Répondre à : (O) CHAUVELIER, Françoise – Juste un rêve

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VictoriaVictoria
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    Juste un rêve (sur les Vocalises de Rachmaninov)

    Loin, très loin dans la Russie toute blanche de neige, une jeune fille rêve
    derrière les fenêtres d’un château silencieux. Elle, si belle et si rêveuse a quatre
    frères beaux et blonds ainsi qu’elle. Ils ont les yeux verts comme le lac du parc
    dans lequel la jeune fille ne se promène jamais. Ils ont les mains fines comme les
    branches des noisetiers qui bordent les chemins. Ils ont des corps minces et
    vigoureux comme ceux des loups argentés qui rodent à l’orée de la forêt.
    La jeune fille, dans son absolue certitude et sa définitive sagesse, aime ses
    frères d’un amour fort et serein. La jeune fille rêve.
    Au déclin du jour avant que le dernier rayon de soleil ne meure une nouvelle
    fois dans les poudroiements rosés de la neige, un cavalier passe au bout de l’allée
    que la lanterne de la porte cochère du château caresse d’une blondeur à peine
    perceptible encore. Il monte un cheval noir et ses cheveux font une flamme
    luisante tant ils sont sombres sur la blancheur du chemin. La crinière du cheval
    brille d’un semblable éclat à chaque mouvement nerveux de la tête de l’animal. Sa
    queue, animée d’une vie propre, fouette l’air bleu qui lutte contre les ombres de
    la nuit naissante, et ses sabots frappent en sons clairs d’enclume le sol gelé.
    La jeune fille le voit passer chaque soir. Chaque soir elle tarde un peu plus
    derrière les carreaux de verre irisés de fleurs de glace, chaque soir elle rêve un
    peu plus longtemps autour de la fugitive image du cavalier.
    Jamais celui-ci ne détourne son regard du sentier qui s’enfonce rapidement
    dans l’ombre grandissante des bois alors même que la jeune fille ne peut se
    retenir d’avancer sa main et de poser ses doigts sur la fenêtre froide en un
    mouvement qui est l’amorce d’un signe, l’ébauche d’un appel, l’esquisse presque,
    d’un effleurement qui ne serait pas encore une caresse mais plutôt le désir, mis
    en geste, d’approcher les doigts d’une réalité qu’elle soupçonne être impalpable
    probablement, ou insaisissable peut-être.
    Chaque nuit retarde l’arrivée de l’aube et chaque aurore s’étire sans fin
    jusqu’en cet instant du crépuscule qui ramène le cavalier sous la fenêtre du
    château. Ainsi jour après jour le timide trouble de la jeune fille a laissé place à
    un amour de plus en plus grand. Elle se languit, elle s’étiole dans les immenses
    pièces du château que les rires de ses frères ne parviennent plus à remplir. Plus
    jamais elle ne partage leurs conversations et leurs jeux. Elle erre, fléchie sous
    leurs regards inquiets et tendres, lointaine comme si une mystérieuse et infinie
    distance s’était soudainement déployée entre eux, oisive et perdue, ne sachant
    où poser la peine que lui cause l’indifférence du cavalier. Elle aspire à un regard
    au moins sur lequel elle pourrait accrocher des songes qui berceraient son coeur.
    Las ! jamais le cavalier ne la voit et jamais il ne la regarde.
    Un soir, alors que la jeune fille était sortie et avait porté pour la première
    fois ses pas au devant du cavalier, alors que celui-ci était passé près d’elle dans
    un tourbillon scintillant de neige poudreuse, alors qu’il avait disparu depuis
    longtemps au bout du chemin, le diable se présenta à la jeune fille.
    -Dis moi ton désir et je le réaliserai.
    -C’est impossible
    -Je peux obtenir pour toi ce que tu veux.
    -Que sais-tu de moi pour parler ainsi ?
    -Tu aimes le cavalier, et lui ne pose jamais son regard sur toi. Donne moi l’âme
    de tes quatre frères et il t’aimera ainsi que tu l’aimes !
    -Jamais !
    Et la jeune fille rentra en courant. Elle rejoignit ses frères. Durant toute la
    soirée elle resta près d’eux, bouleversée de sa propre tendresse à leur égard et
    tremblante encore des paroles qu’avait prononcé le diable.
    Cependant, le lendemain à l’heure où le soleil se noie dans ses couleurs
    épandues, la jeune fille est de nouveau au bout de l’allée . Une fois encore le
    cavalier passe et les sabots de son cheval font des étincelles dans la neige alors
    que sa chevelure déchire l’air comme une lame noire. A peine le silence est-il
    revenu que le diable apparaît à la jeune fille.
    -Je sais ton désir d’être aimée de cet homme. Il te suffit de consentir à me
    laisser l’âme de tes frères et tu seras exaucée.
    La jeune fille s’enfuit mais jour après jour, la même scène se reproduit,
    jusqu’au moment où elle finit par abandonner sa lutte et cède au diable. Alors, le
    lendemain, celui-ci prend l’âme des quatre frères, en fait un noeud à serrer le
    coeur, et il les dispose dans une boite de bois qu’il va enfouir dans la forêt. Ce
    même lendemain, la jeune fille se poste sur le chemin du cavalier qui s’arrête et
    la contemple longuement avant que de la porter sur la croupe de son cheval.
    Ainsi ils s’aimèrent dans un grand et infini bonheur. La jeune fille ne revint
    plus jamais au château.
    Quelques siècles plus tard, loin, très loin dans la Russie toute blanche de
    neige, un moujik quitte sa cabane et va ramasser quelques branches pour
    alimenter son poêle. Dans la pénombre naissante il butte sur une petite caisse de
    bois et, curieux, l’ouvre. A l’intérieur il trouve quatre fines cordelettes nouées.
    Elles semblent en bon état et le moujik prévoit déjà les usages qu’il en aura. Il
    pourra réparer sa scie, consolider le verrou de la porte de l’étable, peut-être
    même fixer correctement une des poutres du toit…Rentré chez lui, il vaque à ses
    occupations et dîne de l’épaisse soupe au chou qu’il a préparée le matin et dans
    laquelle il a mis à tremper une grosse tranche de pain bis. Après son repas, il
    reprend la boite trouvée dans la forêt et s’installe près du feu. Les cordes sont
    si douces, si souples, que le moujik se divertit à les tendre en travers de la boite
    ouverte. Il va chercher des crochets et des petites pinces pour les fixer ; il les
    étire avec délicatesse. Le poêle ronronne sourdement et le moujik regarde ce
    qu’il a fait en se laissant porter par un doux bien-être. Dehors le blizzard s’est
    levé en violentes rafales neigeuses qui grondent autour de la cabane.
    Le moujik pose ses mains sur la caisse de bois ; sous ses doigts des voix
    s’élèvent en longues plaintes murmurées, les cordes vibrent et soupirent.
    Ainsi depuis ce temps là, chaque caresse d’archet sur les violons fait renaître
    l’âme des frères oubliés.

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