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MAUPASSANT, Guy (de) – La Petite Roque
I
Le piéton Médéric Rompel, que les gens du pays appelaient familièrement Médéri, partit à l’heure ordinaire de la maison de poste de Roüy-le-Tors. Ayant traversé la petite ville de son grand pas d’ancien troupier, il coupa d’abord les prairies de Villaumes pour gagner le bord de la Brindille qui le conduisait, en suivant l’eau, au village de Carvelin, où commençait sa distribution.
Il allait vite, le long de l’étroite rivière qui moussait, grognait, bouillonnait et filait dans son lit d’herbes, sous une voûte de saules. Les grosses pierres, arrêtant le cours, avaient autour d’elles un bourrelet d’eau, une sorte de cravate terminée en noeud d’écume. Par places, c’étaient des cascades d’un pied, souvent invisibles, qui faisaient sous les feuilles, sous les lianes, sous un toit de verdure, un gros bruit colère et doux ; puis plus loin, les berges s’élargissant, on rencontrait un petit lac paisible où nageaient des truites parmi toute cette chevelure verte qui ondoie au fond des ruisseaux calmes.
Médéric allait toujours, sans rien voir, et ne songeant qu’à ceci : “Ma première lettre est pour la maison Poivron, puis j’en ai une pour M. Renardet ; faut donc que je traverse la futaie.”
Sa blouse bleue serrée à la taille par une ceinture de cuir noir passait d’un train rapide et régulier sur la haie verte des saules ; et sa canne, un fort bâton de houx, marchait à son côté du même mouvement que ses jambes. Donc, il franchit la Brindille sur un pont fait d’un seul arbre, jeté d’un bord à l’autre, ayant pour unique rampe une corde portée par deux piquets enfoncés dans les berges.
La futaie, appartenant à M. Renardet, maire de Carvelin et le plus gros propriétaire du lieu, était une sorte de bois d’arbres antiques, énormes, droits comme des colonnes, et, s’étendant, sur une demi-lieue de longueur, sur la rive gauche du ruisseau qui servait de limite à cette immense voûte de feuillage. Le long de l’eau, de grands arbustes avaient poussé, chauffés par le soleil ; mais sous la futaie, on ne trouvait rien que de la mousse, de la mousse épaisse, douce et molle, qui répandait dans l’air stagnant une odeur légère de moisi et de branches mortes.
Médéric ralentit le pas, ôta son képi noir orné d’un galon rouge et s’essuya le front, car il faisait déjà chaud dans les prairies, bien qu’il ne fût pas encore huit heures du matin. Il venait de se recouvrir et de reprendre son pas accéléré quand il aperçut, au pied d’un arbre, un couteau, un petit couteau d’enfant. Comme il le ramassait, il découvrit encore un dé à coudre, puis un étui à aiguilles deux pas plus loin.
Ayant pris ces objets, il pensa : “Je vas les confier à M. le maire” ; et il se remit en route ; mais il ouvrait l’oeil à présent, s’attendant toujours à trouver autre chose. Soudain, il s’arrêta net, comme s’il se fût heurté contre une barre de bois ; car, à dix pas devant lui, gisait, étendu sur le dos, un corps d’enfant, tout nu, sur la mousse. C’était une petite fille d’une douzaine d’années. Elle avait les bras ouverts, les jambes écartées, la face couverte d’un mouchoir. Un peu de sang maculait ses cuisses. Médéric se mit à avancer sur la pointe des pieds, comme s’il eût craint de faire du bruit, redouté quelque danger ; et il écarquillait les yeux.
Qu’était-ce que cela ? Elle dormait, sans doute ? Puis il réfléchit qu’on ne dort pas ainsi tout nu, à sept heures et demie du matin, sous des arbres frais. Alors elle était morte ; et il se trouvait en présence d’un crime. A cette idée, un frisson froid lui courut dans les reins, bien qu’il fût un ancien soldat. Et puis c’était chose si rare dans le pays, un meurtre, et le meurtre d’une enfant encore, qu’il n’en pouvait croire ses yeux. Mais elle ne portait aucune blessure, rien que ce sang figé sur sa jambe. Comment donc l’avait-on tuée ?
Il s’était arrêté tout près d’elle ; et il la regardait, appuyé sur son bâton. Certes, il la connaissait, puisqu’il connaissait tous les habitants de la contrée ; mais ne pouvant voir son visage, il ne pouvait deviner son nom. Il se pencha pour ôter le mouchoir qui lui couvrait la face ; puis s’arrêta, la main tendue, retenu par une réflexion.
Avait-il le droit de déranger quelque chose à l’état du cadavre avant les consultations de la justice ? Il se figurait la justice comme une espèce de général à qui rien n’échappe et qui attache autant d’importance à un bouton perdu qu’à un coup de couteau dans le ventre. Sous ce mouchoir, on trouverait peut-être une preuve capitale ; c’était une pièce à conviction, enfin, qui pouvait perdre de sa valeur, touchée par une main maladroite.
Alors, il se releva pour courir chez M. le maire ; mais une autre pensée le retint de nouveau. Si la fillette était encore vivante, par hasard, il ne pouvait l’abandonner ainsi. Il se mit à genoux, tout doucement, assez loin d’elle par prudence, et tendit la main vers son pied. Il était froid, glacé, de ce froid terrible qui rend effrayante la chair morte, et qui ne laisse plus de doute. Le facteur, à ce toucher, sentit son coeur retourné, comme il le dit plus tard, et la salive séchée dans sa bouche. Se relevant brusquement, il se mit à courir sous la futaie vers la maison de M. Renardet.
Il allait au pas gymnastique, son bâton sous le bras, les poings fermés, la tête en avant ; et son sac de cuir, plein de lettres et de journaux, lui battait les reins en cadence.
La demeure du maire se trouvait au bout du bois qui lui servait de parc et trempait tout un coin de ses murailles dans un petit étang que formait en cet endroit la Brindille.
C’était une grande maison carrée en pierre grise, très ancienne, qui avait subi des sièges autrefois, et terminée par une tour énorme, haute de vingt mètres, bâtie dans l’eau. Du haut de cette citadelle, on surveillait jadis tout le pays. On l’appelait la tour du Renard, sans qu’on sût au juste pourquoi ; et de cette appellation sans doute était venu le nom de Renardet que portaient les propriétaires de ce fief resté dans la même famille depuis plus de deux cents ans, disait-on. Car les Renardet faisaient partie de cette bourgeoisie presque noble qu’on rencontrait souvent dans les provinces avant la Révolution.
Le facteur entra d’un élan dans la cuisine où déjeunaient les domestiques, et cria :
– M. le maire est-il levé ? Faut que je lui parle sur l’heure.
On savait Médéric un homme de poids et d’autorité, et on comprit aussitôt qu’une chose grave s’était passée.
M. Renardet, prévenu, ordonna qu’on l’amenât. Le piéton, pâle et essoufflé, son képi à la main, trouva le maire assis devant une longue table couverte de papiers épars. C’était un gros et grand homme, lourd et rouge, fort comme un boeuf, et très aimé dans le pays, bien que violent à l’excès. Agé à peu près de quarante ans et veuf depuis six mois, il vivait sur ses terres en gentilhomme des champs. Son tempérament fougueux lui avait souvent attiré des affaires pénibles dont le tiraient toujours les magistrats de Roüy-le-Tors, en amis indulgents et discrets. N’avait-il pas, un jour, jeté du haut de son siège le conducteur de la diligence parce qu’il avait failli écraser son chien d’arrêt Micmac ? N’avait-il pas enfoncé les côtes d’un garde-chasse qui verbalisait contre lui parce qu’il traversait, fusil au bras, une terre appartenant au voisin ? N’avait-il pas même pris au collet le sous-préfet qui s’arrêtait dans le village au cours d’une tournée administrative qualifiée par M. Renardet de tournée électorale ; car il faisait de l’opposition au gouvernement par tradition de famille.
Le maire demanda :
– Qu’y a-t-il donc, Médéric ?
– J’ai trouvé une p’tite fille morte sous vot’futaie.
Renardet se dressa, le visage couleur de brique :
– Vous dites… Une petite fille ?
– Oui, m’sien, une p’tite fille, toute nue, sur le dos, avec du sang, morte, bien morte !
Le maire jura :
– Nom de Dieu ; je parie que c’est la petite Roque. On vient de me prévenir qu’elle n’était pas rentrée hier soir chez sa mère. A quel endroit l’avez-vous découverte ?
Le facteur expliqua la place, donna des détails, offrit d’y conduire le maire.
Mais Renardet devint brusque :
– Non. Je n’ai pas besoin de vous. Envoyez-moi tout de suite le garde champêtre, le secrétaire de la mairie et le médecin, et continuez votre tournée. Vite, vite, allez, et dites-leur de me rejoindre sous la futaie.
Le piéton, homme de consigne, obéit et se retira, furieux et désolé de ne pas assister aux constatations.
Le maire sortit à son tour, prit son chapeau, un grand chapeau mou, de feutre gris, à bords très larges, et s’arrêta quelques secondes sur le seuil de sa demeure. Devant lui s’étendait un vaste gazon où éclataient trois grandes taches, rouge, bleue et blanche, trois larges corbeilles de fleurs épanouies, l’une en face de la maison et les autres sur les côtés. Plus loin se dressaient jusqu’au ciel les premiers arbres de la futaie, tandis qu’à gauche, par-dessus la Brindille élargie en étang, on apercevait de longues prairies, tout un pays vert et plat, coupé par des rigoles et des haies de saules pareils à des monstres, nains trapus, toujours ébranchés, et portant sur un tronc énorme et court un plumeau frémissant de branches minces. A droite, derrière les écuries, les remises, tous les bâtiments qui dépendaient de la propriété, commençait le village, riche, peuplé d’éleveurs de boeufs.
Renardet descendit lentement les marches de son perron, et, tournant à gauche, gagna le bord de l’eau qu’il suivit à pas lents, les mains derrière le dos. Il allait, le front penché ; et de temps en temps il regardait autour de lui s’il n’apercevait point les personnes qu’il avait envoyé quérir. Lorsqu’il fut arrivé sous les arbres, il s’arrêta, se découvrit et s’essuya le front comme avait fait Médéric ; car l’ardent soleil de juillet tombait en pluie de feu sur la terre. Puis le maire se remit en route, s’arrêta encore, revint sur ses pas. Soudain, se baissant, il trempa son mouchoir dans le ruisseau qui glissait à ses pieds et l’étendit sur sa tête, sous son chapeau. Des gouttes d’eau lui coulaient le long des tempes, sur ses oreilles toujours violettes, sur son cou puissant et rouge et entraient, l’une après l’autre, sous le col blanc de sa chemise. Comme personne n’apparaissait encore, il se mit à frapper du pied, puis il appela : “Ohé ! ohé !” Une voix répondit à droite : “Ohé ! ohé !”
Et le médecin apparut sous les arbres. C’était un petit homme maigre, ancien chirurgien militaire, qui passait pour très capable aux environs. Il boitait, ayant été blessé au service, et s’aidait d’une canne pour marcher.
Puis on aperçut le garde champêtre et le secrétaire de la mairie, qui, prévenus en même temps, arrivaient ensemble. Ils avaient des figures effarées et accouraient en soufflant, marchant et trottant tour à tour pour se hâter, et agitant si fort les bras qu’ils semblaient accomplir avec eux plus de besogne qu’avec leurs jambes.
Renardet dit au médecin :
– Vous savez de quoi il s’agit ?
– Oui, un enfant mort trouvé dans le bois par Médéric.
– C’est bien. Allons.
Ils se mirent à marcher côte à côte, et suivis des deux hommes. Leurs pas, sur la mousse, ne faisaient aucun bruit ; leurs yeux cherchaient, là-bas, devant eux.
Le docteur Labarbe tendit le bras tout à coup :
– Tenez, le voilà !
Très loin, sous les arbres, on apercevait quelque chose de clair. S’ils n’avaient point su ce que c’était, Ils ne l’auraient pas deviné. Cela semblait luisant et si blanc qu’on l’eût pris pour un linge tombé ; car un rayon de soleil glissé entre les branches illuminait la chair pâle d’une grande raie oblique à travers le ventre. En approchant, ils distinguaient peu à peu la forme, la tête voilée, tournée vers l’eau et les deux bras écartés comme par un crucifiement.
– J’ai rudement chaud, dit le maire.
Et, se baissant vers la Brindille, il y trempa de nouveau son mouchoir qu’il replaça encore sur son front.
Le médecin hâtait le pas, intéressé par la découverte. Dès qu’il fut auprès du cadavre, il se pencha pour l’examiner, sans y toucher. Il avait mis un pince-nez comme lorsqu’on regarde un objet curieux, et tournait autour tout doucement.
Il dit sans se redresser :
– Viol et assassinat que nous allons constater tout à l’heure. Cette fillette est d’ailleurs presque une femme, voyez sa gorge.
Les deux seins, assez forts déjà, s’affaissaient sur sa poitrine, amollis par la mort.
Le médecin ôta légèrement le mouchoir qui couvrait la face. Elle apparut noire, affreuse, la langue sortie, les yeux saillants. Il reprit :
– Parbleu, on l’a étranglée une fois l’affaire faite.
Il palpait le cou :
– Etranglée avec les mains sans laisser d’ailleurs aucune trace particulière, ni marque d’ongle ni empreinte de doigt. Très bien. C’est la petite Poque, en effet.
Il replaça délicatement le mouchoir :
– Je n’ai rien à faire ; elle est morte depuis douze heures au moins. Il faut prévenir le parquet.
Renardet, debout, les mains derrière le dos, regardait d’un oeil fixe le petit corps étalé sur l’herbe. Il murmura :
– Quel misérable ! Il faudrait retrouver les vêtements.
Le médecin tâtait les mains, les bras, les jambes. Il dit :
– Elle venait sans doute de prendre un bain. Ils doivent être au bord de l’eau.
Le maire ordonna :
– Toi, Principe (c’était le secrétaire de la mairie), tu vas me chercher ces hardes-là le long du ruisseau. Toi, Maxime (c’était le garde champêtre), tu vas courir à Roüy-le-Tors et me ramener le juge d’instruction avec la gendarmerie. Il faut qu’ils soient ici dans une heure. Tu entends.
Les deux hommes s’éloignèrent vivement ; et Renardet dit au docteur :
– Quel gredin a bien pu faire un pareil coup dans ce pays-ci ?
Le médecin murmura :
– Qui sait ? Tout le monde est capable de ça. Tout le monde en particulier et personne en général. N’importe, ça doit être quelque rôdeur, quelque ouvrier sans travail. Depuis que nous sommes en république, on ne rencontre que ça sur les routes.
Tous deux étaient bonapartistes.
Le maire reprit :
– Oui, ça ne peut être qu’un étranger, un passant, un vagabond sans feu ni lieu…
Le médecin ajouta avec une apparence de sourire :
– Et sans femme. N’ayant ni bon souper ni bon gîte, il s’est procuré le reste. On ne sait pas ce qu’il y a d’hommes sur la terre capables d’un forfait à un moment donné. Saviez-vous que cette petite avait disparu ? Et du bout de sa canne, il touchait l’un après l’autre les doigts roidis de la morte, appuyant dessus comme sur les touches d’un piano.
– Oui. La mère est venue me chercher hier, vers neuf heures du soir, l’enfant n’étant pas rentrée à sept heures pour souper. Nous l’avons appelée jusqu’à minuit sur les routes ; mais nous n’avons point pensé à la futaie. Il fallait le jour, du reste, pour opérer des recherches vraiment utiles.
– Voulez-vous un cigare ? dit le médecin.
– Merci, je n’ai pas envie de fumer. Ça me fait quelque chose de voir ça.
Ils restaient debout tous les deux en face de ce frêle corps d’adolescente, si pâle, sur la mousse sombre. Une grosse mouche à ventre bleu qui se promenait le long d’une cuisse, s’arrêta sur les taches de sang, repartit, remontant toujours, parcourant le flanc de sa marche vive et saccadée, grimpa sur un sein, puis redescendit pour explorer l’autre, cherchant quelque chose à boire sur cette morte. Les deux hommes regardaient ce point noir errant.
Le médecin dit :
– Comme c’est joli, une mouche sur la peau. Les dames du dernier siècle avaient bien raison de s’en coller sur la figure. Pourquoi a-t-on perdu cet usage-là ?
Le maire semblait ne point l’entendre, perdu dans ses réflexions.
Mais, tout d’un coup, il se retourna, car un bruit l’avait surpris ; une femme en bonnet et en tablier bleu accourait sous les arbres. C’était la mère, la Roque. Dès qu’elle aperçut Renardet, elle se mit à hurler : “Ma p’tite, oùs qu’est ma p’tite ?” tellement affolée qu’elle ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s’arrêta net, joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur aiguë et déchirante, une clameur de bête mutilée.
Puis elle s’élança vers le corps, tomba à genoux et enleva, comme si elle l’eût arraché, le mouchoir qui couvrait la face. Quand elle vit cette figure affreuse, noire et convulsée, elle se redressa d’une secousse, puis s’abattit le visage contre terre, en jetant dans l’épaisseur de la mousse des cris affreux et continus.
Son grand corps maigre sur qui ses vêtements collaient, secoué de convulsions, palpitait. On voyait ses chevilles osseuses et ses mollets secs enveloppés de gros bas bleus frissonner horriblement ; et elle creusait le sol de ses doigts crochus comme pour y faire un trou et s’y cacher. Le médecin, ému, murmura : “Pauvre vieille !” Renardet eut dans le ventre un bruit singulier ; puis il poussa une sorte d’éternuement bruyant qui lui sortit en même temps par le nez et par la bouche ; et, tirant son mouchoir de sa poche, il se mit à pleurer dedans, toussant, sanglotant et se mouchant avec bruit. Il balbutiait :
– Cré… cré… cré… cré nom de Dieu de cochon qui a fait ça… Je… Je voudrais le voir guillotiner…
Mais Principe reparut, l’air désolé et les mains vides. Il murmura :
– Je ne trouve rien, m’sieu le maire, rien de rien nulle part.
L’autre, effaré, répondit d’une voix grasse, noyée dans les larmes :
– Qu’est-ce que tu ne trouves pas ?
– Les hardes de la petite.
– Eh bien !… eh bien !… cherche encore… et… et… trouve-les… ou… tu auras affaire à moi.
L’homme, sachant qu’on ne résistait pas au maire, repartit d’un pas découragé en jetant sur le cadavre un coup d’oeil oblique et craintif.
Des voix lointaines s’élevaient sous les arbres, une rumeur confuse, le bruit d’une foule qui approchait ; car Médéric, dans sa tournée, avait semé la nouvelle de porte en porte. Les gens du pays, stupéfaits d’abord, avaient causé de ça dans la rue, d’un seuil à l’autre ; puis ils s’étaient réunis ; ils avaient jasé, discuté, commenté l’événement pendant quelques minutes ; et maintenant ils s’en venaient pour voir.
Ils arrivaient par groupes, un peu hésitants et inquiets, par crainte de la première émotion. Quand ils aperçurent le corps, ils s’arrêtèrent, n’osant plus avancer et parlant bas. Puis ils s’enhardirent, firent quelques pas, s’arrêtèrent encore, avancèrent de nouveau, et ils formèrent bientôt autour de la morte, de sa mère, du médecin et de Renardet, un cercle épais, agité et bruyant qui se resserrait sous les poussées subites des derniers venus. Bientôt ils touchèrent le cadavre. Quelques-uns même se baissèrent pour le palper. Le médecin les écarta. Mais le maire, sortant brusquement de sa torpeur, devint furieux et, saisissant la canne du docteur Labarbe, il se jeta sur ses administrés en balbutiant :
– Foutez-moi le camp… foutez-moi le camp… tas de brutes… foutez-moi le camp…
En une seconde le cordon de curieux s’élargit de deux cents mètres.
La Roque s’était relevée, retournée, assise, et elle pleurait maintenant dans ses mains jointes sur sa face.
Dans la foule, on discutait la chose ; et des yeux avides de garçons fouillaient ce jeune corps découvert. Renardet s’en aperçut, et, enlevant brusquement sa veste de toile, il la jeta sur la fillette qui disparut tout entière sous le vaste vêtement.
Les curieux se rapprochaient doucement ; la futaie s’emplissait de monde ; une rumeur continue de voix montait sous le feuillage touffu des grands arbres.
Le maire, en manches de chemise, restait debout, sa canne à la main, dans une attitude de combat. Il semblait exaspéré par cette curiosité du peuple et répétait :
– Si un de vous approche, je lui casse la tête comme à un chien.
Les paysans avaient grand-peur de lui ; ils se tinrent au large. Le docteur Labarbe, qui fumait, s’assit à côté de la Roque, et il lui parla, cherchant à la distraire. La vieille femme aussitôt ôta ses mains de son visage et elle répondit avec un flux de mots larmoyants, vidant sa douleur dans l’abondance de sa parole. Elle raconta toute sa vie, son mariage, la mort de son homme, piqueur de boeufs, tué d’un coup de corne, l’enfance de sa fille, son existence misérable de veuve sans ressources avec la petite. Elle n’avait que ça, sa petite Louise ; et on l’avait tuée ; on l’avait tuée dans ce bois. Tout d’un coup, elle voulut la revoir, et, se traînant sur les genoux jusqu’au cadavre, elle souleva par un coin le vêtement qui le couvrait ; Puis elle le laissa retomber et se remit à hurler. La foule se taisait, regardant avidement tous le, gestes de la mère. Mais, soudain, un grand remous eut lieu ; on cria : “Les gendarmes, les gendarmes !”
Deux gendarmes apparaissaient au loin, arrivant au grand trot, escortant leur capitaine et un petit monsieur à favoris roux qui dansait comme un singe sur une haute jument blanche.
Le garde champêtre avait justement trouvé M. Putoin, le juge d’instruction, au moment où il enfourchait son cheval pour faire sa promenade de tous les jours, car il posait pour le beau cavalier, à la grande joie des officiers.
Il mit pied à terre avec le capitaine et serra les mains du maire et du docteur en jetant un regard de fouine sur la veste de toile que gonflait le corps couché dessous. Quand il fut bien au courant des faits, il fit d’abord écarter le public que les gendarmes chassèrent de la futaie, mais qui reparut bientôt dans la prairie, et forma haie, une grande haie de têtes excitées et remuantes tout le long de la Brindille, de l’autre côté du ruisseau. Le médecin, à son tour, donna les explications que Renardet écrivait au crayon sur son agenda. Toutes les constatations furent faites, enregistrées et commentées sans amener aucune découverte. Principe aussi était revenu sans avoir trouvé trace des vêtements.
Cette disparition surprenait tout le monde, personne ne pouvant l’expliquer que par un vol ; et, comme ces guenilles ne valaient pas vingt sous, ce vol même était inadmissible.
Le juge d’instruction, le maire, le capitaine et le docteur s étaient mis eux-mêmes à chercher deux par deux, écartant les moindres branches le long de l’eau.
Renardet disait au juge :
– Comment se fait-il que ce misérable ait caché ou emporté les hardes et ait laissé ainsi le corps en plein air, en pleine vue ?”
L’autre, sournois et perspicace, répondit :
– Hé ! hé ! Une ruse peut-être ? Ce crime a été commis ou par une brute ou par un madré coquin. Dans tous les cas, nous arriverons bien à le découvrir.
Un roulement de voiture leur fit tourner la tête. C’étaient le substitut, le médecin et le greffier du tribunal qui arrivaient à leur tour. On recommença les recherches tout en causant avec animation.
Renardet dit tout à coup :
– Savez-vous que je vous garde à déjeuner ?
Tout le monde accepta avec des sourires, et le juge d’instruction, trouvant qu’on s’était assez occupé, pour ce jour-là, de la petite Roque, se tourna vers le maire :
– Je peux faire porter chez vous le corps, n’est-ce pas Vous avez bien une chambre pour me le garder jusqu’à ce soir.
L’autre se troubla, balbutiant :
– Oui, non… non… A vrai dire, j’aime mieux qu’il n’entre pas chez moi à cause… à cause de mes domestiques… qui… qui parlent déjà de revenants dans… dans ma tour, dans la tour du Renard… Vous savez je ne pourrais plus en garder un seul… Non… J’aime mieux ne pas l’avoir chez moi.
Le magistrat se mit à sourire :
– Bon… Je vais le faire emporter tout de suite à Roüy, pour l’examen légal. Et se tournant vers le substitut : “Je peux me servir de votre voiture, n’est-ce pas ?
– Oui, parfaitement.”
Tout le monde revint vers le cadavre. La Roque, maintenant assise à côté de sa fille, lui tenait la main, et elle regardait devant elle, d’un oeil vague et hébété.
Les deux médecins essayèrent de l’emmener pour qu’elle ne vît pas enlever la petite ; mais elle comprit tout de suite ce qu’on allait faire, et, se jetant sur le corps, elle le saisit à pleins bras. Couchée dessus, elle criait :
– Vous ne l’aurez pas, c’est à moi, c’est à moi à c’t’heure. On me l’a tuée ; j’veux la garder, vous l’aurez pas !”
Tous les hommes, troublés et indécis, restaient debout autour d’elle. Renardet se mit à genoux pour lui parler.
– Ecoutez, la Roque, il le faut, pour savoir celui qui l’a tuée ; sans ça on ne saurait pas ; il faut bien qu’on le cherche pour le punir. On vous la rendra quand on l’aura trouvé, je vous le promets.
Cette raison ébranla la femme et une haine s’éveillant dans son regard affolé :
– Alors on le prendra ? dit-elle.
– Oui, je vous le promets.
Elle se releva, décidée à laisser faire ces gens ; mais le capitaine ayant murmuré : “C’est surprenant qu’on ne retrouve pas ses vêtements”, une idée nouvelle qu’elle n’avait pas encore eue, entra brusquement dans sa tête de paysanne et elle se demanda : “Oùs qu’é sont ses hardes ; c’est à mé. Je les veux. Oùs qu’on les a mises ?”
On lui expliqua comment elles demeuraient introuvables ; alors elle les réclama avec une obstination désespérée, pleurant et gémissant : “C’est à mé, je les veux ; oùs qu’é sont, je les veux ? “
Plus on tentait de la calmer, plus elle sanglotait, s’obstinait. Elle ne demandait plus le corps, elle voulait les vêtements, les vêtements de sa fille, autant peut-être par inconsciente cupidité de misérable pour qui une pièce d’argent représente une fortune, que par tendresse maternelle. Et quand le petit corps, roulé en des couvertures qu’on était allé chercher chez Renardet, disparut dans la voiture, la vieille, debout sous les arbres, soutenue par le maire et le capitaine, criait :
– J’ai pu rien, pu rien, pu rien au monde, pu rien, pas seulement son p’tit bonnet, son p’tit bonnet ; j’ai pu rien, pu rien, pas seulement son p’tit bonnet.
Le curé venait d’arriver ; un tout jeune prêtre déjà gras. Il se chargea d’emmener la Roque, et ils s’en allèrent ensemble vers le village. La douleur de la mère s’atténuait sous la parole sacrée de l’ecclésiastique qui lui promettait mille compensations. Mais elle repétait sans cesse
– Si j’avais seulement son p’tit bonnet… s’obstinant à cette idée qui dominait à présent toutes les autres.
Renardet cria de loin :
– Vous déjeunez avec nous, monsieur l’abbé. Dans une heure.
Le prêtre tourna la tête et répondit :
– Volontiers, monsieur le maire. Je serai chez vous à midi. Et tout le monde se dirigea vers la maison dont on apercevait à travers les branches la façade grise et la grande tour plantée au bord de la Brindille.
Le repas dura longtemps ; on parlait du crime. Tout le monde se trouva du même avis ; il avait été accompli par quelque rôdeur, passant là par hasard, pendant que la petite prenait un bain.
Puis les magistrats retournèrent à Roüy, en annonçant qu’ils reviendraient le lendemain de bonne heure ; le médecin et le curé rentrèrent chez eux, tandis que Renardet après une longue promenade par les prairies, s’en revint sous la futaie où il se promena jusqu’à la nuit, à pas lents, les mains derrière le dos.
Il se coucha de fort bonne heure et il dormait encore le lendemain quand le juge d’instruction pénétra dans sa chambre. Il se frottait les mains ; il avait l’air content ; il dit :
– Ah ! ah ! vous dormez encore ! Eh bien ! mon cher, nous avons du nouveau ce matin.
– Quoi donc ?
– Oh ! quelque chose de singulier. Vous vous rappelez bien comme la mère réclamait, hier, un souvenir de sa fille, son petit bonnet, surtout. Eh bien ! en ouvrant sa porte, ce matin, elle a trouvé, sur le seuil, les deux petits sabots de l’enfant. Cela prouve que le crime a été commis par quelqu’un du pays, par quelqu’un qui a eu pitié d’elle. Voilà en outre le facteur Médéric qui m’apporte le dé, le couteau et l’étui à aiguilles de la morte. Donc l’homme, en emportant les vêtements pour les cacher, a laissé tomber les objets contenus dans la poche. Pour moi, j’attache surtout de l’importance au fait des sabots qui indique une certaine culture morale et une faculté d’attendrissement chez l’assassin. Nous allons donc, si vous le voulez bien, passer en revue ensemble les principaux habitants de votre pays.
Le maire s’était levé. Il sonna afin qu’on lui apportât de l’eau chaude pour sa barbe. Il disait :
– Volontiers ; mais ce sera assez long, et nous pouvons commencer tout de suite.
M. Putoin s’était assis à cheval sur une chaise, continuant, même dans les appartements, sa manie d’équitation.
M. Renardet, à présent, se couvrait le menton de mousse blanche en se regardant dans la glace ; puis il aiguisa son rasoir sur le cuir et il reprit :
– Le principal habitant de Carvelin s’appelle Joseph Renardet, maire, riche propriétaire, homme bourru qui bat les gardes et les cochers…
Le juge d’instruction se mit à rire :
– Cela suffit ; passons au suivant…
– Le second en importance est M. Pelledent, adjoint, éleveur de boeufs, également riche propriétaire, paysan madré, très sournois, très retors en toute question d’argent, mais incapable, à mon avis, d’avoir commis un tel forfait.
M. Putoin dit :
– Passons.
Alors, tout en se rasant et se lavant, Renardet continua l’inspection morale de tous les habitants de Carvelin. Après deux heures de discussion, leurs soupçons s’étaient arrêtés sur trois individus assez suspects : un braconnier nommé Cavalle, un pêcheur de traites et d’écrevisses nommé Paquet, et un piqueur de boeufs nommé Clovis.