RETBI, Shmuel – Un réveillon mystérieux

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        RETBI,Shmuel -Un réveillon mystérieux

        Cinq ans après la mort de sa femme, le professeur Bonenfant s'était retiré dans le petit village de Fontenay-les-Lilas. L'Institut Catholique de Grenoble avait essayé en vain de le retenir. Le jour de son 60e anniversaire,  il avait quitté la chaire des religions comparées qu'il tenait de main de maître depuis 1940. Il vivait donc seul dans la petite maison à la sortie du village. Il ne parlait guère qu'à l'épicier et au boulanger. Une fois par mois, cependant, il allait causer littérature, philosophie et religion dans le salon de M. le maire. Il passait régulièrement le réveillon de Noël avec un autre solitaire de Fontenay, M. l'abbé Gaubert. Cet ecclésiastique rondelet se caractérisait surtout par une désinvolture affable et malicieuse. Il était loin d'avoir l'érudition du professeur Bonenfant mais il était tout à fait capable de soutenir une conversation de longue haleine sur n'importe quel sujet touchant  à la religion et aux traditions.

        La dinde  aux marrons avait déjà un sacré coup dans l'aile. Face à face, les deux interlocuteurs s'observaient comme deux escrimeurs qui cherchent le point faible de l'adversaire. Comme la dinde, la deuxième bouteille de Gewurztraminer avait elle aussi du plomb dans l'aile. Elle allait sans doute succomber à son tour dans les cinq prochaines minutes.

        L'abbé Gaubert s'emportait :

        ” Mais puisque je vous dis que ce mystère, c'est un mystère, voyons !

        – Le vrai mystère n'est pas là, M. l'abbé, je vous le répète.

        – Madame Bourdin ! Madame Bourdin ! Sans vous commander, s'il vous plaît, une autre bouteille de Traminer, merci ! “

        La gouvernante de la maison, laissant ses casseroles en plan, accourut, la bouteille à la main.

        ” Monsieur l'abbé, vous n'y pensez pas ?! C'est la troisième, le docteur va pas être content, vous savez !

                Ma bonne Madame Bourdin, le docteur n'est pas censé être au courant de ce qui se passe ici ce soir, et à part ça, c'est Noël une fois par an. “

        La brave femme déboucha la bouteille en maugréant et s'esquiva vers sa cuisine. L'abbé remplit les verres vides. Le professeur Bonenfant continuait son attaque :

        ” Vous comprenez, mon cher ami, c'est comme si vous essayiez de me faire prendre du Traminer pour un Beaujolais, ça ne marche pas.

        – Mais cela n'a rien à voir ! s'esclaffa l'abbé.

        – Mais si, mais si, c'est bien comparable. Les disciples de Jésus ne savaient pas qu'ils étaient chrétiens, ils étaient persuadés qu'ils étaient Juifs.

        – Comment cela, Juifs ?

        – Bien évidemment, Jésus a vécu en Juif et est mort en Juif. Il ne pouvait pas être chrétien, car cela sous-entendrait qu'il s'adorait lui-même. Et à part ça, Jésus n'a jamais prétendu qu'il était le fils de Dieu. C'est Pierre qui a inventé l'histoire.

        – Je vous l'accorde, Pierre est à coup sûr le premier à avoir vraiment compris la nature divine de son maître et à prêcher la bonne parole.

        – Exactement”,  conclut le professeur, en reposant son verre. ” C'est saint Pierre qui a enseigné au monde que le Fils de l'Homme était le Fils de Dieu.

        – Alors, nous sommes d'accord ! “, répliqua le prélat en remplissant à nouveau les verres.

        – Mais en aucune façon ! “, s'écria le professeur, en brandissant une cuisse de dinde au bout de sa fourchette.

        – Pour le coup, vous m'étonnez !

        Le professeur contempla l'abbé avec compassion :

        ” Je vais vous expliquer ce mystère, et comme ça vous aurez de la matière première pour accommoder votre malheureux sermon de dimanche prochain.

        Le professeur Bonenfant réclama toute l'attention de l'homme d'Eglise. Puis, il se lança dans une démonstration pleine de brio et de sources disparates et insolites :

        ” Nous n'avons pratiquement aucun moyen de corroborer les sources des Evangiles en les recoupant avec des textes hébreux, araméens ou latins de la même époque. On peut déterminer la source de certains propos en les comparant à la Bible hébraïque mais ce n'est pas toujours simple. De toute façon, il y a là un mystère et ce mystère je voudrais le pénétrer devant vous.

                Madame Bourdin ! Madame Bourdin ! Sans vous commander, un Traminer s'il vous plaît ! “

        La bonne dame entra à nouveau. Maintenant, elle était furieuse contre son maître:

                Vous exagérez, monsieur l'abbé, c'est très mal ce que vous faites là! Si c'est pas malheureux de voir des choses pareilles … “

        Elle sortit, laissant les protagonistes aux prises avec la quatrième bouteille. Le professeur poursuivit :

                Je suis tombé sur un texte hébreu de la plus grande importance. Cela date de la fin de la période du Second Temple, c'est le “Rouleau des Jeûnes” version dernière. Suivant le prophète Zacharie, on y parle des quatre jeûnes par lesquels les Juifs commémorent les diverses phases de la destruction de Jérusalem. Le prophète parle  du jeûne quatrième, cinquième, septième et dixième, ce qui signifie les jeûnes des divers mois de l'année juive. Le dixième mois lunaire, le mois de Tébet, tombe en décembre ou en janvier selon les années.  Le rouleau parle du jeûne du 10 du mois de Tébet et en donne comme raison le début du siège de Nabuchodonosor devant Jérusalem. Mais il mentionne aussi le jeûne du 9 Tébet. Et c'est là le grand mystère. “

        Il acheva sa dinde et s'attaqua au bouchon de la nouvelle bouteille.

                Vous allez nous emmener bien loin, je sens ça, cher professeur!

        L'érudit enchaîna :

                A propos du jeûne du 9 Tébet, le rouleau stipule : “les Sages l'ont fixé pour l'éternité mais ils n'en ont pas donné la raison”. Cette remarque est en soi curieuse, d'autant que d'autres sources hébraïques la donnent très nettement, cette raison. Dans une des litanies récitées par les Juifs le jour du jeûne du 10 Tébet, il est écrit:

                ” Cela s'ajoute aux malheurs du 9 du mois, jour de la disparition d'Ezra le noble scribe”.  “

        Le professeur leva son verre et en examina le contenu à la lueur du lustre :

                Ezra, ou Esdras, était comme vous le savez, celui qui a recomposé la Tora dont le texte original avait été en partie oublié pendant l'exil de Babylonie. Donc, Ezra était mort le 9 Tébet et c'était là une cause de jeûne.  Or il existe une source encore plus étrange.  Le Livre des Grandes Pratiques, codex rédigé vers le 7e  siècle, indique bizarrement: “On ignore la raison du jeûne du 9 Tébet, jour où mourut Ezra le scribe”. L'auteur cultivait le paradoxe, vous me l'accorderez. Cela semble indiquer que la commémoration de la mort d'Ezra ne constitue pas la vraie raison du jeûne. En d'autres termes, il y a donc là un mystère. Il faut de plus noter la métamorphose de la bizarrerie: à partir du 15e siècle, les régulateurs juifs emploient l'expression “on ignore la raison…” alors que leurs prédécesseurs utilisaient la formule “les Sages n'ont pas révélé la raison”. Il y a donc là non seulement un mystère mais surtout un secret. “

        A ce mot, l'abbé leva le nez et scruta son hôte avec plus d'attention. Il semblait que le vin ne faisait qu'aiguiser sa curiosité et la verve de son invité. Ce dernier insistait sur les mots :

        ” Un secret, je le répète. Une autre source, “Les Voies de Vie”, précisent: “le 9 Tébet, c'est un secret que les Sages n'ont pas voulu dévoiler”. Le mystère est en partie éclairci par un Rabbin du 17e siècle de notre ère,  Rabbi Baruch Frankel, qui écrit: “J'ai vu un manuscrit très ancien qui stipule  que le jour du 9 Tébet mourut Rabbi Simon le Kalfus, l'homme de pierre, qui avait sauvé le peuple d'Israël d'une grande calamité aux temps anciens des persécuteurs. Le jour de sa disparition fut consacré comme un jour de jeûne éternel à Jérusalem”.

        – Quel pouvait bien être ce manuscrit ancien ? “, demanda l'abbé en aspirant les dernières gouttes de vin blanc au fond de son verre.

        – Tout porte à croire qu'il s'agit du livre de “L'Histoire de Jésus”, un livre juif mi-occulte mi-mystique. On y raconte la mort de Simon le Kalfus et le jeûne qui fut décrété à cette occasion. Qui est donc ce Simon le Kalfus ? Il s'agit incontestablement de Simon Kifa, Simon la Pierre, le premier disciple de Jésus. Son nom de baptême, pour ainsi dire, Pierre, se disait Kifa, en hébreu de l'époque du Second Temple. Il reçut ce nom de Pierre lorsque, pour la première fois, il reconnut le Messie dans son maître. Ce dernier prononça alors : ” Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai. “

        L'abbé s'insurgea :

        – Vous vous moquez de moi, cher professeur, vous abusez du Traminer, mais, pour ma part,  je ne vais pas me laisser entortiller ni ensorceler si facilement.

        – En quoi vous entortillerais-je ou est-ce que je vous ensorcelle, cher abbé ?

        – Vous essayez de me faire avaler une fable selon laquelle les Juifs jeûnent le jour de la mort de l'un de leurs ennemis les plus acharnés, allons donc !

        Madame Bourdin apportait la bûche. L'abbé la regarda d'un œil glauque plein de supplications. Elle sembla comprendre, car elle détala à grands pas et revint quelques secondes plus tard avec deux verres à liqueur et une bouteille de Chartreuse. L'atmosphère était délicieuse, la bûche aussi.

        ” Patientez encore un moment, cher ami. J'ai encore un lapin ou deux pour vous dans mon chapeau. Figurez-vous que les Juifs ont dans leurs prières deux ou trois passages qu'ils attribuent eux-mêmes à Rabbi Simon le Kalfus. Le rituel de Troyes, manuscrite datant de 1407,  assure que le passage “L'âme de toute vie bénira ton nom”,  qui se lit dans les synagogues tous les samedis, est attribué à ce Rabbi Simon. Son nom est d'ailleurs inscrit en acrostiche au milieu du passage. Mais l'accord n'est pas général. Un des commentaires  s'inscrit virulemment en faux contre l'idée selon laquelle l'Apôtre serait ce Rabbi Simon. Paraphrasant le verset “le premier né de l'âne, Peter 'Hamor”, il se récrie: “Simon Peter 'Hamor, ce misérable, n'est pas l'auteur de cette prière!”.   Et de conclure : “Les criminels qui prétendent à cette identité devront apporter un gras sacrifice quand le Temple sera reconstruit. Très curieusement, le rituel de prières connu sous le nom du “Rituel de Vitry” attribue lui-même à Simon Kifa certaines prières tout en le considérant dans d'autres passages comme un renégat.

        – Quelle salade ! “, s'esclaffa l'abbé Gaubert en vidant son verre.

        – Patience, monsieur l'abbé. Au 18e siècle, Rabbi Juda le Pieux tente de réhabiliter Simon le Kifa : ” Et ils disent que ce juste a renié le Judaïsme et ils disent de lui, comme des idolâtres : ” Tel celui de leurs idoles, tel sera leur sort. ”  Et Simon Kifa le Juste, ils l'appellent Peter l'âne. ” Cher monsieur l'abbé, on peut s'étonner  qu’un  rabbin de l'envergure de ce Rabbi Juda le Pieux encense notre apôtre, n'est-ce pas ? Le Traité du Talmud sur l'Idolâtrie indique à propos du verset : ” Je te ferai petit entre les nations ” : “Il s'agit de Rome, qui n'a ni écriture ni tradition. ” Et  sur cette formule, le commentateur Rachi écrit : Ce sont les Romains, pour lesquels d'autres ont écrit des livres à leur place. ”  Comprenez bien le sens de cette phrase : les Romains, ce sont les théologiens du début du Christianisme, et non les auteurs latins, vous me suivez ? Alors, quels sont donc ces mystérieux “autres”, qui écrivaient pour le compte des fameux Romains , mon cher abbé ?   La réponse se trouve dans le même commentaire de Rachi, mais dans sa version non expurgée par l'autocensure des Juifs : ” par d'autres … nommés Jean, Paul et Pierre, qui étaient tous Juifs. ” Et ces derniers écrivirent dans le but d'éloigner leurs disciples de par-dessus leur peuple Israël. ” Obscur et ténébreux, n'est-ce pas ?  Mais Rachi continue beaucoup plus nettement : ” Leur seul but était de secourir leur peuple Israël qu'ils voyaient dans une grande détresse à cause des injures que lui faisaient les disciples de Jésus”. Et tout cela est raconté dans l'histoire de la crucifixion. ” De cette source, mon cher ami, vous remarquerez que le but des premiers apôtres était de canaliser les élans religieux vers l'extérieur, et donc de créer une nouvelle religion, et ce, selon l'expression de Rachi, pour secourir les Juifs. Le Midrash des Sages d'Israël est encore plus éloquent. Il explique que les Romains considéraient les Chrétiens comme une secte juive et ils massacraient tout le monde sans distinction, Juifs et Chrétiens. Les apôtres auraient donc eu pour but de canaliser également le courroux de Rome sur les Chrétiens et non plus sur les Juifs.  Alors les Sages demandèrent à Simon Kifa de noyauter la cellule chrétienne. Simon accepta, mais à condition que les fautes qu'il commettrait contre le Judaïsme seraient imputées sur le compte des Sages et non sur son compte à lui, de sorte que son monde futur n'en souffrît pas trop. Et l'affaire fut effectivement conclue. Il alla donc se présenter aux Chrétiens comme l'oncle de Jésus…

        – Du côté de sa mère, je suppose ? “,  lâcha l'abbé dans un hoquet.

        Et il leur conta que Jésus lui était apparu pour dispenser la bonne parole. Et ça a marché. Le résultat immédiat a été que les premiers Chrétiens adoptèrent le dimanche au lieu du Shabat, ne procédèrent plus à la circoncision, et en fait abolirent tous les commandements du Judaïsme.

        – Va comme je te pousse et ni vu ni connu ! “,  s'écria l'abbé en vidant la bouteille de chartreuse dans les deux verres vides et sur la nappe.

        – Aussi, poursuivit le professeur Bonenfant, Simon Pierre s'isola de la communauté. Il vécut seul dans la nature, tentant de pratiquer son Judaïsme en crypto. Il mourut le jour du 9 Tébet et son souvenir devait être commémoré par un jeûne éternel. Mais trop de raisons empêchaient l'application du décret. On se borna à écrire : ” Un jeûne fut fixé pour des raisons que les Sages n'indiquèrent pas”. ”  Le Juste Simon envoya ses litanies un peu partout et elles furent acceptées dans toute la Babylonie et, aujourd'hui encore, les Juifs chantent dans leurs prières des passages écrits par Saint-Pierre.

        – Elle est bien bonne, celle-là”, fit l'abbé, aux anges.

        – Je vais vous en faire une encore meilleure, mais uniquement parce que j'ai apprécié votre Gewurztraminer et votre chartreuse … “

        Le professeur baissa la voix :

                Je ne m'appelle pas Bonenfant mais Guttmann. Je me suis converti au catholicisme en 1933, mais j'avoue que je le regrette un peu.

        L'abbé demeura songeur :

                Confidence pour confidence, moi, je ne m'appelle pas Gaubert, mais Goldenberg.

        Madame Bourdin  poussa la porte brusquement. Elle suffoquait :

        – Comment, la bouteille de chartreuse, monsieur l'abbé, vous l'avez achevée ?

        – Madame Bourdin, ce que l'abbé Gaubert entreprend, il le termine toujours.

        Quand elle sortit, l'abbé prononça gravement, les yeux mi-clos :

                Et figurez-vous qu'elle, elle s'appelle en vrai Vaxenbaum … “

         



         

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