Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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#148469
Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 3

    “Avant qu'un bras laborieux
    D'abondantes moissons eût couronné ces lieux,
    Nos fleuves à pleins bords coulaient: le bruit des ondes
    Enchantait de nos bois les retraites profondes;
    La cascade grondait, et la voix des torrents
    Se mêlait aux soupirs des ruisseaux murmurants.”
    J.-C. Bryant.

    Laissons le confiant Heyward et sa compagne rassurée s'enfoncer toujours plus avant dans les profondeurs d'une forêt qui contenait des hôtes si perfides; nous allons user du privilège des conteurs, et transporter la scène à quelque distance du lieu où nous avons quitté nos voyageurs.
    Ce jour-là, on voyait deux hommes arrêtés sur les bords d'une rivière, étroite mais rapide, à une heure de marche du camp de Webb. Ils avaient l'air d'attendre le retour d'un absent ou l'approche de quelque événement prévu.
    La forêt s'étendait de l'une à l'autre rive, et l'épaisse voûte de feuillage projetait de larges teintes noirâtres sur les eaux. Les rayons du soleil commençaient à devenir moins ardents, et la chaleur intense du jour diminuait, à mesure que les vapeurs du soir s'élevaient des sources et des fontaines, flottant comme un voile dans l'atmosphère. Ces lieux retirés étaient plongés dans ce silence solennel qui accompagne en Amérique les chaleurs assoupissantes de juillet, silence à peine troublé par la conversation à voix basse des deux hommes, par les coups de bec du pivert contre un tronc d'arbre, le cri discordant d'un geai au brillant plumage, ou le mugissement monotone d'une cataracte lointaine.
    Ces bruits faibles et irréguliers étaient trop familiers à l'oreille de nos solitaires pour détourner leur attention d'un entretien qui semblait les intéresser. L'un deux avait la peau rouge et le bizarre accoutrement d'un enfant de la forêt; l'autre, sous ses vêtements grossiers et non moins hétéroclites, indiquait par son teint plus clair, bien que brûlé du soleil et depuis longtemps fané, qu'il avait droit de réclamer une origine européenne.
    L'Indien était assis au bout d'une énorme souche, dans une attitude qui lui permettait d'ajouter à son langage plein de chaleur le secours des gestes calmes mais expressifs d'un guerrier qui discute. Son corps, presque entièrement nu, présentait l'image d'un squelette tracé par un mélange de couleur blanche et noire. Sa tête, rasée de fort près, et sur laquelle on n'avait laissé, par une sorte de bravade, que la fameuse touffe à scalper, n'avait aucune espèce d'ornement, à l'exception d'une plume d'aigle qui la surmontait en travers et lui retombait sur l'épaule gauche. Il portait à sa ceinture un tomahawk et un couteau scalpel, de fabrique anglaise; une courte carabine, du genre de celles dont la politique des Blancs armait leurs sauvages alliés, reposait sur ses genoux nus et nerveux. La large poitrine, les membres bien formés et la grave contenance de ce guerrier semblaient indiquer la vigueur de l'âge, qu'aucun symptôme de déclin n'avait encore diminuée.
    Le corps du Blanc, à en juger par ce que ses vêtements laissaient à découvert, était celui d'un homme qui, dès son jeune âge, avait été exposé à de grandes fatigues. Sa taille musculeuse annonçait plus de maigreur que d'embonpoint; mais l'inclémence des saisons et les labeurs d'une vie active semblaient lui avoir donné une tension vigoureuse. Il portait une blouse de chasse en drap vert, rehaussée de franges jaunes, et un bonnet de peau dont la fourrure était toute pelée. Il avait aussi un couteau à sa ceinture en coquillages (wampum), semblable à celle qui retenait les rares vêtements de l'Indien, mais point de tomahawk. Ses mocassins étaient ornés avec luxe, à la manière des indigènes, et ses jambes couvertes d'une paire de guêtres lacées en dehors, et attachées au-dessus du genou avec un nerf de daim. Une gibecière et une poudrière complétaient l'équipement de sa personne; une longue carabine, que l'expérience des Blancs avait appris aux Indiens à considérer comme l'arme à feu la plus meurtrière, était appuyée contre un arbre voisin. Les yeux du chasseur ou de l'éclaireur, quel qu'il fût, étaient petits, vifs, pénétrants et mobiles, roulant sans cesse pendant qu'il parlait, comme s'il eût guetté du gibier, ou craint la survenance subite de quelque ennemi caché.
    Malgré ces symptômes de méfiance habituelle, non seulement ses traits n'avaient rien de faux, mais au moment où nous le mettons en scène, ils portaient l'expression d'une brusque honnêteté.
    “Vos traditions elles-mêmes plaident en ma faveur, Chingachgook,” dit-il en usant de la langue familière à toutes les peuplades établies autrefois dans le pays qui s'étend entre l'Hudson et le Potomac. “Vos pères sont venus du soleil couchant, ont traversé le grand fleuve, combattu les habitants du pays, et occupé leur territoire; les miens sont venus du ciel vermeil de l'aurore, au delà du grand lac salé, et ils ont fait leur besogne à peu près de la manière dont les vôtres leur avaient donné l'exemple. Que Dieu juge donc entre nous, et que des amis s'épargnent d'inutiles querelles!
    -Mes pères ont combattu l'homme rouge à armes égales,” répondit l'Indien fièrement et dans la même langue. “N'y a-t-il pas de différence, Oeil de Faucon, entre la flèche de pierre de nos guerriers et la balle de plomb avec laquelle vous tuez?
    -Il y a de la raison dans un Indien, quoique la nature lui ait donné une peau rouge,” murmura le Blanc en secouant la tête, comme un homme qui sentait la justesse de cet argument.
    Un moment il parut convaincu de la faiblesse de sa cause; puis revenant à la charge, il répondit à l'objection de son antagoniste aussi bien que le lui permirent les limites étroites de ses connaissances:
    “Je ne suis pas savant, et peu m'importe de l'avouer; mais si j'en juge par ce que j'ai vu faire à vos gaillards de là-bas à la chasse aux daims et aux écureuils, je pense qu'un fusil entre les mains de leurs ancêtres devait être moins dangereux qu'un arc et une flèche à pointe de pierre, ajustée et décochée par un Indien.
    -C'est là l'histoire que répètent vos pères,” repartit l'autre en faisant de la main un geste de superbe dédain. “Que disent vos vieillards? Apprennent-ils aux jeunes guerriers que les Visages Pâles, lorsqu'ils ont combattu les hommes rouges, étaient peints pour la guerre, et armés de la hache de pierre ou du fusil de bois?
    -Je n'ai point de préjugés, et je ne tire pas avantage de mes privilèges naturels; et pourtant mon ennemi le plus acharné, et c'est un Iroquois, devra convenir que je suis un vrai Blanc,” reprit le chasseur, en jetant un oeil satisfait sur la peau tannée de sa main sèche et nerveuse; “et je ne fais pas difficulté d'avouer qu'il y a chez mes compatriotes bien des choses qu'en honnête homme je ne saurais approuver. Ainsi, ils ont la manie d'écrire dans les livres ce qu'ils ont fait et vu, au lieu de le raconter dans leurs villages, où un lâche fanfaron peut recevoir un démenti en face, et le brave soldat invoquer le témoignage de ses camarades à l'appui de la vérité de ses paroles. En conséquence de cette sotte coutume, un homme qui a trop de conscience pour gaspiller son temps, au milieu des femmes, à apprendre les noms de marques noires, n'aura jamais l'occasion de connaître les exploits de ses ancêtres, et ne pourra mettre son orgueil à les surpasser. Pour moi, je suis sûr que tous les Bumppos étaient d'habiles tireurs; car j'ai à manier le fusil une adresse naturelle qui doit m'avoir été transmise de génération en génération, puisque nos saints commandements disent que toutes nos qualités nous sont dispensées, bonnes et mauvaises. Pourtant, en des matières de ce genre, je ne voudrais pas répondre pour d'autres. Mais toute histoire a deux faces; ainsi je vous demande, Chingachgook, ce qui s'est passé la première fois que mes pères ont rencontré les vôtres.”
    Il y eut alors une minute de silence pendant laquelle l'Indien resta muet; puis, s'armant de toute sa dignité, il commença son court récit d'un ton solennel qui servait à en relever l'apparence de vérité.
    “Ecoutez-moi, Oeil de Faucon,” dit-il, “et vos oreilles ne boiront pas de mensonges. Je vous raconterai ce que mes pères ont dit et ce que les Mohicans ont fait.”
    Il hésita un instant et, jetant un regard circonspect sur son compagnon, il continua d'un ton qui tenait de l'interrogation et de l'affirmation tout ensemble:
    “Cette rivière qui coule à nos pieds ne se dirige-t-elle pas vers le soleil, jusqu'à ce qu'enfin ses eaux deviennent salées et le courant remonte vers sa source?
    -Il est certain que vos traditions disent vrai sous ces deux rapports,” dit le Blanc, “car j'ai été dans ce pays-là et j'ai vu ce que vous dites. Quant à savoir pourquoi l'eau, si douce à l'ombre, devient amère au soleil, c'est un changement dont je n'ai jamais pu me rendre compte.
    -Et le courant?” demanda l'Indien, qui attendait sa réponse avec cette sorte d'intérêt qu'un homme attache à voir confirmer son témoignage sur une chose qui l'étonne, bien qu'il y ajoute foi. “Les pères de Chingachgook n'ont pas menti, j'espère!
    -La sainte Bible n'est pas plus vraie, et il n'y a rien de plus réel dans la nature. On appelle ce courant qui remonte, la marée; c'est une chose claire et facile à expliquer. Pendant six heures les eaux descendent, et pendant six autres heures elles remontent, et en voici la raison: quand il y a plus d'eau dans la mer que dans la rivière, elle y entre jusqu'à ce que la rivière s'élève à son tour, et alors elle en sort de nouveau.
    -Dans les bois et sur les grands lacs, les eaux coulent du haut en bas, jusqu'à ce qu'elles soient dans la position où est ma main,” dit l'Indien en étendant sa main devant lui sur une ligne horizontale “et alors elles ne coulent plus.
    -Aucun honnête homme ne le niera,” dit le chasseur, un peu piqué du peu de confiance que témoignait son interlocuteur sur son explication des mystères de la marée; “et je conviens que cela est vrai sur une petite échelle et là où le terrain est de niveau. Mais tout dépend de l'échelle sur laquelle vous mesurez les choses. Or, sur une petite échelle la terre est de niveau, mais sur une grande elle est ronde. De cette manière, les mares et les étangs, et même les grands lacs d'eau douce, peuvent être stagnants, comme nous le savons, vous et moi qui les avons vus; mais lorsque vous venez à étendre l'eau sur une grande surface comme la mer, cette surface étant arrondie, comment l'eau pourrait-elle être en repos? C'est comme si vous vouliez que le fleuve restât immobile au bord des rochers noirs qui sont là-bas à un quart de lieue, quoique vous entendiez le vacarme qu'il fait en ce moment même en sautant par-dessus!”
    Si les raisonnements philosophiques de son compagnon ne semblaient pas le satisfaire, l'Indien avait trop de dignité pour laisser apercevoir son incrédulité. Il écoutait en homme convaincu, et reprit son récit du même ton solennel qu'auparavant:
    “Nous vînmes de l'endroit où le soleil se cache pendant la nuit, en traversant de grandes plaines où paissent les bisons, jusqu'à ce que nous eûmes atteint la grande rivière. Là nous combattîmes les Alligewis, et la terre fut rougie de leur sang. Des bords de la grande rivière jusqu'aux rives du lac salé, nous ne trouvâmes plus personne. Les Maquas nous suivaient à quelque distance. Nous dîmes alors que le pays serait à nous depuis le lieu où l'eau ne remonte plus dans cette rivière jusqu'à une autre à vingt soleils de distance vers le sud. Le territoire que nous avions pris en guerriers, nous le gardâmes en hommes; nous rejetâmes les Maquas dans les bois avec les ours: ils ne goûtèrent le sel que du bout de la langue; ils ne pêchèrent point dans le grand lac; nous leur jetâmes les arêtes de nos poissons.
    -J'ai entendu conter tout cela, et je le crois,” dit le Blanc, voyant que l'Indien s'arrêtait; “mais c'était longtemps avant que les Anglais débarquassent dans le pays.
    -Il y avait alors un pin à la place de ce châtaignier. Les premiers Visages Pâles qui vinrent parmi nous ne parlaient pas l'anglais; ils vinrent dans un grand canot, lorsque déjà mes pères avaient enterré le tomahawk et fini la guerre avec les hommes rouges qui les entouraient. Alors, Oeil de Faucon,” et le sauvage ne trahit sa profonde émotion qu'en donnant à sa voix ce ton grave et guttural qui rend parfois si musicale la langue qu'il parlait; “alors, Oeil de Faucon, nous étions un peuple, et nous étions heureux. Le lac salé nous fournissait son poisson, le bois ses daims, et l'air ses oiseaux. Nous prîmes des femmes qui nous donnèrent des enfants, nous adorions le Grand-Esprit, et nous tenions les Maquas à une telle distance qu'ils ne pouvaient entendre nos chants de triomphe!
    -Savez-vous quelque chose de votre famille à cette époque? Mais vous êtes un homme juste pour un Indien; et comme je pense que vos pères vous ont transmis leurs qualités, ils doivent avoir été des guerriers braves et des hommes sages au feu du conseil.
    -Ma tribu est l'aïeule des nations, et moi je suis un homme de race pure; le sang des chefs coule dans mes veines, où il restera toujours… Les Hollandais débarquèrent et donnèrent à mon peuple l'eau de feu; il en but jusqu'à ce que le ciel parût se confondre avec la terre, et il s'imagina follement avoir trouvé le Grand-Esprit. Alors on le dépouilla de son domaine. Peu à peu, on le repoussa loin du rivage, en sorte que moi qui suis un chef et un Sagamore, je n'ai jamais vu briller le soleil qu'à travers les arbres, et n'ai jamais visité les tombeaux de mes pères.
    -Les tombeaux,” répliqua le Blanc, vivement touché de la douleur résignée de son compagnon, “inspirent des pensées solennelles, et fortifient souvent un homme dans ses bonnes intentions. Pour ce qui est de moi, je m'attends à laisser mes os sans sépulture blanchir dans les forêts ou devenir la proie des loups. Et maintenant, où se trouve votre nation qui est venue, il y a déjà bien des étés, se réunir à ses frères du Delaware?
    -Où sont les fleurs de tous ces étés? Tombées une à une. Il en a été ainsi de toute ma famille; chacun de mes parents est parti à son tour pour le pays des esprits. Je suis au sommet de la montagne, il me faudra descendre dans la vallée; et quand Uncas m'aura suivi, il ne restera plus une goutte du sang des Sagamores, car mon fils est le dernier des Mohicans.
    -Uncas est ici,” dit derrière lui une autre voix avec le même ton doux et guttural. “Que lui voulez-vous?”
    Le Blanc tira son couteau de sa gaine de cuir, et porta involontairement la main vers son fusil à cette interrogation subite; mais l'Indien, toujours calme, ne tourna même pas la tête vers la voix qu'il venait d'entendre.
    Au même instant, un jeune guerrier se glissa entre eux d'un pas léger, et alla s'asseoir sur le bord du fleuve rapide. Le père ne laissa échapper aucune exclamation de surprise, il n'échangea avec son fils aucune parole pendant quelques minutes; chacun d'eux paraissait attendre le moment où il pourrait parler sans montrer la curiosité d'une femme ou l'impatience d'un enfant. Le Blanc, se conformant à leur exemple, laissa retomber son fusil qu'il avait déjà saisi, et observa la même réserve.
    Enfin Chingachgook, reportant lentement ses regards vers son fils, lui dit:
    “Les Maquas osent-ils laisser dans ce bois l'empreinte de leurs mocassins?
    -J'ai suivi leurs traces,” répondit le jeune Indien, “et je sais qu'ils y sont en nombre égal aux doigts de mes deux mains; mais ils se cachent comme des poltrons.
    -Piller et scalper, voilà ce qu'ils cherchent, les brigands!” dit le Blanc, que nous appellerons désormais Oeil de Faucon, comme le nommaient ses compagnons. “Montcalm, ce Français audacieux, enverra ses espions jusque dans notre camp, mais il apprendra sur quelle route nous marchons.
    -C'est bon,” répondit le père, en jetant les yeux vers le soleil, qui inclinait sur l'horizon, “nous les chasserons de leurs broussailles comme des daims. Oeil de Faucon, mangeons ce soir, et demain nous ferons voir aux Maquas qu'ils ont affaire à des hommes.
    -L'un me va comme l'autre, et je suis prêt,” dit le chasseur, “mais, pour combattre les Iroquois, il faut les débusquer de leurs trous et pour manger, il faut du gibier… Ah! si l'on parle du diable, on en voit les cornes… Voici la plus belle paire de bois que j'aie encore vus cette année! Comme ils remuent dans les broussailles, au bas de la colline! A présent, Uncas,” continua-t-il à demi-voix, et en riant en dedans, pour ainsi dire, en homme qui avait appris à se tenir sur ses gardes, “je parie trois charges de poudre contre une aune de “wampum”, que j'atteins la bête entre les yeux, plus près de l'oeil droit que du gauche.
    -C'est impossible!” dit le jeune Indien, qui se dressa sur ses pieds avec toute la vivacité de la jeunesse. “On n'aperçoit que le bout de ses cornes.
    -Quel enfant!” dit le Blanc en secouant la tête, et en s'adressant au père. “Croit-il donc qu'un chasseur, à la vue d'une partie de l'animal, ne peut pas dire où est le reste?”
    Déjà il mettait sa carabine en joue, et il allait fournir une preuve de cette adresse dont il se vantait, quand Chingachgook, rabattant l'arme avec la main:
    “Oeil de Faucon,” dit-il, “voulez-vous combattre les Maquas?
    -Ces Indiens ont un instinct pour connaître la nature des bois,” reprit le chasseur, en abaissant son fusil comme un homme convaincu de son erreur. “J'abandonne ce daim à votre flèche, Uncas; autrement nous le tuerions pour servir de pâture à ces voleurs d'Iroquois.”
    Le père témoigna son assentiment par un geste expressif. Aussitôt Uncas se jeta ventre à terre, et s'approcha de l'animal en rampant. Lorsqu'il fut à quelques pas du couvert, il ajusta une flèche à son arc avec le plus grand soin, tandis que l'animal agitait ses cornes, comme s'il eût flairé un ennemi dans l'air imprégné d'émanations étrangères. Un moment après, on entendit le bruit de la détente de l'arc; une ligne blanche sillonna les broussailles, et le daim blessé se précipita sur l'assaillant. Evitant l'attaque de l'animal, Uncas fit un saut de côté et lui plongea son couteau dans la gorge; le daim tomba d'un dernier bond au bord de la rivière, dont il teignit les eaux de son sang.
    “Voilà de la besogne indienne, et de la bonne,” dit Oeil de Faucon, en témoignant son contentement par son rire silencieux, “Ma foi, cela méritait d'être vu! Cependant une flèche ne se tire que de près, et il faut un couteau pour achever l'ouvrage.
    -Chut!” dit son compagnon, en se retournant vivement comme un chien qui flaire le gibier. “Chut!
    -Ah! çà, il y en a donc une troupe?” s'écria le chasseur, dont les yeux commencèrent à briller de toute l'ardeur de sa profession accoutumée. “S'ils passent à portée de balle, je leur en lâcherai une, dussent les Six Nations aux aguets être à même de me surprendre!… Qu'avez-vous entendu, Chingachgook? Pour mes oreilles les bois sont muets.
    -Il n'y avait qu'un seul daim, et il est mort,” répondit l'Indien en se penchant tellement que sa tête touchait presque la terre. “J'entends un bruit de pas.
    -Des loups peut-être, qui ont traqué la bête et qui cherchent sa trace.”
    L'Indien se releva d'un air digne et vint reprendre sa place sur le tronc d'arbre.
    “Non,” dit-il alors, “j'entends un bruit de chevaux… Il y a des hommes blancs. Ce sont vos frères, Oeil de Faucon; vous leur parlerez.
    -Soit, et je leur parlerai un anglais auquel le roi lui-même ne ferait pas difficulté de répondre. Mais je ne vois rien, et je n'entends ni hommes ni bêtes. Il est étrange qu'un Indien reconnaisse les sons qui annoncent l'approche d'un Blanc mieux qu'un homme tel que moi, qui, de l'aveu de mes ennemis, n'ai que du sang pur dans les veines, quoique j'aie vécu assez longtemps avec les Peaux-Rouges pour être soupçonné d'en faire partie… Ah! quelque chose a craqué comme une branche sèche… Maintenant j'entends remuer les broussailles… Oui, oui, c'est un bruit de pas, et moi qui prenais cela pour le grondement de la chute d'eau… et… Mais les voici qui arrivent… Dieu les garde des Iroquois!”

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