TACITE – La Mort de Sénèque

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        TACITE – La mort de Sénèque

        Extrait des Annales (XV, 60-64).

        Traduction : Jean-Louis Burnouf (1775-1844).



        60. La première mort qui suivit [celle de Pison] fut celle du consul désigné Plautius Latéranus ; elle fut si précipitée que Néron ne lui permit ni d'embrasser ses enfants, ni de jouir de ce peu de moments qu'il laissait à d'autres pour choisir leur trépas. Traîné au lieu réservé pour le supplice des esclaves, il est égorgé par la main du tribun Statius et meurt plein d'une silencieuse constance, et sans reprocher au tribun sa propre complicité. A cette mort succéda celle de Sénèque, plus agréable au prince que toutes les autres : non que rien prouvât qu'il eût eu part au complot ; mais Néron voulait achever par le fer ce qu'il avait en vain tenté par le poison. Natalis seul avait nommé Sénèque, et il s'était borné à dire “que, celui-ci étant malade, il avait eu mission de le visiter et de se plaindre que sa porte fût fermée à Pison, quand ils devraient plutôt cultiver leur amitié, en se voyant familièrement. A quoi Sénèque avait répondu que des visites mutuelles et de fréquents entretiens ne convenaient ni à l'un ni à l'autre ; qu'au reste ses jours étaient attachés à la conservation de Pison.” Granius Silvanus, tribun d'une cohorte prétorienne, fut chargé de communiquer cette déposition à Sénèque, et de lui demander s'il reconnaissait les paroles de Natalis et sa propre réponse. Soit hasard, soit dessein Sénèque était arrivé ce jour-là de Campanie, et il s'était arrêté dans une maison de plaisance, la quatrième pierre milliaire. Le tribun s'y rendit vers le soir, et entoura la maison de soldats. Sénèque était à table avec sa femme Pompéia Paullina et deux de ses amis, quand il lui exposa le message de l'empereur.



        61. Il répondit “que Natalis était venu chez lui se plaindre, au nom de Pison, que ce dernier ne fût pas admis à lui rendre visite, et que pour excuse il avait allégué sa santé et son amour du repos ; que du reste il n'avait aucune raison de préférer les jours d'un particulier à sa propre conservation ; qu'il n'avait pas l'esprit enclin à la flatterie ; que Néron le savait mieux que personne, ayant plus souvent trouvé en lui un homme libre qu'un esclave.” Quand Silvanus eut rapporté ces paroles à Néron, en présence de Poppée et de Tigellin, les conseillers intimes de ses cruautés, le prince demanda si Sénèque se disposait à quitter la vie. Le tribun assura qu'il n'avait remarqué en lui aucun signe de frayeur, que rien de triste n'avait paru dans ses discours ni sur son visage. A l'instant il reçut l'ordre de retourner et de lui signifier son arrêt de mort. Fabius Rusticus raconte que Silvanus ne prit pas le chemin par où il était venu, mais qu'il se détourna pour aller chez Fénius, et que, après lui avoir exposé les volontés du prince, il lui demanda s'il devait obéir, ce que le préfet lui conseilla de faire. Étrange concours de lâcheté ! Silvanus aussi était de la conjuration, et il grossissait le nombre des crimes dont il avait conspiré la vengeance. Il eut toutefois la pudeur de ne pas se montrer ; et un centurion entra par son ordre pour notifier à Sénèque la sentence fatale.



        62. Sénèque, sans se troubler, demande son testament, et, sur le refus du centurion, il se tourne vers ses amis, et déclare “que, puisqu'on le réduit à l'impuissance de reconnaître leurs services, il leur laisse le seul bien qui lui reste, et toutefois le plus précieux, l'image de sa vie ; que, s'ils gardent le souvenir de ce qu'elle eut d'estimable, cette fidélité à l'amitié deviendra leur gloire.” Ses amis pleuraient : lui, par un langage tour à tour consolateur et sévère, les rappelle à la fermeté, leur demandant “ce qu'étaient devenus les préceptes de la sagesse, où était cette raison qui se prémunissait depuis tant d'années contre tous les coups du sort. La cruauté de Néron était-elle donc ignorée de quelqu'un ? et que restait-il à l'assassin de sa mère et de son frère, que d'être aussi le bourreau du maître qui éleva son enfance ?”



        63. Après ces exhortations, qui s'adressaient à tous également, il embrasse sa femme, et, s'attendrissant un peu en ces tristes instants, il la prie, il la conjure “de modérer sa douleur ; de ne pas nourrir des regrets éternels ; de chercher plutôt, dans la contemplation d'une vie toute consacrée à la vertu, de nobles consolations à la perte d'un époux.” Pauline proteste qu'elle aussi est décidée à mourir ; et elle appelle avec instance la main qui doit frapper. Sénèque ne voulut pas s'opposer à sa gloire ; son amour d'ailleurs craignait d'abandonner aux outrages une femme qu'il chérissait uniquement. “Je t'avais montré, lui dit-il, ce qui pouvait te gagner à la vie : tu préfères l’honneur de la mort ; je ne t'envierai pas le mérite d'un tel exemple. Ce courageux trépas, nous le subirons l'un et l'autre d'une constance égale ; mais plus d'admiration consacrera ta fin.” Ensuite le même fer leur, ouvre les veines des bras. Sénèque, dont le corps affaibli par les années et par l'abstinence laissait trop lentement échapper le sang, se fait aussi couper les veines des jambes et des jarrets. Bientôt, dompté par d'affreuses douleurs, il craignit que ses souffrances n'abattissent le courage de sa femme, et que lui-même, en voyant les tourments qu'elle endurait, ne se laissât aller à quelque faiblesse ; il la pria de passer dans une chambre voisine. Puis, retrouvant jusqu'en ses derniers moments toute son éloquence, il appela des secrétaires et leur dicta un assez long discours. Comme on l'a publié tel qu'il sortit de sa bouche, je m'abstiendrai de le traduire en des termes différents.



        64. Néron, qui n'avait contre Pauline aucune haine personnelle, et qui craignait de soulever les esprits par sa cruauté, ordonna qu'on l'empêchât de mourir. Pressés par les soldats, ses esclaves et ses affranchis lui bandent les bras et arrêtent le sang. On ignore si ce fut à l'insu de Pauline ; car (telle est la malignité du vulgaire) il ne manqua pas de gens qui pensèrent que, tant qu'elle crut Néron inexorable, elle ambitionna le renom d'être morte avec son époux, mais qu'ensuite, flattée d'une plus douce espérance, elle se laissa vaincre aux charmes de la vie. Elle la conserva quelques années seulement, gardant une honorable fidélité à la mémoire de son mari, et montrant assez, par la pâleur de son visage et la blancheur de ses membres, à quel point la force vitale s'était épuisée en elle. Quant à Sénèque, comme le sang coulait péniblement et que la mort était lente à venir, il pria Statius Annéus, qu'il avait reconnu par une longue expérience pour un ami sûr et un habile médecin, de lui apporter le poison dont il s'était pourvu depuis longtemps, le même qu'on emploie dans Athènes contre ceux qu'un jugement public a condamnés à mourir (1). Sénèque prit en vain ce breuvage : ses membres déjà froids et ses vaisseaux rétrécis se refusaient à l'activité du poison. Enfin il entra dans un bain chaud, et répandit de l'eau sur les esclaves qui l'entouraient, en disant : “J'offre cette libation à Jupiter Libérateur.” Il se fit ensuite porter dans une étuve, dont la vapeur le suffoqua. Son corps fut brûlé sans aucune pompe il l'avait ainsi ordonné par un codicille, lorsque, riche encore et tout-puissant, il s'occupait déjà de sa fin.

        Note :

        (1) Ce poison est la ciguë.

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