RETBI, Shmuel – Le Salon de l’Hôtel Lambert

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      CocotteCocotte
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        Le salon de l'hôtel Lambert

        Shmuel Retbi

         

                    L'année 1834 tire nonchalamment à sa fin. Il ne pleut pas, il ne neige pas, mais il fait grand froid dans cette soirée du treize décembre. L'Hôtel Lambert grelotte dans son coin, malgré les feux qui ronronnent dans toutes les cheminées. Depuis le milieu du XVIIIe siècle, cette charmante maison de l'île de la Cité abrite chaque soir les beaux parleurs de la haute société intellectuelle et artistique de la capitale culturelle du monde. Le beau Paris,  sinon le tout-Paris, se réunit là après cinq heures, tous hommes et femmes piqués de lettres, de musique, de peinture et de sculpture, ou piqués tout court. Tous parlent à la fois, chacun pour soi et tous de soi. Une coupe de champagne à la main, le Prince Czartoryski, maître en titre de la maison, explique au peintre Delacroix, tout en roulant les R :

        ” J'ai des vues d'acquérrrreurrrr surrrr cette admirrrrable demeurrrre, mon cherrrrr ami. Il ne me manque que la bagatelle de cinq cent mille francs et l'affaire est dans la poche. Le loyer est exorrrrrbitant et le propriétaire ne s'en défera qu'après avoir reçu deux fois sa valeurrrrr rrrréelle. J'en ferai l'abri et le refuge de tous les exilés polonais persécutés par la botte de l'impérialisme barbare. “

          L'artiste hoche la tête d'un air entendu, espérant que le phœnix du lieu aille raconter ses malheurs à quelqu'un d'autre. De temps en temps, l'un des battants de la large porte massive s'ouvre et le maître d'hôtel annonce le nom du nouveau venu :

         ” Monsieur Alfred de Musset ! “

          Le théâtreux poète fait une noble entrée dans le salon, va tout droit au buffet, s'empare d'un canapé au caviar et d'une coupe de vin limpide puis se précipite vers un fauteuil proche occupé par un vénérable dignitaire : 

        ” Ah mon cher Balzac … “

         L'interpelé relève la tête et rectifie :

         ” DEU  Balzac, mon cher Alfred!

        ·                            – AlfrèDEU Musset, pour vous servir, cher maître …

        La porte s'ouvre à nouveau et l'on annonce Monsieur Tytus. Balzac observe le digne Polonais et remarque :

        ” A leur place, je laisserais la porte ouverte. “

         Musset réplique :

         ” Tiens, vous m'avez donné une bonne idée. Il me manquait un titre pour ma prochaine pièce, le voilà : il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée … “

         Balzac, qui n'a pas même écouté son interlocuteur, se demande à haute voix :

         ” Quel bon vent peut bien amener ce typhus ici en cette soirée glaciale ? “

         Musset ne trouve rien à répondre. Il ne cherche même pas, tout occupé qu'il est à broder autour des portes ouvertes et fermées. Celle du grand salon s'ouvre à nouveau :

         ” Monsieur Rossini ! “

          Honoré de Balzac remarque judicieusement :

         ” Alors là, il va falloir ouvrir à deux battants si l’on veut que le cygne de Padoue accoste sans faire de dégâts ” dans la maison. “

        L'énorme Italien se fraie pesamment un chemin jusqu'au théâtre des consommations et se met en devoir de remplir une vaste assiette de porcelaine de Saxe. Lorsque cette opération commence à atteindre les limites de l'inimaginable, une foule d'admirateurs l'entoure déjà, chacun son bon mot à la bouche, cherchant le contact avec cette présence imposante et massive. Une voix demande :

         ” Maestro, parlez-nous de votre dernière composition ! “

        L'opérateur distingué avale goulûment et pousse à l'aide d'une gorgée gargantuesque de Don Pérignon.

        ” Ah, vous savez déjà ? Figurez-vous que j'ai failli la brûler…

        – Comment, Maître, brûler votre œuvre avant sa parution ?!

          Non pas, non pas ! pur accident ! Deux secondes d'inattention et mon tournedos a failli passer dans l'autre monde innnncognito !

        – Ah !, font trente voix à l'unisson, comprenant d'un coup la méprise.

         Le Maître Renard qui a provoqué le débat reprend sans s'émouvoir :

        ” C'est cela, Maître, Alors, cette composition, de quoi se compose-t-elle donc ?

        – Je crois que c'est l'apogée de ma carrière. Imaginez un bloc de viande, que dis-je, un bloc, une montagne de viande et tout en haut (il lève la main bien haut pour mieux se faire comprendre) une épaisse couche de foie gras, de foie d'oie blanche s'il vous plaît, et une foule, une armée, une myriade de truffes. Ah, Messieurs, quelle euphorie, quelle apothéose … “

        Balzac se tourne vers Musset :

         ” La grande bouffe dans toute son horreur, de quoi faire vomir un bœuf à l'engrais ! Encore pire que l'opéra bouffe !

        – Peut-être, rétorque Musset, mais il ne manque ni de goût ni de bagout …

        – Ni de ragoût ! “, renchérit le grand homme.

         La porte s'ouvre pour la quarantième fois :

         ” Madame George Sand ! “

         Un murmure plein d'approbation, d'extase et de sympathie s'exhale de la foule. Tous les regards se portent sur Aurore Dupin, ex-épouse Dudevant, Dudevant comme Grosjean, comme dit Balzac. La divine romancière, toute froufroutante, passe devant les deux écrivains en prenant bien soin de ne pas les remarquer. Balzac s'enquiert aussitôt :

         ” Votre petite camarade a pris du double menton, mon cher Alfredeu, on dirait un chanoine béat comme un coq en pâte … “

        – Ah, Maître, vous retournez le couteau dans la plaie…

        – Qu'entends-je ? Est-ce à dire ?

        – Hélas …

        – Peut-on savoir ?

        – C'est bien simple : le coq en pâte a tourné à la mère poule et moi, je joue au petit poussin … Alors, cela a fini de m'amuser, enfin … de me Musset … “

        ·                            Balzac réfléchit longuement, puis laisse tomber sa conclusion concernant la gravité de la situation :

        ” Ah, quelle triste chose que l'amour, mon pauvre DEU Musset …

        – Vous avez bien de la chance, vous qui en ignorez tout ! “

         Balzac sourit de la boutade, tout en observant George Sand qui parlemente avec Tytus. Il pose doucement la main sur le poignet de son ami et se lève :

        ” Allons voir de quoi l’on cause là-bas, j'ai idée que nous n'allons pas nous ennuyer. “

        En effet, un groupe d'une demi-douzaine de personnes entoure déjà la femme de lettres et l'exilé polonais. Ce dernier explique, tout en faisant de larges effets de manchettes :

        ” Un vrai phénomène, quelque chose d'unique en son genre. Sans exagérer, je crois que le monde n'a jamais connu un tel amalgame de génie, de grâce et de talent. Il réside parmi nous depuis deux ou trois ans déjà, mais il sort très peu, vu sa santé si fragile. Le moindre courant d'air le flanque par terre pour deux semaines. J'ai eu le plus grand mal à le convaincre de venir ce soir, mais j'ai gagné la partie, et vous verrez, vous ne regretterez pas votre soirée ! “

        Une voix demande :

        ” Comment l'appelez-vous, déjà ?

                Monsieur Chopin, Frédéric Chopin.

        – Ah oui, Chopinsky ! “

        Tytus s'insurge contre le patronyme :

        ” Non point, Chopin, Chopin, il est bien français, de par son père du moins.

        Une petite voix fait ricaner l'auditoire :

        ” Ou de par un ami de son père … “

        Delacroix intervient :

        ” Il a lutté contre l'invasion russe, n'est-ce pas ? “

        Quelqu'un demande, anxieux :

        ” Il a été blessé, tué peut-être ? “

        Rires amusés et contrefaits. Seule Madame Sand demeure imperturbable et soucieuse. Tytus sourit avec condescendance et se tourne vers l'étourdi :

        ” En ce cas, il faudrait le considérer comme … revenant … de loin ! Non, Monsieur Chopin a quitté notre beau pays quelques semaines avant la tragédie épouvantable qui l'a déchiré. L'Ambassade russe à Vienne lui a accordé un passeport valide uniquement pour Londres, via Paris. Combien de temps pourra-t-il demeurer parmi nous sans s'attirer les foudres du diable moscovite, nous l'ignorons. Cela dépend en grande partie de vos efforts au Ministère, Messieurs. “

        Quelqu'un s'insurge :

        ” Mais je ne comprends pas ! Il est pourtant bien citoyen polonais et il est libre de ses mouvements, non ? “

        La remarque provoque l'insurrection générale contre l'autocrate et un concert d'approbations bruyantes. Monsieur Tytus prend un air désolé :

        ” Mais il n'y a pas, il n'y a plus de citoyenneté polonaise ! Il n'y a même plus de Pologne ! comprenez que la Prusse, l'Autriche et la Russie ont massacré ma patrie avant de s'en partager le cadavre sanglant encore tout chaud ! “

        Le cercle frémit de tous ses membres. La consternation et la rage se lisent maintenant sur tous les visages. George Sand sort son mouchoir et essuie une larme qu'elle tient toujours à disposition. M. Tytus poursuit son exposé :

        ” Comme son père est français, il y aura sans doute moyen de lui faire accorder la nationalité, d'autant qu'il est né dans le département de Varsovie, alors sous le contrôle de l'armée du grand Napoléon. “

        Un murmure désapprobateur rappelle à Monsieur Tytus qu'on ne parle pas de l'Empire sous Louis-Philippe. Il reprend sans s'émouvoir :

        ” Quant à sa mère, elle est Polonaise, certes, mais appartient corps et âme à la culture française qu'elle considère comme la « Reine de tous les arts ».

        La porte offre une diversion opportune avant que le débat ne sombre dans la politique de salon.

        ” Monsieur Franz Liszt ! Monsieur Frédéric Chopin ! “

        Cent yeux s'écarquillent et examinent le prodige. Le géant hongrois s'efface maladroitement pour faire place à un petit être chétif, vêtu d'un habit à la mode, un joli jabot de dentelle blanche sur la poitrine, et de charmantes bouclettes d'un noir slave autour des oreilles. Le visage de l'aimable chérubin arbore un adorable sourire. Balzac ne peut s'empêcher une comparaison simpliste entre les deux musiciens qui viennent de faire leur entrée dans le salon .Heureusement, seul Musset entend la remarque :

        ” Si Liszt est un démon, ce Chopin a l'air d'un ange ! “

        Chopin sourit timidement et sert les mains tendues vers lui. Il baise le bout des doigts des dames, mais évite de claquer de la langue, car il a du savoir vivre. Tout en lui indique la distinction, la noblesse et la culture. Les gens s'étonnent : comment un Polonais peut-il avoir tant de délicatesse, et un réfugié politique, en plus ? On veut tout savoir. Comment le virtuose a-t-il fui son pays ? Comment a-t-il échappé à la police du Tsar ? Où s'est-il caché ? comment a-t-il passé la frontière ? Le héros du moment évite d'expliquer qu'il a fait sa valise comme tout le monde et a pris la diligence de Prague, et de là, celle de Vienne. Il ne fait pas mention de son passeport officiel qui lui permet de résider à Paris sans être trop inquiété. En bref, il se sent assez bien dans la peau du martyr politique  tyrannisé par une puissance dix mille fois plus forte que lui. La plus émue de tous, on l'aura déjà deviné, c'est cette bonne George au cœur d'or. Elle presse le jeune homme sur son vaste sein maternel et larmoie :” Oh ! pauvre petit poussin ! pauvre oisillon ! “

        Il fait bon chaud entre ces bras grassouillets et Chopin ne se dégage pas de la cordiale emprise. Monsieur Tytus, diplomate consommé et observateur accompli, finit par libérer son protégé des griffes veloutées de l'écrivain :

        ” Cher Frédéric, venez au piano, un ou deux Préludes pour ces messieurs et ces dames ! “

        Il l'entraîne de force et le fait asseoir devant le grand instrument. Les derniers bavards sont appelés au silence, lequel s'installe en roi dans la place. Le pianiste incline la tête et prend un air inspiré. Ses yeux jettent des flammes d'un noir de jais et ses lèvres s'empourprent. Les narines frémissent. On sent qu'il sent la terre natale toute proche. Il frotte l'une dans l'autre ses mains bleuies par le froid. Celles-ci ressemblent à deux petites souris blanches qui se grimpent dessus amoureusement. Puis elles se séparent et les longs doigts effilés effleurent le clavier d'ivoire. Le miracle va s'opérer. L'artiste attend encore trois secondes. On entendrait une plume planer, une bouche voler, un ange passer. Le virtuose exilé attaque son prélude tel un courageux fantassin la forteresse de l'ennemi. Comment des sons si prodigieux peuvent-ils avoir été produits par un corps si chétif ? Quel perfection ! Quelle merveille !  Pas une respiration ne bronche, pas une bronche ne respire. George Sand remplace son mouchoir trempé par un petit napperon sec et s'éponge doucement les paupières. Rossini observe le pianiste, tout en mastiquant en silence, la bouche mi-ouverte. Balzac observe la salle à la ronde, grave tous les détails dans son esprit fécond et songe déjà à son prochain roman.

        Le Prélude s'achève. Nul n'ose rompre le charme et le silence. Vingt secondes s'écoulent. Les dernières vibrations des cordes basses ont disparu dans la solitude et le lointain. Franz Liszt lève lentement ses grosses pinces et ouvre les applaudissements. Ce n'est pas un triomphe, c'est du délire. Un géant vient de naître , encore bien menu et bien faible, mais le monde entier ne va bientôt jurer que par lui. Rossini demeure perplexe. Le gros maître queux sait bien qu'il n'est pas de taille à rivaliser avec l'homme assis au piano, la tête baissée. Il comprend bien qu'à quarante-deux ans et vingt-cinq opéras derrière lui, il n'a plus rien à espérer de la vie ni du public. Il dépose son assiette sur un coin de table et se dirige lentement vers le virtuose. Tous reculent devant cette masse imposante qui inspire le respect dans tout le monde musical. Chopin l'aperçoit et saute d'un bond sur ses pieds. Le gras Italien avance une main molle que le talentueux Polonais serre vigoureusement, tout en faisant une courbette des plus romantiques. Rossini se racle la gorge :

        ” HHHm, Hmmm … C'est … bien, c'est très bien, je veux dire, vraiment très bien …

                Oh maître vénéré, je suis heureux que ma musique vous agrée …

                Elle ne m'agrée pas, mon garçon, elle m'enchante ! “

        Le public ne se sent plus de joie. C'est l'ovation. Ceux qui avaient craint un moment que Rossini ne provoque Chopin en duel pour crime de lèse-obésité se détendent d'un coup. Les sourires fusent de toutes parts.

        Soudain, des clameurs s'élèvent du dehors :

        ” Les Polonais dans la rue ! Aux armes, citoyens ! A bas la Russie ! Mort à la Prusse ! Qu'elle crève, l'autre chienne ! “

        Chopin tremble comme une feuille en automne : Il s'adresse à Liszt :

        ” Que se passe-t-il ?

                Oh, trois fois rien, ce sont les Parisiens frondeurs qui encouragent les exilés polonais à la révolte contre les occupants. Dans un quart d'heure, ils auront changé de quartier. “

         

        Chopin se tourne vers Rossini :

         

        ” Mon vénéré maître, me ferez-vous l'honneur d'écouter une humble composition que j'ai conçue en votre honneur ?

                Plaît-il ?

                Il plaît d'une petite série de variations pour flûte et piano sur un thème de votre plume, que j’aimerais jouer au piano.

                 

                Faites, faites donc. “

         

        Le virtuose s'assied à nouveau devant le piano. Il annonce :

         

        ” Quatre variations sur un thème de Monsieur Rossini. “

         

        La main droite attaque de joyeux triolets bien sentis, la main gauche plaquant des accords brefs et bien scandés. Le thème principal achevé pour la deuxième fois, Chopin attaque la seconde phrase, qu'il termine par un retour au thème d'ouverture. Tout cela n'a pas duré une minute. La main gauche continuant à marquer ses accords scandés, la main droite évolue légèrement sur le clavier dans des triolets vagabonds dont l'allégresse éclipse totalement l'original. Puis suit une variation en mi mineur, pleine de grâce et de nostalgie. On sent la Pologne qui pleure derrière l'Italie fanfaronne. Enfin, deux variations brillantes et véloces terminent la petite œuvrette. C'est l'extase.

         

        Rossini sort sa grosse montre de son gousset et déclare :

         

        ” Charmante soirée, bonsoir à tous ! “

         

        Comme il sort en maugréant, Balzac s'incline poliment à son passage et vient rejoindre Musset. Il s'assoit et éclate de rire. L'autre s'enquiert :

         

        ” Qu'est-ce qu'il a dit de si drôle ?

                Il disait en italien : je me demande si c'est de l'admiration ou s’il se fout de moi ! “

         

        Cependant, il se fait tard dans le salon de l'Hôtel Lambert. George Sand revêt son beau châle de laine blanche. Elle passe un bras impudique autour de la fine taille du virtuose et déclare :

         

        ” Ma voiture m'attend en bas. Vous n'allez pas rentrer à pied par ce froid. “

         

        Chopin proteste doucement :

         

        ” Mais Monsieur Liszt ?

                Oh, Liszt ? il est assez grand pour rentrer à pied tout seul ! ” 

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