Accueil › Forums › Textes › COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans › Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans
Chapitre 4
“Fais ce que tu voudras; ce bois est ta prison.
De cette injure il faut que j'aie enfin raison.”
Shakespeare, “le Songe d'une nuit d'été”.
Oeil de Faucon parlait encore, quand le premier de ceux dont l'oreille vigilante de l'Indien avait deviné l'approche se montra à découvert.
Un de ces sentiers pratiqués par le passage périodique des daims traversait un vallon peu éloigné, et aboutissait à la rivière au point où s'étaient postés le Blanc et ses compagnons rouges. C'est par là que les voyageurs qui avaient produit une surprise si rare dans les profondeurs de la forêt s'avançaient lentement vers le chasseur qui, placé en avant des deux Indiens, s'apprêtait à les recevoir.
“Qui va là?” demanda-t-il, en même temps qu'il rejetait négligemment son fusil en travers de son bras gauche et qu'il mettait sur le chien l'index de sa main droite, tout en évitant de donner à cette action la moindre apparence de menace. “Qui vient dans ce désert malgré les fatigues et les bêtes féroces?
-De bons chrétiens, des amis de la loi et du roi,” répondit celui qui marchait en tête de la cavalcade; “des gens qui ont voyagé depuis le lever du soleil, dans les ombres de la forêt, sans aucune nourriture, et qui sont terriblement fatigués de la route…
-En un mot, vous vous êtes perdus,” interrompit le chasseur, “et vous savez à présent dans quel embarras on se trouve alors qu'on ignore s'il faut aller à droite ou à gauche.
-C'est tout à fait cela; des enfants à la mamelle ne sont pas plus à la merci de leurs nourrices, que nous qui sommes grands, et grands de taille bien plus qu'en connaissances. Savez-vous la distance qu'il y a d'ici à un poste de la couronne nommé William-Henry?
-Oh! oh!” s'écria le chasseur, qui ne s'épargna pas le rire, bien qu'aussitôt il en réprimât les éclats dangereux, pour n'être pas entendu d'ennemis cachés. “Hé bien! vous voilà dépistés à l'égal d'un chien qui aurait l'Horican entre lui et le daim qu'il poursuit! Le fort William-Henry! Camarade, si vous êtes des amis du roi, et que vous vouliez rejoindre l'armée, suivez le cours de la rivière jusqu'au fort Edouard, c'est le meilleur parti. Là, vous conterez votre affaire à Webb, qui perd son temps au lieu de pousser en avant dans les défilés, et d'obliger ces impudents Français à repasser le Champlain et à rentrer dans leur tanière.”
Avant que l'étranger pût répondre à cette proposition inattendue, un autre cavalier franchit les broussailles, et passa devant lui.
“A quelle distance sommes-nous donc du fort Edouard?” demanda le nouveau venu. “Nous avons quitté ce matin l'endroit où vous nous conseillez d'aller, et nous nous rendons à l'extrémité supérieure du lac Georges.
-Il faut alors que vous ayez perdu la vue avant de perdre votre chemin; car la route qui traverse la plaine a pour le moins cinq toises de largeur; elle est aussi grande qu'aucune de celles qui passent dans Londres, et devant le palais du roi lui-même.
-Nous ne contestons pas l'excellence de la route,” répliqua Heyward, car c'était lui, comme on l'a sans doute deviné. “Qu'il vous suffise, pour le moment, d'apprendre que nous nous sommes confiés à un guide indien pour nous conduire par un sentier détourné mais plus court, et que nous avons eu tort de compter sur sa connaissance des lieux. Bref, nous ne savons pas où nous sommes.
-Un Indien qui se perd dans les bois!” repartit le chasseur en secouant la tête d'un air d'incrédulité. “S'égarer à une époque de l'année où le soleil grille le sommet des arbres, et où les chutes d'eau coulent à pleins bords; quand chaque brin de mousse lui indique de quel côté brille l'étoile polaire pendant la nuit! Et les sentes tracées de tous côtés par les daims, et qui conduisent aux mares et aux cours d'eau, lieux connus de tout le monde? D'ailleurs les oies sauvages n'ont pas encore pris leur vol pour le Canada. Hum! il est bien étonnant qu'un Indien se perde entre l'Horican et le coude de la rivière. Est-ce un Mohawk?
-Pas de naissance, bien qu'il ait été adopté dans cette tribu; je crois qu'il est né plus au nord, et qu'il est de ceux que vous appelez Hurons.
-Ouf!” s'écrièrent à la fois les deux amis d'Oeil de Faucon.
Jusqu'à cet endroit du dialogue, ils étaient restés assis, immobiles et en apparence indifférents à ce qui se passait; mais ils se levèrent avec une vivacité et une émotion qui montraient assez à quel point la surprise les avait fait sortir de leur réserve habituelle.
“Un Huron!” répéta brusquement le chasseur, en branlant de nouveau la tête en signe de défiance manifeste. “N'importe qui les adopte, c'est une race de voleurs! On n'en fera jamais que des coquins et des vagabonds. Du moment que vous vous êtes confié à un individu de cette nation, ce qui m'étonne seulement, c'est que vous n'en ayez pas rencontré d'autres.
-Cela n'est guère à craindre, puisque nous sommes encore si loin de William-Henry. Au surplus, vous oubliez ce que je vous ai dit: notre guide est devenu un Mohawk, il est de nos amis et sert sous nos drapeaux.
-Et moi je vous dis qu'un Mingo mourra toujours dans la peau d'un Mingo,” reprit l'autre d'un ton positif. “Un Mohawk, allons donc! Pour l'honnêteté parlez-moi d'un Delaware ou d'un Mohican; et quand ils accepteront la bataille, -ce qu'ils ne feront pas tous, car ils ont souffert que les Maquas, leurs rusés ennemis, les appellent des femmes,- enfin quand ils voudront bien se battre, prenez vos guerriers parmi les Delawares et les Mohicans!
-En voilà assez!” dit Heyward impatienté. “Je n'ai pas besoin de renseignements sur un homme que je connais, et que vous ne pouvez pas connaître. Vous n'avez pas encore répondu à ma question: combien y a-t-il d'ici au fort Edouard où le gros de l'armée est cantonné?
-Cela dépend beaucoup de l'habileté de votre guide. Si je ne m'abuse, un cheval comme le vôtre doit faire bien du chemin entre le lever et le coucher du soleil.
-Je ne veux pas faire avec vous, l'ami, assaut de paroles inutiles,” dit Heyward dévorant son mécontentement et prenant un ton de voix plus doux. “Si vous voulez me dire à quelle distance est le fort Edouard et m'y conduire, votre peine ne sera pas perdue.
-Et qui sait si, en vous servant de guide, je ne conduis pas un ennemi, un espion de Montcalm? Il ne suffit pas de parler anglais pour être un sujet fidèle.
-Si vous appartenez à l'armée, dont vous êtes sans doute un des éclaireurs, vous devez connaître le 60e, un des régiments du roi?
-Le 60e! Il n'y a pas de corps royal que je ne connaisse aux colonies, quoique je porte une blouse de chasse au lieu d'un habit rouge.
-En ce cas, vous devez savoir le nom du major de ce régiment.
-Le major!” répéta le chasseur, relevant la tête en homme pénétré de son importance. “S'il y a au monde quelqu'un qui ait connu major Effingham, vous le voyez devant vous.
-Il y a dans ce corps plusieurs majors; celui que vous citez est le plus ancien; mais je parle du plus jeune, celui qui commande les compagnies en garnison à William-Henry.
-Oui, oui, j'ai ouï dire que cette place est occupée par un jeune gentilhomme très riche, venu de l'une des provinces les plus méridionales. Il est bien jeune pour remplir un tel grade et prendre le pas sur des anciens dont la tête commence à grisonner; mais, à ce qu'on dit, il sait son métier de soldat, et c'est un galant homme.
-Quel qu'il soit, c'est lui qui vous parle en ce moment; par conséquent vous n'avez pas à craindre un ennemi.”
Le chasseur regarda un moment Heyward d'un air étonné; puis, se découvrant la tête, il répondit d'un ton moins assuré qu'avant, mais où perçait encore quelque doute:
“J'ai appris qu'un détachement devait quitter le camp ce matin pour se porter vers le lac.
-On vous a dit vrai; mais j'ai préféré prendre un chemin plus court, me confiant aux assurances de l'Indien dont je vous ai parlé.
-Et cet homme vous a trompés, puis abandonnés?
-Ni l'un ni l'autre; du moins, il ne s'est pas enfui, car il est là en arrière.
-Je serais bien aise de dévisager cette créature-là; si c'est un véritable Iroquois, je le verrai à son air de bassesse et à son tatouage.”
A ces mots, Oeil de Faucon, quittant Heyward, passa derrière la jument du psalmodiste, dont le poulain profitait d'un moment de halte pour mettre à contribution la mamelle maternelle. Après avoir écarté les broussailles et s'être avancé de quelques pas, il rencontra les dames qui attendaient avec inquiétude, et non sans appréhension, le résultat de la conférence. Un peu en arrière se tenait le coureur, adossé à un arbre; il soutint l'examen sévère du chasseur, d'un air impassible, mais avec une physionomie si sombre et si farouche qu'elle suffisait à inspirer l'épouvante.
Satisfait de son inspection, notre homme revint sur ses pas: il paya un tribut de franche admiration à la beauté des deux voyageuses, et remercia d'un regard de sympathie l'aimable salut d'Alice; en repassant près de la jument, il accorda à son cavalier une minute d'investigation inutile, secoua la tête et revint auprès d'Heyward.
“Un Mingo est toujours un Mingo,” dit-il, “et puisque Dieu l'a fait ainsi, il n'est au pouvoir des Mohawks ni de personne de le changer. Si nous étions seuls et s'il vous plaisait de faire aux loups, cette nuit, le sacrifice de ce beau cheval, je pourrais moi-même vous conduire au fort Edouard, en une heure de temps, et il n'en faudrait pas davantage; mais, avec la compagnie de ces dames, c'est impossible!
-Pourquoi pas? Elles sont fatiguées, mais elles fourniront bien encore cette traite.
-Il y a impossibilité naturelle,” répliqua le chasseur d'un ton résolu. “M'engager dans les bois après la nuit tombée, dans la société de ce coureur, je ne m'y risquerais pas pour la meilleure carabine des colonies! Ils sont pleins d'Iroquois en campagne, et votre coquin de Mohawk sait trop bien où les trouver pour que sa compagnie me convienne.
-Vous croyez?” dit Heyward en se penchant sur sa selle et en parlant à voix basse. “Je n'ai pas été, je l'avoue, sans quelques soupçons, bien que j'aie fait mon possible pour les dissimuler, et que j'aie affecté, à cause de ces dames, une confiance que je n'avais pas toujours. C'est parce que je me défiais de lui que, refusant de le suivre plus longtemps, je l'ai fait marcher derrière, comme vous voyez.
-A peine mes yeux sont-ils tombés sur lui, j'ai jugé que c'était un fourbe,” reprit le chasseur, en plaçant un doigt contre son nez en signe de circonspection. “Le sacripant est adossé au tronc de l'érable à sucre que vous voyez là-bas s'élever au-dessus du fourré; sa jambe droite est placée le long de l'arbre, et,” ajouta-t-il en frappant sur son fusil, “de l'endroit où nous sommes, je puis lui envoyer, entre la cheville et le genou, une balle qui le mettra dans l'impuissance de reprendre, avant un ou deux mois, ses caravanes dans la forêt. Si je retournais auprès de lui, la rusée vermine se douterait de quelque chose, et décamperait à travers les buissons comme un daim effarouché.
-Gardez-vous-en bien! Il peut être innocent, et cela me répugne. Ah! si j'avais la certitude de sa trahison…
-Bah! On ne risque jamais de se tromper en affirmant la scélératesse d'un Iroquois.”
Tout en parlant, il mit son fusil en joue par une sorte de mouvement instinctif.
“Arrêtez!” s'écria Heyward. “Je m'y oppose… Cherchons un autre moyen; et pourtant j'ai bien des raisons de croire que le drôle s'est joué de moi.”
Le chasseur, qui, sur l'ordre du major, avait déjà renoncé à son projet de mutiler le coureur, réfléchit un moment, puis il fit un geste, qui sur-le-champ amena près de lui ses deux compagnons rouges. Ils s'entretinrent pendant quelque temps avec vivacité, mais à voix basse, dans la langue delaware; et aux gestes du Blanc, plusieurs fois dirigés vers l'érable dont on apercevait les hautes branches, il était facile de juger qu'il indiquait la retraite de leur ennemi. Ses compagnons ne furent pas longtemps à saisir ses intentions, et déposant leurs armes à feu, ils partirent chacun en prenant un côté différent du sentier, et s'enfoncèrent dans le taillis avec tant de précaution qu'on ne pouvait entendre le bruit de leurs pas.
“Retournez maintenant là-bas,” dit le chasseur à Heyward, “et faites causer le brigand; ces Mohicans que vous voyez vont s'emparer de sa personne, sans même toucher à sa peinture.
-Non,” dit Heyward avec fierté, “je veux le saisir moi-même.
-Eh! que pouvez-vous faire à cheval contre un Indien dans les broussailles?
-Je mettrai pied à terre.
-Lorsqu'il vous verra ôter un pied de l'étrier, croyez-vous qu'il vous donnera le loisir de dégager l'autre? Quiconque a affaire dans les bois à des indigènes doit employer leurs méthodes, s'il veut réussir. Allez donc; parlez à haute voix à ce mécréant, et faites semblant de le regarder comme l'ami le plus sincère que vous ayez au monde.”
Heyward se prépara à agir en conséquence, bien qu'il éprouvât de la répugnance pour la nature de l'expédient auquel il était obligé de recourir.
Cependant le temps pressait, et lui faisait sentir la situation critique dans laquelle son aveugle confiance avait placé le dépôt précieux confié à sa garde. Le soleil avait déjà disparu, et les bois, tout à coup privés de sa lumière, commençaient à prendre une teinte sombre, qui lui rappelait vivement l'approche de l'heure choisie habituellement par le sauvage pour exécuter ses actes barbares d'hostilité et de vengeance. Stimulé par ces pressantes alarmes, il ne répondit rien et quitta le chasseur; celui-ci se mit à causer à haute voix avec l'étranger qui, sans cérémonie, s'était joint à la compagnie des voyageurs.
En passant près des dames, Heyward leur adressa quelques paroles d'encouragement, et fut charmé de voir que, bien que fatiguées de l'exercice de la journée, elles paraissaient croire que le présent embarras provenait seulement d'un accident fortuit. Après leur avoir donné à entendre qu'il s'occupait d'une consultation sur le chemin à suivre, il poussa son cheval, et l'arrêta à quelques pas du lieu où le coureur était encore adossé à l'arbre.
“Eh! bien, Magua,” dit-il, en s'efforçant de prendre un air d'aisance et de franchise, “la nuit tombe, et cependant nous ne sommes pas plus près de William-Henry qu'au lever du soleil, en quittant le camp de Webb. Tu as perdu ta route, et je n'ai pas mieux réussi que toi. Heureusement, nous avons rencontré un chasseur, celui qui cause avec le chanteur là-bas; il connaît les tours et détours de la forêt, et il promet de nous conduire dans un lieu où nous serons en sûreté jusqu'à demain.”
L'Indien fixa sur l'officier ses yeux étincelants et demanda en mauvais anglais
“Est-il seul?
-Seul!” répondit en hésitant le major, pour qui l'art de dissimuler était chose nouvelle. “Oh! il n'est certes pas seul, Magua, puisque nous sommes avec lui.
-Alors le Renard Subtil s'en ira,” reprit le coureur, en ramassant froidement une petite valise posée à ses pieds; “et les Visages Pâles ne verront plus que des gens de leur couleur.
-Comment! s'en aller? Qui appelles-tu le Renard Subtil?
-C'est le nom qu'ont donné à Magua ses pères canadiens,” dit le sauvage d'un air qui indiquait à quel point il était fier d'une distinction dont il ignorait probablement le sens. “Le jour et la nuit sont indifférents au Subtil quand Munro l'attend.
-Et quel compte rendra le Renard des deux filles du commandant de William-Henry? Osera-t-il dire au bouillant Ecossais qu'il a laissé ses enfants sans guides, bien que Magua eût promis de leur en servir?
-La Tête Blanche a la voix forte et le bras long; mais le Renard entendra-t-il l'une ou sentira-t-il l'autre dans les bois?
-Et que diront les Mohawks? Ils lui feront des jupons et le condamneront à rester au “wigwam” avec les femmes, car il ne mérite plus qu'on le traite en homme.
-Le Subtil connaît le chemin des grands lacs, et il peut y retrouver les ossements de ses pères.
-Assez, Magua, ne sommes-nous pas amis? Pourquoi échanger des paroles amères? Munro a promis au retour de récompenser tes services, et j'ai aussi une dette à acquitter envers toi. Repose tes membres fatigués; ouvre ton bissac, et mange. Nous avons quelques moments à nous; ne les perdons pas à nous disputer comme des femmes. Quand nos dames auront pris quelques rafraîchissements, nous nous remettrons en route.
-Les Visages Pâles se font les chiens de leurs femmes,” marmotta l'Indien dans sa langue maternelle, “et quand elles ont besoin de manger il faut que les guerriers posent le tomahawk pour nourrir leur paresse.
-Que dis-tu, Renard?
-Le Renard dit que c'est bien.”
L'Indien leva les yeux sur le visage ouvert du major, mais ayant rencontré son regard, il détourna promptement le sien. S'asseyant à terre, il tira de sa valise les restes de son dernier repas, et commença à manger, non toutefois sans avoir observé attentivement l'endroit où il se trouvait.
“Allons,” continua Heyward, “le Renard aura repris assez de force, et il verra assez clair pour retrouver sa route demain matin.”
Il s'arrêta, car il entendit dans les broussailles voisines le craquement d'une branche sèche et le froissement des feuilles; se remettant aussitôt, il reprit:
“Il faudra partir avant le lever du soleil, sans quoi Montcalm pourrait se trouver sur notre passage, et nous barrer l'entrée du fort.”
Magua laissa retomber sur sa cuisse la main qu'il portait à sa bouche, et bien que ses regards fussent fixés vers la terre, il détournait la tête, élargissait ses narines, et les oreilles même semblaient se dresser plus qu'à l'ordinaire; on eût dit la statue de la Vigilance.
Heyward, qui ne perdait pas de vue un seul de ses mouvements, dégagea tout doucement un de ses pieds de l'étrier pendant qu'il glissait la main sous la peau d'ours qui couvrait ses pistolets d'arçon. Il était impossible de découvrir quel objet attirait surtout l'attention du coureur; ses regards, qu'on eût cru immobiles, étaient néanmoins dans une agitation continue, et ne paraissaient se fixer sur rien de particulier. Pendant que notre officier hésitait sur ce qu'il avait à faire, le Renard se leva avec des mouvements si lents et tant de circonspection qu'il ne causa pas le plus léger bruit. Heyward sentit alors que le moment d'agir était arrivé; passant une jambe par-dessus la selle, il mit pied à terre dans la résolution de saisir son perfide compagnon, et comptant sur sa vigueur pour y réussir. Toutefois, afin de ne pas lui donner d'alarme, il conserva un air de calme et d'amitié.
“Le Renard Subtil ne mange pas?” dit-il, en employant le surnom qui flattait le plus la vanité de l'Indien. “Son grain est trop sec et paraît mal grillé. Voyons cela… Il y aura peut-être dans mes provisions quelque chose qui excitera davantage son appétit.”
Magua, acceptant son offre, lui tendit son bissac; il lui laissa même toucher ses mains, sans trahir la moindre émotion, ni rien changer à son attitude d'attention profonde. Mais quand il sentit les doigts d'Heyward remonter doucement le long de son bras nu, il se dégagea d'un coup brusque, et, poussant un cri perçant, plongea d'un seul bond dans le taillis en face.
L'instant d'après, on vit apparaître derrière l'érable la figure tatouée de Chingachgook qui, semblable à un spectre, s'élança à la poursuite de Magua. Sur une exclamation d'Uncas, une lueur soudaine illumina la forêt, et on entendit la détonation de la carabine du chasseur.