SÉGUR, Comtesse (de) – Le Mauvais Génie

Accueil Forums Textes SÉGUR, Comtesse (de) – Le Mauvais Génie

15 sujets de 1 à 15 (sur un total de 30)
  • Auteur
    Messages
  • #143506
    #154477

    SÉGUR, Comtesse (de) – Le Mauvais Génie

    CHAPITRE 01 : UNE DINDE PERDUE :

    Bonard

    Comment, polisson ! tu me perds mes dindons au lieu de les garder !

    Julien

    Je vous assure, m’sieur Bonard, que je les ai pourtant bien soignés, bien ramassés ; ils y étaient tous quand je les ai ramenés des champs.

    Bonard

    S’ils y étaient tous en revenant des champs, ils y seraient encore. Je vois bien que tu me fais des contes ; et prends-y garde, je n’aime pas les négligents ni les menteurs.

    Julien baissa la tête et ne répondit pas. Il rentra les dindons pour la nuit, puis il alla puiser de l’eau pour la ferme ; il balaya la cour, étendit les fumiers, et ne rentra que lorsque tout l’ouvrage fut fini. On allait se mettre à table pour souper. Julien prit sa place près de Frédéric, fils de Bonard.

    Ce dernier entra après Julien.

    Bonard (à Frédéric)

    Où étais-tu donc, toi ?

    Frédéric

    J’ai été chez le bourrelier, mon père, pour faire faire un point au collier de labour.

    Bonard

    Tu es resté deux heures absent ! Il y avait donc bien à faire ?

    Frédéric

    C’est que le bourrelier m’a fait attendre ; il ne trouvait pas le cuir qu’il lui fallait.

    Bonard

    Fais attention à ne pas flâner quand tu vas en commission. Ce n’est pas la première fois que je te fais le reproche de rester trop longtemps absent. Julien a fait tout ton ouvrage ajouté au sien. Il a bien travaillé, et c’est pourquoi il va avoir son souper complet comme nous ; autrement, il n’aurait eu que la soupe et du pain sec.

    Madame Bonard

    Pourquoi cela ? Il n’avait rien fait de mal, que je sache.

    Bonard

    Pas de mal ? Tu ne sais donc pas qu’il a perdu une dinde, et la plus belle encore ?

    Madame Bonard

    Perdu une dinde ! Comment as-tu fait, petit malheureux ?

    Julien

    Je ne sais pas, maîtresse. Je les ai toutes ramenées, le compte y était. Frédéric peut le dire, je les ai comptées devant lui. N’est-il pas vrai, Frédéric ?

    Frédéric

    Ma foi, je ne m’en souviens pas.

    Julien

    Comment ? Tu ne te souviens pas que je les ai comptées tout haut devant toi, et que les quarante-huit y étaient ?

    Frédéric

    Écoute donc, je ne suis pas chargé des dindes, moi ; ce n’est pas mon affaire, et je n’y ai pas fait attention.

    Madame Bonard

    Par où aurait-elle passé puisque tu n’as pas quitté la cour ?

    Julien

    Pardon, maîtresse, je me suis absenté l’espace d’un quart d’heure pour aller chercher la blouse de Frédéric, qu’il avait laissée dans le champ.

    Madame Bonard

    As-tu vu entrer quelqu’un dans la cour, Frédéric ?

    Frédéric

    Je n en sais rien ; je suis parti tout de suite avec le collier pour le faire arranger.

    Madame Bonard

    C’est singulier ! Mais tout de même, je ne veux pas que mes dindes se perdent sans que je sache où elles ont passé. C’est toi que cela regarde, Julien. Il faut que tu me retrouves ma dinde ou que tu me la payes. Va la chercher dans les environs, elle ne doit pas être loin.

    Julien se leva et courut de tous côtés sans retrouver la bête disparue. Il faisait tout à fait nuit quand il rentra ; tout le monde était couché. Julien avait le cœur gros ; il monta dans le petit grenier où il couchait. Une paillasse et une couverture formaient son mobilier ; deux vieilles chemises et une paire de sabots étaient tout son avoir. Il se mit à genoux, tirant de son sein une petite croix en cuivre qui lui venait de sa mère.

    Julien (baisant la croix)

    Mon bon Jésus, vous savez qu’il n’y a pas de ma faute si cette dinde n’est plus dans mon troupeau ; faites qu’elle se retrouve, mon bon Jésus. Que la maîtresse et Monsieur Bonard ne soient plus fâchés contre moi, et que Frédéric se souvienne que mes dindes y étaient toutes quand je les ai ramenées ! Je suis seul, mon bon Jésus ; je suis pauvre et orphelin, ne m’abandonnez pas ; vous êtes mon père et mon ami, j’ai confiance en vous. Bonne sainte Vierge, soyez-moi une bonne mère, protégez-moi.

    Julien baisa encore son crucifix et se coucha ; mais il ne s’endormit pas tout de suite ; il s’affligeait de paraître négligent et ingrat envers les Bonard, qui avaient été bons pour lui, et qui l’avaient recueilli quand la mort de ses parents l’avait laissé seul au monde.

    De plus, il était inquiet de la disparition de cette dinde ; il ne pouvait s’expliquer ce qu’elle était devenue, et il avait peur qu’il n’en disparût d’autres de la même façon.

    Le lendemain il fut levé des premiers ; il ouvrit les poulaillers, il éveilla Frédéric, qui couchait dans un cabinet de la maison, et remplit d’eau les seaux qui servaient à Madame Bonard pour les besoins du ménage.

    Elle ne tarda pas à paraître.

    Madame Bonard

    Eh bien, Julien, as-tu retrouvé la dinde ? Pourquoi n’es-tu pas venu donner réponse hier soir ?

    Julien

    Je n’ai rien trouvé, maîtresse, malgré que j’aie bien couru. Et je n’ai pas donné réponse parce que tout le monde était couché, et la maison était fermée quand je suis revenu.

    Madame Bonard

    Tu es donc rentré bien tard ? C’est de ta faute aussi : si tu n’avais pas perdu une dinde, tu n’aurais pas eu à la chercher. Tâche que cela ne recommence pas ; je veux bien te le pardonner une première fois, mais, si tu en perds encore, tu la payeras.

    Julien ne répondit pas. Que pouvait-il dire ? Lui-même n’y comprenait rien. Il résolut de ne plus faire les commissions de Frédéric, et de ne plus quitter ses dindes jusqu’à ce qu’elles fussent rentrées pour la nuit ; en attendant l’heure de les mener dans les champs, il fit son ouvrage comme d’habitude et une partie de celui de Frédéric, qui était toujours le dernier au travail.


    #154478

    CHAPITRE 02 : DEUX DINDES PERDUES :

    La semaine se passa heureusement pour Julien, les dindes étaient au grand complet. Un soir, pendant que Julien curait l’étable des vaches, après avoir compté ses dindons en présence de Frédéric, ce dernier l’appela, et lui demanda d'aller vite au moulin pour rapporter du son, car il en fallait pour les chevaux qui allaient rentrer.

    Julien

    Pourquoi n’y as-tu pas été après dîner ? Monsieur Bonard te l’avait dit.

    Frédéric

    Je n’y ai pas pensé ; j’avais les bergeries à nettoyer.

    Julien

    Et pourquoi n’y vas-tu pas toi-même ? Moi aussi, j’ai mes étables à curer.

    Frédéric

    Ah bien ! tu les finiras plus tard. Je suis pressé d’ouvrage ; mon père m’attend.

    Julien

    Je vais rentrer mes dindes et j’y vais.

    Frédéric

    Tu vas encore perdre du temps après tes dindes, je vais te les rentrer.

    Julien

    Tu sais que mon compte y est ; quarante-sept.

    Frédéric

    Oui, oui ; prends vite une brouette pour ramener le sac de son.

    Julien hésita un instant mais, prenant son parti, il saisit une brouette et partit en courant. Le moulin n’était pas loin. Une demi-heure après, Julien ramenait à Frédéric la brouette avec le son. Ses dindes étaient rentrées, il se remit à l’ouvrage ; tout était fini quand Bonard ramena les chevaux.

    Bonard

    As-tu rapporté du son, Frédéric ?

    Frédéric

    Oui, mon père ; le sac est à l’écurie.

    Bonard

    A-t-on fait bonne mesure ?

    Frédéric

    Oui, mon père, les deux hectolitres y sont grandement.

    Bonard entra à l’écurie avec Frédéric ; il délia le sac, et avant qu’il ait pu y mettre la main, un gros rat en sortit et se mit à courir dans l’écurie.

    Bonard

    Qu’est-ce que c’est ? Un rat ! Comment un rat s’est-il niché dans le sac ? Attrape-le ; tue-le.

    Frédéric commença la chasse au rat, mais il le manquait toujours. Bonard appela Julien.

    Bonard

    Viens vite nous donner un coup de main, Julien, pour tuer un rat.

    Julien accourut avec son balai ; il en donna un coup au rat, qui n’en courut que plus vite ; un second coup l’étourdit. Bonard l’acheva d’un coup de talon.

    Julien

    D’où vient-il donc, ce rat ?

    Bonard

    Il a sauté hors du sac. Comment y est-il entré ? c’est ce que je demande à Frédéric.

    Frédéric

    Il y était sans doute avant qu’on ait mesuré le son.

    Bonard

    C’est drôle tout de même ! Comment s’y serait-il laissé enterrer sans essayer d’en sortir ?

    Tout en parlant, Bonard mit les mains dans le sac pour en tirer du son. Il poussa une exclamation de surprise. Ce n’était pas du son, mais de l’orge qu’il retirait.

    Bonard

    Ah çà ! Frédéric, dis donc, tu me rapportes de l’orge quand je demande du son.

    Frédéric, aussi étonné que son père, ne répondait pas ; il regardait bouche béante.

    Bonard

    Me répondras-tu, oui ou non ? Tu me dis qu’il y a bonne mesure et tu fais mesurer de l’orge pour du son ?

    Bonard était en colère ; Julien, voulant éviter une semonce à Frédéric, répondit pour lui.

    Julien

    Ce n’est pas la faute de Frédéric, m’sieur Bonard, c’est la mienne. Quand j’ai été au moulin, j’étais pressé ; Frédéric m’avait dit de me bien dépêcher pour que vous trouviez le son en rentrant. Ils m’ont donné un sac préparé d’avance ; il y en avait plusieurs ; ils se seront trompés, ils m’ont donné de l’orge pour du son.

    Bonard (à Frédéric)

    Pourquoi as-tu envoyé Julien ? Pourquoi n’y as-tu pas été toi-même ? Pourquoi as-tu attendu jusqu’au soir ?

    Frédéric (embarrassé)

    J’avais de l’ouvrage, je n’ai pas trouvé le moment.

    Bonard

    Et pourquoi est-ce Julien qui y a été ? Tu as eu peur de te fatiguer, paresseux ! Va vite reporter ce sac et demande du son.

    Frédéric

    Mais, mon père, on va souper. Je puis bien y aller après.

    Bonard

    Tu iras tout de suite… Entends-tu ?

    Frédéric, obligé d’obéir à son père, y mit toute la mauvaise grâce possible ; il marcha lentement, après avoir perdu du temps à chercher la brouette, à trouver un sac vide, à le secouer, à reprendre le sac d’orge, à le charger sur la brouette. Julien voulut l’aider, mais Bonard l’en empêcha. Quand Frédéric fut parti, Bonard dit :

    Bonard

    Le voilà enfin en route. Et toi, Julien, je te défends à l’avenir de faire son ouvrage. Il devient paresseux, coureur ; il s’est lié avec ce mauvais garnement Alcide, le fils du cafetier ; je le lui ai défendu, mais il le voit tout de même, je le sais. Vient-il ici quand je n’y suis pas ?

    Julien

    Jamais, M’sieur. Depuis que M’sieur l’a chassé, il y a bientôt trois mois, il n’est pas venu une seule fois.

    Bonard

    As-tu compté tes dindes ce soir ? Y sont-elles toutes ?

    Julien

    Oui, M’sieur, elles y sont ; j’en ai compté quarante-sept. C’est Frédéric qui les a rentrées pendant que j’étais au moulin pour avoir du son.

    Bonard

    Je n’aime pas cet échange de travail ; c’était à toi de rentrer tes dindes, et Frédéric devait aller lui-même au moulin. Je te répète qu’à l’avenir je veux que chacun fasse son ouvrage ; tous ces mélanges et complaisances n’amènent rien de bon ; il en résulte que les uns n’en font pas assez et que les autres en font trop.

    Julien

    Je suis bien fâché de vous avoir mécontenté, M’sieur ; je croyais bien faire en obéissant au fils de M’sieur, car je sais bien que je suis le dernier dans la maison de M’sieur qui a été si bon pour moi et qui m’a recueilli quand tout le monde me repoussait.

    Bonard

    Écoute, Julien ; si tu es reconnaissant du bien que je te fais, tu me le témoigneras en ne favorisant pas la paresse de Frédéric. C’est un défaut dangereux qui mène à beaucoup de sottises, et je veux que Frédéric reste bon sujet.

    Julien

    Je vous obéirai. M’sieur ; je sais que c’est mon devoir.

    Tout en causant, Bonard avait donné de l’avoine aux chevaux, pendant que Julien faisait la litière. Quand les chevaux furent servis et arrangés, Bonard rentra pour souper ; Julien le suivit de près.

    Madame Bonard

    Ah ! te voilà, mauvais garnement ! Tu as encore perdu une dinde, et cette fois je ne te le passerai pas. Tu n’auras que de la soupe et du pain sec pour ton souper, et je te retiendrai le prix de la dinde sur les soixante francs que te donne Bonard pour ton entretien ; ainsi, mon garçon, compte sur cinquante-six francs au lieu de soixante pour cette année.

    Julien était consterné. Toutes ses dindes y étaient (il en était bien certain) quand Frédéric l’avait envoyé au moulin, et personne n’avait pu ni les prendre ni les laisser courir,… excepté… Frédéric lui-même.

    Julien raconta à Madame Bonard comment les choses s’étaient passées, comment c’était Frédéric qui s’était chargé de faire rentrer les dindes, de les enfermer, et que, bien certainement, les quarante-sept s’y trouvaient, puisqu’il les avait comptées devant Frédéric.

    Madame Bonard

    C’est impossible, puisque c’est moi, moi-même, qui ai trouvé les dindes abandonnées dans la cour, personne pour les garder et les rentrer ; c’est moi qui les ai comptées, et je n’en ai trouvé que quarante-six.

    Julien (tristement)

    Frédéric m’avait pourtant bien promis de les rentrer tout de suite, et je suis sûr que c’est bien quarante-sept dindons que je lui ai remis avant d’aller au moulin.

    Bonard écoutait et paraissait contrarié.

    Bonard

    Écoute, ma femme, attendons Frédéric pour éclaircir l’affaire, et, en attendant, donne à Julien son souper complet ; il a expliqué la chose comme un honnête garçon, et il dit vrai, je te le garantis. C’est drôle tout de même que deux jeudis de suite il nous disparaisse une dinde et que Frédéric ne le voie pas.

    Madame Bonard

    Quoi donc ? Que veux-tu dire ? Quelle est ton idée ? car tu en as une, je le vois bien.

    Bonard

    Certainement, j’en ai une ; peut-être est-elle bonne, peut-être mauvaise.

    Madame Bonard

    Mais quelle est-elle ? Dis toujours.

    Bonard

    Eh bien, je dis que le jeudi est la veille du vendredi.

    Madame Bonard (riant)

    Voilà une idée neuve ! nous n’avions pas besoin de toi pour faire cette découverte.

    Bonard

    Oui, mais tu oublies que le vendredi est jour de marché à la ville ; qu’on y vend des volailles, et qu’un mauvais sujet a bientôt fait de saisir une dinde, de l’étouffer et de l’emporter.

    Madame Bonard

    Ça, c’est vrai. Mais comment veux-tu qu’un étranger vienne jusque dans notre cour sans être vu, qu’il ait le temps de courir après les dindes et de faire son choix pour mettre la main sur la plus grasse, la plus belle ?

    Bonard

    C’est précisément là que j’ai mon idée je te la dirai plus tard. Donne-nous à souper en attendant.

    La femme Bonard regarda son mari avec inquiétude elle commençait à avoir une crainte vague de l’idée de son mari ; elle se sentait troublée. Pourtant elle ne dit rien et commença les préparatifs du souper. Elle posa sur la table une terrine de soupe bien chaude et un plat de petit salé aux choux dont le fumet réjouit le cœur de Julien et lui fit vivement apprécier la bonté de son maître. « Sans m’sieur Bonard, pensa-t-il, je n’aurais pas goûté de ces excellents choux et du petit salé, tout ce que j’aime ! »

    Frédéric rentra au moment où l’on se mettait à table. Il prit sa place accoutumée près de sa mère et mangea de bon appétit, mais sans parler, parce qu’il avait de l’humeur.

    Au bout de quelques instants, surpris du silence général, il leva les yeux sur son père qui l’examinait attentivement, puis sur sa mère, dont la physionomie grave lui causa quelque appréhension. Il aurait bien voulu questionner Julien, mais on l’aurait entendu, et il ne voulait pas laisser deviner son inquiétude.

    Quand le souper fut terminé, Frédéric se leva pour sortir ; Bonard le retint.

    Bonard

    Reste là, Frédéric ; j’ai à te parler.

    Frédéric se rassit.

    Bonard

    Tu sais qu’il manque une dinde dans le troupeau de Julien ?

    Frédéric (troublé)

    Non, mon père ; je ne le savais pas.

    Bonard

    Julien t’en a donné le compte quand tu l’as envoyé en commission.

    Frédéric

    Je ne pense pas, mon père je ne m’en souviens pas.

    Julien

    Comment, tu as oublié que nous les avons comptées ensemble au retour des champs, et qu’avant de partir pour le moulin je t’ai répété que le troupeau était au complet, qu’il y en avait quarante-sept ?

    Frédéric

    Je ne me le rappelle pas ; je n’y ai seulement pas fait attention.

    Julien

    C’est triste pour moi ; c’est la seconde fois que tu oublies, et cela me donne l’air d’un menteur, d’un négligent et d’un ingrat vis-à-vis de M’sieur et de Madame Bonard.

    Bonard

    Non, mon pauvre garçon, je ne te juge pas si sévèrement ; depuis un an que tu es chez moi, tu m’as toujours servi de ton mieux, et je te crois un bon et honnête garçon.

    Julien

    Merci bien, M’sieur ; si je manque à mon service, ce n’est pas par mauvais vouloir, certainement.

    Bonard

    Je reviens à Frédéric. Comment se fait-il que tu oublies deux fois de suite une chose aussi importante pourtant ?

    Frédéric

    Mais, papa, je ne suis pas chargé des dindes ; cela regarde Julien.

    Bonard

    Je le sais bien ; mais par intérêt pour lui, qui est si complaisant pour toi, tu aurais dû faire attention à ce qu’il te disait pour le compte de ses dindes. Et puis, comment se fait-il que les deux fois que Julien n’a plus son compte pendant que tu l’envoies en commission, je vois rôder autour de la ferme ce polisson d’Alcide que je t’avais défendu de fréquenter ?

    Frédéric (embarrassé)

    Je n’en sais rien ; je ne le vois plus, vous le savez bien.

    Bonard (sévèrement)

    Je sais, au contraire, que tu continues à le voir malgré ma défense, et qu’on vous a vus ensemble bien des fois. Mais, écoute-moi. Tu sais que je n’aime pas à frapper. Eh bien, je te dis très sérieusement que je te punirai d’importance la première fois qu’on t’aura vu avec ce mauvais sujet. Je ne veux pas que tu fasses de mauvaises connaissances. Entends-tu ?

    Frédéric baissa la tête sans répondre.


    Bonard sortit pour faire boire ses chevaux. Julien aida Madame Bonard à laver la vaisselle, à tout mettre en place ; Frédéric resta seul, pensif et troublé.


    #154481

    CHAPITRE 03 : L’ANGLAIS ET ALCIDE :

    Peu de jours après, Julien était aux champs, faisant paître ses dindes, lorsqu’un homme qu’il ne connaissait pas s’approcha du troupeau et le regarda attentivement. Il s’approcha de Julien.

    Monsieur Georgey

    Eh ! pétite ! C’était à toi ces grosses hanimals ?

    Julien, surpris de l’accent de l’étranger, répondit :

    Julien

    Non, M’sieur.

    Monsieur Georgey

    Petite, je voulais acheter ces grosses hanimals ; j’aimais beaucoup les turkeys.

    Julien ne répondit pas il ne comprenait pas ce que voulait cet homme qui parlait si mal le français.

    Monsieur Georgey

    Eh ! pétite ! tu n’entends pas moi ?

    Julien

    J’entends bien, M’sieur, mais je ne comprends pas.

    Monsieur Georgey

    Tu comprenais pas, pétite nigaude ? jé disais j’aimais bien les turkeys.

    Julien

    Oui, M’sieur.

    Monsieur Georgey

    Eh bien ?

    Julien

    Eh bien, M’sieur, je ne comprends pas.

    Monsieur Georgey (impatienté)

    Tu comprenais pas turkeys ? Tu savoir pas parler, alors.

    Julien

    Si fait. M’sieur ; je parle bien le français, mais pas le turc.

    Monsieur Georgey (de même)

    Petite himbécile ! jé parlais français comme toi, je parlais pas turk. Et je té disais : jé voulais acheter ces grosses hanimals, ces grosses turkeys.

    Julien (riant)

    Ah ! bien, je comprends, M’sieur appelles mes dindes des Turcs. Et M’sieur veut les avoir ?

    Monsieur Georgey

    Eh oui ! pétite ! Combien elles coûtaient ?

    Julien

    Elles ne sont pas à moi, M’sieur ; je ne peux pas les vendre.

    Monsieur Georgey

    Où c’est on peut les vendre ?

    Julien

    À la ferme, M’sieur ; Madame Bonard.

    Monsieur Georgey

    Où c’est Madme Bonarde ?

    Julien

    Là-bas, M’sieur. ce petit bois, à droite, puis à gauche.

    Monsieur Georgey

    Oh ! moi pas connaître et, moi pas trouver Madme Bonarde. Viens, pétite, tu vas montrer Madme Bonarde.

    Julien

    Je ne peux pas quitter mes dindes, M’sieur. Il faut que je les fasse paître.

    Monsieur Georgey

    Pêtre ? Quoi c’est, pêtre ?

    Julien

    Paître, manger. Je ne les rentre que le soir.

    Monsieur Georgey

    Moi, jé comprends pas très bien. Toi manger toutes les grosses turkeys ? Aujourd’hui ?

    Julien

    Non, M’sieur… Adieu, M’sieur.

    Et Julien, ennuyé de la conversation de l’Anglais, le salua et fit avancer les dindons ; l’Anglais le suivit. Julien eut beau s’arrêter, marcher, aller de droite et de gauche, l’Anglais ne le quittait pas. Julien, un peu troublé de cette obstination, et craignant que cet étranger ne lui enlevât une ou deux de ses dindes, les dirigea du côté de la ferme pour appeler quelqu’un à son aide.

    Au moment où il allait tourner au coin du petit bois, il aperçut un jeune garçon qui en sortait, se dirigeant aussi vers la ferme.

    Julien appela.

    Julien

    Eh ! par ici, s’il vous plaît ! un coup de main pour rentrer plus vite mes dindes.

    Le garçon se retourna ; Julien reconnut Alcide. Il regretta de l’avoir appelé. Alcide accourut près de Julien, et à son tour reconnut l’Anglais, qu’il salua.

    Alcide

    Que me veux-tu, Julien ? Tu ne m’appelles pas souvent, et pourtant je ne demande pas mieux que de t’obliger.

    Julien

    Tu sais bien, Alcide, que mon maître nous défend, à Frédéric et à moi, de causer avec toi. Si je t’ai appelé aujourd’hui, c’est pour m’aider à ramener à la ferme mes dindes qui s’écartent ; elles sentent que ce n’est pas encore leur heure.

    Alcide

    Et pourquoi es-tu si pressé de les rentrer ?

    Julien

    Parce que je me méfie de cet homme qui s’obstine à me suivre depuis deux heures ; je ne sais pas ce qu’il me veut… Je ne comprends pas son jargon.

    Alcide

    C’est un brave homme, va ; il ne te fera pas de mal, au contraire.

    Julien

    Comment le connais-tu ?

    Alcide

    Il demeure tout proche de chez nous, la porte à côté.

    L’Anglais s’approcha.

    Monsieur Georgey (s'adressant à Alcide)

    Bonjour, good morning, my dear ; jé voulais acheter ces grosses turkeys, et lé pétite, il voulait pas.

    Alcide

    Attendez, Monsieur, je vais vous arranger cela. Dis donc, Julien, Monsieur Georgey te demande une de tes dindes. Il t’en donnera un bon prix.

    Julien

    Est-ce que je peux vendre ces dindes ? Tu sais bien qu’elles ne sont pas à moi. Qu’il aille à la ferme parler à Madame Bonard, c’est elle qui vend les volailles. Je le lui ai déjà dit, et il s’obstine toujours à me suivre. Voilà pourquoi je t’ai appelé sans te reconnaître ; j’avais peur qu’il ne m’emportât une de mes bêtes pendant que je poursuivais celles qui s’écartent.

    Alcide

    Dis-moi donc, Julien, tu pourrais tout de même faire une fameuse affaire avec Monsieur Georgey ; il ne regarde pas à l’argent ; il est riche, tu pourrais lui vendre une de tes dindes pour huit francs.

    Julien

    D’abord, je t’ai dit que c’est Madame Bonard qui les vend elle-même ; ensuite, quand je la lui vendrais huit francs, je ne vois pas ce que j’y gagnerais.

    Alcide

    Comment, nigaud, tu ne comprends pas que, le prix d’une dinde étant de quatre francs, tu empocherais quatre francs et tu en donnerais autant à Madame Bonard ?

    Julien

    Mais ce serait voler, cela !

    Alcide

    Pas du tout, puisqu’elle n’y perdrait rien.

    Julien

    C’est vrai ; mais, tout de même cela ne me semble pas honnête.

    Alcide

    Tu as tort, mon Julien ; je t’assure que tu as tort. Laisse-moi faire ton marché, tu ne t’en seras pas mêlé ; c’est moi qui aurai tout fait, et nous partagerons le bénéfice.

    Julien réfléchit un instant ; Alcide l’examinait avec inquiétude ; un sourire rusé contractait ses lèvres.

    Alcide

    Eh bien, te décides-tu ?

    Julien (résolument)

    Oui, je suis décidé, je refuse ; je sens que ce serait malhonnête, puisque je n’oserais pas l’avouer à Madame Bonard.

    Alcide

    Mais, mon Julien, écoute-moi.

    Julien

    Laisse-moi ; je ne t’ai que trop écouté, puisque j’ai hésité un instant.

    Alcide

    Alors tu peux bien ramener ton troupeau sans moi ; ce ne sera pas moi qui te viendrai en aide.

    Julien

    Je ne te demande pas ton aide, je m’en tirerai bien tout seul. Allons, en route, mes dindes, et ne nous écartons pas.

    Julien fit siffler sa baguette, les dindes se mirent en route ; l’Anglais, qui attendait à quelque distance le résultat de la négociation d’Alcide, ouvrit une grande bouche, écarquilla les yeux, et allait se mettre à la poursuite de Julien et de son troupeau, quand Alcide lui fit signe de ne pas bouger ; lui-même entra dans le fourré et se trouva en même temps que Julien au tournant du bois et près de la barrière. Profitant du moment où Julien quittait son troupeau pour ouvrir la barrière, il saisit une dinde qui était tout près du buisson où il se tenait caché, et l’entraîna vivement dans le fourré.

    Puis, se glissant de buisson en buisson jusqu’à ce qu’il eût gagné l’endroit où l’avait quitté Julien, il sortit du bois et se retrouva en face de l’Anglais. Celui-ci n’avait pas bougé ; il se tenait droit, immobile. Quand il vit venir Alcide avec la grosse hanimal sous le bras, il fit un oh ! de satisfaction.

    Monsieur Georgey

    Combien que c’est, my dear ?

    Alcide

    Huit francs, Monsieur.

    Monsieur Georgey

    Oh ! les autres c’était six.

    Alcide

    Oui, Monsieur, mais Julien n’a pas voulu donner à moins de huit, parce que la bête a quinze jours de plus que les deux dernières que vous avez mangées, et qu’elle est plus grosse.

    L’Anglais tira huit francs de sa poche, les mit dans la main d’Alcide, et caressa la dinde en disant :

    Monsieur Georgey

    Jé croyais, moi, que lé pétite est un pétite scélérate qui vend ses hanimals trop cher… Porte-moi mon turkey ; il allait salir mon inexpressible.

    Alcide

    Monsieur veut que je lui porte son dindon ?

    Monsieur Georgey

    Yes, my dear.

    Alcide

    Mais, M’sieur, c’est impossible, parce que je pourrais rencontrer quelqu’un de chez les Bonard, et qu’on pourrait croire que je l’ai volé.

    Monsieur Georgey

    Jé né comprends pas très bien. Ça faisait rien, porte le turkey.

    Alcide (parlant plus fort)

    Je ne peux pas, M’sieur ; on me verrait.

    Monsieur Georgey

    Pas si haut, my dear. Jé ne souis pas sourde. Jé té disais : Porte le turkey. Tu n’entendais pas ?

    Alcide chercha à lui faire comprendre pourquoi il ne pouvait le porter, et il profita d’un moment d’indécision de l’Anglais pour lui passer le dindon sous le bras et se sauver en courant.

    L’Anglais, embarrassé de son dindon qui se débattait, le serra des deux mains pour l’empêcher de s’échapper. Le pauvre dindon, fortement comprimé, réalisa les craintes de son nouveau maître ; il salit copieusement l’inexpressible, c’est-à-dire le pantalon de Monsieur Georgey. Celui-ci fit un oh ! indigné, ouvrit les mains d’un geste involontaire, et lâcha le dindon, qui s’enfuit avec une telle vitesse, que l’Anglais désespéra de l’attraper. Il se borna à le suivre majestueusement de loin et à ne pas le perdre de vue. Il ne tarda pas à arriver à la barrière. Pendant ce temps, Julien faisait rentrer son troupeau ; Bonard était dans la cour.

    Julien (l’apercevant, criant)

    M’sieur ! M’sieur ! je me presse de rentrer pour sauver mon troupeau.

    Bonard

    Qu’est-ce qui t’arrive donc ? As-tu fait quelque mauvaise rencontre ?

    Julien

    Je crois bien, M’sieur ; un homme tout drôle, qui parle charabia, qui voulait absolument avoir mes dindes. Et puis, M’sieur, j’ai rencontré bien pis que ça : Alcide, qui allait du côté de la ferme, et que j’ai appelé pour m’aider à faire marcher mes bêtes.

    Bonard

    Pourquoi l’as-tu appelé ? je défends que vous lui parliez, toi et Frédéric.

    Julien

    C’est que je ne l’ai pas reconnu, M’sieur ; et puis, une fois qu’il m’a tenu, je ne pouvais plus le faire partir.

    Julien raconta à Bonard ce qui s’était passé entre lui et Alcide.

    Julien

    J’ai eu un mauvais mouvement, M’sieur ; comme une envie de faire ce que me conseillait Alcide.

    Bonard

    Qu’est-ce qui t’a arrêté ?

    Julien

    C’est que j’ai pensé que si Monsieur et Madame le savaient, j’en serais honteux, et que si je faisais la chose, ce serait en cachette de M’sieur. Alors je me suis dit : « Prends garde, Julien ; ce que tu n’oses pas montrer au grand jour n’est pas bon à voir. Et si m’sieur Bonard, qui a été si bon pour toi, te fait peur, c’est que tu mériterais châtiment. » Et j’ai vu que j’avais eu une méchante envie, et j’en ai eu bien du regret, M’sieur, bien sûr ; et je me suis dit encore que, pour me punir, je vous raconterais tout.

    Bonard

    Tu as bien fait, Julien ; tu es un bon et honnête garçon. Mais compte donc tes dindes pour voir s’il ne t’en manque pas : il me semble avoir vu courir quelqu’un dans le bois il y a un instant.

    Julien

    Oh ! M’sieur, elles y sont toutes ; je les comptais tout en marchant.

    Malgré l’assurance de Julien, Bonard fit le compte du troupeau.

    Bonard

    Je n’en trouve que quarante-cinq, mon garçon. Il t’en manque une.

    Julien (étonné)

    Pas possible, M’sieur, puisque je viens de les compter en approchant de la barrière.

    Au moment où ils allaient recommencer leur compte, des piaulements se firent entendre ; ils virent un dindon qui cherchait à passer à travers les claires-voies de la barrière. Julien courut lui ouvrir et s’écria joyeusement :

    Julien (joyeusement)

    La voici, M’sieur, c’est notre dinde ; elle a perdu des plumes et une partie de sa queue ; c’est, bien sûr, la nôtre. Mais comment a-t-on fait pour me l’enlever, moi qui ne les ai pas quittées des yeux ?

    Bonard prit la dinde, l’examina, la retourna de tous côtés, et ne vit rien qui pût faire connaître comment elle avait été prise sans que Julien ait pu voir le voleur. Il devina à peu près la vérité, mais il voulut s’en assurer avant d’en rien dire.

    #154482

    CHAPITRE 04 : RACLEE BIEN MERITEE :

    Au même instant, l’Anglais arriva et alla droit à Julien en se croisant les bras.

    Monsieur Georgey

    Pétite, tu étais malhonnête !

    Julien, surpris, resta muet et immobile.

    Monsieur Georgey

    Pétite, tu étais oune malhonnête, tu volais mon turkey.

    Bonard s’approcha de l’Anglais.

    Bonard

    Que voulez-vous, Monsieur ? Pourquoi injuriez-vous Julien ?

    Monsieur Georgey

    Juliène ! C’était Juliène, cette pétite ! Very well… Juliène, tu étais une pétite malhonnête, une pétite voleur, une pétite… abomin’ble.

    Bonard

    Ah çà ! Monsieur, aurez-vous bientôt fini vos injures ?

    Monsieur Georgey

    Jé vous parlais pas, sir. Jé vous connaissais pas. Laissez-moi la tranquillité. Jé parlais au pétite ; il était une petite gueuse, et jé voulais boxer lui.

    Bonard

    Si vous y touchez, je vous donnerai de la boxe ; essayez seulement, vous verrez !

    L’Anglais, pour toute réponse, se mit en position de boxer, et Bonard aurait reçu un coup de poing en pleine poitrine s’il n’avait esquivé le coup en faisant un plongeon ; l’Anglais s’était lancé avec tant de vigueur contre Bonard, qu’il trébucha et alla rouler dans le jus de fumier, la tête la première.

    Julien courut à son secours et l’aida à se relever, pendant que Bonard riait de tout son cœur.

    L’Anglais était debout, ruisselant d’une eau noire et infecte. « Oh my goodness ! Oh my God ! » répétait-il d’un ton lamentable, mais sans bouger de place.

    Madame Bonard avait entendu quelque chose de la scène et de la chute ; elle sortit, et, voyant ce malheureux homme noir et trempé, elle vint à lui.

    Madame Bonard (s’écriant)

    Mon pauvre Monsieur, comme vous voilà fait ! Entrez à la maison pour vous débarbouiller et nettoyer vos vêtements.

    L’Anglais la regarda un instant ; la physionomie de Madame Bonard lui plut ; il la salua avec grâce et politesse.

    Monsieur Georgey

    Madme était bien bonne. Je remercie bien Madme. J’étais un peu crotté. Jé n’osais pas salir lé parloir de Madme.

    Madame Bonard

    Entrez, entrez donc, mon bon Monsieur ; ne vous gênez pas.

    Monsieur Georgey (lui offrant le bras)

    Si Madme voulait accepter lé bras.

    Madame Bonard (riant)

    Merci, mon cher Monsieur, ce sera pour une autre fois à présent, vous n’êtes pas en état de faire vos politesses.

    Madame Bonard se dépêcha de rentrer pour préparer de l’eau, du savon, un baquet et du linge. L’Anglais la suivit à pas comptés, mais auparavant il se retourna vers Julien et lui tendit la main en disant :

    Monsieur Georgey

    Jé té pardonnais, Juliène ; tu m’avais aidé, tu étais un good fellow.

    Il fit deux pas, se retourna et ajouta :

    Monsieur Georgey

    Mais tu étais une pétite voleur si tu ne me rendais pas ma grosse turkey.

    Quand il entra dans la maison, Madame Bonard lui fit voir le baquet, le savon, le linge.

    Madame Bonard

    Voilà, Monsieur; voulez-vous que je vous aide ?

    L’Anglais la regarda d’un air indigné.

    Monsieur Georgey

    Oh ! Madme ! Fye ! Une dame laver un Mossieur ! Fye ! shocking !

    Madame Bonard

    Ah bien ! je n’y tiens pas ! Arrangez-vous tout seul. Je reviendrai chercher vos habits pour les nettoyer un peu.

     

    Madame Bonard sortit, fermant la porte après elle, et rejoignit Bonard et Julien qui se lavaient à la pompe.

    Madame Bonard

    Qui est cet homme ? A-t-il l’air drôle ! Comment a-t-il fait pour rouler dans cette saleté ?

    Bonard lui raconta ce qui s’était passé ; ils en rirent tous deux, mais Madame Bonard voulut éclaircir l’affaire du dindon que réclamait l’Anglais.

    Bonard

    C’est tout clair : Alcide aura sauté sur la bête quand Julien ouvrait la barrière. C’est sans doute lui que j’ai aperçu courant à travers bois ; il aura vendu la dinde à l’Anglais ; celui-ci croit que c’est Julien qui avait chargé Alcide de la vente ; cet imbécile, maladroit comme tout, aura laissé échapper la dinde, qui est revenue à la ferme en courant : il l’a suivie, et, la voyant dans la cour, il a cru que Julien la lui volait. Avec ça qu’il ne comprend rien, pas moyen de s’expliquer avec lui.

    Madame Bonard voulut tout de même se faire raconter l’affaire par Julien, qui avait fini de se débarbouiller.

    Pendant qu’ils s’expliquaient, Bonard rentra dans la salle et vit son Anglais vêtu d’une chemise si longue qu’elle lui battait les talons, les bras croisés devant ses habits, qu’il contemplait tristement.

    Bonard

    Il est certain que vos beaux habits sont un peu abîmés, Monsieur, mais donnez-les-moi, il n’y paraîtra pas tout à l’heure.

    Et, avant que l’Anglais ait eu le temps de décroiser et d’allonger ses bras, Bonard avait saisi et emporté les vêtements pour les rincer dans la mare qui se trouvait tout à côté.

    L’Anglais eut beau crier :

    Monsieur Georgey

    Oh ! dear ! Oh ! goodness ! Mes papers ! Prenez attention à mes papers ! Pas d’eau à mes papers ! vous faisez périr mes papers !

    …Bonard n’y fit pas attention, et ne rapporta les vêtements que lorsqu’ils furent bien nettoyés… et bien trempés.

    Bonard

    Tenez, Monsieur, voilà vos habits, un peu humides, mais propres. Oh ! je les ai bien tordus, allez, il n’y reste guère d’eau ; ils sécheront sur vous.

    L’Anglais saisit la redingote, fouilla dans les poches et en retira précipitamment un gros portefeuille, qu’il ouvrit en tremblant. Il en retira des papiers qui étaient dans un état déplorable. Il s’avança vers Bonard, les lui mit à deux pouces du visage, et lui dit d’une voix étouffée par l’émotion :

    Monsieur Georgey

    Malhonnête ! Scélérate ! Vous avoir perdu les papers à moi ! Voyez, voyez, grosse malheureuse. Les sketches de tous mes fabrications ! Les comprennements de tous mes machines ! Quoi je ferai à présent ? Quoi je présenterai à mes amis d’Angleterre ?

    Bonard, qui le considérait comme un fou, ne se fâcha pas des injures ni de la colère injuste de l’Anglais. Il regarda les papiers à mesure que Monsieur Georgey les déployait, et dit avec calme :

    Bonard

    Il n’y a pas de mal, Monsieur l’Anglais, ce ne se sera rien ! Il ne s’agit que de faire sécher tout cela ; il n’y paraîtra seulement pas. Je vais appeler ma femme, elle vous donnera un coup de main.

    Monsieur Georgey

    Arrêtez ! Moi savais pas vous étiez lé mari de Madme. Une minute, s’il vous plaisait. Jé voulais mes habits sur mes épaules et mon inexpressible sur mes jambes. Jé vous demandais des excuses, je savais pas Madme était votre femme. En vérité, j’étais bien repenti.

    Tout en parlant, Monsieur Georgey s’était habillé ; il attendit en grelottant l’arrivée de Madame Bonard, que son mari avait été chercher. Quand elle entra, il s’épuisa en saluts, en excuses, que n’écoutèrent ni le mari ni la femme.

    Madame Bonard

    Allume vite du feu, Bonard. Ce pauvre Monsieur tremble à faire pitié. Chauffe-le du mieux que tu pourras ; moi je vais mettre des fers au feu pour sécher et repasser ses papiers, auxquels il paraît tenir.

    L’Anglais se laissa tourner et retourner par Bonard devant un feu flamboyant ; Madame Bonard repassait et repliait les papiers pendant que l’Anglais était enveloppé de la vapeur qu’exhalaient ses habits humides. Il fallut une demi-heure pour réchauffer l’homme et faire sécher ses vêtements.

    Lorsqu’il se sentit sec et chaud, il dit à Bonard d’un ton radouci et modeste :

    Monsieur Georgey

    J’espérais avoir mon turkey, my dear sir.

    Bonard

    Écoutez, mon bon Monsieur, et tâchez de comprendre. La dinde que vous appelez Turkey (je ne sais pourquoi) n’est pas à vous, mais à moi.

    L’Anglais fait un mouvement.

    Bonard

    Permettez ; laissez-moi achever. C’est Alcide qui vous l’a vendue ?

    Monsieur Georgey

    Oh yes ! Alcide. Good fellow ! il vendait à moi si bonnes turkeys !

    Bonard

    Eh bien, Alcide me l’a volée et il vous l’a vendue.

    Monsieur Georgey

    Oh ! Alcide ! si bonne fellow ! Et Fridrick aussi !

    Bonard

    Il vous en a déjà vendu deux autres, n’est-ce pas ?

    Monsieur Georgey

    Oh oui ! excellentes !

    Bonard

    Alcide les avait volées à Julien.

    Monsieur Georgey

    Oh ! my goodness ! Comment ! Alcide était une malhonnête, une voleure ? Et le Fridrick aussi ?

    Bonard

    Combien vous les a-t-il vendues ?

    Monsieur Georgey

    Deux premièrs, six ; lé grosse dernièr, houit. Il disait c’était plus grosse.

    Bonard

    Ce fripon vous a volé et moi aussi.

    Monsieur Georgey (d'un ton inquiet)

    Et jé mangeais plus vos grosses turkeys ?

    Bonard

    Si fait ; je vous en vendrai à quatre francs tant que j’en aurai.

    Monsieur Georgey (riant et se frottant les mains)

    Oh ! very well, nous bonnes amis alorse. Oh ! lé fripone Alcide, lé fripone Fridrick ! Il m’avait vendu deux premiérs. Quand jé lé revois, jé lui fais tous deux une boxe terrible. Good bye, master Bonarde. Good bye, excellent madme Bonarde. Je viendrai beaucoup souvent. Mes papers, s’il vous plaisait.

    Madame Bonard

    Voilà, Monsieur ; ils sont bien secs, bien repassés, il n’y paraît pas ; un peu jaunes seulement.

    Monsieur Georgey

    Ça faisait riène du tout. Good bye.

    Monsieur Georgey fit un dernier salut et s’en alla.

    Bonard regarda sa femme qui s’essuyait les yeux.

    Bonard

    Tu pleures, femme ? Et tu as raison ; pour un rien je ferais comme toi. Frédéric, notre fils, un voleur !

    Madame Bonard

    C’est Alcide qui l’aura entraîné, bien sûr ! À lui tout seul, il n’aurait jamais commis une si mauvaise action !

    Bonard

    Je l’espère. Et voilà ce qu’il a gagné à ne pas m’obéir, je lui avais défendu bien des fois de fréquenter ce mauvais garnement d’Alcide. Quand il sera de retour, je lui donnerai son compte.

    Madame Bonard

    Oh ! Bonard, ménage-le ! Pense donc qu’il a été entraîné.

    Bonard

    Un honnête garçon ne se laisse pas entraîner. Vois Julien : il est bien plus jeune que Frédéric, il n’a que douze ans, et il a résisté, lui.

    Pendant que le mari et la femme causaient tristement en attendant Frédéric, Julien avait rentré son troupeau et soignait les chevaux. Il vit la tête de Frédéric qui apparaissait derrière un tas de paille.

    Julien (riant)

    Tiens ! qu’est-ce que tu fais là ? Pourquoi t’es-tu fourré là dedans ?

    Frédéric

    Chut ! Prends garde qu’on ne t’entende. J’ai aperçu l’Anglais dans la salle. Est-il parti ?

    Julien

    Oui, il vient de s’en aller. Pourquoi as-tu peur de cet Anglais ? Il a l’air tout drôle, mais il n’est pas méchant, malgré tout ce qu’il dit. D’où le connais-tu, toi ?

    Frédéric

    Je ne le connais pas beaucoup, seulement pour l’avoir rencontré avec Alcide. Qu’est-ce qu’il a dit ? Pourquoi est-il venu ici ?

    Julien

    Je n’en sais trop rien ; il me demandait son tarké ; il paraît que c’est comme ça qu’il appelle les dindons.

    Frédéric

    Oui, oui ; mais qu’a-t-il dit ?

    Julien

    Ma foi, je n’y ai pas compris grand’chose. Il voulait me boxer et puis ton père. Il demandait toujours son tarké ; il m’appelait voleur, malhonnête. Je crois bien qu’il n’a pas sa tête ; il a un peu l’air d’un fou.

    Frédéric

    A-t-il parlé de moi ?

    Julien

    Non, je ne pense pas ; mais qu’est-ce que cela te fait ?

    Frédéric

    Tu es sûr qu’il n’a rien dit de moi ?

    Julien

    Je n’ai rien entendu toujours.

    Frédéric

    Alors je peux rentrer ?

    Julien

    Pourquoi pas ? Mais qu’as-tu donc ? tu as l’air tout effaré.

    Frédéric

    Papa est-il dans la salle ?

    Julien

    Je pense que oui ; je ne l’ai pas vu sortir.

    Frédéric, rassuré, sortit de derrière la porte et se dirigea vers la maison. La porte s’ouvrit et Bonard parut. Il dit à Frédéric, d’une voix qui réveilla toutes ses craintes :

    Bonard

    Suis-moi. Suis-moi ! Viens à l’écurie. Et toi, Julien, va-t’en.

    Julien obéit, presque aussi tremblant que Frédéric.

    Bonard ferma la porte et décrocha le fouet de charretier. Frédéric devint pâle comme un mort.

    Bonard

    Comment connais-tu cet Anglais qui sort d’ici ?

    Frédéric ne répondit pas ; ses dents claquaient. Bonard lui appliqua sur les épaules un coup de fouet qui lui fit jeter un cri aigu.

    Bonard

    D’où connais-tu cet Anglais ?

    Frédéric (pleurant)

    Je l’ai… rencontré… avec Alcide.

    Bonard

    Pourquoi étais-tu avec Alcide, malgré ma défense ? Pourquoi, d’accord avec Alcide, as-tu volé mes dindons pour les vendre à cet Anglais ? Pourquoi m’as-tu laissé deux fois gronder Julien, le sachant innocent et te sentant coupable ?

    Frédéric (pleurant)

    Ce n’est… pas moi,… mon père,… c’est… Alcide.

    Puis, se jetant à genoux devant son père, il lui dit en sanglotant :

    Frédéric

    Mon père, pardonnez-moi, c’est Alcide qui a volé les dindons. J’ai seulement eu tort de le voir après que vous me l’avez défendu.

    Bonard

    Tu mens. Je sais tout ; avoue ta faute franchement. Raconte comment la chose est arrivée, et comment Alcide a pu vendre mes dindons à l’Anglais.

    Frédéric

    Alcide était convenu de me rencontrer dans le petit bois le soir quand je serais seul ; il m’attendait. J’ai envoyé Julien les deux fois me faire une commission, pour qu’il ne me vît pas avec Alcide ; j’ai couru dans le bois ; je l’ai trouvé avec l’Anglais ; puis Alcide a disparu un instant ; il est revenu avec un dindon sous le bras. Avant que j’aie pu l’en empêcher, il a fait le marché avec l’Anglais, qui est parti de suite emportant le dindon. Alcide m’a donné deux francs, me demandant de n’en rien dire ; j’étais tout ahuri, je ne savais ce que je faisais; Alcide s’est sauvé, et moi je m’en suis allé aussi.

    Bonard

    Et les deux francs ?

    Frédéric

    Je n’ai pu les rendre, Alcide s’était sauvé.

    Bonard

    Et la seconde fois ?

    Frédéric

    Ça s’est fait de même.

    Bonard

    Et tu t’es laissé faire, sachant ce qui allait arriver ? Et tu as encore empoché l’argent, sachant que c’était un vol ? Et tu n’as pas rougi de laisser accuser Julien une seconde fois ? Et tu n’as pas été honteux de voler ton père, ta mère, et de t’y faire aider par un vaurien, par un voleur comme toi-même ? Tu mens, tu augmentes ta faute et ta punition.

    Bonard empoigna Frédéric et lui administra une rude correction bien méritée. Il le rejeta ensuite sur le tas de paille et sortit de l’écurie.

    #154483

    CHAPITRE 05 : TOUS LES TURKEYS :

    Quand Bonard rentra à la maison, il raconta à sa femme ce qui s’était passé entre lui et Frédéric. Madame Bonard pleura, tout en trouvant que son mari avait eu raison.

    Pendant deux ou trois jours, tout le monde fut triste et silencieux à la ferme ; petit à petit les Bonard oublièrent les torts graves de leur fils. Frédéric oublia la punition qu’il avait subie, et Julien oublia la conduite de Frédéric à son égard.

    Tout marchait donc régulièrement dans la maison Bonard.

    Quand Monsieur Georgey fut revenu chez lui, il changea de vêtements, et alla dans le petit café tenu par le père d’Alcide.

    Monsieur Georgey

    Mossieu Bourel, jé venais vous dire, votre jeune gentleman Alcide était une malhonnête.

    Bourel

    Alcide ! Pas possible, Monsieur Georgey. C’est un garçon de confiance.

    Monsieur Georgey

    Je disais, moi, c’était une garçon voleur ; il m’avait volé l’argent du turkey ; j’avais tiré, et mis dans les mains à lui, houite francs. Et quoi j’avais ? rien du tout. Lé turkey avait couru, que jé né pouvais pas lé rattraper ; et houite francs Alcide avait remportés dans son poche. Et moi étais pas content ; et moi disais à vous, Alcide était une malhonnête.

    Bourel ouvrit une porte du fond et appela :

    Bourel

    Alcide, viens donc t’expliquer avec Monsieur Georgey ; il n’est pas content de toi.

    Alcide entra et dit d’un air hypocrite :

    Alcide

    Je suis bien fâché, Monsieur Georgey, de vous avoir mécontenté ; tout ça, c’est la faute de Julien.

    Monsieur Georgey (vivement)

    Comment tu disais ? Juliène était une good fellow. Lui relevait moi dans lé boue noire et mal parfioumée. Et lé turkey c’était pas lui. Monsieur Bonarde m’a dit c’était pas lui. C’était pas croyable comme tu étais une malhonnête pour les turkeys.

    Alcide

    Monsieur, je vous assure que Monsieur Bonard s’est trompé ; il croit Julien qui est un menteur ; moi, Monsieur, je vous aime bien, et je ferai tout ce que vous voudrez pour vous contenter et vous bien servir.

    Monsieur Georgey

    Moi voir cette chose plus tardivement, moi demander à Madme Bonarde.

    Alcide

    Madame Bonard ne dira pas vrai à Monsieur, parce qu’elle ne m’aime pas et qu’elle ne croit que Julien.

    Monsieur Georgey

    Madme Bonarde était bien aimable ; elle disait toujours le vrai. Good bye, Mossieu Bourel ; good bye, Alcide. Prends attention ! Je n’aimais pas quand on trompait moi.

    Monsieur Georgey sortit et rentra chez lui ; il appela sa servante.

    Monsieur Georgey

    Caroline, je voulais dîner très vite ; lé midi il était passé.

    Cinq minutes après, Caroline apportait le dîner de Monsieur Georgey.

    Caroline

    Monsieur devait acheter un dindon, et Monsieur ne m’a rien rapporté.

    Monsieur Georgey

    C’étaient tous ces garçons qui faisaient des malentendements. Moi plus comprendre les raisonnements. J’avais donné houite francs pour une grosse, belle animal, et moi j’avais rien du tout. Pas de turkey dans lé cuisine, moins houite francs dans mon poche. Moi demander à Madme Bonarde. C’était une aimable dame, Madme Bonarde. Et moi demander toutes les choses à Madme Bonarde.

    Après avoir dîné, Monsieur Georgey se mit à copier les papiers que lui avait repassés Madame Bonard ; ils étaient d’une couleur qui sentait trop le bain qu’ils avaient pris.

    Tout en écrivant, il songeait à son turkey et aux moyens de le ravoir. Tout à coup une idée lumineuse éclaircit sa physionomie.

    Monsieur Georgey (s’écriant)

    Caroline, Caroline, vous venir vite ; je voulais parler à vous.

    Caroline accourut.

    Caroline

    Qu’est-ce qu’il y a ? Monsieur se trouve incommodé ?

    Monsieur Georgey

    Oui, my dear ; beaucoup fort incommodé par mon turkey. Vous allez tout de souite, très vitement, chez Madme Bonarde ; vous demander à Madme Bonarde ma grosse turkey, et vous apporter le turkey strangled.

    Caroline

    Qu’est-ce que c’est, strangled ?

    Monsieur Georgey

    Vous pas savoir quoi c’est strangled ? Vous, serrer lé gorge du turkey lui être morte et pas courir, pas sauver chez Madme Bonarde.

    Caroline

    Ah ! Monsieur veut dire étranglé ?

    Monsieur Georgey

    Yes, yes, my dear, stranglé. Moi croyais fallait dire strangled ; c’était stranglé. C’était la même chose. Allez vitement.

    Caroline partit en riant. Elle avait à peine fait dix pas qu’elle s’entendit encore appeler par la fenêtre.

    Monsieur Georgey

    Caroline, my dear, vous acheter tous les turkeys de Madme Bonard, et tous les semaines vous prendre deux turkeys, et moi manger deux turkeys.

    Caroline

    Combien faut-il les payer, Monsieur ?

    Monsieur Georgey

    Vous payer quoi demandait Madme Bonard, et vous faire mes salutations. Allez, my dear, vous courir vitement.

    La tête de Monsieur Georgey disparut ; la fenêtre se referma. Caroline marcha vite d’abord ; quand elle fut hors de vue, elle prit son pas accoutumé.

    Caroline

    Quand je perdrais quelques minutes, les tarké, comme il les appelle, n’auront pas disparu. Mais, avec lui, c’est toujours vite, vite. Il n’a pas de patience. C’est un brave homme tout de même, et les Bourel le savent bien. Ils l’attrapent joliment. C’est le garçon surtout que je n’aime pas. Il trompe ce pauvre Monsieur Georgey que c’est une pitié. Je finirai bien par le démasquer tout de même. Tiens ! le voilà tout juste ; il sort du café Margot. Où prend-il tout l’argent qu’il dépense ? Ce n’est toujours pas le père qui lui en donne ; car il est joliment serré. Tiens ! voilà le petit Bonard qui le rencontre. Ils entrent dans le bois, qu’est-ce qu’ils ont à comploter ensemble ? Ça me fait l’effet d’une paire de filous.

    Tout en observant et en réfléchissant, Caroline était arrivée chez les Bonard ; elle ne trouva que la femme et lui fit de suite la commission de Monsieur Georgey.

    Madame Bonard

    Ah ! c’est Monsieur Georgey qu’il s’appelle ; mes dindes lui ont donné dans l’œil, à ce qu’il paraît. Il est un peu drôle, tout de même.

    Caroline

    Lui vendez-vous vos dindes ? Il les veut toutes.

    Madame Bonard

    Toutes à la fois ? Que va-t-il faire de ces quarante-six bêtes qu’il faut nourrir et mener dans les champs ?

    Caroline

    Non, non, il en veut deux par semaine ; mais il les retient toutes. Combien les vendez-vous ?

    Madame Bonard

    Je les vends quatre francs ; mais s’il faut les lui garder trois ou quatre mois encore, ce n’est pas possible ; les bêtes me coûteraient cher à nourrir ; de plus, elles dépériraient et ne vaudraient plus rien.

    Caroline

    Il m’a pourtant bien recommandé de les acheter toutes.

    Madame Bonard

    Écoutez ; pour l’obliger, je veux bien lui en garder une douzaine, mais je vendrai le reste à la foire du mois prochain. Pas possible autrement ; elles sont toutes à point pour être mangées.

    Caroline

    Va-t-il être contrarié ! Il tient à vos dindes que c’en est risible ; les deux dernières que je lui ai servies, je croyais le voir étouffer, tant il en a mangé. Jamais il n’en avait eu de si tendres, de si blanches, de si excellentes, disait-il entre chaque bouchée.

    Madame Bonard

    Est-ce qu’il vit seul ? Que fait-il dans notre pays ?

    Caroline

    Il vit tout seul. Il n’a que moi pour le servir. Il est venu, paraît-il, pour construire et mettre en train une usine pour un ami, le baron de Gerfeuil, qui n’y entend rien et qui l’a fait venir d’Angleterre. Et il doit avoir beaucoup d’argent, car il en dépense joliment. Il travaille toujours ; il ne voit personne que les ouvriers et un interprète qui transmet ses ordres. C’est qu’on ne le comprendrait pas sans cela.

    Madame Bonard

    Il a un drôle de jargon. Et comment est-il ? Est-il bonhomme ? Il me fait l’effet d’être colère.

    Caroline

    Il est vif et bizarre mais c’est un brave homme. Je commence à m’y attacher, et ça me taquine de le voir attrapé comme il l’est sans cesse par ces Bourel père et fils. Alcide surtout le plume à faire frémir ; c’est un mauvais garnement que ce garçon ; vous feriez bien de ne pas laisser votre Frédéric se rencontrer avec lui.

    Madame Bonard

    Oh ! Frédéric ne le voit plus ; Bonard le lui a bien défendu.

    Caroline

    Mais je viens de les voir entrer ensemble dans le bois, près de chez vous.

    Madame Bonard (effrayée)

    Encore ! Oh ! mon Dieu ! si Bonard le savait ! Il le lui a tant défendu.

    Caroline

    Et il a bien fait, car une société comme ça, voyez-vous, Madame Bonard, il y a de quoi perdre un jeune homme.

    Madame Bonard

    Je le sais, ma bonne Mademoiselle Caroline, je ne le sais que trop, et je parlerai ferme à Frédéric, je vous en réponds. Mais, pour Dieu n’en dites rien à Bonard, il le rouerait de coups.

    Caroline

    Je ne dirai rien, Madame Bonard mais… je ne sais s’il ne vaudrait pas mieux que le père connaisse les allures de son fils. Ne vaut-il pas mieux que le garçon soit battu maintenant que de devenir un filou, un gueux plus tard ?

    Madame Bonard

    J’y penserai, j’y réfléchirai, ma bonne Caroline, je vous le promets. Mais gardez-moi le secret, je vous en supplie.

    Caroline

    Je veux bien, moi ; au fait, ça ne me regarde pas, c’est votre affaire. Au revoir, Madame Bonard ; donnez-moi une de vos dindes, que je l’emporte ; si je revenais les mains vides, mon maître serait capable de tomber malade.

    Madame Bonard

    Mais je ne les ai pas, elles sont aux champs.

    Caroline

    Il faut que nous y allions ; je ne veux pas rentrer sans la dinde.

    Madame Bonard

    Écoutez ; allez le long du bois, tournez dans le champ à gauche, vous trouverez Julien avec les dindes, et vous ferez votre choix. Vous connaissez Julien, je pense ?

    Caroline

    Ma foi, non il n’y a pas longtemps que je suis dans le pays, je n’y connais pas beaucoup de monde.

    Madame Bonard

    Vous le reconnaîtrez tout de même, puisqu’il n’y a que lui qui garde mes dindes dans le champ. Le long du bois, puis à gauche.

    Caroline

    C’est entendu ; et je payerai Julien ?

    Madame Bonard

    Comme vous voudrez ; nous nous arrangerons.

    Caroline partit ; elle prit le chemin que lui avait indiqué Madame Bonard, et trouva Julien avec son troupeau.


    #154484

    CHAPITRE 06 : LES PIECES D’OR DE MONSIEUR GEORGEY :

    À mesure que Caroline approchait, Julien la regardait et s’inquiétait ; craignant quelque nouvelle aventure, il fit avancer ses dindons à grands pas. Mais Caroline marchait plus vite que les dindons ; elle ne tarda pas à les rejoindre. Elle examina attentivement les bêtes pour avoir la plus belle.

    L’inquiétude de Julien augmenta ; il ne quittait pas des yeux Caroline, et fit siffler sa baguette pour lui faire voir qu’il était prêt à défendre à main armée le troupeau dont il avait la garde.

    Caroline n’y fit pas attention ; elle ne se doutait pas de la méfiance dont elle était l’objet. Mais quand Julien la vit se baisser pour saisir la dinde qu’elle avait choisie, il lui appliqua un coup de sa baguette sur les mains et s’avança sur elle d’un air menaçant. Caroline poussa un cri.

    Julien

    Ne touchez pas à mes dindes, ou je vous cingle les doigts d’importance.

    Caroline

    Que tu es bête ! Tu m’as engourdi les doigts, tant tu as tapé fort. On ne plaisante pas comme ça, Julien.

    Julien

    Je ne veux pas que vous touchiez à mes bêtes ; allez-vous-en.

    Caroline

    Mais puisque j’en ai acheté une à Madame Bonard ! C’est elle qui m’a envoyé ici pour la choisir.

    Julien

    Ta ! ta ! ta ! je connais cela. Je ne m’y fie plus. On m’en a déjà volé deux ; je ne me laisserai pas voler une troisième fois.

    Caroline

    Tu es plus sot que tes dindes, mon garçon. J’ai fait le prix avec Madame Bonard ; voici quatre francs pour payer ta dinde, est-ce voler, cela ?

    Julien

    Je n’en sais rien, mais vous n’y toucherez pas que Madame Bonard ne m’en ait donné l’ordre. Est-ce que je sais qui vous êtes et si vous dites vrai ?

    Caroline

    Puisque je t’appelle par ton nom, c’est que quelqu’un me l’a dit et ce quelqu’un, c’est Madame Bonard. Voyons, laisse-moi faire, et voici les quatre francs.

    Julien

    Je ne vous laisserai pas faire, et je ne veux pas de vos quatre francs. Vous faites comme Alcide, qui m’offrait aussi quatre francs pour avoir un dindon qu’il revendait huit francs à son Anglais.

    Caroline

    Quel Anglais ? Monsieur Georgey ? c’est mon maître.

    Julien

    Tant pis pour vous ; votre maître emploie des fripons comme Alcide à son service, je me moque bien de votre Anglais ; je ne connais que Madame Bonard, et je ne donne rien que par son ordre.

    Caroline

    Tu n’es guère poli, Julien je vais aller me plaindre à Madame Bonard.

    Julien

    Allez où vous voulez et laissez-nous tranquilles, moi et mes quarante-six bêtes.

    Caroline

    Quarante-six bêtes et toi, cela en fait bien quarante-sept ; et la plus grosse n’est pas la moins bête.

    Julien

    Tout ça m’est égal. Allez vous plaindre si cela vous fait plaisir ; dites-moi toutes les injures qui vous passeront par la tête, offrez-moi tout l’argent que vous avez, rien n’y fera ; vous ne toucherez pas à mes dindes.

    Caroline

    Petit entêté, va ! Tu me fais perdre mon temps à courir. Si je voulais, j’en prendrais bien une malgré toi.

    Julien

    Essayez donc, et vous verrez.

    Et Julien se campa résolument entre Caroline et son troupeau, les poings fermés prêt à agir, et les pieds en bonne position pour l’attaque ou la défense.

    Caroline leva les épaules et s’en alla du côté de la ferme.

    Julien

    Elle n’est pas méchante tout de même ; c’est égal, je ne la connais pas, je dois prendre les intérêts de mes maîtres, et j’ai bien fait en somme.

    Caroline revint à la ferme et conta à Madame Bonard ce qui s’était passé. Madame Bonard rit de bon cœur.

    Madame Bonard

    C’est un brave petit garçon ; il a eu peur qu’il ne lui arrivât une aventure comme avec Alcide, et il a bien fait.

    Caroline

    Grand merci ! Vous trouvez bien fait de m’avoir cinglé les doigts à m’en laisser la marque, de me…

    Madame Bonard

    Écoutez donc, c’est ma faute ; j’aurais dû vous accompagner et lui expliquer moi-même notre marché. Venez, venez, Caroline, je vais vous faire donner votre dinde.

    Elles retournèrent au champ, et, à leur grande surprise, elles virent près de Julien Monsieur Georgey riant et se tenant les côtes.

    Quand elles approchèrent, il redoubla ses éclats de rire et ne put articuler une parole.

    Madame Bonard

    Qu’y a-t-il, mon Julien ? Pourquoi Monsieur Georgey est-il avec toi ? Pourquoi rit-il si fort ?

    Julien

    Il paraît qu’il était ici tout près, caché dans un buisson, pendant que je défendais mes dindes contre cette dame qui voulait m’en prendre une. Dès qu’elle a été partie, il a sauté hors de son buisson, il est arrivé à moi en courant ; il a voulu me saisir les mains, je me suis défendu avec ma baguette, je l’ai cinglé de mon mieux. Au lieu de se fâcher, il s’est mis à rire ; plus je cinglais, plus il riait, et le voilà qui rit encore à s’étouffer. Tenez, voyez, le voilà qui se roule… Je vais me sauver, avec mes dindes ;… le voilà qui se calme : il ne disait qu’un seul mot, toujours le même tarké, tarké!

    Les rires de l’Anglais reprirent de plus belle.

    Madame Bonard

    N’aie pas peur, mon Julien, reste là ; ce Monsieur Georgey veut une bête de ton troupeau, qu’il appelle tarké. Et voici sa servante, Mademoiselle Caroline, qui venait en acheter une ; c’est moi qui te l’envoyais.

    Julien (troublé)

    Je ne savais pas, maîtresse. Je vous fais bien mes excuses, ainsi qu’à Mademoiselle Caroline. Je craignais, ne la connaissant pas, qu’elle ne me volât une de vos dindes, comme l’avait fait Alcide.

    L’Anglais, voyant l’air confus de Julien, crut que Madame Bonard le grondait. Son rire cessa à l’instant ; il se releva et dit :

    Monsieur Georgey

    Vous, Madme Bonarde, pas gronder Juliène : Juliène il était une honnête pétite, une excellente petite ; il avait battu mon Caroline beaucoup fort ; il avait poussé le money de Caroline ; il avait voulu boxer Caroline ; il avait battu moi. C’était très bien, parfaitement excellent. J’aimais beaucoup fort Juliène ; je voulais lé prendre avec les turkeys ; Madme Bonarde, jé voulais emporter Juliène avec les turkeys. Il était un honnête garçone ; j’aimais les honnêtes garçones ; je voyais pas bocoup honnêtes garçones.

    Monsieur Georgey passa la main sur la tête de Julien.

    Monsieur Georgey

    Good fellow, you, little dear. Oh oui ! good fellow, toi venir avec tes turkeys chez moi, dans mes services ? Oh yes ! Disais vitement yes, petite Juliène.

    Madame Bonard

    Mais, Monsieur, je ne veux pas du tout laisser venir Julien chez vous. Je veux le garder.

    Monsieur Georgey

    Oh ! Madme Bonarde ! Vous si aimable ! Vous si excellent ! J’aimais tant un honnête garçone !

    Madame Bonard

    Et moi aussi, Monsieur, j’aime les honnêtes garçons, et c’est pourquoi j’aime Julien et je le garde.

    Monsieur Georgey

    Écoute, petite Juliène, si toi venais chez moi, je donner beaucoup à toi. Tenez, pétite, voilà.

    Monsieur Georgey tira sa bourse de sa poche.

    Monsieur Georgey

    Tu voyais ! Il était pleine d’argent jaune. Moi té donner cinq jaunets. C’était bien beaucoup ; c’était une grosse argent.

    Et il les mit de force dans la main de Julien. Madame Bonard poussa un cri ; Julien lui dit :

    Julien

    Qu’avez-vous, maîtresse ? De quoi avez-vous peur ?

    Madame Bonard (tristement)

    Tu vas me quitter, mon Julien ! Moi-même, je dois te conseiller de suivre un maître si généreux !

    Monsieur Georgey

    Bravo ! Madme Bonarde, c’était beaucoup fort bien ! Viens, petite Juliène, moi riche, moi te donner toujours les jaunets.

    Julien

    Merci bien, Monsieur, merci, je suis très reconnaissant. Voici vos belles pièces, Monsieur, je n’en ai pas besoin ; je reste chez Monsieur et Madame Bonard ; j’y suis très heureux et je les aime.

    Julien tendit les cinq pièces de vingt francs à Monsieur Georgey, qui ouvrit la bouche et les yeux, et qui resta immobile.

    Madame Bonard

    Julien, mon garçon, que fais-tu ? tu refuses une fortune, un avenir !

    Monsieur Georgey

    Juliène, tu perdais lé sentiment, my dear. Pour quelle chose tu aimais tant master et Madame Bonarde ?

    Julien

    Parce qu’ils m’ont recueilli quand j’étais orphelin, Monsieur ; parce qu’ils ont été très bons pour moi depuis plus d’un an, et que je suis reconnaissant de leur bonté. Ne dites pas, ma chère maîtresse, que je refuse le bonheur, la fortune. Mon bonheur est de vous témoigner ma reconnaissance, de vous servir de mon mieux, de vivre près de vous toujours.

    Madame Bonard (s’écriant)

    Cher enfant ! Je te remercie et je t’aime, ce que tu fais est beau, très beau.

    Madame Bonard embrassa Julien, qui pleura de joie et d’émotion ; Caroline se mit aussi à embrasser Julien ; l’Anglais sanglota et se jeta au cou de Julien en criant :

    Monsieur Georgey

    Beautiful ! Beautiful ! Petite Juliène, il était une grande homme !

    Et, lui prenant la main, il la serra et la secoua à lui démancher l’épaule. Julien lui coula dans la main ses cinq pièces d’or, l’Anglais voulut en vain le forcer à les accepter. Julien s’enfuit et retourna à son troupeau, qui s’était éparpillé dans le champ pendant cette longue scène. Il courait de tous côtés pour les rassembler ; Caroline et Madame Bonard coururent aussi pour lui venir en aide ; l’Anglais se mit de la partie et parvint à saisir deux des plus belles dindes ; il les examina, les trouva grosses et grasses, leur serra le cou et les étouffa.

    Monsieur Georgey

    Caroline, Caroline, j’avais les turkeys ; j’avais strangled deux grosses ; ils étaient lourdes terriblement.

    Les dindes étaient réunies ; Caroline accourut près de son maître et regarda celles qu’il tenait.

    Caroline

    Mais, Monsieur, elles sont mortes ; vous les avez étranglées ?

    Monsieur Georgey (souriant)

    Yes, my dear ; jé voulais manger des turkeys, toujours des turkeys.

    Caroline

    Mais, Monsieur, vous en avez pour huit jours.

    Monsieur Georgey

    No, no, my dear, une turkey tous les jours… Taisez-vous, my dear. J’avais dit jé voulais, et quand j’avais dit jé voulais, c’était jé voulais. Demaine vous dites à master Bonarde, à Madme Bonarde, à pétite Juliène, jé voulais ils dînaient tous chez moi, dans mon petite maison. Allez, my dear, allez tout de suite, vitement. Jé payais les turkeys demain.

    Monsieur Georgey s’en alla sans tourner la tête ; Caroline ramassa les deux dindes et alla faire part à Madame Bonard et à Julien de l’invitation de Monsieur Georgey. Madame Bonard remercia et accepta pour les trois invités ; ils se séparèrent en riant.

    Pendant ce temps, Frédéric était venu rejoindre Alcide dans le bois.

    Alcide

    Eh bien, pauvre ami, es-tu bien remis de la rossée que t’a donnée ton père ?

    Frédéric

    Oui, et je viens te dire que je ne peux plus te voir en cachette, mon père me surveille de trop près.

    Alcide

    Bah ! avec de l’habileté on peut facilement tromper les parents.

    Frédéric

    Mais, vois-tu, Alcide, je ne suis pas tranquille ; j’ai toujours peur qu’il ne me surprenne. J’aime mieux me priver de te voir et obéir à mon père.

    Alcide

    Voilà qui est lâche, par exemple ! Moi qui te croyais si bon ami, qui faisais ton éloge à tous nos camarades, tu me plantes là comme un nigaud que tu es. Quel mal faisons-nous en causant ? Quel droit ont tes parents de t’empêcher de te distraire un instant, après t’avoir fait travailler toute la journée comme un esclave ? Ne peux-tu pas voir tes amis sans être battu ? Faut-il que tu ne voies jamais que tes parents et ce petit hypocrite de Julien qui cherche à se faire valoir ?

    Frédéric

    Julien est bon garçon, je t’assure. Il m’aime.

    Alcide

    Tu crois cela, toi ? Si tu savais tout ce qu’il dit et comme il se vante de prendre ta place ! Crois-moi, on te fait la vie trop dure. Voici la foire qui approche ; je parie qu’ils ne te donneront pas un sou, et il te faut de l’argent pour t’amuser. Il faut que nous en fassions, et nous en aurons. Veux-tu m’aider ?

    Frédéric (hésitant)

    Je veux bien, si tu ne me fais faire rien de mal.

    Alcide

    Sois tranquille. Mais séparons-nous, de peur qu’on ne te voie ; je t’expliquerai ça dimanche quand nous nous reverrons ici.

    Et les deux amis se quittèrent.

    Quand Bonard rentra du labour avec Frédéric qui était venu le rejoindre, et qu’il ne laissait plus seul à la maison que pour le travail nécessaire, Madame Bonard leur raconta les aventures de l’après-midi. Bonard rit beaucoup ; il fut touché du désintéressement et du dévouement de Julien.

    Bonard

    Merci, mon garçon ; je n’oublierai pas cette preuve d’amitié que tu nous as donnée. Merci.

    Frédéric avait écouté en silence. Quand le récit fut terminé, il dit à Julien :

    Frédéric

    Il est donc bien riche, cet imbécile d’Anglais ? Tu aurais dû garder son argent.

    Julien

    Il n’est pas imbécile, mais trop bon. Je pense qu’il est riche, mais je n’avais pas mérité l’or qu’il m’offrait, et je ne voulais pas accepter son offre de le suivre.

    Frédéric

    Je trouve que tu as été très bête dans toute cette affaire.

    Bonard (sèchement)

    Tais-toi ! Tu n’as pas le cœur qu’il faut pour apprécier la conduite de Julien.

    #154485

    CHAPITRE 07 : DÎNER DE MONSIEUR GEORGEY :

    Le lendemain, Frédéric, qui était de mauvaise humeur de n’avoir pas été invité chez Monsieur Georgey, s’en prit à Julien et recommença à le blâmer de n’avoir pas accepté l’or de l’Anglais.

    Julien

    Mais tu vois bien qu’il me le donnait pour entrer à son service, et je voulais rester ici.

    Frédéric

    C’est ça qui est bête ! Chez l’Anglais, tu serais devenu riche, il t’aurait payé très cher ; tu aurais pu gagner sur les achats qu’il t’aurait fait faire.

    Julien

    Comment ça ? Comment aurais-je gagné sur les achats ?

    Frédéric

    C’est facile à comprendre, Alcide me l’a expliqué. Tu achètes pour deux sous de tabac ; tu lui en comptes trois ; tu prends un paquet de chandelles, trois francs : tu comptes trois francs cinquante ; et ainsi de suite.

    Julien (avec indignation)

    Et tu crois que je ferais jamais une chose pareille !

    Frédéric

    Tiens, par exemple ! Alcide le fait toujours. Il dit que c’est pour payer son temps perdu à faire des commissions, et c’est vrai, ça ; alors, c’est avec cela qu’il s’amuse, qu’il achète des cigares, des saucisses, toutes sortes de choses, et il ne s’en porte pas plus mal.

    Julien

    Non, mais il se gâte de plus en plus et devient de plus en plus malhonnête. Prends garde, Frédéric ! c’est un mauvais garçon ! Ne l’écoute pas, ne fais pas comme lui.

    Frédéric

    Vas-tu me prêcher, à présent ? Je sais ce que j’ai à faire. Prends garde toi-même ! Si tu as le malheur d’en dire un seul mot à mon père et à ma mère, nous te donnerons une rossée dont tu te souviendras longtemps.

    Julien

    Tu n’as pas besoin de craindre que je te fasse gronder. Tu sais que je fais toujours mon possible pour t’éviter des reproches. Que de fois je me suis laissé gronder pour toi !

    Frédéric (avec aigreur)

    C’est bon ! je n’ai pas besoin que tu me rappelles les générosités dont tu te vantes. Avec tes belles idées, Alcide dit que tu resteras un imbécile et un pauvrard à la charité de mes parents, comme tu l’es depuis un an, ce qui n’est agréable ni pour eux ni pour moi, car tu as beau faire, tu resteras toujours un étranger qu’on peut chasser d’un jour à l’autre.

    Julien rougit et voulut répondre, mais il se contint, et continua à balayer la cour, pendant que Frédéric sifflotait un air qu’il recommençait toujours.

    Un autre sifflet, qui reprit le même air, se fit entendre dans le lointain. Frédéric se tut, prit un trait de charrue, le tordit pour le déchirer, tira dessus pour achever de le séparer en deux, et dit à Julien :

    Frédéric

    Si mon père me demande, tu lui diras que j’ai été porter ce vieux trait à raccommoder chez le bourrelier. Tu vois qu’il est cassé ; regarde bien, pour dire ce qui en est si mon père te questionne.

    Julien (tristement)

    Je vois.

    Frédéric s’en alla avec le trait.

    Julien

    Je sais bien où il va. Un rendez-vous avec son ami Alcide. Ce malheureux Frédéric ! comme il est changé depuis quelque temps ! Cet Alcide lui a fait bien du mal !

    Madame Bonard (criant)

    Julien, Julien ! voici l’heure de t’habiller pour aller dîner chez Monsieur Georgey. Il faut te faire propre, mon garçon. Mets ta blouse des dimanches ; donne-toi un coup de peigne, un coup de savon, et viens me trouver dans la salle. Je t’y attends.

    Julien avait fini son ouvrage ; il posa le balai dans l’écurie et courut se débarbouiller à la pompe.

    Julien

    Je me nettoierai aussi bien à grande eau que si j’usais le savon de Madame Bonard. Frédéric a dit vrai ; je suis à la charge de Monsieur et Madame Bonard : je dois faire le moins de dépense possible.

    Julien soupira ; puis il se lava, se frotta si bien qu’il sortit très propre de dessous la pompe ; il démêla ses cheveux bien lavés avec le peigne de l’écurie qui servait aux chevaux, mit du linge blanc, une vieille blouse déteinte, mais propre, ses souliers ferrés, et alla retrouver dans la salle Madame Bonard, qui l’attendait en raccommodant du linge. Elle l’examina.

    Madame Bonard

    Bien ! tu es propre comme cela. La blouse n’est pas des plus neuves, mais tu en achèteras une à la foire prochaine.

    Julien

    Et Monsieur Bonard ? Est-ce qu’il ne vient pas ?

    Madame Bonard

    Il va nous rejoindre chez l’Anglais ; il a été marchander un troupeau d’oies.

    Ils se mirent eu route ; Julien parlait peu, il était triste.

    Madame Bonard

    Qu’est-ce que tu as, mon Julien ? Tu ne dis rien ; tu es tout sérieux, comme qui dirait triste.

    Julien

    Je ne crois pas, maîtresse, je n’ai rien qui me tourmente.

    Madame Bonard

    Tu es peut-être honteux de ta blouse ?

    Julien

    Pour ça non, maîtresse ; elle est encore trop belle pour ce que je vaux et pour l’ouvrage que je fais chez vous.

    Madame Bonard

    Qu’est-ce que tu dis donc ? Tu travailles du matin au soir ; le premier levé, le dernier couché.

    Julien

    Oui, maîtresse ; mais quel est l’ouvrage que je fais ? À quoi suis-je bon ? À me promener toute la journée avec un troupeau de dindes ? Ce n’est pas un travail, cela.

    Madame Bonard

    Et que veux-tu faire de mieux, mon ami ? Quand tu seras plus grand, tu feras autre chose.

    Julien

    Oui, maîtresse mais en attendant, je mange votre pain, je bois votre cidre, je vous coûte de l’argent ; c’est une charité que vous me faites, et je ne puis rien pour vous, moi ; voilà ce qui me fait de la peine.

    Julien passa le revers de sa main sur ses yeux. Madame Bonard s’arrêta et le regarda avec surprise.

    Madame Bonard

    Ah ça ! qu’est-ce qui te prend donc ? Où as-tu pris toutes ces idées ?

    Julien

    On me l’a dit, maîtresse ; de moi-même je n’y avais pas pensé : je suis trop bête pour l’avoir compris tout seul.

    Madame Bonard

    Si je savais quel est le méchant cœur qui t’a donné ces sottes pensées, je lui dirais ce que en pense, moi. Ce n’est pas toi qui es bête, c’est l’imbécile qui t’a fait croire tout ce que tu viens de me débiter. Nomme-le-moi, Julien je veux le savoir.

    Julien

    Pardon, maîtresse ; je ne peux pas vous le dire, puisque vous trouvez qu’il a mal fait.

    Madame Bonard

    Bon garçon, va ! Mais n’en crois pas un mot, c’est tout des mensonges. J’ai besoin de toi, et tu me fais l’ouvrage d’un homme, et tu prends mes intérêts, et je serais bien embarrassée sans toi.

    Julien

    Merci bien, maîtresse, vous avez toujours été bonne pour moi.

    Ils continuèrent leur chemin et arrivèrent bientôt chez Monsieur Georgey ; le père Bonard les attendait à la porte.

    Caroline

    Entrez, entrez, Madame Bonard ; mon maître est ici dans la salle.

    Caroline ouvrit la porte de la salle où Monsieur Georgey les attendait.

    Monsieur Georgey

    Bonjour, good morning, pour lé société. J’avais une faim terrible pour lé turkey. Vitement, Caroline je sentais lé parfumerie du turkey, ça me faisait un creusement dans lé stomach.

    Madame Bonard

    Et vous allez bien, Monsieur ?

    Monsieur Georgey

    Oh yes ! perfectly well !

    Madame Bonard

    Julien s’est fait beau pour venir chez vous, Monsieur ; nous sommes tous bien reconnaissants.

    Monsieur Georgey

    Oh ! dear ! taisez-vous. Quand je sentais lé turkey, moi pas dire rien du tout pour le creusement du stomach ; moi penser au turkey et pas entendre riène qué lé friturement du graisse… À table tout lé société. J’entendais lé turkey.

    Caroline arrivait en effet avec la dinde cuite à point, exhalant un parfum qui fit sourire l’Anglais ; ses longues dents se découvrirent jusqu’aux gencives, ses yeux brillèrent comme des escarboucles, et il commença à dépecer la superbe bête, qui pesait plus de dix livres. Il en distribua largement aux convives, prit sa part, un quart d’heure après il n’en restait rien que la carcasse.

    Monsieur Georgey (avec calme)

    La deuxième turkey, Caroline.

    Chacun se regarda avec surprise. Caroline sourit de leur étonnement.

    Monsieur Georgey (vivement)

    La deuxième turkey, j’avais commandé. Quand j’avais commandé un fois, jé voulais pas commander un autre fois ; c’était un troublement pour lé stomach.

    Caroline se dépêcha d’apporter la seconde dinde ; l’Anglais la découpa et voulut en servir de larges parts comme la première fois ; mais Madame Bonard partagea son énorme morceau avec son mari.

    Monsieur Georgey

    Oh ! quoi vous faisez, Madme Bonarde ? Vous pas manger tout ? Vous pas trouver excellent le turkey graissé par vous ?

    Madame Bonard

    Si fait, Monsieur, mais nous ne pouvons plus manger, Bonard et moi. Vous nous en aviez déjà servi un gros morceau.

    Monsieur Georgey (à mi-voix)

    C’était drôle ! C’était très beaucoup drôle ! Toi, petite Juliène, toi, ma petite favorisé, tu veux encore et toujours ? Véritablement ?

    Julien

    Oui, Monsieur ! C’est si bon la dinde ! Je n’en avais jamais mangé.

    Monsieur Georgey

    Jamais… mangé turkey… Petite malheureuse ! Jé té donnais turkey, moi. Donné lé plateau… Un pièce,… un autre pièce… un tr,…

    Madame Bonard

    Miséricorde ! Vous allez tuer mon pauvre Julien.

     

    …s’écria Madame Bonard en riant et en enlevant l’assiette des mains de Monsieur Georgey.

    Monsieur Georgey

    No, no, turkey jamais tuer ; turkey léger,… étouffait jamais le stomach.

    Il recommença à manger de plus belle. Il resta à peine la moitié du second dindon.

    Monsieur Georgey

    Enlevez, Caroline ; donner lé…, lé…, lé hare… Vous pas comprendre lé hare ?… La longue animal… Comment vous lé dites ? Une, une lévrière ?

    Caroline

    Ah ! je comprends. Monsieur veut dire le lièvre.

    Monsieur Georgey

    Yes, yes, my dear ; lé lévrier. Je disais bien, pourquoi vous pas comprendre ? C’était par grognement ; vous voulais pas me donner à manger l’autre turkey, et vous furious pour cette chose. Allez, my dear, allez vitement cherchez le lévrier, et vous être bonne garçone comme pétite Juliène.

    Caroline, qui n’était pas du tout furieuse, sortit en riant et rapporta un lièvre magnifique avec une sauce de gelée de groseilles.

    Monsieur Georgey

    Madme Bonarde, my dear, vous manger un petit pièce de lévrier.

    Madame Bonard

    Volontiers, Monsieur, mais pas beaucoup, très peu.

    Monsieur Georgey lui en coupa un morceau de deux livres.

    Madame Bonard

    Je ne pourrai jamais avaler tout cela, Monsieur ; je vais partager avec mon mari.

    Monsieur Georgey

    Madme Bonarde, cela était une beaucoup petit pièce ; povre m’sieur Bonarde n’avoir riène du tout.

    Monsieur Georgey eut beau insister, ils déclarèrent en avoir plus qu’ils n’en pouvaient avaler. Julien en mangea de manière à contenter Monsieur Georgey, qui le regardait avec une satisfaction visible. Il les fit boire en proportion de ce qu’ils avaient mangé ; après le lièvre on avait servi des petits pois, puis une crème à la vanille. Julien avalait, avalait ; l’Anglais riait et se frottait les mains. Bonard riait et chantait ; Madame Bonard sentait sa tête tourner et s’inquiétait. Caroline sautillait, riait, versait à boire et parlait comme une pie.

    Monsieur Georgey

    Stop, Caroline, my dear. Jé voulais plus donner à boire ; ils étaient tous en tournoiement. Vous, Caroline, taisez-vous et courez vitement apporter le coffee, et laissez-nous en tranquillité.

    Caroline rentra peu d’instants après avec le café ; Monsieur Georgey en fit boire deux tasses à chacun de ses convives.

    Monsieur Georgey

    C’était très bon pour enlever lé tournoiement, my dear. Après le coffee nous parler tout lé jour ; quand lé lune est arrivée, jé rentrer vous dans lé maison à vous.

    Madame Bonard

    Pardon, Monsieur, il faut que je m’en aille tout à l’heure ; nous avons à faire chez nous.

    Monsieur Georgey

    Quoi vous avoir à faire ? Frédéric il était là.

    Madame Bonard

    Mais il ne fera pas du tout ce qu’il y a à faire dans la ferme, Monsieur. Les vaches, les chevaux, les cochons à soigner. Et puis les dindes qui n’ont pas été au champ.

    Monsieur Georgey

    Alors nous tous partir à la fois, et moi aider pour les turkeys avec ma petite Juliène, et moi converser avec le petite Juliène. Jé commençais. Écoute mon raison, petite Juliène. Tu avais battu Caroline pour les turkeys, c’était très tort joli ; tu avais dit no, no, pour son money, c’était plus excellent encore. Tu avais battu moi, fort, très fort, c’était admirable, et jé dis admirable ! Alors j’avais dit dans mon cervelle : « Pétite Juliène était une honnête créature ; quoi il faisait avec Madame Bonarde ? Il gardait les turkeys. Ce n’était pas une instruction, garder turkeys et batter moi et Caroline. Je voulais faire bien à petite Juliène je lé voulais. » Quand je disais, je lé voulais, jé faisais. Écoutez encore. Jé un grande multitude de money. Jé donnais à pétite Juliène des habillements ; je payais lé master dé lecture et dé l’écriture, et dé compteries, et dé dessination, et jé lé prenais pour mon fabrication, et pour mon dessinement, et je lé prenais pour mon comptement, et pour mon caissement ; et jé lé faisais un grande instruction, et jé lui avais un grande fortune. Voilà, pétite Juliène. Tu voulais ? Madame Bonarde voulait. Moi, je voulais, tout le monde voulait.

    Tout le monde se regardait, et personne ne savait que répondre. Refuser de si grands avantages pour Julien était une folie et un égoïsme impardonnable. Mais perdre Julien était pour les Bonard un vrai et grand chagrin. Ils se taisaient, ne sachant à quoi se résoudre.

    Julien pensait, de son côté, qu’il ne trouverait jamais une si bonne occasion d’assurer son avenir tout en débarrassant les Bonard de la charge qu’ils s’étaient imposée en le recueillant dans son malheur ; le souvenir du reproche de Frédéric le poursuivait et le rendait malheureux. « Que pourrai-je jamais faire pour ne plus être à la charité de mes excellents maîtres ? se disait-il. N’ont-ils pas Frédéric pour les aider à la ferme ? Il est grand, fort, robuste. Et moi qui n’ai que douze ans, qui suis petit, chétif, sans force, à quoi pourrai-je être employé ? »

    Et il se décidait à accepter l’offre de Monsieur Georgey lorsque se présentait à son esprit le chagrin de quitter Monsieur et Madame Bonard, l’apparence d’ingratitude qu’il se donnerait en acceptant la première offre qui lui était faite par un inconnu, un étranger, un homme qu’il connaissait à peine, qui semblait être, il est vrai, brave homme, généreux, mais dont les idées originales, le langage bizarre, pouvaient amener des choses fort pénibles et tout au moins très désagréables.

    Monsieur Georgey ne disait plus rien ; il les examinait tous. Enfin, Madame Bonard trouva un moyen pour gagner du temps.

    Madame Bonard

    Monsieur, Julien fera comme il voudra, mais il faut que vous me le laissiez jusqu’à ce que mes dindons soient vendus à la foire.

    Monsieur Georgey

    Quand c’est lé foire ?

    Madame Bonard

    Dans trois semaines, Monsieur.

    Monsieur Georgey

    Very well, my dear ; dans les trois semaines je venais demander Juliène.

    Julien (s'écriant)

    Mais je n’ai encore rien dit, maîtresse !

    Et il éclata en sanglots.

    Pendant quelques instants l’Anglais le regarda pleurer. Puis il lui passa plusieurs fois la main sur la tête, et dit d’une voix attendrie et très douce :

    Monsieur Georgey (d’une voix douce et attendrie)

    Povre petite Juliène ! Bonne petite Juliène ! pleurer par chagrinement de quitter master et Madame Bonard ? C’était très joli, très attachant. Don’t cry,… mon petite Juliène. Toi être consolé, moi t’aimer beaucoup fort ; toi aider Caroline, aider moi, misérable homme tout solitaire qui vois pas personne pour affectionner ; moi qui cherchais un honnête garçone pour rendre heureux et qui trouvais personne. Pleure pas, pétite Juliène, toi faire comme ton volonté. Jé té faisais demain et tous les matinées un rencontrement avec les turkeys. Quand il fera trois semaines, toi diras à moi oui ou non.

    Georgey lui secoua fortement la main. Julien leva sur lui ses yeux baignés de larmes, baisa la main qui serrait encore la sienne, essaya de parler, mais ne put articuler une parole.

    #154486

    CHAPITRE 08 : FAUSSETE D’ALCIDE :

    Tout le monde se leva ; les Bonard et Julien pour retourner à la ferme ; l’Anglais pour les reconduire.

    Madame Bonard

    Vons venez avec nous, Monsieur ?

    Monsieur Georgey

    Yes, Madme Bonarde ; je promenais en votre compagnie. Moi aimais beaucoup prendre un promenade en votre compagnie. Moi voulais voir les turkeys. Jé avais un peu beaucoup peur Frédéric mangeait les turkeys dans l’absentement de pétite Juliène.

    Madame Bonard (riant)

    Oh ! Monsieur, Frédéric ne mangera pas quarante-quatre dindons, malgré qu’il soit un peu gourmand.

    Monsieur Georgey

    Frédéric était gourmand ! Fy ! C’était laide, c’était affreuse, c’était horrible d’avoir lé gourmandise. Petite Juliène n’avait pas lé gourmandise. Il aimait turkey, mais pas lé gourmandise.

    Les Bonard ne purent s’empêcher de rire ; Julien lui-même sourit en regardant rire ses maîtres.

    Monsieur Georgey

    Quoi vous avez, Madme Bonarde ? J’avais dit un sottise ? Eh ! j’étais content alors. Petite Juliène il riait, il avait fini lé pleurnichement.

    Monsieur Georgey se mit à rire aussi mais il avait à peine eu le temps d’ouvrir la bouche et de montrer ses longues dents, que Bonard, qui marchait un peu en avant, s’écria :

    Bonard

    Ah ! coquin ! Je t’y prends, enfin !

    Et il s’élança dans le bois.

    Tout le monde s’arrêta avec surprise ; Bonard avait disparu dans le fourré. Monsieur Georgey était un peu en arrière ; il n’avait pas encore tourné le coin du bois.

    Madame Bonard

    Qu’y a-t-il donc ? Julien, as-tu vu quelque chose ?

    Julien

    Rien du tout, maîtresse. Je ne sais pas ce que c’est.

    Monsieur Georgey

    My goodness ! Jé voyais! Jé voyais ! Il courait ! Il sautait lé fosse ! Il tombait ! Eh ! vitement ! Master Bonard il arrivait ! Oh ! very well il était au fondation dé fosse. Ah ! ah ! ah ! master Bonard il s’arrêtait, Master Bonard il voyait pas !… Il rentrait dans lé buissonnement. C’était sauvé ! Bravo ! bravo ! my dear ! c’était très joli. Alcide il était beaucoup fort habile.

    Madame Bonard

    Que voyez-vous donc, Monsieur Georgey ? Qu’est-ce que c’est ? Je ne vois rien, moi.

    Monsieur Georgey lui expliqua avec beaucoup de peine qu’étant resté en arrière il avait vu ce qui s’était passé au tournant du petit bois. Alcide en était sorti en courant, poursuivi par Monsieur Bonard qui se trouvait encore dans le plus épais du taillis ; Alcide, se voyant au moment d’être pris, avait sauté dans le fossé ; s’y était couché tout de son long, caché par un saule dont les branches retombaient sur le fossé ; que Monsieur Bonard, sorti du bois, n’avait plus trouvé Alcide et revenait sans doute à la ferme à travers bois.

    Madame Bonard ne trouva pas la chose aussi plaisante et hâta le pas pour rejoindre son mari. Julien la suivit, malgré les appels réitérés de Monsieur Georgey, qui restait à la même place et qui voulait aller chercher Alcide dans son fossé.

    Madame Bonard arriva à la ferme en même temps que son mari.

    Madame Bonard

    C’est-il vrai, Bonard, que tu as vu Alcide ? Pourquoi as-tu couru après lui ?

    Bonard

    Parce que je croyais avoir aperçu Frédéric ; je voulais le prendre sur le fait.

    Madame Bonard

    Étaient-ils vraiment ensemble ? Monsieur Georgey n’a vu qu’Alcide tout seul qui est tombé dans le fossé en sortant du bois.

    Bonard

    Je n’ai plus vu personne. Mais nous allons bien voir si Frédéric est à la ferme. Si je ne le trouve pas, c’est qu’il doit être encore avec ce coquin d’Alcide, et qu’ils se sont sauvés chacun de leur côté. Va voir à l’étable pendant que je vais voir à l’écurie.

    Bonard entra dans l’écurie et aperçut Frédéric couché sur des bottes de foin et profondément endormi. « C’est étonnant », se dit-il ; « j’aurais juré qu’ils étaient deux ».

    Il s’approcha de Frédéric, le poussa légèrement ; Frédéric entr’ouvrit les yeux, se souleva à demi et retomba endormi.

    Bonard (à mi-voix)

    Il dort tout de bon ! C’est singulier tout de même.

    Et il s’en alla en refermant la porte.

    À peine fut-il sorti que Frédéric se releva.

    Frédéric

    J’ai eu une fameuse peur ! Une seconde de plus, j’étais pris. C’est-il heureux que je me sois trouvé caché par un buisson et que j’aie pu rentrer par la porte de derrière avant le retour de mon père. Alcide se sera échappé, je suppose. A-t-il détalé ! Ha ! ha ! ha ! Et ces diables de chevaux qui n’ont pas dîné ! Heureusement qu’ils ne parleront pas… Il faut que je revoie Alcide avant la foire, tout de même ; nous ne sommes convenus de rien ; et, comme il dit, il nous faut de l’argent pour nous amuser.

    Frédéric secoua les brins de foin restés attachés à ses vêtements, sortit de l’écurie et entra dans la maison, où il parut étonné de trouver tout le monde rentré.

    Frédéric

    Ah ! vous voilà de retour ? Y a-t-il longtemps ?

    Bonard

    Quelques instants seulement. Je t’ai trouvé dormant dans l’écurie ; je n’ai pas voulu te réveiller, pensant que tu avais eu du mal à faire seul tout l’ouvrage de la ferme et que tu étais fatigué.

    Frédéric

    Ça, c’est vrai, j’étais très fatigué…

    Madame Bonard (sèchement)

    Tu n’avais pourtant pas tant d’ouvrage ! Les animaux à nourrir ; ton dîner à chauffer et à manger ; voilà tout.

    Frédéric

    C’est que les cochons m’ont fait joliment courir ; ils avaient passé dans le bois, et de là ils étaient au moment d’entrer dans l’orge ; ils y auraient fait un joli dégât, vous pensez !

    Madame Bonard (de même)

    Par où donc ont-ils passé ? tout est bien clos.

    Frédéric (embarrassé)

    Par où, je ne puis vous dire ; le fait est qu’ils y étaient.

    Madame Bonard

    Les as-tu enfermés ?

    Frédéric

    Je crois bien ; mais après qu’ils m’ont fait courir plus d’une heure.

    Madame Bonard

    C’est bon, tais-toi !

    Bonard

    Qu’as-tu donc, femme ? tu as l’air tout en colère contre Frédéric ; il n’a pas fait pourtant grand mal en se reposant une heure.

    Madame Bonard

    Bah ! il n’était pas fatigué ; il n’avait pas besoin de se reposer.

    Bonard

    Qu’en sais-tu ?

    Madame Bonard

    Je sais ce que je sais. Frédéric, va me chercher des pommes de terre et le morceau de porc frais dans la cave.

    Frédéric, étonné du ton sec de sa mère, sortit tout troublé et alla à la cave, mais pour n’y rien trouver, puisqu’il venait de manger avec Alcide ce que sa mère demandait.

    Frédéric

    Que vais-je dire ? Alcide me conseille de nier que j’y ai touché, mais ils ne le croiront pas. Cet Alcide est par trop gourmand ; j’avais beau lui dire de n’y pas toucher, de nous contenter de ce qu’on m’avait laissé (et il y en avait grandement pour deux), il m’a fallu lui céder. Il m’aurait battu ! C’est qu’il me tient, à présent. J’ai partagé avec lui le profit des dindons, et je ne peux plus m’en dépêtrer. Avec cela qu’il me mène toujours à mal et que je ne suis guère heureux depuis que je l’ai écouté ; j’ai toujours peur de mes parents, de Julien, d’Alcide lui-même. Il est méchant cet Alcide ; il serait capable de me dénoncer, de dire que c’est moi qui l’ai mal conseillé, et je ne sais quoi encore. Quand il me fait ses raisonnements, il me semble qu’il dit vrai ; mais quand je me retrouve seul, je sens qu’il a tort. Pourquoi l’ai-je écouté, mon Dieu ! Pourquoi n’ai-je pas fait comme Julien !

    Julien (accourant)

    Frédéric ! Frédéric ! Madame Bonard te demande ; elle s’impatiente ; elle dit qu’il lui faut sa viande tout de suite pour qu’elle ait le temps de la préparer pour ce soir.

    Frédéric ne savait que dire. Julien le regardait avec étonnement.

    Julien

    Qu’as-tu donc ? Es-tu malade ?

    Frédéric

    Non, pas malade, mais embarrassé ; je ne trouve pas le morceau de porc ; je ne sais que faire.

    Julien (l’examinant)

    Mais qu’est-il devenu ?

    Frédéric

    Je n’en sais rien ; quelqu’un l’aura pris.

    Julien

    Pris ! Ici, dans la cave ! C’est impossible ! Dis-moi vrai ; tu l’as mangé ?

    Frédéric ne répondit pas.

    Julien

    Tu l’as mangé, et pas seul, n’est-ce pas ?

    Frédéric (effrayé)

    Tais-toi ! si on t’entendait !

    Julien

    Écoute, Frédéric, je sais qu’Alcide était avec toi tantôt ; je devine qu’il t’a donné de mauvais conseils, comme il fait toujours. Sais-tu ce qu’il faut faire ? Avoue la vérité à ta mère, elle est si bonne ; elle te pardonnera si elle voit que tu te repens sincèrement.

    Frédéric

    Je n’oserai jamais ; mon père me battrait.

    Julien

    Non ; tu sais que ce qui le met en colère contre toi, c’est quand il voit que tu mens ; mais, si tu lui dis la vérité, il te grondera, mais il ne te touchera pas.

    Pendant que Frédéric hésitait, Madame Bonard s’impatientait.

    Madame Bonard

    Je n’aurai pas le temps de faire cuire ma viande. Je vais y aller moi-même ; ce sera plus tôt fait.

    Elle arriva en effet au moment où Julien disait sa dernière phrase.

    Madame Bonard

    Qu’est-ce qu’il y a ? Encore une de tes sottises, Frédéric ?

    Frédéric tressaillit et resta muet.

    Julien

    Parle donc ! Dis à Madame Bonard ce que tu me disais tout à l’heure, que tu es bien fâché, que tu ne recommenceras pas.

    Frédéric continuait à se taire ; Madame Bonard, étonnée, regardait tantôt l’un, tantôt l’autre.

    Madame Bonard

    Où est le morceau de porc frais ? L’aurais-tu mangé en compagnie de ce gueux d’Alcide ?

    Julien

    Tout juste, maîtresse ; et c’est ce que Frédéric n’ose vous dire, malgré qu’il en ait bonne envie et qu’il le regrette bien. Et il promet bien de ne pas recommencer.

    Madame Bonard

    C’est-il bien vrai ce que dit Julien ?

    Frédéric

    Oui, maman, très vrai ; Alcide m’a obligé de lui laisser manger le morceau que vous aviez préparé pour ce soir, et il m’a obligé à le partager avec lui.

    Madame Bonard

    Obligé ! obligé ! c’est que tu l’as bien voulu. Mais enfin, puisque tu l’avoues, que tu ne mens pas comme d’habitude, je veux bien te pardonner et n’en rien dire à ton père. Mais ne recommence pas, et ne fais plus de causerie avec ce méchant Alcide qui te mène toujours à mal. Julien, cours vite chercher quelque chose chez le boucher, et reviens tout de suite.

    Julien y courut en effet et rapporta un morceau de viande, que Madame Bonard se dépêcha de mettre au feu. Bonard ne se douta de rien, car il était parti pour travailler, et quand il rentra, la soupe était prête, la viande cuite à point et le couvert mis. Madame Bonard profita de son tête-à-tête avec Frédéric pour lui parler sérieusement, pour lui démontrer le mal que lui faisait Alcide, et les chagrins qu’il leur préparait à tous. Frédéric promit de ne plus voir ce faux ami, et fut très satisfait de s’en être si bien tiré.


    #154487

    CHAPITRE 09 : IL A JULIEN :

    Pendant quelques jours tout alla bien ; Frédéric fuyait Alcide ; Julien menait ses dindes aux champs, Monsieur Georgey venait l’y rejoindre tous les jours à deux heures, s’asseyait près de lui, ne disait rien de ses projets et se faisait raconter tous les petits événements de la vie de son protégé : son enfance malheureuse, la misère de ses parents, la triste fin de son père mort du choléra, et de sa mère, morte un an après de chagrin et de misère ; son abandon, la charitable conduite de Monsieur et de Madame Bonard, et leur bonté à son égard depuis plus d’un an qu’il était à leur charge.

    Monsieur Georgey

    Et toi, pauvre pétite Juliène, toi étais pas heureuse ?

    Julien

    Je serais heureux, Monsieur, si je ne craignais de gêner mes bons maîtres. Ils ne sont pas riches ; ils n’ont que leur petite terre pour vivre, et ils travaillent tous deux au point de se rendre malades parfois.

    Monsieur Georgey

    Et Frédric ? Il était une fainéante ?

    Julien (embarrassé)

    Non, M’sieur mais…, mais…

    Monsieur Georgey

    Très bien, très bien, petite Juliène, jé comprenais ; jé voyais lé vraie chose. Toi voulais pas dire mal. Et Frédric il était une polissonne, une garnement mauvaise, une voleur, une…

    Julien (vivement)

    Non, non, Monsieur ; je vous assure que…

    Monsieur Georgey

    Jé savais, jé disais, jé croyais. Tais-toi, pétite Juliène… Prends ça, pétite Juliène…

    …ajouta-t-il en lui tendant une pièce d’or.

    Monsieur Georgey

    Prendez, jé disais : (avec autorité) prendez !…

    …répéta-t-il d’un air d’autorité auquel Julien n’osa pas résister.

    Monsieur Georgey

    C’était pour acheter une blouse neuf.

    Monsieur Georgey se leva, serra la main de Julien, et s’en alla d’un pas grave et lent sans tourner la tête.

    Le lendemain, Monsieur Georgey revint s’asseoir comme de coutume près de Julien, pour l’interroger et le faire causer. En le quittant, il lui tendit une nouvelle pièce d’or, que Julien refusa énergiquement.

    Julien

    C’est trop, M’sieur. c’est trop ; vrai, c’est beaucoup trop.

    Monsieur Georgey

    Pétite Juliène, je voulais. C’était pour acheter lé inexpressible.

    Et, comme la veille, il le força à accepter la pièce de vingt francs.

    Le surlendemain, même visite et une troisième pièce d’or.

    Monsieur Georgey

    C’était pour acheter une gilète et une couverture pour ton tête. Je voulais.

    Pendant deux jours encore, Monsieur Georgey lui fit prendre de force sa pièce de vingt francs. Julien était reconnaissant, mais inquiet de cette grande générosité.

    Tous les jours il remettait sa pièce d’or à Madame Bonard en la priant de s’en servir pour les besoins du ménage.

    Julien

    Moi, je n’ai besoin de rien, maîtresse, grâce à votre bonté ; et je serais bien heureux de pouvoir vous procurer un peu d’aisance.

    Madame Bonard

    Bon garçon ! je te remercie, mon enfant ; je n’oublierai point ce trait de ton bon cœur.

    Madame Bonard l’embrassa, mit sa pièce d’or dans un petit sac et se dit :

    Madame Bonard

    Puisse l’Anglais remplir ce sac ; ce serait une fortune pour cet excellent enfant ! Quel malheur que Frédéric ne lui ressemble pas !

    * * *

    La veille du jour de la foire, Monsieur Georgey vint à la ferme Bonard.

    Monsieur Georgey (entrant)

    Madme Bonarde, combien il reste de turkeys à vous ?

    Madame Bonard

    Vous en avez mangé douze, Monsieur il m’en reste trente-quatre.

    Monsieur Georgey

    Madme Bonarde, vous vouloir, s’il plaît à vous, les conserver pour moi ?

    Madame Bonard

    Mais, Monsieur, je ne puis pas les garder si longtemps : leur nourriture coûterait trop cher.

    Monsieur Georgey

    Madme Bonarde, moi aimer énormément beaucoup le turkey ; moi payer graine et tout pour leur graissement, et moi payer dix francs par chacune turkey.

    Madame Bonard

    Oh non ! Monsieur, c’est trop. Du moment que vous payez la nourriture, six francs par bête, c’est largement payer.

    Monsieur Georgey

    Madme Bonarde, moi pas aimer ce largement ; moi aimer lé justice et moi vouloir forcément, absolument payer dix francs. Je voulais. Vous savez, jé voulais.

    Madame Bonard

    Comme vous voudrez, Monsieur ; je vous remercie bien, Monsieur ; c’est un beau présent que vous me faites et que je ne mérite pas.

    Monsieur Georgey

    Vous méritez tout à fait bien. Vous très excellente pour ma pétite Juliène, et moi vous demander une grande chose par charité. Donnez-moi lé pétite Juliène. Jé vous demande très fort. Donnez-moi lé pétite Juliène.

    Madame Bonard

    Mais, Monsieur, je veux que mon Julien ne change pas sa religion ; les Anglais ne sont pas de la religion catholique comme nous.

    Monsieur Georgey

    Oh ! yes ! moi Anglais catholique, moi du pays Irlande ; lé pétite Juliène catholique comme moi. Vous voyez pas moi à votre église comme vous !… Pourquoi vous pas dire rien ? Je vous demande lé petite Juliène.

    Madame Bonard pleurait et ne pouvait répondre.

    Monsieur Georgey

    Vous pas comprendre, lé pétite Juliène être très fort heureuse avec moi. Lui apprendre tout ; avoir l’argent beaucoup ; avoir lé bonne religion catholique. Tout ça excellent.

    Madame Bonard

    Vous avez raison, Monsieur ; je le sais, je le vois. Prenez-le, Monsieur, mais après la foire.

    Monsieur Georgey

    Bravo, Madme Bonarde, vous bonne créature ; moi beaucoup remercier vous. Jé viendrai lé jour de lendemain du foire. Adieu, bonsoir.

    Monsieur Georgey s’en alla se frottant les mains ; en passant devant le champ où Julien gardait les dindons, il lui annonça le consentement de Madame Bonard, lui promit de le rendre très heureux, de lui faire apprendre toutes sortes de choses, et de le laisser venir chez les Bonard tous les soirs.

    Julien ne pleura pas cette fois ; il commençait à avoir de l’amitié pour l’Anglais, qui avait été si bon pour lui ; il comprenait que chez Monsieur Georgey il ne serait à charge à personne, qu’il y recevrait une éducation meilleure que chez Madame Bonard. Et puis, il craignait un peu de se laisser gagner par le mauvais exemple de Frédéric et par les détestables conseils d’Alcide, qu’il ne pouvait pas toujours éviter.

    Julien se borna donc à soupirer ; il remercia Monsieur Georgey et lui promit de se tenir prêt pour le surlendemain.

    Monsieur Georgey lui secoua la main, lui dit qu’il le reverrait à la foire, et s’en alla très content.

    À peine fut-il parti qu’Alcide sortit du bois.

    Alcide

    Bonjour, Julien, tu gardes toujours tes dindons ? Belle occupation, en vérité !

    Julien (sèchement)

    J’aime mieux garder les dindons que les voler.

    Alcide

    Ah ! tu m’en veux encore, à ce que je vois. Ne pense plus à cela, Julien ; j’ai eu tort, je le sais, et je t’assure que je ne recommencerai pas. Viens-tu à la foire demain ?

    Julien

    Je n’en sais rien ; c’est comme Madame Bonard voudra. Je n’y tiens pas beaucoup, moi.

    Alcide

    Tu as tort : ce sera bien amusant ; des théâtres, des drôleries, des tours de force de toute espèce.

    Julien

    Tu ne verras rien de tout cela, toi, puisque tu n’as pas d’argent.

    Alcide

    Bah ! on trouve toujours moyen de s’en procurer. Et puis, je suis convenu avec Frédéric d’y conduire l’Anglais ; il nous régalera.

    Julien

    Alcide, tu vas faire quelques tromperies à ce bon Monsieur Georgey. Je ne veux pas de ça, moi.

    Alcide

    Quelle tromperie veux-tu que je lui fasse ? Ce n’est pas que ce soit difficile, car il es bête comme tout ; on lui fait accroire tout ce qu’on veut.

    Julien

    Il n’est pas bête ; il est trop bon. Si tu l’as trompé avec tes dindons, c’est parce qu’il a eu confiance en toi et qu’il t’a cru honnête.

    Alcide (ricanant)

    Tu m’ennuies avec tes dindons, tu répètes toujours la même chose ! Si tu crains que nous ne trompions ton Anglais, viens avec lui ; tu nous empêcheras de l’attraper, tu le protégeras contre nous.

    Julien

    Ma foi, je ne dis pas non ; et ce serait une raison pour aller à cette foire dont je ne me soucie guère pour mon compte.

    Alcide

    Vas-y ou n’y va pas, ça m’est égal. Frédéric et moi, nous irons avec l’Anglais, tu peux bien y compter.

    Alcide mit ses mains dans ses poches et s’en alla en sifflant :

    J’ai du bon tabac dans ma tabatière.

    J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas.

    Julien le suivit des yeux quelque temps.

    Julien (à mi-voix)

    J’irai. Je vais demander à Madame Bonard d’y aller. J’irai avec le bon Monsieur Georgey, et peut-être lui serai-je utile.

    Alcide se disait de son côté :

    Alcide (à mi-voix)

    Il ira, bien sûr qu’il ira. Il se figure qu’il nous empêchera de faire nos petites affaires. Mais il est certain qu’il nous y aidera sans le savoir… Ce Frédéric est embêtant tout de même. S’il avait bien voulu m’écouter, nous n’aurions pas eu besoin de ce grand nigaud d’Anglais pour nous amuser… Ce n’était pourtant pas si mal de chiper à ses parents une pièce de dix francs. Le bien des parents n’est-il pas le nôtre ? Avec cela qu’il est seul enfant et que ses parents ne lui donnent jamais rien pour s’amuser… Mais, faute de mieux, l’Anglais fera notre affaire. Nous le griserons et puis nous verrons… Si Julien y va avec lui,… nous le griserons aussi, nous lui ferons faire ce que nous voudrons et nous lui mettrons tout sur le dos. Et puis, d’ici à demain, je trouverai peut-être un moyen de me procurer l’argent. Vive la joie ! Vive le vin, la gibelotte et le café ! Je ne connais que ça de bon, moi !

    #154488

    CHAPITRE 10 : LE COMPLOT :

     Julien revint avec ses dindes ; il les compta, les renferma, leur donna du grain et rentra à la maison. Il n’y trouva que Frédéric ; Bonard labourait encore, Madame Bonard était à la laiterie.

     Frédéric

     Tu ne vas pas à la foire demain ?

     Julien

     Si fait, je crois bien que j’irai. Je le demanderai ce soir à Madame Bonard.

     Frédéric (surpris)

     Comment ? tu disais hier que tu resterais à la maison.

     Julien (avec malice)

     Oui, mais j’ai changé d’idée.

     Frédéric

     Qu’est-ce qui gardera tes dindes si tu t’en vas ?

     Julien

     Elles ne mourront pas pour rester un jour dans la cour avec du grain à volonté.

     Frédéric

    Mais il faudra bien que quelqu’un reste pour garder la maison.

    Julien

    Ah bien on t’y fera rester sans doute.

    Frédéric (indigné)

    Moi ! par exemple ! Moi le fils de la maison ! Pendant que toi tu irais t’amuser ! Toi qui es ici par charité pour servir tout le monde !

    Julien (attristé)

    Je n’y resterai pas longtemps ! Ce ne sera pas moi qui te ruinerai.

     Frédéric

    Et où iras-tu ? Qu’est-ce qui voudra de toi ?

    Julien

    Ne t’en tourmente pas. Je suis déjà placé.

     Frédéric

    Placé ! Toi placé ? Et chez qui donc ?

    Julien

    Chez Monsieur Georgey. Le bon Monsieur Georgey, qui veut bien me garder chez lui.

    Frédéric retomba sur sa chaise dans son étonnement. Julien serait à la place qu’ambitionnait, qu’espérait Alcide ! Une place si pleine d’agréments, près d’un homme si facile à tromper ! Et c’était ce petit sot, ce petit pauvrard qui profitait de tous ces avantages ! « Il faut que je voie Alcide, se dit-il ; il faut que je le prévienne ; il a de l’esprit, il est fin, il trouvera peut-être un moyen de le perdre dans l’esprit de l’Anglais. Heureusement que nous avons encore une journée devant nous. »

    Julien examinait la figure sombre de Frédéric et se disait : « Il n’est pas content, à ce qu’il paraît. Il ne veut pas que j’aille à la foire, il a peur que je ne les empêche de tromper ce pauvre Monsieur Georgey. Raison de plus pour que j’y aille. »

    Ils restèrent quelques minutes sans rien dire, sans se regarder. Madame Bonard rentra pour servir le souper. Tous deux se levèrent. Frédéric allait parler, mais Julien le prévint.

    Julien (s’avançant vers elle)

    Maîtresse, j’ai quelque chose à vous demander, une chose que je désire beaucoup.

    Madame Bonard

    Parle, mon enfant ; tu ne m’as jamais rien demandé. Je ne te refuserai pas, bien sûr.

    Julien

    Maîtresse, j’ai bien envie d’aller demain à la foire.

    Madame Bonard

    Tu iras, mon ami, tu iras. J’allais te dire de t’y préparer ; tu as bien des choses à acheter pour être vêtu proprement. Et ce n’est pas l’argent qui te manque, tu sais bien.

    Julien

    Avec tout ce que vous m’avez déjà acheté, maîtresse, je n’ai guère plus de dix francs ; à cinq francs par mois, il faut du temps pour gagner de quoi se vêtir.

    Madame Bonard

    Dix francs ! Tu vas voir ce que tu as.

    Et, ouvrant l’armoire, elle en tira un petit sac en toile, le dénoua et étala sur la table cinq pièces de vingt francs, quatre pièces de cinq francs et trois francs soixante centimes de monnaie.

    Madame Bonard

    Tu vois, mon ami, tu es plus riche que tu ne le pensais.

    Julien

    Ce n’est pas à moi ces cinq pièces d’or, maîtresse. Vous savez que je vous les ai laissées pour le ménage.

    Madame Bonard

    Et tu crois, pauvre petit, que j’aurais consenti à te dépouiller du peu que tu possèdes et que tu dois à la générosité de Monsieur Georgey ? Non, ce serait une vilaine action que je ne ferai jamais.

    Julien

    Merci, maîtresse ; je suis bien reconnaissant de votre bonté pour moi. Je puis donc aller à la foire ?

    Madame Bonard

    Certainement, mon ami et je t’accompagnerai pour t’acheter ce qu’il te faut.

     Frédéric

    Et moi, maman, puis-je y aller dès le matin ?

    Madame Bonard

    Non, mon garçon, tu resteras ici pour garder la maison et soigner les bestiaux jusqu’à mon retour. Je partirai de bon matin, tu pourras y aller après midi.

    Madame Bonard remit l’argent dans le sac, rattacha la ficelle, le remit en place, ôta la clef et la posa dans sa cachette, derrière l’armoire, Puis elle se mit faire les préparatifs du souper. Julien l’aidait de son mieux. Frédéric resta pensif ; au bout de quelques instants, il se leva et sortit.

    Madame Bonard

    Où vas-tu, Frédéric ?

     Frédéric

    Je vais voir si mon père est rentré avec les chevaux et s’il a besoin de moi.

    Madame Bonard

    C’est très bien, mon ami. Cela fera plaisir à ton père.

    Quand il fut parti :

    Madame Bonard

    Cela m’étonne ; en général, il ne fait tout juste que ce qui lui a été commandé. Je serais bien heureuse qu’il changeât de caractère. Maintenant que nous allons te perdre, mon Julien, il va bien falloir qu’il travaille davantage. Son père le fera marcher pour le gros de l’ouvrage, mais pour le détail il faudra que Frédéric y pense de lui-même et le fasse.

    Julien

    Il le fera, maîtresse, il le fera ; moi parti, il ne comptera plus sur mon aide, et il s’y mettra de tout son cœur.

    Madame Bonard

    Que le bon Dieu t’entende, mon Julien, mais je crains bien d’avoir à te chercher un remplaçant sous peu de jours.

    Julien ne répondit pas, car il le pensait aussi. Il continua à s’occuper du souper. Une demi-heure après, Bonard rentra.

    Bonard

    Le souper est prêt ? Tant mieux ! J’ai une faim à tout dévorer.

    Madame Bonard

    À table, alors. Voici la soupe. Donne ton assiette, Bonard ; et toi aussi, Julien. Et Frédéric, où est-il donc ? Tu l’as laissé à l’écurie ?

    Bonard

    Je ne l’ai pas vu ; je croyais le retrouver ici.

    Madame Bonard

    Comment ça ? Il est allé il y a plus d’une demi-heure au devant de toi pour t’aider à rentrer et à arranger tes chevaux.

    Bonard

    Je n’en ai pas entendu parler. Il y a longtemps que je suis revenu, puisque je leur ai fait manger leur avoine, je les ai fait boire, je leur ai donné leur foin, j’ai arrangé leur litière ; il faut plus d’une demi-heure pour tout cela.

    Madame Bonard

    C’est singulier ! Va donc voir, Julien.

    Julien se leva et alla à la recherche de Frédéric ; mais, au lieu de regarder dans la ferme, il prit le chemin du village.

    Julien

    Bien sûr qu’il aura été prendre ses arrangements avec Alcide pour changer leurs heures. Il croyait aller à la foire dès le matin, et le voilà retenu jusqu’à midi.

    En effet, il rencontra Frédéric revenant avec Alcide.

    Alcide (avec brusquerie)

    Que viens-tu faire ici ? Viens-tu nous espionner ?

    Julien

    Je venais chercher Frédéric, parce que Monsieur et Madame Bonard m’ont envoyé voir où il était. On est à table depuis quelque temps.

     Alcide

    C’est-il vexant ! Ce mauvais garnement va te dénoncer. Prends garde !

    Julien

    Je ne l’ai jamais dénoncé, vous le savez bien tous les deux. Pourquoi commencerais-je aujourd’hui, à la veille de quitter la maison ?

     Alcide

    Qu’est-ce que tu vas dire ?

    Julien

    Je n’en sais rien, cela dépend ; si on m’interroge, je dirai la vérité, bien sûr. Qu’il rentre le premier, il parlera pour lui-même ; alors on ne me demandera rien.

    Frédéric (inquiet)

    Qu’est-ce que je dirai ?

     Alcide

    Tu diras que tu as été au champ par la traverse ; que, voyant la charrue dételée et restée dans le sillon, tu as pensé que ton père était rentré par l’autre chemin. Que tu as rencontré un ouvrier qui t’a dit que ton père était chez le maréchal pour faire ferrer un cheval, et que tu en revenais quand tu as rencontré Julien.

     Frédéric

    Bon, je te remercie ; tu as toujours des idées pour te tirer d’affaire.

    Et, sans faire attention à Julien, Frédéric courut pour arriver à la maison le premier.

    Quand il entra, il commença son explication avant qu’on ait eu le temps de l’interroger. Et il ajouta :

    Frédéric

    Sans entrer chez le maréchal, j’ai bien vu, mon père, que vous n’y étiez pas, et je suis revenu en courant, pensant que vous ne seriez pas fâché d’avoir un coup de main.

    Bonard

    Merci, mon garçon ; mais quel est l’imbécile qui t’a fait le conte du cheval déferré ?

    Frédéric (embarrassé)

    Je ne sais, mon père ; c’est sans doute un des nouveaux ouvriers de l’usine, car je ne l’avais pas encore vu dans le pays.

    Bonard

    Mais comment me connaît-il ?

     Frédéric

    Il ne vous connaît pas, je pense. Quand je lui ai demandé s’il vous avait rencontré (car il venait comme de chez nous), il m’a répondu qu’il venait de voir passer un homme avec deux chevaux dont l’un était déferré ; alors j’ai pensé que vous étiez chez le maréchal.

    Bonard

    Allons, c’est très bien. Mais où est Julien ?

     Frédéric

    Il est resté en arrière ; le voilà qui arrive.

    Julien entra.

    Madame Bonard

    Viens achever ton souper, mon pauvre Julien, je suis fâchée de t’avoir fait courir pour rien. Mangez tous les deux, vous devez avoir faim ; l’heure est avancée.

    Frédéric et Julien ne se le firent pas dire deux fois ; ils mangèrent la soupe, de l’omelette au lard, du boudin et des groseilles : un souper soigné ; c’était le dernier que devait faire Julien chez eux.

    #154489

    CHAPITRE 11 : DEPART POUR LA FOIRE :

    Le lendemain matin, comme Julien finissait son ouvrage, Madame Bonard vint le chercher pour aller à la foire. Ils se mirent en route.

    Madame Bonard

    Dis donc, Julien, si nous prenions Monsieur Georgey en passant devant sa porte ? Il ne va pas pouvoir s’en tirer tout seul à la foire ; il se fera attraper, voler, bien sûr.

    Julien

    Maîtresse, si vous voulez, nous y passerons seulement pour lui dire qu’il m’attende, que je viendrai le chercher vers midi.

    Madame Bonard

    Et pourquoi pas l’emmener tout de suite, puisque nous y allons ?

    Julien

    Maîtresse, c’est que… c’est que… j’aimerais mieux que nous ayons fini nos emplettes sans lui.

    Madame Bonard

    Pourquoi cela ?

    Julien

    Parce que… je crains… que…, que…, qu’il ne veuille tout payer. Et il m’a déjà tant donné, que j’en serais honteux.

    Madame Bonard

    Tu as raison, Julien. C’est une bonne et honnête pensée que tu as là.

    Madame Bonard lui donna une petite tape sur la joue, et ils continuèrent leur chemin.

    Julien monta chez Monsieur Georgey pendant que Madame Bonard se reposait en causant avec Caroline, qui s’apprêtait aussi pour la foire.

    Julien (entrant)

    Monsieur, pardon si je vous dérange.

    Monsieur Georgey

    Pas dérangement du tout, pétite Juliène. Moi satisfait voir toi ; je voulais aller au foire avec toi.

    Julien

    Oui, Monsieur ; je venais tout juste vous demander de m’attendre jusqu’à midi, je viendrai vous prendre.

    Monsieur Georgey

    Moi aimer plus aller dans lé minute. Moi voulais acheter une multitude de choses.

    Julien

    Il y aura plus de marchands à midi, Monsieur.

    Monsieur Georgey

    Alors moi garder toi, pétite Juliène ; nous mangerons un turkey auparavant lé foire.

    Julien (embarrassé)

    Je ne peux pas, Monsieur ; il faut que je m’en aille.

    Monsieur Georgey

    Quoi c’est cet impatientement ? Pourquoi il fallait partir toi seul ?

    Julien (avec hésitation)

    Parce que Madame Bonard m’attend à la porte, Monsieur, et que…

    Monsieur Georgey

    Oh ! my goodness ! Madme Bonarde attendait et moi pas savoir ! C’était beaucoup malhonnête, pétite Juliène.

    Et, avant que Julien eût pu l’en détourner, Monsieur Georgey était descendu.

    Monsieur Georgey

    Oh ! dear ! Madme Bonarde ! Moi étais fâché fort ; vous rester devant mon porte et moi pas savoir. Oh ! pétite Juliène, c’est très fort ridicoule ! Moi faire excuses, pardon. Entrez, Madme Bonarde, s’il vous plaît.

    Madame Bonard

    Je ne peux pas, Monsieur, il faut que je mène Julien faire des emplettes et que nous soyons de retour à midi.

    Monsieur Georgey

    Et lé petite nigaude Juliène disait pas à moi les emplettes. Il disait rien. Jé allais manger un pièce. Caroline, Caroline ! vitement thé, crème, toast. Beaucoup toast, beaucoup tasses, beaucoup crème. Vitement, Caroline.

    Caroline se dépêcha si bien, qu’un quart d’heure après, le thé et les accompagnements du thé étaient apportés dans la salle. Monsieur Georgey força Madame Bonard et Julien à se mettre à table et à manger. Comme ils n’avaient encore rien pris, ce petit repas improvisé fut avalé avec plaisir. Monsieur Georgey mangea une douzaine de toasts, c’est-à-dire des tartines de pain et de beurre grillées ; chacune d’elles était grande comme une assiette. Quatre de ces tartines eussent étouffé tout autre, mais Monsieur Georgey avait un estomac vigoureusement constitué ; il n’éclata pas, il n’étouffa pas, et il se leva satisfait et pouvant sans inconvénient attendre l’heure du dîner. Un petit verre de malaga acheva de le réconforter ; et, prenant son chapeau, il sortit avec Madame Bonard et Julien après avoir pris la précaution de glisser dans sa poche une poignée de pièces d’or.

    La ville n’était pas loin ; le temps était magnifique ; ils arrivèrent au bout d’une demi-heure de marche. Pendant qu’ils achètent, que Monsieur Georgey paye, qu’il fait d’autres emplettes pour son compte, châles, robes, fichus, bonnets, pour Madame Bonard, vêtements, chaussures, chapeau, etc., pour Julien, présents d’espèces différentes pour d’autres qu’il voulait récompenser des petits services qu’il en avait reçus, Frédéric et Alcide se rencontraient à la ferme.

    #154490

    CHAPITRE 12 : VOL AUDACIEUX :

    Alcide (arrivant)

    Eh bien, sont-ils tous partis ?

    Frédéric

    Tous partis jusqu’à midi ; il est dix heures, nous avons deux heures devant nous.

    Alcide

    C’est bon ; on fait bien des choses en deux heures. Julien est à la foire avec ta mère, m’as-tu dit hier ; l’Anglais les rejoindra, bien sûr, ou plutôt Julien l’aura pêché quelque part.

    Frédéric

    Et toute notre partie est manquée. Julien va empêcher l’Anglais de nous amuser, de payer pour nous. Ce sera assommant !

    Alcide

    Laisse donc ! Nous empaumerons Julien ; il n’est pas si saint qu’il le paraît ; trois ou quatre verres de vin et nous le tenons.

    Frédéric

    Mais, pour commencer, nous n’avons pas d’argent.

    Alcide

    J’y ai pensé ; il faut en faire. Il est possible que Julien prévienne l’Anglais et qu’il l’empêche de nous inviter à l’accompagner. Et moi qui pense à tout, j’ai pris mes précautions. Les dindes sont ici, n’est-ce pas ?

    Frédéric

    Mais oui, puisque l’Anglais veut les manger toutes ; on les lui garde.

    Alcide (riant)

    Et ce sera toi qui les garderas ; ce sera bien amusant.

    Frédéric

    Ne m’en parle pas ; j’en suis en colère rien que d’y penser. Avec cela, mon père qui sera toujours sur mon dos.

    Alcide

    Eh bien, je vais t’aider à diminuer leur nombre pour qu’elles soient plus tôt mangées ; tu vas voir.

    Frédéric

     

    Tu ne vas pas en tuer, j’espère. Je ne veux pas de ça, moi.

    Alcide

    Tu me prends donc pour un nigaud. Attends-moi un instant que j’aille chercher mon homme.

    Frédéric

    Quel homme ? Je veux savoir ; je veux…

    Alcide était bien loin, il avait couru à la barrière ; deux minutes après, il rentrait avec un gros homme en sabots et en blouse.

    Alcide

    Tenez, Monsieur Grandon, voici les dindes ; elles sont belles, bien engraissées, bonnes à manger, comme vous voyez. Choisissez-en deux, comme nous sommes convenus.

    L’homme examina les dindes.

    Grandon

    Oui, elles sont en bon état ; et combien la pièce ?

    Alcide

    Dame ! voyez ce que vous voulez en donner.

    Grandon

    Trois francs ; c’est-il assez ?

    Alcide

    Trois francs ! Vous plaisantez, Monsieur Grandon ? Elles valent quatre francs comme un sou ; et vous les revendrez cinq à six francs pour le moins.

    Grandon

    Ceci est une autre affaire ; la vente ne te regarde pas. C’est pour les faire manger que je les achète et pas pour les revendre ; trois francs cinquante si tu veux, pas un liard de plus.

    Alcide

    Je tiens à quatre francs, pas un centime de moins ; on m’a commandé de tenir à quatre francs, payés comptant.

    Grandon

    Allons, va pour quatre francs, mais j’y perds vrai, j’y perds.

    Alcide (ricanant)

    Ceci est une autre affaire ; le gain ou la perte ne me regardent pas. Quatre francs payés de suite.

    Grandon

    Passe pour quatre francs, mauvais plaisant.

    Alcide

    Deux dindes à quatre francs, ça fait… ça fait ?… Combien que ça fait, Frédéric ?

    Frédéric ne répondit pas ; la surprise le rendait muet ; l’audace d’Alcide l’épouvantait ; il n’osait plus lutter, et il tremblait de ce qui pouvait arriver de ce vol impudent.

    Grandon

    Ça fait sept francs, parbleu ! Tu ne sais donc pas compter ?

    Alcide

    Si fait, Monsieur Grandon, si fait ; je vois bien, ça fait sept francs, comme vous dites.

    Grandon

    C’est bien heureux ! Tiens, voici tes sept francs ; j’emporte les bêtes ; je suis en retard.

    Il ouvrit la barrière, se dépêcha de placer dans une cage à volailles les deux gros dindons, monta dans sa carriole et partit au grand trot, de peur que le vendeur ne s’aperçût que les dindes étaient payées trois francs cinquante au lieu de quatre.

    Alcide compta son argent : les sept francs y étaient bien.

    Alcide

    Tu vois que nous sommes riches, que nous avons de quoi nous amuser, et que te voilà délivré de la garde de deux de ces assommantes bêtes… Qu’as-tu donc ? tu ne dis rien.

    Frédéric

    Alcide, qu’as-tu fait ? Qu’est-ce que je vais devenir ? Que puis-je dire pour m’excuser ?

    Alcide

    Es-tu bête, es-tu bête ! Tu n’as pas plus d’imagination que ça ? Tu vas venir de suite avec moi ; nous allons prendre la traverse pour arriver à la ville par les champs, et nous n’y entrerons qu’après midi, quand nous serons sûrs que ta mère est revenue à la ferme.

    Frédéric

    Mais ça ne dit pas comment les deux dindes seront disparues ?

    Alcide

    Parfaitement ; tu diras que tu es parti un peu plus tôt, pensant que ta mère ne tarderait pas à rentrer, que les dindes étaient dans la cour quand tu es parti. Que des chemineaux auront guetté ton départ pour voler les dindes et les vendre à la foire.

    Frédéric

    Des chemineaux auraient plutôt enlevé l’argent qui se trouve dans l’armoire de la salle.

    Alcide

    De l’argent ? Il y a de l’argent ? Tu as raison, des chemineaux ne font pas les choses à demi. Tu es sûr qu’il y a de l’argent ?

    Frédéric

    Très sûr ; cent vingt-trois francs, je crois, que maman a comptés hier soir et qui appartiennent à Julien.

    Alcide

    À Julien ? Cent vingt-trois francs ! Pas possible !

    Frédéric

    J’en suis sûr ; c’est son imbécile d’Anglais qui lui a donné cent francs.

    Alcide

    C’est beaucoup trop pour un mendiant comme Julien, et, comme tu le disais, les chemineaux ne peuvent pas l’avoir laissé sans l’enlever. Montre-moi où est l’argent.

    Frédéric (effrayé)

    Qu’est-ce que tu vas faire ?

    Alcide

    Tu vas voir, je vais te sauver. Va donc, dépêche-toi. Il faut que nous soyons partis dans un quart d’heure : ta mère n’a qu’à rentrer plus tôt.

    Frédéric voulut résister aux volontés d’Alcide, mais celui-ci le prit par le collet et le fit marcher jusqu’à l’armoire dans la salle.

    Alcide (d’un ton impératif)

    Où est la clef ?

    Frédéric tremblait ; il tomba sur une chaise.

    Alcide

    Donne-moi la clef ou je te donne une rossée qui te préparera à celle que tu recevras de ton père, s’il te soupçonne d’avoir… d’avoir… pris tout cela. Sans compter que je dirai à ton père que je t’ai battu parce que tu m’as proposé de voler cet argent, dont moi je ne pouvais pas soupçonner l’existence.

    Frédéric, stimulé par cette menace et par une claque, lui fit voir la cachette de sa mère pour la clef. Alcide ouvrit l’armoire, trouva facilement le sac, le vida, prit soixante-trois francs qui y étaient restés, y laissa dix centimes, remit la clef dans sa cachette, saisit une pince, brisa un panneau de l’armoire et arracha la serrure.

    Alcide

    À présent, viens vite : il n’y a pas de temps à perdre ; on croira que les voleurs, ne trouvant pas la clef, ont tout brisé ; de cette façon, on ne te soupçonnera pas, toi qui connais la cachette. Courons vite, nous nous amuserons joliment ; je garderai le reste de l’argent, nous en avons pour longtemps, et nous n’aurons plus besoin de l’Anglais.

    Et, entraînant le malheureux Frédéric terrifié, qui avait plus envie de pleurer que de s’amuser, ils coururent prendre le chemin de traverse et disparurent bientôt derrière une colline.

    Ils s’arrêtèrent quelque temps dans un bois. Alcide eut peur que le visage consterné de son ami n’attirât l’attention. Il chercha à le remonter.

    Alcide

    Allons, Frédéric, remets-toi. De quoi t’effrayes-tu ? Ce n’est pas un grand crime que d’être parti quelques minutes avant l’heure. Pouvais-tu prévoir qu’on viendrait voler dans la ferme, tout juste pendant ces quelques minutes d’absence ? Tu diras à tes parents que c’est un bonheur que tu sois parti plus tôt, parce que les voleurs t’auraient peut-être tué ; tu diras qu’ils étaient probablement plusieurs pour avoir pu briser une serrure aussi forte. Tu prendras un air effrayé, indigné ; tu chercheras les traces des voleurs ; tu diras que tu te souviens à présent avoir vu passer des chemineaux, etc., etc.

    Frédéric (tremblant)

    Ils ne me croiront peut-être pas ?

    Alcide

    Il est certain que si tu prends l’air que tu as maintenant, ils devineront du suite que tu leur fais un conte ; il faut arriver gaiement, comme un garçon qui vient de s’amuser, grâce à l’Anglais, lequel a voulu tout payer ; n’oublie pas ça, c’est important. Et quand on te parlera du vol, tu prendras l’air consterné et tu t’écrieras : « Quel bonheur que je n’y aie pas été ! Ces coquins m’auraient tué pour que je ne tes dénonce pas ! » N’oublie pas ça non plus.

    Frédéric

    Oui, oui, je comprends. Mais c’est une bien mauvaise action que tu m’as fait commettre ; j’ai des remords.

    Alcide

    Imbécile ! À qui avons-nous fait tort ?

    Frédéric

    À mon père et à ma mère d’abord ; et puis à ce pauvre Julien, qui me fait pitié à présent que nous lui avons volé tout ce qu’il possédait.

    Alcide

    D’abord, Julien n’y perdra rien, car son richard d’Anglais, qui l’a pris en amitié, je ne sais pourquoi, lui donnera le double de ce qu’il a perdu. Pas à tes parents non plus, qui sont assez riches pour perdre deux dindons ; ils n’en mourront pas, tu peux être tranquille. D’ailleurs, comme je te l’ai déjà dit plus d’une fois, est-ce que leur bien ne t’appartient pas ? N’es-tu pas leur seul enfant ? Ne sera-ce pas toi qui auras un jour la ferme et tout ce qu’ils possèdent ? Et s’ils ne te donnent jamais un sou pour t’amuser, n’as-tu pas droit de prendre dans leur bourse ? Est-ce qu’un garçon de dix-sept ans doit être traité comme un enfant de sept ? Tu as donc pris ce qui est à toi. Où est le mal ?

    Frédéric (s’écriant)

    C’est pourtant vrai !…

    …s’écria le faible Frédéric.

    Frédéric (de même)

    Jamais on ne me donne rien !

    Alcide

    Tu vois bien que j’ai raison. Ils veulent que tu vives comme un mendiant. Ne te laisse pas faire. À dix-sept ans on est presque un homme. Voyons, n’y pense plus et continuons notre chemin tout doucement pour ne pas arriver trop tôt à la ville. Nous avons encore une demi-heure de marche, et je crois bien qu’il n’est pas loin de midi.

    Ils continuèrent leur chemin.

    #154491

    CHAPITRE 13 : TERREUR DE MADAME BONARD :

    Tout à coup, au tournant d’une haie, Frédéric poussa un cri étouffé.

    Alcide

    Eh bien ! quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

    Frédéric (tremblant)

    Je crois reconnaître maman, là-bas, là-bas, sur la route : elle est arrêtée à causer avec quelqu’un.

    Alcide

    Vite, derrière la haie ; ils nous tournent le dos, ils ne nous ont pas vu.

    Ils, se jetèrent tous deux à plat ventre, rampèrent à travers un trou de la haie et se blottirent derrière un épais fourré.

    Pendant quelques instants ils n’entendirent rien ; puis un bruit confus de rires et de voix arriva jusqu’à eux, puis des paroles très distinctes.

    Madame Blondel

    Comme vous marchez vite, madame Bonard ! Je puis à peine vous suivre ; ça me coupe la respiration.

    Madame Bonard

    C’est que j’ai peur de faire attendre mon pauvre garçon, madame Blondel. Je lui avais promis d’être de retour avant midi, et voilà que j’entends sonner midi à l’horloge de la ville ; je ne serai pas revenue avant la demie.

    Madame Blondel

    Ah bah ! il restera plus tard ce soir ; une demi-heure de perdue, ce n’est pas la mort.

    Madame Bonard

    C’est qu’il n’est pas très docile, voyez-vous, madame Blondel ; il est capable de s’impatienter et de partir, laissant la ferme et les bestiaux à la garde de Dieu.

    Madame Blondel

    Tout le pays est à la foire, il ne viendra personne.

    Madame Bonard

    Et les chemineaux qui courent tout partout, qui volent, qui tuent même, dit-on !

    Madame Blondel

    Laissez donc ! Tout ça, c’est des bourdes qu’on nous fait avaler… Mais nous voici arrivées ; nous n’avons pas rencontré Frédéric, il n’est donc pas parti.

    Elles entrèrent dans la cour de la ferme.

    Madame Bonard

    Tiens ! où est donc Frédéric ? Je pensais le trouver à la barrière.

    Madame Blondel

    C’est qu’il est dans la maison, sans doute.

    Madame Bonard entra la première ; elle ôta son châle, le ploya proprement et voulut le serrer dans l’armoire. Elle poussa un cri qui épouvanta Madame Blondel.

    Madame Blondel

    Qu’y a-t-il ? vous êtes malade ? Vous vous trouvez mal ?

    Madame Bonard s’appuya contre le mur ; elle était pâle comme une morte.

    Madame Bonard (d’une voix défaillante)

    Volés ! volés ! L’armoire brisée, la serrure arrachée !

    Madame Blondel partagea la frayeur de son amie, toutes deux criaient, se lamentaient, appelaient au secours, mais personne ne venait ; comme l’avait dit Madame Blondel, tout le pays était à la foire.

    Ce ne fut que longtemps après qu’elles visitèrent l’armoire et qu’elles s’assurèrent du vol qui avait été commis.

    Madame Bonard

    Pauvre Julien ! tout son petit avoir ! Ils ont tout pris ! Je m’étonne qu’ils ne nous aient pas entièrement dévalisés ; ils n’ont touché ni aux robes ni aux vêtements.

    Madame Blondel

    C’est qu’ils en auraient été embarrassés. Qu’auraient-ils fait du linge et des habits, qui auraient pu les faire découvrir ?

    Madame Bonard

    Mais Frédéric, où est-il ?… Ah mon Dieu ! Frédéric, mon pauvre enfant, où es-tu ?

    Madame Blondel

    Il se sera blotti dans quelque coin.

    Madame Bonard

    Pourvu qu’on ne l’ait pas massacré !

    Madame Blondel

    Ah ! ça se pourrait ! Ces chemineaux, c’est si méchant ! Ça ne connaît ni le bon Dieu ni la loi.

    Madame Bonard, plus morte que vive, continua à crier, à appeler Frédéric, à courir de tous côtés, cherchant dans les greniers, dans les granges, dans les étables, les écuries, les bergeries. Son amie l’escortait, criant plus fort qu’elle, et lui donnant des consolations qui redoublaient le désespoir de Madame Bonard.

    Madame Blondel

    Ah ! ils l’auront égorgé… ou plutôt étouffé, car on ne voit de sang nulle part… Quand je vous disais que ces chemineaux, c’étaient des démons, des satans, des riens du tout, des gueux, des gredins !… Et voyez cette malice ! ils l’auront jeté à l’eau ou enfoui quelque part pour qu’il ne parle pas.

    Après avoir couru, cherché partout, les consolations de Madame Blondel produisirent leur effet obligé ; Madame Bonard, après s’être épuisée en cris inutiles, fut prise d’une attaque de nerfs, que son amie chercha vainement à combattre par des seaux d’eau sur la tête, par des tapes dans les mains, par des plume brûlées sous le nez ; enfin, voyant ses efforts inutiles, elle reprit son premier exercice, elle poussa des cris à réveiller un mort. La force de ses poumons finit par lui amener du secours ; Bonard, qui revenait tout doucement de la foire après avoir bien, très bien vendu ses bestiaux, entendit le puissant appel de Madame Blondel ; fort effrayé, il pressa le pas et entra hors d’haleine dans la maison. Peu s’en fallut qu’il ne joignit ses cris à ceux de Madame Blondel ; sa femme était étendue par terre dans une mare d’eau, le visage noirci et brûlé, les membres agités par des mouvements nerveux. Mais Bonard était homme : il agissait au lieu de crier ; il releva sa femme, l’essuya de son mieux, la coucha sur son lit, lui enleva ses vêtements mouillés, lui frotta les tempes et le front avec du vinaigre, et la vit enfin se calmer et revenir à elle.

    Madame Bonard ouvrit les yeux, reconnut son mari et sanglota de plus belle.

    Bonard

    Qu’as-tu donc, ma femme, ma bonne chère femme ?

    Madame Bonard

    Frédéric, Frédéric ! ils l’ont assassiné, égorgé, étranglé, enfoui dans un fossé.

    Bonard (avec surprise)

    Frédéric ! Assassiné, étranglé ! Mais qu’est-ce que tu dis donc ? Je viens de le quitter riant comme un bienheureux dans un théâtre de farces, en compagnie de Julien, de Monsieur Georgey et, ce que j’aime moins, d’Alcide ; mais Monsieur Georgey a voulu les régaler tous et leur faire tout voir.

    Madame Bonard (joignant les mains)

    Dieu soit loué ! Dieu soit béni ! Mon bon Jésus, ma bonne sainte Vierge, je vous remercie ! Je croyais que les voleurs l’avaient tué.

    Bonard

    Les voleurs ! Quels voleurs ? Mon Dieu, mon bon Dieu ! mais tu n’as plus ta tête, ma pauvre chère femme !

    Madame Blondel prit la parole et lui expliqua ce qui avait causé leur terreur et le désespoir de Madame Bonard. La longueur de ce récit eut l’avantage de donner aux Bonard le temps de se remettre.

    Madame Bonard se leva, se rhabilla, montra à son mari l’armoire et la serrure brisées. Ils firent des suppositions, dont aucune ne se rapprochait de la vérité, sur ce vol qu’ils ne pouvaient comprendre ; ils firent une revue générale à l’intérieur et au dehors ; bêtes et choses étaient à leur place. Quand ils arrivèrent au dindonnier et qu’ils eurent compté les dindons, les cris des femmes recommencèrent.

    Bonard (avec autorité)

    Taisez-vous, les femmes ; au lieu de crier, remercions le bon Dieu de ce que nos pertes se bornent à deux dindes, à quelque argent, et que les craintes de ma femme ne se trouvent pas réalisées.

    Les femmes se turent. Bonard continua :

    Bonard

    D’ailleurs, ces dindes ne sont peut-être pas perdues ; elles se seront séparées dans le bois, et tu vas les voir revenir probablement avant la nuit.

    Madame Bonard, déjà heureuse de savoir son fils en sûreté, accepta volontiers l’espérance que lui offrait son mari.

    Quant à la femme Blondel, le calme de Madame Bonard lui rendit bientôt le sien, qu’elle n’avait perdu qu’en apparence.

    Madame Bonard, ayant complètement repris sa tranquillité d’esprit, commença à trouver mauvais que Frédéric fût parti avant son retour et eût livré la ferme et les bestiaux au premier venu.

    Madame Bonard

    Et puis, on n’a jamais entendu parler de vol à l’intérieur dans aucune maison ; qu’est-ce qui a pu être assez hardi pour venir briser une porte et une serrure dans une ferme qu’on sait être habitée ?

    Madame Blondel

    Et puis, comment aurait-on pu deviner qu’il y avait une somme d’argent dans cette armoire ?

    Madame Bonard

    Et pourquoi s’est-on contenté de prendre l’argent et n’a-t-on pas emporté du linge et des habits ?

    Madame Blondel

    Et si Frédéric n’est parti qu’à midi, comme vous le lui aviez recommandé, comment des voleurs ont-ils pu avoir le temps de commettre ce vol ?

    Madame Bonard

    Et si les dindons ont été volés, comment ne les aurait-on pas tous emportés ?

    Madame Blondel

    Et comment supposer que des voleurs se soient entendus pour venir dévaliser votre ferme, juste pendant la demi-heure où il n’y avait personne ?

    Madame Bonard

    Et comment… ?

    Bonard

    Assez de suppositions, mes bonnes femmes ; quand nous parlerions jusqu’à demain, nous n’en serions pas plus savants. Frédéric reviendra avant la nuit ; nous allons savoir par lui ce qu’il a vu et entendu. Et demain j’irai porter ma plainte au maire et à la gendarmerie : ils sauront bien découvrir les voleurs.

    Cette assurance mit fin aux réflexions des deux amies. Madame Blondel continua son chemin pour se rendre au village, où elle alla de porte en porte raconter l’aventure dont elle avait été témoin.

    Madame Bonard s’occupa des bestiaux et de la recherche de ses dindes perdues. Bonard alla soigner ses chevaux, faire ses comptes et calculer les profits inespérés qu’il avait faits de la vente de ses génisses, vaches et poulains.

    Quand le travail de la journée fut terminé, le mari et la femme se rejoignirent dans la salle pour souper et attendre le retour de Frédéric et de Julien.

    #154492

    CHAPITRE 14 : DÎNER AU CAFE :

    Pendant ces agitations de la ferme, Frédéric et Alcide avaient rejoint à la ville Monsieur Georgey et Julien. Ils ne reconnurent pas Julien au premier coup d’œil. Monsieur Georgey lui avait acheté un habillement complet en beau drap gros bleu, un chapeau de castor, des souliers en cuir verni ; il avait l’air d’un monsieur.

    Le premier sentiment des deux voleurs fut celui d’une jalousie haineuse de ce qu’ils appelaient son bonheur ; le second fut un vif désir d’obtenir de Monsieur Georgey la même faveur.

    Alcide

    Comment, c’est toi, Julien ? Qu’est-ce qui t’a donné ces beaux habits ? Je n’en ai jamais eu d’aussi beaux, moi qui suis bien plus riche que toi !

    Frédéric

    Es-tu heureux d’être si bien vêtu ! Je serais bien content que mes parents m’eussent traité aussi bien que toi. Mais ils ne me donnent jamais rien ; ils ne m’aiment guère, et je suis sans le sou comme un pauvre.

    Monsieur Georgey

    C’était lé pétite Juliène soi-même avait acheté tout.

    Julien voulut parler. Monsieur Georgey lui mit la main sur la bouche.

    Monsieur Georgey

    Toi, pétite Juliène, pas dire une parole. Jé pas vouloir. Jé voulais silence.

    Alcide

    Je parie, Monsieur, que c’est vous qui avez tout payé. Vous êtes si bon, si généreux !

    Frédéric

    Et vous aimez tant à donner ! Et on est si heureux quand vous donnez quelque chose !

    Monsieur Georgey

    C’était lé vérité vrai ? Alors moi donner quelque chose à vous si vous être plus jamais malhonnêtes. Vous trois venir après mon dos. Jé donner dans lé minute. Pétite Juliène, toi mé diriger pour une excellente dîner. Et après, jé donner un étonnement, une surprise à les deux.

    Alcide

    J’ai un de mes cousins qui tient un excellent café, Monsieur. Si vous voulez me suivre, je vous y mènerai.

    Monsieur Georgey

    No. Moi voulais suivre petite Juliène. Marchez, Juliène.

    Julien obéit ; il marcha devant ; les deux autres suivirent Monsieur Georgey, et tous les quatre arrivèrent à un des meilleurs cafés de la ville. Monsieur Georgey prit place à une table de quatre couverts ; ses compagnons s’assirent auprès et en face de lui.

    Monsieur Georgey

    Garçone !

    Le garçon

    Voilà, M’ sieur ! Quels sont les ordres de M’sieur ?

    Monsieur Georgey

    Un excellent dîner.

    Le garçon

    Que veut Monsieur ?

    Monsieur Georgey

    Tout quoi vous avez.

    Le garçon

    Nous avons des potages aux croûtes, au vermicelle, à la semoule, au riz. Lequel demande M’sieur ?

    Monsieur Georgey

    Toutes.

    Le garçon (étonné)

    Combien de portions, M’sieur ?

    Monsieur Georgey

    Houit. Deux dé chacune.

    Le garçon, de plus en plus surpris, apporta deux portions de chaque potage.

    Monsieur Georgey

    Deux à moi Georgey, deux à petite Juliène, deux à les autres.

    Le garçon posa devant Monsieur Georgey et les trois garçons les assiettées de potages.

    Monsieur Georgey

    Mange, pétite Juliène ; mangez, les autres.

    Julien

    Monsieur…, Monsieur…, mais… c’est beaucoup trop.

    Monsieur Georgey (d’un ton d’autorité)

    Mange, pétite Juliène ; je disais mange.

    Julien n’osa pas désobéir, il mangea ; les deux autres convives en firent autant.

    Monsieur Georgey

    Garçon.

    Le garçon

    Voilà, M’ sieur.

    Monsieur Georgey

    Quoi vous avez ?

    Le garçon

    Du bouilli, du filet aux pommes, du dindon…

    Monsieur Georgey

    Oh ! yes ! vous donner lé turkey ; et pouis du claret blanc, rouge ; bourgogne blanc, rouge.

    Le garçon apporta deux ailes de dindon et quatre bouteilles du vin demandé.

    Monsieur Georgey

    Quoi c’est ? deux bouchées pleines ! Je voulais une turkey toute… Vous pas comprendre. Une turkey, une dindone toute, sans couper aucune chose.

    Et il avala du vin que lui versa Alcide ; Monsieur Georgey remplit le verre de Julien.

    Monsieur Georgey

    Toi boire, pétite Juliène…

    …dit-il en vidant son verre, qu’Alcide s’empressa de remplir de nouveau, tandis que Frédéric remplissait celui de Julien.

    Le garçon, émerveillé, alla chercher une dinde entière. Monsieur Georgey donna à Frédéric et à Alcide les deux portions apportées d’abord, coupa le dindon entier, en mit une aile énorme devant Julien, et mangea le reste sans s’apercevoir que toute la salle et les garçons le regardaient avec étonnement.

    Monsieur Georgey

    Garçone !

    Le garçon

    Voilà, M’sieur !

    Monsieur Georgey

    Quoi vous avez ?

    Le garçon

    Des perdreaux, du chevreuil.

    Monsieur Georgey

    Oh ! yes ! Moi voulais perdreaux six ; chévrel, un jambe.

    Le garçon

    M’sieur veut dire une cuisse ?

    Monsieur Georgey

    Oh ! dear ! shocking ! Moi pas dire cé parole malpropre. On disait un jambe.

    Le garçon alla exécuter sa commission au milieu d’un rire général. Quand les plats demandés furent apportés, Monsieur Georgey donna un perdreau à Julien, un à Frédéric et à Alcide, et en mangea lui-même trois. Il avala d’un trait la bouteille de vin qu’il avait devant lui, après en avoir versé dans le verre de Julien, coupa trois tranches de chevreuil qu’il passa à ses convives, et mangea le reste. Alcide remplissait sans cesse le verre de l’Anglais, qui buvait sans trop savoir ce qu’il avalait. Alcide commença à mélanger le vin blanc au vin rouge pour le griser plus sûrement. Julien buvait le moins qu’il pouvait.

    Monsieur Georgey appela :

    Monsieur Georgey

    Garçone !

    Le garçon

    Voilà, M’sieur !

    Monsieur Georgey

    Apportez vitement Champagne, madère, malaga, cognac. Vitement ; j’étouffais, j’avais soif.

    Monsieur Georgey ne s’apercevait pas du manège d’Alcide, du mélange des vins, et du nombre de verres qu’il lui versait sans cesse.

    Le reste du dîner fut à l’avenant ; Monsieur Georgey demanda encore des bécasses, des légumes, quatre plats sucrés, des fruits de diverses espèces, des compotes, des macarons, des biscuits, un supplément de vin.

    Quand il demanda la carte, qui était de quatre-vingt-dix francs, il dit :

    Monsieur Georgey

    C’était beaucoup, mais c’était une bonne cuisson. Moi revenir… Voilà.

    Il posa sur la table cent francs, se leva et se dirigea vers la porte en chancelant légèrement.

    Le garçon

    Si M’sieur veut attendre une minute, je vais apporter la monnaie à M’sieur.

    Monsieur Georgey

    Moi attendais jamais.

    Et il sortit. Julien le suivit, chancelant plus que l’Anglais. Alcide dit au garçon :

    Alcide

    Apportez-moi le reste ; c’est moi qui lui garde sa monnaie.

    Le garçon rapporta à Alcide les dix francs restants ; celui-ci les mit dans sa poche.

    Le garçon

    Et le garçon, M’sieur ?

    Alcide

    C’est juste. Frédéric, donne-moi deux sous.

    Frédéric les lui donna ; Alcide les mit dans la main du garçon, qui eut l’air fort mécontent et qui grommela :

    Le garçon

    Quand je verrai le maître, je lui dirai la crasserie de ses valets.

    Malgré que Monsieur Georgey fût habitué à boire copieusement, la quantité de vin qu’il avait avalé et le mélange des vins firent leur effet : il n’avait pas ses idées bien nettes. Julien, qui ne buvait jamais de vin, se sentit mal affermi sur ses jambes ; ils marchaient pourtant, suivis de Frédéric et d’Alcide plus habitués au vin et plus sages que Julien, ils avaient peu bu et conservaient toute leur raison. Ils dirigèrent la marche du côté du théâtre, où ils firent entrer Monsieur Georgey et Julien. Alcide paya les quatre places, se promettant bien de rattraper son argent avec profit. C’était là que les avait vus Bonard entre deux et trois heures de l’après-midi. On jouait des farces ; tout le monde riait. Après les farces vint une pièce tragique. Alcide profita de l’attention des spectateurs, dirigée sur la scène, et de l’assoupissement de Monsieur Georgey et de Julien, pour glisser doucement sa main dans la poche de l’Anglais et en retirer une poignée de pièces d’or, qu’il mit dans son gousset, après en avoir glissé une partie dans la poche de Julien.

    Frédéric

    Pourquoi fais-tu cela ?

    Alcide

    Chut ! tais-toi. Je te l’expliquerai tout à l’heure.

    La pièce continua ; quand elle fut finie et que chacun se leva pour quitter la salle, Monsieur Georgey et Julien dormaient profondément. Personne n’y fit attention ; la salle se vida. Alcide et Frédéric étaient partis.

    Vers huit heures du soir, la salle s’éclaira et commença à se remplir une seconde fois. Monsieur Georgey se réveilla le premier, se frotta les yeux, chercha à se reconnaître, se souvint de tout et fut honteux de s’être enivré devant trois jeunes garçons et surtout devant Julien, dont il devait être le maître et le protecteur à partir du lendemain.

    Il chercha Julien ; il le vit dormant paisiblement près de lui.

    Monsieur Georgey

    Quoi faire ? Quel racontement je lui dirai ! Quoi dire ! Quoi j’expliquerai ! Pauvre pétite Juliène ! C’était moi qui lui avais donné lé boisson ! Je suis très terriblement en punissement

    Pendant qu’il rougissait, qu’il s’accusait, qu’il secouait légèrement Julien, celui-ci fut réveillé par le bruit que faisaient les arrivants et par les efforts de Monsieur Georgey. Il regarda de tous côtés, vit Monsieur Georgey debout, sauta sur ses pieds.

    Julien

    Me voilà, M’sieur. Je vous demande bien pardon, M’sieur. Je ne sais ce qui m’a pris. Je suis prêt à vous suivre, M’sieur.

    Monsieur Georgey se leva sans répondre ; il sortit, suivi de Julien. Il faisait déjà un peu sombre, mais la lune se levait ; la route était encombrée de monde ; Monsieur Georgey marchait sans parler.

    Julien

    M’sieur, je vois que vous êtes fâché contre moi. Je vous demande bien pardon, M’sieur. Je sais bien que j’ai eu tort. Je ne bois jamais de vin, M’sieur ; je n’aurais pas dû en accepter autant. Je vous assure, M’sieur, que je suis bien honteux, bien triste. Jamais, jamais je ne recommencerai, M’sieur. Je vous le jure.

    Monsieur Georgey

    Pauvre petite Juliène ! Moi pas du tout en colère, pauvre pétite. Seulement, de moi-même j’étais furieuse et j’étais en rougissement. Jé avais fait une actionnement mauvaise, horrible ; j’étais une stupide créature ; et toi, povre pétite Juliène, pas mal fait, pas demander excuse, pas rien dire mauvais pour toi-même. Voilà lé barrière de Madame Bonarde ; bonsoir, good bye, little dear ; bonsoir. Jé revenir demain.

15 sujets de 1 à 15 (sur un total de 30)
  • Vous devez être connecté pour répondre à ce sujet.
Veuillez vous identifier en cliquant ici pour participer à la discution.
×