RACINE, Jean – Bérénice – (Acte IV – Scène 5)

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    VictoriaVictoria
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      VictoriaVictoria
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        RACINE, Jean – BERENICE – ( Acte IV – Scène 5 )

        Bérénice

        […] Ah ! Seigneur, vous voici !
        Eh bien ? il est donc vrai que Titus m'abandonne ?
        Il faut nous séparer ; et c'est lui qui l'ordonne !

        Titus

        N'accablez point, Madame, un prince malheureux.
        Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
        Un trouble assez cruel m'agite et me dévore,
        Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
        Rappelez bien plutôt ce cœur qui tant de fois
        M'a fait de mon devoir reconnaître la voix.
        Il en est temps. Forcez votre amour à se taire,
        Et d'un oeil que la gloire et la raison éclaire
        Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
        Vous-même, contre vous, fortifiez mon cœur,
        Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre ma faiblesse,
        A retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse;
        Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
        Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,
        Et que tout l'univers reconnaisse sans peine
        Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine.
        Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer.

        Bérénice

        Ah ! cruel ! est-il temps de me le déclarer ?
        Qu'avez-vous fait ? Hélas ! je me suis crue aimée.
        Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
        Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois
        Quand je vous l'avouai pour la première fois ?
        A quel excès d'amour m'avez-vous amenée ?
        Que ne me disiez-vous: “Princesse infortunée,
        Où vas-tu t'engager, et quel est ton espoir ?
        Ne donne point un cœur qu'on ne peut recevoir”.
        Ne l'avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre,
        Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ?
        Tout l'empire a vingt fois conspiré contre nous.
        Il était temps encor: que ne me quittiez-vous ?
        Mille raisons alors consolaient ma misère :
        Je pouvais de ma mort accuser votre père,
        Le peuple, le sénat, tout l'empire romain,
        Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main.
        Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée,
        M'avait à mon malheur dès longtemps préparée.
        Je n'aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel
        Dans le temps que j'espère un bonheur immortel,
        Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire,
        Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,
        Lorsque tout l'univers fléchit à vos genoux,
        Enfin quand je n'ai plus à redouter que vous.

        Titus

        Et c'est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
        Je pouvais vivre alors et me laisser séduire ;
        Mon cœur se gardait bien d'aller dans l'avenir
        Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
        Je voulais qu'à mes vœux rien ne fût invincible,
        Je n'examinais rien, j'espérais l'impossible.
        Que sais-je ? j'espérais de mourir à vos yeux,
        Avant que d'en venir à ces cruels adieux.
        Les obstacles semblaient renouveler ma flamme,
        Tout l'empire parlait, mais la gloire, Madame,
        Ne s'était point encor fait entendre à mon cœur
        Du ton dont elle parle au cœur d'un empereur.
        Je sais tous les tourments où ce dessein me livre,
        Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,
        Que mon cœur de moi-même est prêt à s'éloigner,
        Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner.

        Bérénice

        Eh bien ! régnez, cruel, contentez votre gloire :
        Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire,
        Que cette même bouche, après mille serments
        D'un amour qui devait unir tous nos moments,
        Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle,
        M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
        Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
        Je n'écoute plus rien, et pour jamais: adieu…
        Pour jamais ! Ah, Seigneur! songez-vous en vous-même
        Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
        Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
        Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
        Que le jour recommence et que le jour finisse,
        Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
        Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
        Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
        L'ingrat, de mon départ consolé par avance,
        Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
        Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

        Titus

        Je n'aurai pas, Madame, à compter tant de jours.
        J'espère que bientôt la triste Renommée
        Vous fera confesser que vous étiez aimée.
        Vous verrez que Titus n'a pu, sans expirer…

        Bérénice

        Ah Seigneur! s'il est vrai, pourquoi nous séparer ?
        Je ne vous parle point d'un heureux hyménée ;
        Rome à ne plus vous voir m'a-t-elle condamnée ?
        Pourquoi m'enviez-vous l'air que vous respirez ?

        Titus

        Hélas ! vous pouvez tout, Madame : demeurez,
        Je n'y résiste point. Mais je sens ma faiblesse :
        Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,
        Et sans cesse veiller à retenir mes pas,
        Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.
        Que dis-je ? En ce moment mon cœur, hors de lui-même,
        S'oublie, et se souvient seulement qu'il vous aime.

        Bérénice

        Eh bien, Seigneur, eh bien ! qu'en peut-il arriver ?
        Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?

        Titus

        Et qui sait de quel oeil ils prendront cette injure ?
        S'ils parlent, si les cris succèdent au murmure,
        Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?
        S'ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois,
        A quoi m'exposez-vous ? Par quelle complaisance
        Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ?
        Que n'oseront-ils point alors me demander ?
        Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ?

        Bérénice

        Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice !

        Titus

        Je les compte pour rien ? Ah ciel ! quelle injustice !

        Bérénice

        Quoi ? pour d'injustes lois que vous pouvez changer,
        En d'éternels chagrins vous-même vous plonger ?
        Rome a ses droits, Seigneur : n'avez-vous pas les vôtres ?
        Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?
        Dites, parlez.

        Titus

         Hélas ! que vous me déchirez !

        Bérénice

        Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez !

        Titus

        Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire,
        Je frémis. Mais enfin, quand j'acceptai l'empire,
        Rome me fit jurer de maintenir ses droits :
        Je dois les maintenir. Déjà plus d'une fois ,
        Rome a de mes pareils exercé la constance.
        Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance,
        Vous les verriez toujours à ses ordres soumis :
        L'un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis
        Chercher, avec la mort, la peine toute prête ;
        D'un fils victorieux l'autre proscrit la tête ;
        L'autre, avec des yeux secs et presque indifférents,
        Voit mourir ses deux fils, par son ordre expirants.
        Malheureux ! mais toujours la patrie et la gloire
        Ont parmi les Romains remporté la victoire.
        Je sais qu'en vous quittant le malheureux Titus
        Passe l'austérité de toutes leurs vertus,
        Qu'elle n'approche point de cet effort insigne,
        Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne
        De laisser un exemple à la postérité,
        Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ?

        Bérénice

        Non, je crois tout facile à votre barbarie.
        Je vous crois digne, ingrat, de m'arracher la vie.
        De tous vos sentiments mon cœur est éclairci ;
        Je ne vous parle plus de me laisser ici.
        Qui ? moi, j'aurais voulu, honteuse et méprisée
        D'un peuple qui me hait soutenir la risée ?
        J'ai voulu vous pousser jusques à ce refus.
        C'en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.
        N'attendez pas ici que j'éclate en injures,
        Que j'atteste le ciel, ennemi des parjures ;
        Non ; si le ciel encore est touché de mes pleurs,
        Je le prie en mourant d'oublier mes douleurs.
        Si je forme des vœux contre votre injustice,
        Si devant que mourir la triste Bérénice
        Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
        Je ne le cherche, ingrat, qu'au fond de votre cœur.
        Je sais que tant d'amour n'en peut être effacée,
        Que ma douleur présente, et ma bonté passée,
        Mon sang, qu'en ce palais je veux même verser,
        Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser ;
        Et, sans me repentir de ma persévérance,
        Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
        Adieu.


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