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Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    De la génération et de la corruption, I, 8.
    Traduction : Jules Barthélemy Saint Hilaire (1805-1895).

    Réfutation de la théorie qui suppose que l’action et la passion s’exercent dans les substances matérielles par les pores. Opinion des anciens philosophes ; citation d’Empédocle ; Leucippe et Démocrite sont plus près de la vérité. L’unité de l’être est impossible, ainsi que son immobilité. Étranges aberrations des anciens philosophes. Exposé de la théorie de Leucippe ; exposé de celle d’Empédocle ; ses rapports et ses différences avec celle de Leucippe. Citation du Timée de Platon ; comparaison de Platon et de Leucippe. Quelques objections contre la théorie de Platon, contre la théorie de l’unité, et celle des atomes. Impossibilité d’admettre l’existence des atomes et de comprendre d’où leur est venu le mouvement ; la vision à travers les milieux devient inexplicable. — Fin de la réfutation de la théorie qui explique par les pores l’action et la passion dans les choses.

    §1. Exposons encore une fois comment les deux phénomènes de l’action et de la passion sont possibles. Parmi les philosophes, les uns pensent que, quand une chose souffre passivement un effet quelconque, c’est que l’agent qui produit l’effet en dernier ressort et principalement, pénètre dans cette chose par certains pores ou conduits. C’est ainsi, disent-ils, que nous voyons, que nous entendons, et que nous percevons toutes nos autres perceptions des sens. Si, de plus, les objets peuvent être vus au travers de l’air, de l’eau et des corps diaphanes, c’est que ces corps ont des pores qui sont invisibles, à cause de leur petitesse, mais d’ailleurs fort serrés et rangés régulièrement en ordre ; plus les corps sont diaphanes, plus ils ont de ces pores en grand nombre.

    § 2. C’est ainsi que des philosophes se sont expliqué les choses, comme l’a fait, par exemple, Empédocle. Mais on n’a point borné cette théorie à l’action et à la souffrance, et l’on a même prétendu que les corps ne se mélangeaient entr’eux que quand leurs pores étaient réciproquement commensurables. Leucippe et Démocrite ont tracé ici mieux que personne le vrai chemin ; et ils ont tout expliqué d’un seul mot, en prenant le point de départ réel qu’indique la nature. En effet, quelques anciens ont cru que l’être est nécessairement un et immobile. Selon eux, le vide n’existe pas, et il ne peut pas y avoir de mouvement dans l’univers, puisqu’il n’y a pas de vide séparé des choses. Ils ajoutaient qu’il ne peut pas non plus y avoir de pluralité, du moment qu’il n’y a pas de vide qui divise et isole les choses ; que, du reste, prétendre que l’univers n’est pas continu, mais que les êtres qui le composent se touchent, tout séparés qu’ils sont, cela revient à dire que l’être est multiple et n’est pas un, et qu’il y a du vide ; que si l’être est absolument divisible en tous sens, dès-lors, il n’y a plus d’unité pour quoi que ce soit, de sorte qu’il n’y a pas davantage de pluralité, et que le tout est entièrement vide ; que si l’on suppose que l’univers soit mi-partie d’une façon et mi-partie de l’autre, cette explication, disent-ils, ressemble par trop à une hypothèse toute gratuite ; car alors, jusqu’à quel point et pourquoi telle partie de l’univers est-elle ainsi et est-elle pleine, tandis que telle autre partie est divisée ? Et de cette façon, on arrive également, selon eux, à soutenir nécessairement qu’il n’y a pas de mouvement dans l’univers.

    § 3. C’est en partant de ces théories, en bravant et en dédaignant le témoignage des sens, sous prétexte qu’on doit suivre uniquement la raison, que quelques philosophes en sont venus à croire que l’univers est un, immobile et infini ; car autrement, la limite, selon eux, ne pourrait que confiner au vide.

    § 4. Telles sont donc les théories de ces philosophes, et telles sont les causes qui les ont poussés à comprendre ainsi la vérité. Sans doute, si l’on s’en tient à de purs raisonnements, ceux-là semblent acceptables ; mais, si l’on veut considérer les faits, c’est presqu’une folie que de soutenir de pareilles opinions ; car, il n’y a pas de fou qui soit allé jusqu’à ce point d’aberration, de trouver que le feu et la glace sont une seule et même chose. Mais confondre les choses belles en soi avec celles qui ne nous le paraissent que par l’usage, sans trouver, d’ailleurs, aucune différence entr’elles, ce ne peut être que le résultat d’un véritable égarement d’esprit.

    § 5. Quant à Leucippe, il se croyait en possession de théories qui, tout en s’accordant avec les faits attestés par les sens, ne devaient pas compromettre, selon lui, ni la production ni la destruction, ni le mouvement ni la pluralité des êtres. Mais, après cette concession faite à la réalité des phénomènes, il en fait d’autres à ceux qui admettent l’unité de l’être, sous prétexte qu’il n.’ y a pas de mouvement possible sans le vide, et il accorde que le vide est le non-être, et que le non-être n’est rien de ce qui est. Ainsi, d’après lui, l’être, proprement dit, est excessivement nombreux ; l’être, ainsi entendu, ne peut pas être un ; et, loin de là, ces éléments sont en nombre infini, et sont seulement invisibles à cause de la ténuité extrême de leur volume. Leucippe ajoute que ces particules se meuvent dans le vide, car il admet le vide, et qu’en se réunissant, elles causent la production des choses, et qu’en se dissolvant, elles en causent la destruction ; que les choses agissent ou souffrent, selon qu’elles se touchent mutuellement, et qu’ainsi, elles ne sont pas une seule et même chose ; et que, se combinant et s’entrelaçant les unes aux autres, elles produisent tout l’univers. Leucippe en conclut que jamais la pluralité ne saurait sortir de la véritable unité, pas plus que l’unité ne peut venir davantage de la vraie pluralité, et que tout cela est absolument impossible, de part et d’autre. Enfin, de même qu’Empédocle et quelques autres philosophes, qui prétendent que dans les choses l’action qu’elles souffrent et subissent s’exerce par le moyen des pores, Leucippe croit de même que toute altération et toute souffrance des choses ont lieu de cette même manière, la dissolution et la destruction se produisant par le moyen du vide, et l’accroissement se faisant, également, par le moyen des particules solides, qui entrent dans les choses.

    § 6. Pour Empédocle, il doit tenir nécessairement à peu près le même langage que Leucippe ; car il dit qu’il doit y avoir des particules solides et indivisibles, si les pores ne sont pas absolument continus. Or, cette continuité des pores est impossible ; car alors, il ne pourrait y avoir rien de solide, si ce n’est les pores ; et tout, sans exception, ne serait plus que du vide. Donc, il faut, selon Empédocle, que les particules qui se touchent soient indivisibles, et que les intervalles seuls qui les séparent soient vides ; et c’est là ce qu’il appelle les pores. Or, ces opinions sont aussi celles de Leucippe sur l’action et la passion dans les choses.

    § 7. Telles sont les explications qu’on a données sur la façon dont les choses sont tantôt actives et tantôt passives. Ainsi, l’on voit ce qu’il en est réellement pour ces philosophes, et comment ils s’expriment à cet égard, en soutenant des systèmes qui sont à peu près d’accord avec les faits.

    § 8. Mais, dans les théories d’autres philosophes, tels qu’Empédocle, on aperçoit moins nettement comment ils conçoivent la production, la destruction, l’altération des choses, et la manière dont ces phénomènes ont lieu. Ainsi pour les uns, les éléments primitifs des corps sont indivisibles; ils ne diffèrent entr’eux que par les formes, et c’est de ces éléments que les corps sont primitivement composés, et c’est en eux que, définitivement, ils se dissolvent. Mais, quant à Empédocle, on voit bien assez clairement qu’il pousse la production et la destruction des choses jusqu’aux éléments eux-mêmes. Du reste comment peut se produire et se détruire la grandeur compacte de ces éléments ? C’est ce qui n’est pas du tout clair dans son système ; c’est, en outre, ce qu’il ne saurait expliquer, puisqu’il nie que le feu même soit un élément, ainsi qu’il nie également l’existence de tous les autres. Platon a soutenu la même thèse dans le Timée; car, tant s’en faut que Platon s’exprime sur ce point comme Leucippe, que l’un admet que les indivisibles sont des solides, et l’autre, qu’ils ne sont que des surfaces; que l’un soutient que tous les solides indivisibles sont déterminés par des figures dont le nombre est infini, et l’autre, qu’ils ont des figures finies et précises. Le seul point où tous les deux s’accordent, c’est qu’ils admettent l’existence des indivisibles, et leur limitation par des figures.

    § 9. Si c’est bien de là en effet que viennent les productions et les destructions des choses, il y aurait dès lors, pour Leucippe, deux manières de les concevoir, le vide et le contact. C’est ainsi, selon lui, que chaque chose serait distincte et divisible.. Mais, pour Platon au contraire, il n’y a que le contact tout seul, puisqu’il rejette l’existence du vide. Nous avons parlé, dans nos recherches antérieures, du système des surfaces indivisibles ; et quant aux solides indivisibles, ce n’est pas le lieu ici d’examiner plus longuement les conséquences de cette théorie, que nous laisserons de côté pour le moment.

    § 10. Mais en nous permettant une légère digression, nous dirons que, nécessairement, dans ces systèmes, tout indivisible doit être impassible; car il ne saurait être passif et souffrir aucune action que par le vide, qu’on n’admet pas ; et il ne peut produire non plus aucune action sur quoi que ce soit, puisqu’il ne peut être, par exemple, ni dur, ni froid. Certainement, il est absurde de se borner à accorder la chaleur uniquement à la forme sphérique ; car dès lors, il y a nécessité aussi que la qualité contraire, c’est-à-dire le froid, appartienne à quelqu’autre figure que la sphère. Mais si ces deux qualités existent dans les choses, je veux dire la chaleur et le froid, il serait absurde de croire que la légèreté et la pesanteur, la dureté et la mollesse, n’y peuvent pas être également. Je reconnais que Démocrite prétend que chaque indivisible peut être plus pesant, s’il est plus considérable, de telle sorte qu’évidemment aussi il pourra être plus chaud.

    § 11. Mais il est impossible que, étant ainsi qu’on le dit, ces indivisibles ne subissent pas d’influence les uns de la part des autres, et que, par exemple, ce qui est médiocrement chaud ne subisse pas d’influence de la part de ce qui a une chaleur infiniment plus forte. Mais si le dur subit une influence, le mou doit aussi en subir une ; car on ne dit d’une chose qu’elle est molle qu’en pensant à une action qu’elle peut souffrir, puisque le corps mou est précisément celui qui cède aisément à la pression.

    §12. D’ailleurs il n’est pas moins absurde de n’admettre dans les choses absolument rien que la forme ; et, si l’on admet la forme, de n’en supposer qu’une seule, soit, par exemple, le froid, soit la chaleur; car il ne peut pas y avoir une seule et même nature pour ces deux phénomènes opposés.

    § 13. Il y a une égale impossibilité, il est vrai, à supposer que l’être, en restant un, puisse avoir plusieurs formes ; car étant indivisible, il éprouverait ses affections diverses dans le même point. Par conséquent, il aurait beau souffrir, et, par exemple, être refroidi, par cela même il produirait aussi quelqu’autre action, ou il souffrirait même quelqu’autre affection quelconque.

    § 14.. On pourrait faire les mêmes remarques pour toutes les autres affections ; car soit qu’on admette des solides indivisibles, soit qu’on admette des surfaces indivisibles, les conséquences sont les mêmes, puisqu’il n’est pas possible que les indivisibles soient, tantôt plus rares, et tantôt plus denses, s’il n’y a pas de vide dans les indivisibles.

    § 15. Il est tout aussi absurde de supposer que de petits corps sont indivisibles, et que de grands corps ne le sont pas. Dans l’état présent des choses, la raison comprend, en effet, que les corps plus grands peuvent se broyer bien plus aisément que les petits, attendu qu’ils se dissolvent sans peine, précisément parce qu’ils sont grands, et qu’ils touchent et se heurtent à beaucoup de points. Mais pourquoi les indivisibles se trouveraient-ils absolument dans les petits corps plutôt que dans les grands ?

    § 16. De plus, tous ces solides ont-ils une seule et même nature, ou bien diffèrent-ils les uns des autres, les uns étant de feu, et les autres, de terre selon leur masse ? S’il n’y a qu’une seule et même nature pour tous, quelle cause peut les avoir divisés ? Ou bien, pourquoi, en se touchant, ne se réunissent-ils pas tous, par leur contact, en une seule et même masse, comme de l’eau quand elle touche de l’eau? La dernière eau ajoutée ne diffère en rien de celle qui la précédait. Mais si ces indivisibles sont différents les uns des autres, alors que sont-ils? Evidemment, il faut admettre que ce sont là les principes et les causes des phénomènes, bien plutôt qu’ils n’en sont les simples formes ; et d’autre part, si l’on dit qu’ils diffèrent de nature, ils peuvent alors, en se touchant mutuellement, agir ou souffrir les uns par les autres.

    § 17. Bien plus, quel sera le moteur qui les mettra en mouvement ? Si ce moteur est différent d’eux, alors l’indivisible est passif. Si chaque indivisible se meut lui-même, ou il deviendra divisible, moteur en une partie, et mobile dans une autre, ou bien les contraires coexisteront dans la chose. La matière alors sera une, non pas seulement numériquement, mais aussi en puissance.

    § 18. Ceux donc qui prétendent que les modifications subies par les corps se produisent par le mouvement des pores, doivent prendre garde ; car s’ils admettent que le phénomène a lieu même quand les pores sont pleins, ils leur prêtent alors un rôle bien inutile, puisque, si le corps, en cet état, souffre de la même façon, on peut supposer que, sans avoir de pores, et étant lui-même continu, il pourrait tout aussi bien souffrir tout ce qu’il souffre.

    § 19. Mais comment la vision pourrait-elle se produire de la façon dont on l’explique dans ce système? Il n’est pas plus possible en effet qu’elle passe par les contacts au travers des objets diaphanes, qu’au travers des pores, si ces pores sont tous pleins. Où sera donc la différence d’avoir ou de ne point avoir de pores, puisque tout sera plein également? Que si ces pores même sont supposés vides, et s’il doit y avoir des corps en eux, alors se représenteront les mêmes difficultés. Mais si l’on suppose que les pores ont de si petites dimensions qu’ils ne puissent plus recevoir un corps quelconque, c’est une opinion ridicule de s’imaginer que le petit est vide, et que le grand ne l’est pas, quelle que soit son étendue, et d’aller croire que le vide soit autre chose que la place du corps, de telle sorte qu’évidemment, il faudrait que le vide fût toujours en volume égal au corps lui-même.

    § 20. En un mot, il est bien inutile de supposer des pores. Si une chose n’agit pas par son contact sur une autre, elle n’agira pas davantage parce qu’elle traversera des pores; et si c’est par le contact qu’elle agit, alors, même sans pores, les choses agiront ou souffriront l’action toutes les fois que la nature les aura mises, l’une envers l’autre, dans une relation de ce genre.

    § 21. On voit enfin, par tout ceci, qu’imaginer des pores dans le sens où quelques philosophes les ont compris, c’est une erreur complète ou une hypothèse bien vaine. Les corps étant absolument divisibles en tous sens, il est ridicule de supposer des pores, puisque, en tant que les corps sont divisibles, ils peuvent toujours se séparer.

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