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VictoriaVictoria
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    RENAN, Ernest – Prière sur l’Acropole

    Première partie


    PRIERE QUE JE FIS SUR L’ACROPOLE
    QUAND JE FUS ARRIVE A EN COMPRENDRE
    LA PARFAITE BEAUTE

    O noblesse ! ô beauté simple et vraie ! déesse dont le culte signifie raison et sagesse, toi dont le temple est une leçon éternelle de conscience et de sincérité, j’arrive tard au seuil de tes mystères ; j’apporte à ton autel beaucoup de remords. Pour te trouver, il m’a fallu des recherches infinies. L’initiation que tu conférais à l’Athénien naissant par un sourire, je l’ai conquise à force de réflexions, au prix de longs efforts.

    Je suis né, déesse aux yeux bleus, de parents barbares, chez les Cimmériens bons et vertueux qui habitent au bord d’une mer sombre, hérissée de rochers, toujours battue par les orages. On y connaît à peine le soleil ; les fleurs sont les mousses marines, les algues et les coquillages coloriés qu’on trouve au fond des baies solitaires. Les nuages y paraissent sans couleur, et la joie même y est un peu triste ; mais des fontaines d’eau froide y sortent du rocher, et les yeux des jeunes filles y sont comme ces vertes fontaines où, sur des fonds d’herbes ondulées, se mire le ciel.

    Mes pères, aussi loin que nous pouvons remonter, étaient voués aux navigations lointaines, dans des mers que tes Argonautes ne connurent pas. J’entendis, quand j’étais jeune, les chansons des voyages polaires ; je fus bercé au souvenir des glaces flottantes, des mers brumeuses semblables à du lait, des îles peuplées d’oiseaux qui chantent à leurs heures et qui, prenant leur volée tous ensemble, obscurcissent le ciel.



    Des prêtres d’un culte étranger, venu des Syriens de Palestine, prirent soin de m’élever. Ces prêtres étaient sages et saints. Ils m’apprirent les longues histoires de Cronos, qui a créé le monde, et de son fils, qui a, dit-on, accompli un voyage sur la terre. Leurs temples sont trois fois hauts comme le tien, ô Eurythmie, et semblables à des forêts ; seulement ils ne sont pas solides ; ils tombent en ruine au bout de cinq ou six cents ans ; ce sont des fantaisies de barbares, qui s’imaginent qu’on peut faire quelque chose de bien en dehors des règles que tu as tracées à tes inspirées, ô Raison. Mais ces temples me plaisaient ; je n’avais pas étudié ton art divin ; j’y trouvais Dieu. On y chantait des cantiques dont je me souviens encore : «Salut, étoile de la mer,… reine de ceux qui gémissent en cette vallée de larmes», ou bien : «Rose mystique, Tour d’ivoire, Maison d’or, Etoile du matin…» Tiens, déesse, quand je me rappelle ces chants, mon coeur se fond, je deviens presque apostat. Pardonne-moi ce ridicule ; tu ne peux te figurer le charme que les magiciens barbares ont mis dans ces vers, et combien il m’en coûte de suivre la raison toute nue.
    Et puis si tu savais combien il est devenu difficile de te servir ! Toute noblesse a disparu. Les Scythes ont conquis le monde. Il n’y a plus de république d’hommes libres ; il n’y a plus que des rois issus d’un sang lourd, des majestés dont tu sourirais. De pesants Hyperboréens appellent légers ceux qui te servent… Une pambéotie redoutable, une ligue de toutes les sottises, étend sur le monde un couvercle de plomb, sous lequel on étouffe. Même ceux qui t’honorent, qu’ils doivent te faire pitié ! Te souviens-tu de ce Calédonien qui, il y a cinquante ans, brisa ton temple à coups de marteau pour l’emporter à Thulé ? Ainsi font-ils tous… J’ai écrit, selon quelques-unes des règles que tu aimes, ô Théonoé, la vie du jeune dieu que je servis dans mon enfance ; ils me traitent comme un Evhémère ; ils m’écrivent pour me demander quel but je me suis proposé ; ils n’estiment que ce qui sert à faire fructifier leurs tables de trapézites. Et pourquoi écrit-on la vie des dieux, ô ciel ! si ce n’est pour faire aimer le divin qui fut en eux, et pour montrer que ce divin vit encore et vivra éternellement au coeur de l’humanité ?

    Te rappelles-tu ce jour, sous l’archontat de Dionysodore, où un laid petit Juif, parlant le grec des Syriens, vint ici, parcourut tes parvis sans te comprendre, lut tes inscriptions tout de travers et crut trouver dans ton enceinte un autel dédié à un dieu qui serait le Dieu inconnu. Eh bien, ce petit Juif l’a emporté ; pendant mille ans, on t’a traitée d’idole, ô Vérité ; pendant mille ans, le monde a été un désert où ne germait aucune fleur. Durant ce temps, tu te taisais, ô Salpinx, clairon de la pensée. Déesse de l’ordre, image de la stabilité céleste, on était coupable pour t’aimer, et, aujourd’hui qu’à force de consciencieux travail nous avons réussi à nous rapprocher de toi, on nous accuse d’avoir commis un crime contre l’esprit humain en rompant des chaînes dont se passait Platon.

    Toi seule es jeune, ô Cora ; toi seule es pure, ô Vierge ; toi seule es saine, ô Hygie ; toi seule es forte, ô Victoire. Les cités, tu les gardes, ô Promachos ; tu as ce qu’il faut de Mars, ô Aréa ; la paix est ton but, ô Pacifique. Législatrice, source des constitutions justes ; Démocratie, toi dont le dogme fondamental est que tout bien vient du peuple, et que, partout où il n’y a pas de peuple pour nourrir et inspirer le génie, il n’y a rien, apprends-nous à extraire le diamant des foules impures. Providence de Jupiter, ouvrière divine, mère de toute industrie, protectrice du travail, ô Ergané, toi qui fais la noblesse du travailleur civilisé et le mets si fort au-dessus du Scythe paresseux ; Sagesse, toi que Zeus enfanta après s’être replié sur lui-même, après avoir respiré profondément ; toi qui habites dans ton père, entièrement unie à son essence ; toi qui es sa compagne et sa conscience ; Energie de Zeus, étincelle qui allumes et entretiens le feu chez les héros et les hommes de génie, fais de nous des spiritualistes accomplis. Le jour où les Athéniens et les Rhodiens luttèrent pour le sacrifice, tu choisis d’habiter chez les Athéniens, comme plus sages. Ton père cependant fit descendre Plutus dans un nuage d’or sur la cité des Rhodiens, parce qu’ils avaient aussi rendu hommage à sa fille. Les Rhodiens furent riches ; mais les Athéniens eurent de l’esprit, c’est-à-dire la vraie joie, l’éternelle gaieté, la divine enfance du coeur.

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