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#148468
Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 2

    “Seule! seule! hélas, toute seule!”
    Shakespeare.

    Pendant qu'une des aimables voyageuses dont nous avons offert au lecteur une si rapide esquisse était plongée dans ses réflexions, l'autre se remit promptement de la légère alarme qui lui avait arraché un cri, et, riant de sa frayeur, elle dit gaiement au jeune homme qui chevauchait à son côté:
    “Heyward, de pareilles apparitions sont-elles fréquentes dans le bois, ou bien serait-ce un divertissement dont on a voulu nous régaler? Dans ce dernier cas, la reconnaissance doit nous fermer la bouche; mais dans le premier il est évident que Cora et moi nous devrons nous armer du courage héréditaire qui fait notre orgueil, avant même de rencontrer le redoutable Montcalm.
    -Cet indien est un coureur de notre armée, et parmi ses compatriotes on peut le regarder comme un héros,” répondit le jeune officier à celle qui lui adressait la parole. “Il s'est offert à nous conduire au lac par un sentier peu connu et une voie plus courte, et par conséquent plus agréable que si nous avions suivi la marche de la colonne.
    -Cet homme ne me plaît pas,” dit la dame en tressaillant d'une terreur moitié affectée, moitié réelle. “Vous le connaissez, Duncan; autrement vous ne vous seriez pas ainsi confié à sa garde?
    -Dites plutôt, Alice, que je ne vous aurais pas confiée,” reprit le jeune homme avec émotion. “Oui, je le connais, sans quoi il n'aurait pas ma confiance, surtout en ce moment. On le dit Canadien, et cependant il a servi chez nos amis, les Mohawks, qui, comme vous le savez, sont l'une des Six Nations alliées. Il a été amené parmi nous, m'a-t-on dit, à la suite de je ne sais quel étrange incident, où votre père se trouvait mêlé, et dans lequel ce sauvage fut traité avec beaucoup de rigueur; c'est une histoire qui m'est sortie de la tête. Il est aujourd'hui de notre bord, cela suffit.
    -S'il a été l'ennemi de mon père, il me plaît encore moins!” s'écria la jeune fille, devenue sérieusement inquiète. “Parlez-lui, major Heyward; que j'entende sa voix. C'est une folie de ma part, mais vous savez combien j'ai foi au son de la voix humaine.
    -Ce serait peine perdue; il ne répondrait probablement que par une exclamation. Quoiqu'il comprenne l'anglais, il affecte, comme la plupart de ses pareils, de ne pas en savoir un mot; il voudra bien moins encore condescendre à parler cette langue, maintenant que la guerre exige de lui le maintien rigoureux de sa dignité. Ah! le voilà qui s'arrête; le sentier secret par lequel nous devons passer débouche sans doute près d'ici.”
    Le major Heyward ne se trompait pas; quand ils eurent atteint l'endroit où l'Indien se tenait, en montrant du doigt la clairière qui bordait la route militaire, ils aperçurent un sentier caché et étroit, où l'on ne pouvait pénétrer qu'un à un et sans trop de facilités.
    “Voici notre chemin,” dit le jeune homme à voix basse. “Ne témoignez aucune défiance: ce serait provoquer le danger que vous paraissez craindre.
    -Qu'en pensez-vous, Cora?” demanda la jeune fille troublée. “En voyageant avec les troupes, leur présence aurait sans doute peu d'agrément pour nous; mais ne serions-nous pas plus en sûreté?
    -Etrangère aux moeurs des sauvages, Alice, vous voyez du danger où il n'y en a pas,” repartit Heyward. “Si les ennemis ont atteint le passage de la plaine, ce qui n'est nullement probable, puisque nos éclaireurs battent la campagne, ils voltigeront sur les flancs de la colonne pour y trouver l'occasion de manier leur scalpel. La route du détachement est connue, tandis que la nôtre, qui n'a été fixée qu'au moment du départ, doit être encore ignorée.”
    Cora intervint.
    “Faut-il nous défier de cet homme, parce que ses manières ne sont pas les nôtres, et qu'il a la peau cuivrée?” demanda-t-elle d'un ton calme.
    Alice ne balança plus; mais donnant à sa monture un petit coup de cravache, elle écarta la première les branches du buisson, et suivit le coureur dans le sentier sombre et obstrué. L'officier regarda avec admiration celle qui venait de parler, et laissant marcher seule sa compagne plus blanche, mais non certes plus belle, il se hâta de frayer un passage à celle que nous avons appelée Cora. Les domestiques avaient, paraît-il, reçu des ordres antérieurs; car, au lieu de traverser la clairière, ils suivirent la route de la colonne. “La sagacité de son guide avait dicté cette mesure,” assura Heyward, “afin de diminuer les traces de leur passage, dans le cas où les sauvages canadiens auraient précédé d'aussi loin l'avant-garde de leur armée.”
    Pendant quelques minutes, les difficultés de la marche rendirent toute conversation impossible; après quoi, ils quittèrent la vaste enceinte de broussailles qui avoisinaient la route militaire, et entrèrent sous la voûte haute et sombre de la forêt. Là on trouva moins d'obstacles; et du moment que leur guide s'aperçut que les dames pouvaient régler les mouvements de leurs bêtes, il partit d'un pas qui tenait de la marche et du trot, de manière à tenir à un amble rapide, mais facile, les coursiers excellents et au pied sûr qu'elles montaient.
    Le jeune homme s'était retourné pour adresser la parole à Cora, quand on entendit sonner en arrière, sur le sentier pierreux, les sabots d'un cheval. Il s'arrêta, et ses compagnons l'ayant imité, on fit une halte pour obtenir l'explication de cet incident inattendu.
    Au bout de quelques instants, on vit apparaître un poulain courant comme une bête fauve à travers les pins, puis le disgracieux personnage décrit dans le chapitre précédent, s'avançant avec toute la vitesse qu'il pouvait faire supporter à sa rossinante, sans en venir avec elle à une rupture ouverte. Dans leur court trajet du quartier général de Webb au lieu où les attendaient leurs domestiques, nos voyageurs n'avaient pas eu l'occasion de distinguer l'individu qui maintenant se dirigeait de leur côté.
    S'il méritait de fixer les regards lorsqu'il déployait à pied toutes les beautés de sa haute stature, les grâces qu'il montrait à cheval n'étaient pas moins dignes d'attention. Nonobstant l'application constante de son unique éperon au flanc de sa jument, tout ce qu'il pouvait obtenir d'elle était un temps de galop des jambes de derrière, allure que celles de devant soutenaient de leur mieux, bien qu'elles revinssent vite au petit trot. Peut-être la rapidité avec laquelle s'effectuait le changement d'un de ces pas à l'autre créait-elle une illusion d'optique qui exagérait la vigueur de la bête. Toujours est-il certain qu'Heyward, qui se connaissait en chevaux, ne parvenait pas, avec toute son habileté, à décider quelle allure imprimait à sa bête celui qui accourait sur ses traces avec tant de persévérance. Les efforts et les évolutions du cavalier n'étaient pas moins extraordinaires que ceux de son coursier. A chaque changement d'allure du roussin, le maître se dressait de toute sa hauteur sur ses étriers; ce qui produisait, grâce à l'insigne longueur de ses jambes, un va-et-vient de métamorphoses qui mettait en défaut toute conjecture à son sujet. Ajoutez que, par suite de l'application partielle de l'éperon, un côté de la jument paraissait se trémousser plus vite que l'autre, et qu'on pouvait reconnaître le flanc sacrifié aux coups incessants de la queue, et nous aurons complété le double portrait du cheval et du cavalier.
    L'humeur qui commençait à rembrunir le front noble, ouvert et mâle du major se dissipa peu à peu, et un sourire effleura ses lèvres à la vue de l'étranger. Alice ne fit pas grand effort pour retenir un éclat de rire, et dans l'oeil noir et pensif de Cora parut un éclair de gaieté que l'habitude plutôt que sa volonté parut réprimer.
    “Cherchez-vous quelqu'un ici?” demanda Heyward quand l'autre fut arrivé assez près pour ralentir sa marche. “Vous n'êtes, je l'espère, porteur d'aucune mauvaise nouvelle?
    -Comme vous dites,” répondit l'étranger en agitant son castor triangulaire assez vivement pour établir la circulation dans l'air pesant de la forêt, et en laissant ses auditeurs dans l'incertitude de savoir à laquelle des questions il avait voulu répondre.
    Toutefois, après s'être essuyé le visage et avoir repris haleine, il continua:
    “Vous vous rendez, m'a-t-on dit, au fort de William-Henry; comme j'y vais aussi, j'ai pensé qu'une compagnie agréable ne vous déplairait pas plus qu'à moi.
    -Le compte des voix ne serait pas égal,” reprit Heyward; “nous sommes trois, et vous n'avez que vous à consulter.
    -Que parlez-vous d'inégalité? Il n'y en a pas plus là qu'à un seul galant de protéger deux jeunes dames,” dit l'autre, d'un ton qui tenait le milieu entre l'ingénuité et la raillerie vulgaire. “Mais si le galant a pris charge de véritables femmes, elles se chamailleront entre elles, et, par esprit de contradiction, n'auront d'autre avis que le sien. Vous n'avez donc, comme moi, à consulter que vous-même.”
    La jolie blonde baissa les yeux, en souriant, sur la bride de son cheval, et les teintes délicates de ses joues firent place au plus vif incarnat; mais les roses du teint de sa compagne se changèrent en une pâleur soudaine, et elle continua à marcher en avant, comme si déjà l'entrevue l'eût fatiguée.
    “Si vous vous rendez au lac, vous lui tournez le dos,” dit Heyward avec hauteur; “la route passe à plus d'une demi-lieue derrière vous.
    -D'accord,” reprit l'étranger sans être déconcerté par cette froide réception. “Je me suis arrêté une semaine au fort Edouard, et à moins d'être muet, force était bien de m'informer de la route à suivre; et si j'étais muet, adieu le métier!”
    Après une petite grimace à l'appui d'un trait d'esprit tout à fait inintelligible à ses auditeurs, il continua plus gravement:
    “Il serait peu sage à un homme de ma profession de se familiariser avec ceux qu'il est chargé d'instruire; c'est pourquoi je n'ai pas suivi la colonne. En outre, je me suis dit qu'un gentilhomme de votre rang doit savoir mieux que personne quel est le plus sûr chemin; j'ai donc pris la résolution de me joindre à vous pour rendre le voyage plus agréable et jouir du plaisir de votre société.
    -Voilà une résolution arbitraire et un peu irréfléchie!” s'écria Heyward, ne sachant s'il devait se fâcher ou rire au nez du personnage. “Mais vous parlez d'instruction et de métier… Etes-vous adjoint au contingent provincial comme professeur de la noble science de la défense et de l'attaque? ou ne seriez-vous pas de ces gens qui tracent des lignes et des angles sous couleur d'enseigner les mathématiques?”
    L'étranger regarda un moment son interrogateur avec un étonnement prononcé; puis, remplaçant son air satisfait par l'expression d'une sérieuse humilité, il répondit:
    “En fait d'attaque, il n'y en a, j'espère, ni d'une part ni de l'autre; quant à la défense, je n'en ai aucune à faire; car, par la grâce de Dieu, je n'ai pas, que je sache, commis de péché grave depuis la dernière fois que j'ai imploré son pardon. Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par vos lignes et angles, et je laisse l'enseignement à ceux qui ont été appelés et spécialement destinés à remplir cette sainte fonction. Mes prétentions ne vont pas au delà des actions de grâces et des prières accompagnées de l'art de la psalmodie.
    -Nous avons affaire à un disciple d'Apollon, c'est clair,” s'écria Alice, qui était revenue de son embarras momentané. “Je le prends sous ma protection expresse. Ne froncez pas le sourcil, Duncan, et, par complaisance pour mes oreilles curieuses, laissez-le voyager avec nous. D'ailleurs,” ajouta-t-elle en baissant la voix, et en jetant un regard sur Cora qui, à quelques pas de là, marchait lentement sur les traces de leur guide silencieux et sombre, “ce sera un ami ajouté à notre force, en cas d'événement.
    -Croyez-vous, Alice, que je conduirais ce que j'aime par un chemin où il pourrait y avoir le moindre danger à craindre?
    -Ce n'est pas à quoi je songe en ce moment; mais cet étranger m'amuse, et puisqu'il a de la musique dans l'âme, ne soyons pas assez malhonnêtes pour refuser sa compagnie.”
    Elle lui lança un regard persuasif, puis, étendant sa houssine, lui montra le sentier. Leurs yeux se rencontrèrent un instant; le jeune officier, cédant à la magique influence, fit sentir l'éperon à son cheval et fut bientôt à côté de Cora.
    “Je suis charmée de vous avoir rencontré, l'ami,” dit la jeune fille à l'étranger, en lui faisant signe de la suivre, et en remettant sa monture à l'amble. “Des parents remplis d'indulgence m'ont presque persuadée que je ne suis pas tout à fait indigne de figurer dans un duo; et nous pourrons égayer la route en nous livrant à notre goût favori. Ignorante comme je le suis, ce serait pour moi un grand bonheur que de recevoir les avis d'un maître de l'art.
    -C'est un rafraîchissement pour l'âme comme pour le corps de psalmodier en temps convenable,” répliqua le maître de chant, en la suivant sans se faire prier, “et rien ne soulage autant l'esprit qu'une communion si consolante. Mais il faut absolument quatre parties pour produire une mélodie parfaite. Vous avez tout ce qui annonce un dessus aussi velouté que riche; par une faveur spéciale du ciel, je puis porter le ténor jusqu'à la note la plus élevée; mais il nous manque une haute-contre et une basse-taille. Cet officier du roi, qui hésitait à m'admettre dans sa compagnie, pourrait se charger de cette dernière partie, à en juger par les intonations de sa voix parlée.
    -Prenez garde! Ne jugez pas témérairement et trop à la hâte,” dit Alice en souriant; “les apparences sont souvent trompeuses. Quoique le major Heyward puisse quelquefois produire les tons de la basse-taille, je puis vous assurer que le son naturel de sa voix approche beaucoup plus du ténor.
    -A-t-il donc beaucoup de pratique dans l'art de la psalmodie?” lui demanda son naïf compagnon.
    Alice se sentait prise d'une forte envie de rire, mais elle eut assez d'empire sur elle-même pour maîtriser cet accès de gaieté.
    “Je crains,” répondit-elle, “qu'il n'ait plus de goût pour les chants profanes. La vie d'un soldat, les périls auxquels il est exposé, ses travaux continuels, ne sont guère propres à lui donner des inclinations rassises.
    -La voix est donnée à l'homme comme les autres talents,” répliqua l'étranger, “pour en faire usage, et non pour en abuser. Personne ne peut me reprocher d'avoir jamais négligé les dons que j'ai reçus. Quoique ma jeunesse, comme celle du roi David, dont je porte le nom, ait été entièrement consacrée à la musique, je rends grâces au ciel de ce que jamais une syllabe de vers mondains n'a souillé mes lèvres.
    -Vos études se sont donc bornées au chant sacré?
    -Précisément. De même que les psaumes de David offrent des beautés qu'on ne trouve dans aucune autre langue, de même la mélodie que les théologiens et les sages du pays y ont adaptée est au-dessus de toute harmonie profane. Ma bouche, j'ai le bonheur de le dire, n'exprime que les désirs et les pensées du roi d'Israël lui-même; car bien que le temps et les circonstances puissent exiger quelques légers changements, néanmoins la version répandue dans la colonie de la Nouvelle-Angleterre l'emporte tellement sur toutes les autres par sa richesse, son exactitude et sa simplicité spirituelle, qu'elle approche autant qu'il est possible de l'oeuvre sublime du roi-poète. Jamais je ne marche, je ne séjourne, ni ne me couche, sans avoir sous la main un exemplaire de ce livre sacré. Tenez, le voici. C'est la vingt-sixième édition, publiée à Boston, l'an du Seigneur 1744, et intitulée: “Psaumes, Hymnes et Cantiques spirituels de l'Ancien et du Nouveau Testament, fidèlement traduits en vers anglais pour l'usage, l'édification et la consolation des saints en public et en particulier, et spécialement dans la Nouvelle-Angleterre.”
    Pendant qu'il prononçait l'éloge de cette production des poètes de son pays, l'étranger tirait le livre de sa poche; ayant mis sur son nez une paire de besicles montées en fer, il ouvrit le volume avec l'air de vénération et de gravité approprié à la circonstance. Alors, sans plus de circonlocution ni d'excuse que le mot: “Ecoutez!” il appliqua à sa bouche l'instrument dont nous avons parlé, en tira un son très aigu, que sa voix répéta une octave plus bas, et se mit à chanter les paroles suivantes d'un ton plein, doux et harmonieux, qui bravait la musique, la poésie, et même l'allure cahotante de sa mauvaise monture:
    “Oh! qu'il est doux, oh! qu'il est bon
    De vivre en bonne intelligence!
    Ainsi sur la tête d'Aaron
    L'huile, coulant en abondance,
    Mouillait sa barbe et son menton,
    Et puis sa chemise et sa panse.”
    Le chant de ces vers élégants était accompagné d'un geste ascendant et descendant de la main droite; en se levant, sa main faisait une sorte de moulinet dont l'imitation n'était pas facile, et quand elle se baissait, elle venait toucher un instant les feuillets du livre saint. Une longue habitude lui avait probablement rendu nécessaire cet accompagnement manuel, car il le continua jusqu'à la fin de la strophe, et il appuya tout particulièrement sur les deux syllabes du dernier vers, si habilement choisi à cet effet par le rimailleur.
    Une telle interruption du silence de la forêt ne pouvait manquer de frapper les autres voyageurs qui étaient un peu en avant. L'Indien articula quelques mots en mauvais anglais, et le major, retournant sur ses pas et s'adressant à l'étranger, coupa court à l'exercice de ses talents harmoniques.
    “Quoique nous ne courions aucun danger,” dit-il, “la prudence nous fait un devoir de traverser cette forêt avec le moins de bruit possible. Pardonnez-moi donc, Alice, d'être un trouble-fête en priant votre compagnon de réserver ses chants pour un moment plus convenable.
    -Un vrai trouble-fête, ma foi,” répondit Alice d'un ton malin, “car je n'ai jamais vu si peu d'accord entre les sons et les paroles; et je m'occupais de recherches scientifiques sur les causes de cette disparate, quand votre basse-taille est venue rompre le charme de mes méditations.
    -J'ignore ce que vous entendez par ma basse-taille,” répondit Heyward évidemment piqué de cette remarque; “mais je sais que votre sûreté, Alice, que la sûreté de Cora, m'occupent infiniment plus que toute la musique d'Haendel.”
    Le major se tut tout à coup, tourna vivement la tête vers un gros buisson qui bordait le sentier, et jeta un regard de soupçon sur le guide indien, qui continuait à marcher avec une gravité imperturbable. Il sourit de sa méprise, car il croyait avoir vu briller à travers les feuilles les yeux noirs de quelque sauvage; il reprit la conversation que cette pensée d'alarme avait interrompue.
    La méprise d'Heyward n'avait consisté qu'à laisser endormir un instant son active vigilance. La cavalcade ne fut pas plutôt passée que les branches du buisson s'entr'ouvrirent pour faire place à une tête d'homme, aussi hideuse que pouvaient la rendre l'art d'un sauvage et ses plus mauvaises passions. Il suivit des yeux les voyageurs qui se retiraient; une satisfaction féroce se peignit sur les traits de l'habitant des forêts, en voyant la direction que prenaient les victimes désignées à sa rage et qui marchaient en avant sans avoir conscience du péril.
    Les formes légères et gracieuses des deux dames, que la mâle figure du major suivait pas à pas, se montrèrent encore quelques instants à travers les sinuosités du chemin couvert, jusqu'à ce qu'enfin le maître de chant, qui formait l'arrière-garde, devint invisible à son tour derrière les arbres innombrables qui s'élevaient en lignes sombres dans l'espace intermédiaire.

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