RETBI, Shmuel – La Devinette épouvantable

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        La Devinette épouvantable

        de Shmuel Retbi



        La devinette épouvantable

        Oh mon Dieu, quel drame affreux ! Il faisait la une de tous les journaux ! La Télévision avait organisé le siège de la petite maison de banlieue où la tragédie avait eu lieu dimanche à trois heures et demie. Un caméraman plus audacieux que les autres avait même réussi à filmer les deux corps ensanglantés qui gisaient sous la table. Quelle horreur !

        Non, il ne s'agissait pas d'une attaque terroriste. Non, il ne fallait pas voir là le geste d'un maniaque du crime en série. Non, rien n'annonçait ce drame épouvantable. En bref, on avait affaire à un hara-kiri mutuel et réciproque dans les meilleurs termes et les règles les plus parfaites de l'acte. Mais à la décharge des protagonistes, précisons qu'ils  se trouvaient dans un état assez avancé d'ébriété au moment de l'immolation fratricide qui les sépara tout en les unissant à jamais. Non, ils n'avaient pas agi à tête reposée et après mûre réflexion. L'acte s'était accompli à la légère et sans doute à leur insu. Les plus à plaindre, comme toujours, c'étaient les deux veuves éplorées. Nous passerons sur les détails de ce double assassinat suicidaire. Notons seulement les faits incontestables suivants : la bouteille de Côtes du Rhône 2013 avait été brisée, après consommation totale et irréversible. Les débris de verre avaient servi aux kamikazés amateurs d'armes blanches, si l'on peut s'exprimer ainsi. Comme disent les philosophes, un tesson de boutanche en pleine trachée artère, ça ne pardonne pas. Alors imaginez, deux tessons dans deux trachées artères !

        Pour mieux comprendre le tragique événement qui faisait la joie de tous les journaux de papier et d'électron, il faut revenir trente ans en arrière.

        Raoul Poujaud venait d'être nommé Sous-Directeur de la succursale locale de la Banque du Progrès. Roger Dudenant, électricien de son état, venait d'achever la réparation des plafonniers du hall d'attente. Ils avaient déjeûné ensemble à la Broche d'Argent, petit restaurant inoffensif du quartier. En une demi-heure de parlotte  et de restauration, ils s'étaient découverts des tas de points communs et avaient échangé des vues totalement comvergentes sur les sujets les plus divers. Le dimanche suivant, les Poujaud déjeûnaient chez les Dudenant. Huit jours plus tard, le contraire s'opérait sans anicroche. Les années avaient passé. Les enfants avaient grandi et tous avaient quitté la bergerie natale.  Depuis huit ans, maintenant, les deux couples se réunissaient tous les dimanches autour d'un bon repas et d'une ou plusieurs bonnes bouteilles. On discutait politique, télévision, sport, mode, économie, réchauffement global, avenir, passé, goûts et couleurs. Il semblait qu'aucun nuage ne saurait jamais assombrir cette amitié trois fois décennale. Rien ne laissait supposer qu'une vulgaire page de journal pouvait déclencher le mécanisme abominable qui allait amener la tragédie à son paroxisme lamentable. Et pourtant, oyez, oyez, bonnes gens. Si nous avions un orgue de barbarie à notre disposition, nous le mettrions volontiers à contribution pour jeter une couleur sinistre sur le récit de l'histoire proprement dite. Voilà le fait dans toute sa désolation :

        A midi et demi, les Dudenant arrivèrent chez les Poujaud comme prévu. Selon les traditions prévalant dans cette noble classe de la société ambiante, Mme Dudenant fonça directement à la cuisine et assista Mme Poujaud dans les derniers préparatifs du repas dominical et hebdomadaire.

        Roger posa sur la table une jolie bouteille au col fin. Raoul se pencha et lu l'étiquette de haut en bas, sans manquer la moindre virgule. Comme on l'a dit plus haut, il s'agissait d'un Côtes du Rhône du meilleur cru. Le texte imprimé comportait toutes sortes d'épithètes flatteuses et bizarres, comme il convient  à la littérature qui accompagne toujours le libellé de ce genre de produit de consommation courante. Nous n'insisterons pas sur le bouquet, le velouté, la qualité des vignes, la propreté immaculée des mains des vignerons, le matériel non polluant et autres propriétés nécessaires à la bonne constitution d'un Côtes du Rhône 2013. Nous remarquerons seulement que cette bouteille ne fut débouchée qu'en troisième position après deux vins de qualité inférieure qui trônaient déjà sur la table à l'arrivée des Dudenant. Mais il nous faut revenir à la feuille de chou qui causa indirectement la mort violente de ces deux braves petits bourgeois.  L'Eclair du Sud traînait sur la table, ouvert à la page trois. Dudenant s'assit en face de son vieil ami. Celui-ci s'efforçait de déboucher la première bouteille. L'affaire semblait d'autant plus complexe que le liège menaçait de se désintégrer et de retomber en fine poudre dans le breuvage alcoolisé dont il ne fallait pas abuser. C'était du moins ce dont  témoignaient les gros caractères imprimés sur l'étiquette, où l'on pouvait aussi observer un énorme point d'exclamation très expressif.

        Roger Dudenant jeta un oeil distrait sur le journal :

        ” La devinette de la semaine. “

        ” Tu les trouves, toi, leurs devinettes ? “
        _ De temps en temps “, répondit Raoul tout en extirpant le bouchon  épinglé au bout de l'ustensile prévu à cet effet.
         Le niveau varie d'une semaine à l'autre? J'ai pas vu celle de la semaine, par exemple. Lis voir ?
        _ En Suisse, on parle soit allemand soit français…
        _ Quelle blague ! On parle aussi italien !
        _ Attends voir, c'est une devinette, c'est pas un reportage touristique ni une étude sociologique. Je reprends :
        En Suisse, on parle allemand et français. 70 % des Suisses parlent l'allemand et 60 % le français. Quel est le pourcentage des gens qui parlent les deux langues ?
        _ Comment dis-tu ? Combien l'allemand ?
        _ 70 % et 60 % le français. “

        Raoul Poujaud reposa le tire-bouchon et remplit les quatre verres réservés aux convives. Il réfléchit. Un bon moment :

        ” _ Voyons voir… Ben, la logique impose 60 %, c'est évident. Tous ceux qui parlent français, les 60 %, parlent aussi l'allemand. Mais il reste 10 % de la population qui ne parle que allemand et pas français. C'est logique.
        _ Oui, ça, d'accord, mais à condition que… à condition que…
        _ A condition que rien du tout, mon vieux. C'est la réponse. “
        _  Ben si, tu parles, ce serait trop facile. Il faut supposer que sur les 10 % restants, il y a une distribution égale entre les deux cas, je veux dire, les deux catégories, ce qui implique 65 % de bilingues, quoi.
        _ Distribution toi-même. Allez, ressers nous un coup.

        Le repas se passa dans la bonne humeur habituelle. A trois heures, les deux épouses se retirèrent dans un petit salon devant un large poste de télévision plaqué au mur. C'était l'heure du long-métrage dominical. Elles ne prêtèrent plus attention à ce qui se passait dans la salle à manger. Or, si elles l'avaient prêtée, cette attention, même contre un rendu, le drame affreux aurait sans doute pu être évité. Les Côtes du Rhône venant à s'assécher définitivement, les deux amis se trouvèrent fort éméchés quand trois heures vingt furent venues. Par hasard et surtout par malheur, la conversation tomba à nouveau sur la devinette fatale de l'Eclair tragique, mais à un rythme plus lent, le tout accompagné de hoquets et de soubressauts. Raoul Poujaud entama le débat sur le sujet litigieux :

        ” _ Ré… ré… résumons… Alors 80 % et puis… non ! 70 % et puis 60 %, alors ça… ça fait 30, je veux dire ça… ça fait 60 % qui… qui parlent les deux langues, et puis, tous parlent allemand. Voilà.
        _ Mais non, idiot ! Si c'était si simple, tu crois qu'ils se seraient cassés pour imprimer tout ça ?
        _ Ou… ou… oui ! Ça, c'est le truc ! C'est exprès pour… pour te faire croire que c'est complexe, imbécile !
        _ Mais non, voyons ! Il faut faire la moyenne entre 60 et 70, c'est normal ! Même que ça fait… ça fait 65 % !
        _ Ah dis donc ? T'es pas si pinté que t'en as l'air, hein ? Mais tu te trompes, c'est mathématique. “

        Après un long silence, Roger Dudenant déclara avec gravité :

        ” _ Non. Il faut prendre tout ça autrement. Il faut voir combien de gens ne parlent qu'une seule langue, et ça, c'est pas commode. “
        _ Je… je…. Je vais t'expliquer. Tu vois la bouteille, là ? La bouteille, la bouteille… “

        La dite bouteille lui tomba d'entre les mains et se brisa net sur le parquet. Dudenant se leva comme mû par un ressort :

        ” _ Mon Côtes du Rhône ! Tu l'as renversé ! Y en a plus ! Où qu'il est, mon Côtes du Rhône ? “

        Raoul et Roger se retrouvèrent à quatre pattes et se mirent à ramasser les tessons. Ils avaient déjà les mains ensanglantées lorsque Roger éclata :

        ” _ Au prix où ce que ça coûte, quel gâchis ! Quelle honte ! Tu me le paieras, mon Côtes du Rhône ! Des mille et des cents, tu verras, c'est le tribunal, la correctionnelle, la prison à vie ! “

        La réponse de Raoul ne se fit guère attendre. Il voulut donner un coup de poing à son partenaire mais comme il tenait encore le tesson de bouteille à la main, celui-ci pénétra profondément dans la gorge de Dudenant. Ce dernier poussa un cri de douleur et, dans un dernier soubresaut d'agonie, se jeta sur son ami dont il trancha d'un coup la carotide. Leurs dernières paroles furent 60 et 65 respectivement.

        Vous imaginez le tapage dans la maison et dans le voisinage, les cris et les larmes versées, les appels au secours, j'en passe, et des pires. La tragédie dans toute son horreur et sa douleur.

        Les ambulanciers appelés par les voisins ne purent que constater le décès des deux amis. La police arriva, trop tard, comme de bien entendu. Deux inspecteurs étudièrent l'affaire sous tous ses angles. Après deux jours d'interrogatoire serré, ils ne parvinrent pas à tirer quoi que ce soit des deux veuves, si ce n'est des lamentations pitoyables et des questions innombrables exprimant leur manque de compréhension des motifs qui avaient suscité le hara-kiri. On remarqua bien le journal sur la table et la bouteille en morceaux. Les armes du crime se trouvaient d'ailleurs encore entre les mains crispées. On dut exclure l'idée que les deux femmes aient participé d'une façon ou d'une autre à la rixe. De même, on s'accorda à dénier toute éventualité d'une intervention extérieure. Le mystère demeura impénétrable. Rien ne soupira jamais du fin fond des ténèbres. Mais vous, cher lecteur, chère lectrice ? Qu'en pensez-vous ? A votre avis, quel est le pourcentage des Suisses qui parlent les deux langues ?

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