serait pas jaloux, désignerait lui-même ceux qui lui paraîtraient pouvoir lui offrir un hommage plus décent ou plus glorieux. Plus il imaginait en Françoise une autre femme qu’il n’aimerait pas, mais dont il goûterait savamment tous les charmes spirituels, plus le partage lui paraissait noble et facile, Les mots d’amitié tolérante et douce, de belle charité à faire aux plus dignes avec ce qu’on possède de meilleur, venaient affluer mollement à ses lèvres détendues. A cet instant, Françoise ayant vu qu’il était dix heures, dit bonsoir et partit. Honoré l’accompagna jusqu’à sa voiture, l’embrassa imprudemment dans la nuit et rentra.
        Trois heures plus tard, Honoré rentrait à pied avec M. de Buivres, dont on avait fêté ce soir-là le retour du Tonkin, Honoré l’interrogeait sur la princesse d’Alériouvre qui, restée veuve à peu près à la même époque, était bien plus belle que Françoise, Honoré, sans en être amoureux, aurait eu grand plaisir à la posséder s’il avait été certain de le pouvoir sans que Françoise le sût et en éprouvât du chagrin. “On ne sait trop rien sur elle, dit M. de Buivres, ou du moins on ne savait trop rien quand je suis parti, car depuis que je suis revenu, je n’ai revu personne.
        – En somme., il n’y plus rien de très facile ce soir, conclut Honoré.
- Non, pas grand-Chose”, répondit M. de Buivres ; et comme Honoré était arrivé à sa porte, la conversation allait se terminer, quand M. de Buivres ajouta :
        “Excepté Mme Seaune à qui vous avez dû être présenté, puisque vous étiez du dîner. Si vous en avez envie, c’est très facile. Mais à moi, elle ne dirait pas ça !
- Mais je n’ai jamais entendu dire ce que vous dites, dit Honoré.
        – Vous êtes jeune, répondit Buivres et tenez, il y avait ce soir quelqu’un qui se l’est fortement payée, je crois que c’est incontestable, c’est ce petit François de Gouvres. Il dit qu’elle a un tempérament ! Mais il paraît qu’elle n’est pas bien faite. Il n’a pas voulu continuer. Je parie que pas plus tard qu’en ce moment elle fait la noce quelque part. Avez-vous remarqué comme elle quitte toujours le monde de bonne heure ?

        – Elle habite pourtant, depuis qu’elle est veuve, dans la même maison que son frère, et elle ne se risquerait pas à ce que le concierge raconte qu’elle rentre dans la nuit.
        – Mais, mon petit, de dix heures à une heure du matin on a le temps de faire bien des choses ! Et puis est-ce qu’on sait ? Mais une heure, il les est bientôt, il faut nous laisser vous coucher…” Il tira lui-même la sonnette ; au bout d’un instant, la porte s’ouvrit ; Buivres tendit la main à Honoré, qui lui dit adieu machinalement, entra, se sentit en même temps pris du besoin fou de ressortir, mais la porte s’était lourdement refermée sur lui, et excepté son bougeoir qui l’attendait en brûlant avec impatience au pied de l’escalier, il n’y avait plus aucune lumière. Il n’osa pas réveiller le concierge pour se faire ouvrir et monta chez lui.

        CHAPITRE II
        “Nos actes sont nos bons et nos mauvais anges, les ombres fatales qui marchent à nos côtés.”
        BEAUMONT ET FLETCHER


        La vie avait bien changé pour Honoré depuis le jour où M. de Buivres lui avait tenu, entre tant d’autres, des propos – semblables à ceux qu’Honoré lui-même avait écoutés ou prononcés tant de fois avec indifférence, mais qu’il ne cessait plus le jour quand il était seul, et toute la nuit, d’entendre. Il avait tout de suite posé quelques questions à Françoise, qui l’aimait trop et souffrait trop de son chagrin pour songer à s’offenser ; elle lui avait juré qu’elle ne l’avait jamais trompé et qu’elle ne le tromperait jamais.
        Quand il était près d’elle, quand il tenait ses petites mains à qui il disait, répétant les vers de Verlaine :
        Belles petites mains qui fermerez mes yeux, quand il l’entendait lui dire : “Mon frère, mon pays, mon bien-aimé”, et que sa voix se prolongeait indéfiniment dans son coeur avec la douceur natale des cloches, il la croyait ; et s’il ne se sentait plus heureux comme autrefois, au moins il ne lui semblait pas impossible que son coeur convalescent retrouvât un jour le bonheur.
        Mais quand il était loin de Françoise, quelquefois aussi quand, étant près d’elle, il voyait ses yeux briller de feux qu’il s’imaginait aussitôt allumés autrefois, – qui sait, peut-être hier comme ils le seraient demain, – allumés par un autre ; quand, venant de céder au désir tout physique d’une autre femme, et se rappelant combien de fois il y avait cédé et avait pu mentir à Françoise sans cesser de l’aimer, il ne trouvait plus absurde de supposer qu’elle aussi lui mentait, qu’il n’était même pas nécessaire pour lui mentir de ne pas l’aimer, et qu’avant de le connaître elle s’était jetée sur d’autres avec cette ardeur qui le brûlait maintenant, – et lui paraissait plus terrible que l’ardeur qu’il lui inspirait, à elle, ne lui paraissait douce, parce qu’il la voyait avec l’imagination qui grandit tout.
        Alors, il essaya de lui dire qu’il l’avait trompée ; il l’essaya non par vengeance ou besoin de la faire souffrir comme lui, mais pour qu’en retour elle lui dît aussi la vérité, surtout pour ne plus sentir le mensonge habiter en lui, pour expier les fautes de sa sensualité, puisque, pour créer un objet à sa jalousie, il lui semblait par moments que c’était son propre mensonge et sa propre sensualité qu’il projetait en Françoise.
        C’était un soir, en se promenant avenue des Champs-Élysées, qu’il essaya de lui dire qu’il l’avait trompée. Il fut effrayé en la voyant pâlir, tomber sans forces sur un banc, mais bien plus quand elle repoussa sans colère, mais avec douceur, dans un abattement sincère et désolé, la main qu’il approchait d’elle. Pendant deux jours, il crut qu’il l’avait perdue ou plutôt qu’il l’avait retrouvée. Mais cette preuve involontaire, éclatante et triste qu’elle venait de lui donner de son amour, ne suffisait pas à Honoré. Eut-il acquis la certitude impossible qu’elle n’avait jamais été qu’à lui, la souffrance inconnue que son coeur avait apprise, le soir où M. de Buivres l’avait reconduit jusqu’à sa porte – non pas une souffrance pareille, ou le souvenir de cette souffrance, mais cette souffrance même – n’aurait pas cessé de lui faire mal quand même on lui eût démontré qu’elle était sans raison. Ainsi nous tremblons encore à notre réveil au souvenir de l’assassin que nous avons déjà reconnu pour l’illusion d’un rêve ; ainsi les amputés souffrent toute leur vie dans la jambe qu’ils n’ont plus.
        En vain le jour il avait marché, s’était fatigué à cheval, en bicyclette, aux armes, en vain il avait rencontré Françoise, l’avait ramenée chez elle, et le soir, avait recueilli dans ses mains, à son front, sur ses yeux, la confiance, la paix, une douceur de miel, pour revenir chez lui encore calmé et riche de l’odorante provision, à peine était-il rentré qu’il commençait à s’inquiéter, se mettait vite dans son lit pour s’endormir avant que fût altéré son bonheur qui, couché avec précaution dans tout le baume de cette tendresse récente et fraîche encore d’à peine une heure, parviendrait à travers la nuit, jusqu’au lendemain, intact et glorieux comme un prince d’Egypte ; mais il sentait qu’il les paroles de Buivres, ou telle des innombrables images qu’il s’était formées depuis, allait apparaître à sa pensée et qu’alors ce serait fini de dormir. Elle n’était pas encore apparue, cette image, mais il la sentait là toute prête ; et se raidissant contre elle, il rallumait sa bougie, lisait, s’efforçait, avec le sens des phrases qu’il lisait, d’emplir sans trêve et sans y laisser de vide son cerveau pour que l’affreuse image n’ait pas un moment ou un rien de place polir s’y glisser.
        Mais tout à coup, il la trouvait là qui était entrée, et il ne pouvait plus la faire sortir maintenant ; la porte de son attention qu’il maintenait de toutes ses forces à s’épuiser avait été ouverte par surprise ; elle s’était refermée, et il allait passer toute la nuit avec cette horrible compagne. Alors c’était sûr, c’était fini, cette nuit-ci comme les autres il ne pourrait pas dormir une minute ; eh bien, il allait à la bouteille de Bromidia, en buvait trois cuillerées, et certain maintenant qu’il allait dormir, effrayé même de penser qu’il ne pourrait plus faire autrement que de dormir, quoi qu’il advînt, il se remettait à penser à Françoise avec effroi, avec désespoir, avec haine. Il voulait, profitant de ce qu’on ignorait sa liaison avec elle, faire des paris sur sa vertu avec des hommes, les lancer sur elle, voir si elle céderait, tâcher de découvrir quelque chose, de savoir tout, se cacher dans une chambre et se rappelait l’avoir fait pour s’amuser étant plus jeune) et tout voir. Il ne broncherait pas d’abord pour les autres, puisqu’il l’aurait demandé avec l’air de plaisanter. – sans cela quel scandale ! quelle ; colère ! mais surtout à cause d’elle, pour voir si le lendemain quand il lui demanderait : “Tu ne m’as jamais trompé ?” elle lui répondrait : “Jamais”, avec ce même air aimant. Peut-être elle avouerait tout, et de fait n’aurait succombé qui sous ses artifices. Et alors ç’aurait été l’opération salutaire après laquelle son amour serait guéri de la maladie qui le tuait, lui, comme la maladie d’un parasite tue l’arbre ( Il n’avait qu’à si regarder dans la glace éclairée faiblement par sa bougie nocturne pour en être sûr). Mais, non, car l’image reviendrait toujours, combien plus forte que celles de son imagination et avec quelle puissance d’assènement incalculable sur sa pauvre tête, il n’essayait même pas de le concevoir.
        Alors, tout à coup, il songeait à elle, à sa douceur, à sa tendresse, à sa pureté et voulait pleurer de l’outrage qu’une seconde il avait songé à lui faire subir. Rien que l’idée de proposer cela à des camarades de fête ! Bientôt il sentait le frisson général, la défaillance qui précède de quelques minutes le sommeil par le bromidia. Tout d’un coup s’apervevant rien, aucun rêve, aucune sensation, entre sa dernière pensée et celle-ci, il se disait : comment., je n’ai pas encore dormi ?” Mais en voyant qu’il faisait grand jour, il comprenait que pendant plus de six heures, le sommeil du bromidia l’avait possédé sans qu’il le goûtât.
        Il attendait que ses élancements à la tête fussent un peu calmés, puis se levait et essayait en vain par l’eau froide et la marche de ramener quelques couleurs, pour que Françoise ne le trouvât pas trop laid, sur sa figure pâle, sous ses yeux tirés. En sortant de chez lui, il allait à l’église, et là, courbé et las, de toutes les dernières forces désespérées de son corps fléchi qui voulait se relever et rajeunir, de son coeur malade et vieillissant qui voulait guérir, de son esprit, sans trêve harcelé et haletant et qui voulait la paix, il priait Dieu, Dieu à qui, il y a deux mois à peine, il demandait de lui faire la grâce d’aimer toujours Françoise, il priait Dieu maintenant avec la même force, toujours avec la force de cet amour qui jadis, sûr de mourir, demandait à vivre, et qui maintenant, effrayé de vivre, implorait de mourir, le priait de lui faire la grâce de ne plus aimer Françoise, de ne plus l’aimer trop longtemps, de ne pas l’aimer toujours, de faire qu’il puisse enfin l’imaginer dans les bras d’un autre sans souffrir, puisqu’il ne pouvait plus se l’imaginer que dans les bras d’un autre. Et peut-être il ne se l’imaginerait plus ainsi quand il pourrait l’imaginer sans souffrance.
        Alors il se rappelait combien il avait craint de ne pas l’aimer toujours, combien il gravait alors dans son souvenir pour que rien ne pût les effacer, ses joues toujours tendues à ses lèvres, son front, ses petites mains, ses yeux graves, ses traits adorés. Et soudain, les apercevant réveillés de leur calme si doux par le désir d’un autre, il voulait n’y plus penser et ne revoyait que plus obstinément ses joues tendres, son front, ses petites mains oh ! ses petites trains, elles aussi ! – ses yeux graves, ses traits détestés.
        A partir de ce jour, s’effrayant d’abord lui-même d’entrer dans une telle voie, il ne quitta plus Françoise, épiant sa vie, l’accompagnant dans ses visites, la suivant dans ses courses, attendant une heure à la porte des magasins. S’il avait pu penser qu’il l’empêchait ainsi matériellement de le tromper, il y aurait sans doute renoncé, craignant qu’elle ne le prît en horreur ; mais elle le laissait faire avec tant de joie de le sentir toujours près d’elle, que cette joie le gagna peu à peu, et lentement le remplissait d’une confiance, d’une certitude qu’aucune preuve matérielle n’aurait pu lui donner, comme ces hallucinés que l’on parvient quelquefois à guérir en leur faisant toucher de la main le fauteuil, la personne vivante qui occupent la place qu’ils croyaient voir un fantôme et en faisant ainsi chasser le fantôme du monde réel par la réalité même qui ne lui laisse plis de place. Honoré s’efforçait ainsi, en éclairant et en remplissant dans son esprit d”occupations certaines toutes les journées de Françoise, de supprimer ces vides et ces ombres où venaient s’embusquer les mauvais esprits de la jalousie et du doute qui l’assaillaient tous les soirs. Il recommença à dormir, ses souffrances étaient plus rares, plus courtes, et si alors il l’appelait, quelques instants de sa présence le calmaient pour toute une nuit.

        Chapitre III
        ” Nous devons nous confier à l’âme jusqu’à la fin ; car des choses aussi belles et aussi magnétiques que les relations de l’amour ne peuvent être supplantées et remplacées que par des choses plus belles et d’un degré plus élevé. >>
        EMERSON


        Le salon de Mme Seaune, née princesse de Galaise-Orlandes, dont nous avons parlé dans la première partie de ce récit sous son prénom de Françoise, est encore aujourd’hui un des salons les plus recherchés de Paris.
        Dans une société ou un titre de duchesse l’aurait confondue avec tant d’autres, son nom bourgeois se distingue comme une mouche dans un visage, et en échange du titre perdu par son mariage avec M. Seaune, elle a acquis ce prestige d’avoir volontairement renoncé à une gloire qui élève si haut, pour une imagination bien née, les paons blancs, les cygnes noirs, les violettes blanches et les reines en captivité.
        Mme Seaune a beaucoup reçu cette année et l’année dernière, mais son salon a été fermé pendant les trois années précédentes, c’est-à-dire celles qui ont suivi la mort d’Honoré de Tenvres. 
Les amis d’Honoré qui se réjouissaient de le voir peu à peu retrouver sa belle mine et sa gaieté d’autrefois, le rencontraient maintenant à toute heure avec Mme Seaune et attribuaient son relèvement à cette liaison qu’ils croyaient toute récente. C’est deux mois à peine après le rétablissement complet d’Honoré que survint l’accident de l’avenue du Bois-de-Boulogne, dans lequel il eut les deux jambes cassées sous un cheval emporté. L’accident eut lieu le premier mardi de mai ; la péritonite se déclara le dimanche. Honoré reçut les sacrements le lundi et fut emporté ce même lundi à six heures du soir. Mais mardi, jour de l’accident, au dimanche soir, il fut le seul à croire qu’il était perdu.
Le mardi, vers six heures, après les premiers pansements faits, il demanda à rester seul, mais qu’on lui montât les cartes des personnes qui étaient déjà venues savoir de ses nouvelles.
Le matin même, il y avait au plus huit heures de cela, il avait descendu à pied l’avenue du Bois-de-Boulogne. Il avait respiré tour à tour et exhalé dans l’air mêlé de brise et de soleil, il avait reconnu au fond des yeux des femmes qui suivaient avec admiration sa beauté rapide, un instant perdu au détour même de sa capricieuse gaieté, puis rattrapé sans effort et dépassé bien vite entre les chevaux au galop et fumants, goûté dans la fraîcheur de sa bouche affamée et arrosée par l’air doux, la même joie profonde qui embellissait. ce matin-là la vie, du soleil, de l’ombre, du ciel, des pierres, du vent d’est et des arbres, des arbres aussi majestueux que des hommes debout, aussi reposés que des femmes endormies dans leur étincelante immobilité.
A un moment, il avait regardé l’heure, était revenu sur ses pas et alors.., alors cela était arrivé, En une seconde, le cheval qu’il n’avait pas vu lui avait cassé les deux jambes. cette seconde-là ne lui apparaissait pas du tout comme ayant dû être nécessairement telle. A cette même seconde il aurait pu être un peu plus loin, ou un peu moins loin, ou le cheval aurait pu être détourné, ou, s’il y avait eu de la pluie, il serait rentré plus tôt chez lui, ou, s’il n’avait pas regardé l’heure, il ne serait pas revenu sur ses pas et aurait poursuivi jusqu’à la cascade. Mais pourtant cela qui aurait si bien pu ne pas être qu’il pouvait feindre un instant que cela n’était qu’un rêve, cela était une chose réelle, cela faisait maintenant partie de sa vie, sans que toute sa volonté y pût rien changer. Il avait les deux jambes cassées et le ventre meurtri. Oh ! l’accident en lui-même n’était pas si extraordinaire ; il se rappelait qu’il n’y avait pas huit jours, pendant un dîner chez le docteur S… on avait parlé de d… qui avait été blessé de la même manière par un cheval emporté. Le docteur, comme on demandait de ses nouvelles, avait dit : “Son affaire est mauvaise.” Honoré avait insisté, questionné sur la blessure, et le docteur avait répondu d’un air important, pédantesque et mélancolique : “Mais ce n’est pas seulement la blessure ; c’est tout un ensemble ; ses fils lui donnent de l’ennui ; il n’a plus la situation qu’il avait autrefois ; les attaques des journaux lui ont porté un coup. Je voudrais me tromper, mais il est dans un fichu état.” Cela dit, comme le docteur se sentait au contraire, lui, dans un excellent état, mieux portant, plus intelligent et plus considéré que jamais, comme Honoré savait que Françoise l’aimait de plus en plus, que le monde avait accepté leur liaison et s’inclinait non moins devant leur bonheur que devant la grandeur du caractère de Françoise ; comme enfin, la femme du docteur S…, émue en se représentant la fin misérable et l’abandon de C…, défendait par hygiène à elle-même et à ses enfants aussi bien de penser à des événements tristes que d’assister à des enterrements, chacun répéta une dernière fois : “Ce pauvre C…, sou affaire est mauvaise” en avalant une dernière coupe de vin de Champagne, et en sentant au plaisir qu’il éprouvait à la boire que “leur affaire” à eux était excellente.
        Mais ce n’était plus du tout la même chose. Honoré maintenant se sentant submergé par la pensée de son malheur, comme il l’avait souvent été par la pensée du malheur des autres, ne pouvait plus comme alors reprendre pied en lui-même. Il sentait se dérober sous ses pas ce sol de la bonne santé sur lequel croissent nos plus hautes résolutions et nos joies les plus gracieuses, comme ont leurs racines dans la terre noire et mouillée les chênes et les violettes ; et il butait à chaque pas en lui-même. En parlant de d… à ce dîner auquel il repensait, le docteur avait dit : “Déjà avant l’accident et depuis les attaques des journaux, j’avais rencontré C… je lui avais trouvé la mine jaune, les yeux creux, une sale tête ! ” Et le docteur avait passé sa main d’une adresse et d’une beauté célèbres sur sa figure rose et pleine, au long de sa barbe fine et bien soignée et chacun avait imaginé avec plaisir sa propre bonne mine comme un propriétaire s’arrête à regarder avec satisfaction son locataire, jeune encore, paisible et riche. Maintenant Honoré se regardant dans la glace était effrayé de “sa mine jaune”, de sa “sale tête”. Et aussitôt la pensée que le docteur dirait pour lui les mêmes mots que pour C…, avec la même indifférence, l’effraya. Ceux mêmes qui viendraient à lui pleins de pitié s’en détourneraient assez vite comme d’un objet dangereux pour eux ; ils finiraient par obéir aux protestations de leur bonne santé, de leur désir d’être heureux et de vivre. Alors sa pensée se reporta sur Françoise, et, courbant les épaules, baissant la tête malgré soi, comme si le commandement de Dieu avait été là, levé sur lui, il comprit avec une tristesse infinie et soumise qu’il fallait renoncer à elle. Il eut la sensation de l’humilité de son corps incliné dans sa faiblesse d’enfant, avec sa résignation de malade, sous ce chagrin immense, et il eut pitié de lui comme souvent, à toute la distance de sa vie entière, il s’était aperçu avec attendrissement tout petit enfant, et il eut envie de pleurer. .
        Il entendit frapper à la porte, on apportait les cartes qu’il avait demandées. Il savait bien qu’on viendrait chercher de ses nouvelles, car il n’ignorait pas que son accident était grave, mais tout de même, il n’avait pas cru qu’il y aurait tant de cartes, et il fut effrayé de voir que tant de gens étaient venus, qui le connaissaient si peu et ne se seraient dérangés que pour son mariage ou son enterrement. C’était un monceau de cartes et le concierge le portait avec précaution pour qu’il ne tombât pas du grand plateau, d’où elles débordaient. Mais tout d”un coup, quand il les eut toutes près de lui, ces cartes, le monceau lui apparut une toute petite chose, ridiculement petite vraiment, bien plus petite que la chaise, ou la cheminée. Et il fut plus effrayé encore que ce fût si peu, et se sentit si seul, que pour se distraire il se mit fiévreusement à lire les noms ; une carte, deux cartes, trois cartes, ah ! il tressaillit et de nouveau regarda : “Comte François de Gouvres”. Il devait bien pourtant s’attendre à ce que M. de Gouvres vînt prendre de ses nouvelles, mais il y avait longtemps qu’il n’avait pensé à lui, et tout de suite la phrase de Buivres : “Il y avait ce soir quelqu’un qui a dû rudement se la payer, c’est François de Gouvres ; – il dit qu’elle a un tempérament ! mais il parait qu’elle est affreusement faite, et il n’a pas voulu continuer”, lui revint, et sentant toute la souffrance ancienne qui du fond de sa conscience remontait en un instant à la surface, il se dit : “Maintenant je me réjouis si je suis perdu. Ne pas mourir, rester cloué là, et, pendant des années, tout le temps qu’elle ne sera pas auprès de moi, une partie du jour, toute la nuit. la voir chez un autre ! Et maintenant, ce ne serait plus par maladie que je la verrais ainsi, ce serait sûr. Comment pourrait-elle m’aimer encore ? un amputé !” Tout d’un coup il s’arrêta. ” Et si je meurs, après moi ?”
        Elle avait trente ans, il franchit d’un saut le temps plus ou moins long ou elle se souviendrait, lui serait fidèle. Mais il viendrait un moment… “Il dit “qu’elle a un tempérament…” je veux vivre, je veux vivre et je veux marcher, je veux la suivre partout, je veux être beau, je veux qu’elle m’aime !” A ce moment, il eut peur eu entendant sa respiration qui sifflait, il avait mal au côté, sa poitrine semblait s’être rapprochée de son dos, il ne respirait pas comme il voulait, il essayait de reprendre haleine et ne pouvait pas. A chaque seconde il se sentait respirer et ne pas respirer assez. Le médecin vint. Honoré n’avait qu’une légère attaque d’asthme nerveux. Le médecin parti, il fut plus triste ; il aurait préféré que ce fût plus grave et être plaint, Car il sentait bien que si cela n’était pas grave, autre chose l’était et qu’il s’en allait, Maintenant il se rappelait toutes les souffrances physiques de sa vie, il se désolait ; jamais ceux qui l’aimaient le plus ne l’avaient plaint sous prétexte qu’il était nerveux. Dans les mois terribles qu’il avait passés après son retour avec Buivres, quand à sept heures il s’habillait après avoir marché toute la nuit, son frère qui se réveillait un quart d’heure les nuits qui suivent des dîners trop copieux lui disait :
        “Tu t’écoutes trop ; moi aussi, il y a des nuits où je ne dors pas. Et puis, on croit qu’on ne dort pas, on dort toujours un peu. ” C’est vrai qu’il s’écoutait trop ; au fond de sa vie, il écoutait toujours la mort qui jamais ne l’avait laissé tout à fait et qui, sans détruire entièrement sa vie, la minait, tantôt ici, tantôt là. Maintenant son asthme augmentait, il ne pouvait pas reprendre haleine, toute sa poitrine faisait un effort douloureux pour respirer. Et il sentait le voile qui nous cache la vie, la mort qui est en nous, s’écarter et il apercevait l’effrayante chose que c’est de respirer, de vivre. Puis, il se trouva reporté au moment où elle serait consolée, et alors, qui ce serait-il ? Et sa jalousie s’affola de l’incertitude de l’événement et de sa nécessité. Il aurait pu l’empêcher en vivant, il ne pouvait pas vivre et alors ? Elle dirait qu’elle entrerait au couvent, puis quand il serait mort se raviserait, Non ! il aimait mieux ne pas être deux fois trompé, savoir. – Qui ? Couvres, Alériouvre, Buivres, Breyves ? Il les aperçut tous et, en serrant ses dents contre ses dents, il sentit la révolte furieuse qui devait à ce moment indigner sa figure. Il se calma lui-même. Non, ce ne sera pas cela, pas un homme de plaisir, il faut que cela soit un homme qui l’aime vraiment. Pourquoi est-ce que je ne veux pas que ce soit un homme de plaisir ? Je suis fou de me le demander, c’est si naturel. Parce que je l’aime pour elle-même, que je veux qu’elle soit heureuse, Non, ce n’est pas cela, c’est que je ne veux pas qu’on excite ses sens, qu’on lui donne plus de plaisir que je ne lui en ai donné, qu’on lui en donne du tout. Je veux bien qu’on lui donne du bonheur, je veux bien qu’on lui donne de l’amour, mais je ne veux pas qu’on lui donne du plaisir. Je suis jaloux du plaisir de l’autre, de son plaisir à elle. Je ne serai pas jaloux de leur amour.
Il faut qu’elle se marie, qu’elle choisisse bien. Ce sera triste tout de même. Alors un de ses désirs de petit enfant lui revint, du petit enfant qu’il était quand il avait sept ans et se couchait tous les soirs à huit heures. Quand sa mère, au lieu de rester jusqu’à minuit dans sa chambre qui était à côté de celle d’Honoré, puis de s’y coucher, devait sortir vers onze heures et jusque-là s’habiller, il la suppliait de s’habiller avant dîner et de partir n’importe où, ne pouvant supporter l’idée, pendant qu’il essayait de s’endormir, qu’on se préparait dans la maison pour une soirée, pour partir. Et pour lui faire plaisir et le calmer, sa mère tout habillée et décolletée à huit heures venait lui dire bonsoir, et partait chez une amie attendre l’heure du bal, Ainsi seulement, dans ces jours si tristes pour lui où sa mère allait au bal, il pouvait, chagrin, mais tranquille, s’endormir.
 Maintenant la même prière qu’il faisait à sa mère, la même prière à Françoise lui montait aux lèvres. Il attrait voulu lui demander de se marier tout de suite, qu’elle fût prête ; pour qu’il pût enfin s’endormir pour toujours, désolé, mais calme, et point inquiet de ce qui se passerait après qu’il se serait endormi
Les jours qui suivirent, il essaya de parler à Françoise qui, comme le médecin lui-même, ne le croyait pas perdu et repoussa avec une énergie douce mais inflexible la proposition d’Honoré.
Ils avaient tellement l’habitude de se dire la vérité, que chacun disait même la vérité qui pouvait faire de la peine à l’autre, comme si au fond de chacun d’eux, de leur être nerveux et sensible dont il fallait ménager les susceptibilités, ils avaient senti la présence d’un Dieu, supérieur et indifférent à toutes ces précautions bonnes pour des enfants, et exigeait et devait la vérité. Et envers ce Dieu qui était au fond de Françoise, Honoré, et envers ce Dieu qui était au fond d’Honoré. Françoise, s’était toujours senti des devoirs devant qui cédaient le désir de ne pas se chagriner, de ne pas s’offenser, les mensonges les plus sincères de la tendresse et de la pitié. Aussi quand Françoise dit à Honoré qu’il vivrait, il sentit bien qu’elle le croyait et se persuada peu à peu de le croire :
”Si je dois mourir, je ne serai plus jaloux quand je serai mort ; mais jusqu’à ce que je sois mort ? Tant que mon corps vivra, oui ! Mais puisque je ne suis jaloux que du plaisir, puisque c’est mon corps qui est jaloux, puisque ce dont je suis jaloux, ce n’est pas de son coeur, ce n’est pas de son bonheur, que je veux, par qui sera le plus capable de le faire ; quand mon corps s’effacera, quand l’âme l’emportera sur lui, quand je serai détaché peu à peu des choses matérielles comme un soir déjà quand j’ai été très malade, alors que je ne désirerai plus follement le corps et que j’aimerai d’autant plus l’âme, je ne serai plus jaloux. Alors véritablement j’aimerai. Je ne peux pas bien concevoir ce que ce sera, maintenant que mon corps est encore tout vivant et révolté, mais je peux l’imaginer un peu, par ces heures ou ma main dans la main de Françoise, je trouvais dans une tendresse infinie et sans désirs l’apaisement de mes souffrances et de ma jalousie. J’aurai bien du chagrin en la quittant, mais de ce chagrin qui autrefois me rapprochait encore de moi-même, qu’un ange venait consoler en moi, ce chagrin qui m’a révélé l’ami mystérieux des jours de malheur, mon âme, ce chagrin calme, grâce auquel je me sentirai plus beau pour paraître devant Dieu, et non la maladie horrible qui m’a fait mal pendant si longtemps sans sans mon coeur, comme un mal physique qui lancine, qui dégrade et qui diminue. C’est avec mon corps, avec le désir de son corps que j’en serai délivré. Oui mais jusque-là, que deviendrai-je ? plus faible, plus incapable d’y résister que jamais, abattu sur mes deux jambes cassés, quand, voulant couvrir à elle pour voir qu’elle n’est pas où j’aurai rêvé, je resterai là, sans pouvoir bouger, berné par tous ceux qui pourront “se la payer” tant qu’ils voudront à ma face d’infirme qu’ils ne craindront plus.” La nuit du dimanche au matin, il rêva qu’il étouffait, sentait un poids énorme sur sa poitrine. Il demandait grâce, n’avait plus la force de déplacer tout ce poids, le sentiment que tout cela était ainsi sur lui depuis très longtemps lui était inexplicable,il ne pouvait pas le tolérer une seconde de plus, il suffoquait. Tout d’un coup, il se sentit miraculeusement allégé de tout ce fardeau qui s’éloignait, s’éloignait, l’ayant à jamais délivré, Et il se dit : “Je suis mort !” Et, au-dessus de lui, il apercevait monter tout ce qui avait si longtemps pesé ainsi sur lui à l’étouffer ; il crut d’abord que c’était l’image de Gouvres, puis seulement ses soupçons, puis ses désirs, puis cette attente d’autrefois dès le matin, criant vers le moment où il verrait Françoise, puis la pensée de Françoise. Cela prenait à toute minute une autre forme, comme un nuage, cela grandissait, grandissait sans cesse, et maintenant il ne s’expliquait plus comment cette chose qu’il comprenait être immense comme le monde avait pu être sur lui, sur son petit corps d’homme faible, sur son pauvre coeur d’homme sans énergie et comment il n’en avait pas été écrasé. Et il comprit aussi qu’il en avait été écrasé et que c’était une vie d’écrasé qu’il avait menée, Et cette immense chose qui avait pesé sur sa poitrine de toute la force du monde, il comprit que c’était son amour.
        Puis il se redit : “Vie d’écrasé !” et il se rappela qu’au moment où le cheval l’avait renversé, il s’était dit :
”Je vais être écrasé”, il se rappela sa promenade, qu’il devait ce matin-là aller déjeuner avec Françoise, et alors, par ce détour, la pensée de son amour lui revint.
        Et il se dit : “Est-ce mon amour qui pesait sur moi ? Qu’est-ce que ce serait si ce n’était mon amour ? Mon caractère, petit-être ? Moi ? ou encore la vie ?” Puis il pensa : “Non, quand je mourrai, je ne serai pas délivré de mon amour, mais de mes désirs charnels, de mon envie charnelle, de ma jalousie.” Alors il dit : “Mon Dieu, faites venir cette heure, faites-la venir vite, mon Dieu, que je connaisse le parfait amour.” .
        Le dimanche soir, la péritonite s’était déclarée ; le lundi matin vers dix heures, il fut pris de fièvre, voulait Françoise, l’appelait, les yeux ardents : “Je veux que tes yeux brillent aussi, je veux te faire plaisir comme je ne t’ai jamais fait,.. je veux te faire… je t’en ferai mal.” Puis soudain, il pâlissait de fureur. “Je vois bien pourquoi tu ne veux pas, je sais bien ce que tu t’es fait faire ce matin, et où et par qui, et je sais qu’il voulait me faire chercher, me mettre derrière la porte pour que je vous voie, sans pouvoir me jeter sur vous, puisque je n’ai plus mes jambes, sans pouvoir vous empêcher, parce que vous auriez eu encore plus de plaisir en me voyant là pendant ; il sait si bien tout ce qu’il faut pour te faire plaisir, mais je le tuerai avant, avant je te tuerai, et encore avant je me tuerai.
        Vois ! je me suis tué !” Et il retombait sans force sur l’oreiller.
Il se calma peu à peu et toujours cherchant avec qui elle pourrait se marier après sa mort, mais c’étaient toujours les images qu’il écartait, celle de François de Gouvres, celle de Buivres, celles qui le torturaient, qui revenaient toujours.
A midi, il avait reçu les sacrements. Le médecin avait dit qu’il ne passerait pas l’après-midi. Il perdait extrêmement vite ses forces, ne pouvait plus absorber de nourriture, n’entendait presque plus. Sa tête restait libre et sans rien dire, pour ne pas faire de peine à Françoise qu’il voyait accablée, il pensait à elle après qu’il ne serait plus rien, qu’il ne saurait plus rien d’elle, qu’elle ne pourrait plus l’aimer.
Les mots qu’il avait dits machinalement, le matin encore, de ceux qui la posséderait peut-être, se remirent à défiler dans sa tête pendant que ses yeux suivaient une mouche qui s’approchait de son doigt comme si elle voulait le toucher, puis s’envolait et revenait sans le toucher pourtant ; et comment, ramenant son attention un moment endormie, revenait le nom de François de Gouvres, et il se dit peut être qu’en effet il la posséderait en même temps il pensait : “Peut-être la mouche va-t-elle toucher le drap ? non, pas encore”, alors se tirant brusquement de sa rêverie : : “Comment ? l’une des deux choses ne me paraît pas plus importante que l’autre ! Gouvres possédera-t-il Françoise, la mouche touchera- t-elle le drap Il oh ! la possession de Françoise est un peu plus importante.” Mais l’exactitude avec laquelle il voyait la différence qui séparait les deux événements lui montra qu’ils le touchaient pas beaucoup plus l’un que l’autre . Et il se dit : “Comment, cela m’est si égal ! comme c’est triste.” Puis il s’aperçut qu’il ne disait :
        “Comme c’est triste” que par habitude et qu’ayant changé tout à fait, il n’était plus triste d’avoir changé.
Un vague sourire desserra ses lèvres. “Voilà, se dit-il, mon pur amour pour Françoise. Je ne suis plus jaloux, c’est que je suis Dieu près de la mort ; mais qu’importe, puisque cela était nécessaire pour que j’éprouve enfin pour Françoise le véritable amour.” Mais alors, levant les yeux, il aperçut Françoise, au milieu des domestiques, du docteur, de deux vieilles parentes, qui tous priaient là près de lui. Et il s’aperçut que l’amour, pur de tout égoïsme, de toute sensualité, qu’il voulait si doux, si vaste et si divin en lui, chérissait les vieilles parentes, les domestiques, le médecin lui-même, autant que Françoise, et qu’ayant déjà pour elle l’amour de toutes les créatures à qui son âme semblable à la leur l’unissait maintenant, il n’avait plus d’autre amour pour elle. Il ne pouvait même pas en concevoir de la peine tant tout l’amour exclusif d’elle, l’idée même d’une préférence pour elle, était maintenant abolie.
        En pleurs, au pied du lit, elle murmurait les plus beaux mots d’autrefois : “Mon pays, mon frère.” Mais lui n’ayant ni le vouloir, ni la force de la détromper, souriait et pensait que son “pays” n’était plus en elle, mais dans le ciel et sur toute la terre. Il répétait dans son coeur : “Mes frères”, et s’il la regardait plus que les autres, c’était par pitié seulement, pour le torrent de larmes qu’il voyait s’écouler sous ses yeux, ses yeux qui se fermeraient bientôt et déjà ne pleuraient plus. Mais il ne l’aimait pas plus et pas autrement que le médecin, que les vieilles parentes, que les domestiques. Et c’était là la fin de sa jalousie.

      2 sujets de 1 à 2 (sur un total de 2)
      • Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.
      Veuillez vous identifier en cliquant ici pour participer à la discution.
      ×