Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 6

    “Ces cantiques, jadis si doux à Sion, il en fit un choix judicieux, et d'un air solennel: “Adorons le Seigneur”,
    dit-il.”
    Burns.

    Heyward et ses compagnes virent s'opérer cette marche mystérieuse avec une inquiétude secrète. Bien que la conduite du chasseur blanc eût été jusque-là irréprochable, son équipement grossier, sa parole brusque, ses antipathies énergiques, le choix de ses compagnons silencieux, tout cela était bien capable de jeter la défiance dans des esprits qu'avait naguère troublés la trahison d'un Indien.
    L'étranger seul semblait indifférent à tout ce qui se passait. Affaissé sur une saillie de rocher, il ne donnait de signes de vie que par les gros soupirs que lui arrachaient à chaque instant les luttes intérieures de son esprit.
    On entendit bientôt des voix étouffées; on eût dit des gens qui s'appelaient l'un l'autre dans les entrailles de la terre, quand tout à coup une lumière apparut aux yeux des voyageurs, et leur dévoila le grand secret de ce rivage.
    A l'extrémité d'une caverne étroite et profonde, dont la longueur paraissait augmenter par les reflets de la lumière qui l'éclairait, était assis le chasseur, tenant en main une branche de pin allumée. La lueur vive de la flamme, tombant en plein sur sa physionomie rude et basanée et sur son bizarre accoutrement, prêtait un air d'étrangeté romanesque à la personne d'un individu qui, vu à la lumière du jour, frappait déjà les regards par son attirail, sa constitution de fer, et le singulier mélange de sagacité, de vigilance et d'extrême simplicité qui se peignaient tour à tour sur son visage.
    A quelque distance de lui se tenait Uncas, que sa proximité permettait de distinguer à loisir. Les voyageurs considérèrent avec intérêt la taille droite et flexible du jeune Mohican, ainsi que la grâce de son attitude et la liberté de ses mouvements. Il avait le corps couvert plus qu'à l'ordinaire par une blouse de chasse verte et à franges, comme celle du Blanc. On voyait briller ses yeux noirs et intrépides, au regard terrible et calme à la fois. Sa figure mâle et d'un galbe harmonieux offrait la teinte rouge de sa nation dans toute sa pureté; son front était élevé, et sa tête, fièrement portée, n'avait d'autre chevelure que l'héroïque touffe réservée au scalpel.
    C'était la première fois que Duncan Heyward et ses compagnes avaient l'occasion d'observer en détail les traits de leur guide indien, et ils se sentirent soulagés d'un doute pénible à la vue du jeune guerrier, dont les traits ouverts respiraient un noble orgueil et une sauvage résolution. Tout plongé qu'il était dans les ténèbres de l'ignorance, un tel être gratifié par la nature de dons magnifiques ne semblait pas capable de tramer une trahison. L'ingénue Alice contemplait sa mine libre et fière comme elle eût regardé quelque chef-d'oeuvre du ciseau grec qu'un miracle eût appelé à la vie; et, de son côté, le major, accoutumé pourtant à la perfection plastique, qui n'est pas rare chez les Indiens vivant en dehors de la corruption des civilisés, exprimait ouvertement l'admiration que lui inspirait ce magnifique modèle des plus belles proportions de l'homme.
    “Je dormirais en paix,” dit Alice, “sous la protection d'un gardien qui paraît d'une nature si brave et si généreuse. Oh! certes, Duncan, ces tueries barbares, ces épouvantables tortures dont on parle tant et dont j'ai lu tant de fois le récit, ne doivent jamais avoir lieu en présence d'hommes semblables.
    -C'est certainement un rare et brillant exemple des qualités naturelles où excelle cette race,” répondit l'officier. “Oui, Alice, je pense comme vous qu'un tel front et de tels yeux sont faits plutôt pour intimider l'ennemi que pour tendre des pièges; mais ne nous faisons pas illusion en attendant des indigènes d'autres vertus que celles qui sont à leur portée. Les peuples chrétiens offrent rarement l'exemple de grandes qualités; pourquoi en serait-il autrement chez les païens, et j'admets cependant, à la gloire de la nature humaine, que cela n'est pas impossible? Espérons donc que ce Mohican ne trompera pas notre attente, et qu'il se montrera, comme il en a l'air, ami loyal et brave.
    -Voilà comme il faut parler, major Heyward,” dit Cora. “En regardant cet enfant de la nature, qui pourrait songer à la couleur de sa peau?”
    Une courte pause où se montrait quelque embarras suivit cette remarque caractéristique; le silence fut interrompu par la voix d'Oeil de Faucon, qui criait aux voyageurs de venir le rejoindre.
    “Ce feu commence à donner une clarté trop vive,” poursuivit-il quand ils furent entrés dans la caverne; “il pourrait attirer les Mingos sur nos traces. Uncas, baissez la couverture, afin que les coquins n'y voient que du noir… Ce n'est pas là un souper digne d'un major du Royal-Américain, mais j'ai connu des détachements de ce corps qui se trouvaient contents de manger leur gibier cru, et sans assaisonnement encore. Quant au sel, il ne manque pas ici, et en un clin d'oeil nous allons faire une grillade… Il y a là des rameaux de sassafras sur lesquels ces dames peuvent s'asseoir: ce sont des sièges moins brillants que leurs chaises d'acajou, mais ils fleurent une odeur plus douce que tous les bois étrangers, n'importe d'où ils viennent… Allons, mon ami, ne regrettez plus votre poulain; c'était une innocente créature et qui n'avait guère peiné en ce monde; sa mort lui épargnera bien des douleurs de reins et de jambes!”
    Uncas fit ce qu'on lui avait ordonné; et quand Oeil de Faucon eut cessé de parler, le mugissement de la cataracte arriva aux oreilles comme le roulement lointain du tonnerre.
    “Sommes-nous au moins en sûreté dans cette caverne?” demanda Heyward. “N'y a-t-il pas de danger d'être surpris? Un seul homme armé, embusqué à l'entrée, nous tiendrait tous en échec.”
    Une longue figure, semblable à un spectre, se dressa dans l'ombre derrière le chasseur, et saisissant un tison enflammé en éclaira le fond de leur lieu de refuge. Alice poussa un faible cri, et Cora même se leva en voyant cet effrayant personnage se mouvoir à la clarté de la torche. Un seul mot d'Heyward suffit à les calmer: c'était leur ami, Chingachgook. Soulevant une autre couverture, l'Indien leur montra que la caverne avait deux issues; puis, sans quitter le tison, il se glissa à travers une crevasse étroite et profonde, coupée à angle droit avec le réduit où ils étaient, mais à ciel ouvert et aboutissant à une grotte en tout pareille à la première.
    Oeil de Faucon se prit à rire.
    “De vieux renards comme Chingachgook et moi,” dit-il, “ne se laissent pas prendre dans un terrier qui n'a qu'une issue. Eh bien, êtes-vous rassurés? La place vous paraît-elle bonne? Le rocher est de pierre calcaire, qui est molle, comme tout le monde le sait; ça sert d'oreiller, et pas trop désagréable, quand on n'a à son service ni brousse ni bois de sapin. Autrefois, la cataracte tombait à quelques pas d'ici, et elle formait, je vous jure, une nappe d'eau aussi belle et régulière qu'on puisse en voir le long de l'Hudson. Mais le temps fait grand tort aux belles choses, comme ces jolies dames ont encore à l'apprendre; les lieux sont bien changés! Les rocs sont pleins de crevasses; la pierre est plus molle en certains endroits qu'en d'autres, et l'eau s'y est creusé des réduits profonds, jusqu'à ce qu'enfin elle a reculé d'une centaine de pieds, brisant par ci, rongeant par là, et maintenant les deux chutes n'ont plus ni forme ni figure.
    -De quel côté sommes-nous?” demanda le major.
    “Ma foi, nous sommes près du lieu où la Providence avait d'abord placé la cataracte, mais où il paraît qu'elle a refusé de rester. A droite et à gauche, les eaux, ayant trouvé la roche plus tendre, ont laissé à sec le milieu de la rivière, en commençant par pratiquer les deux petits trous qui nous servent de retraite.
    -Alors nous sommes dans une île?
    -Oui, nous avons une chute de chaque côté, et la rivière par devant et par derrière. S'il faisait jour, il vaudrait la peine de gravir le sommet du rocher, pour se convaincre de la perversité de l'eau. Figurez-vous qu'elle procède sans règle aucune: tantôt elle saute, tantôt elle dégringole; elle jaillit ou se laisse tomber, là elle est blanche comme la neige, ici verte comme du gazon; en certains endroits, elle s'enfonce et court en grondant et en ébranlant la terre: en d'autres, elle a le murmure d'un ruisseau, ou bien elle forme des gouffres et des tourbillons dans le vieux roc, comme s'il n'était pas plus dur que l'argile. La rivière semble n'avoir pas de plan arrêté. D'abord elle coule paisiblement comme si sa seule intention était d'obéir aux ordres qu'elle a reçus; puis elle tourne à angle droit et fait face au rivage; il y a même des moments où elle jette un regard en arrière, ayant l'air de regretter le désert avant de se fondre dans l'eau salée. Oui, ma belle dame, ce tissu aussi fin qu'une toile d'araignée, que vous portez au cou, est plus grossier qu'un filet de pêche, comparé à certaines places que je puis vous montrer, où la rivière fabrique mille dessins délicats, comme si, une fois affranchie du joug, elle se plaisait à essayer de tout. En somme, à quoi cela vient-il aboutir? Après avoir laissé quelque temps l'eau agir à sa guise comme un enfant têtu, la main qui l'a créée la réunit tout entière, et à quelques lieues en aval on peut la voir s'avancer d'un cours tranquille vers la mer, selon l'ordre qui avait été établi depuis l'origine du monde.”
    Cette description sans art de la grotte du Glenn fit comprendre aux voyageurs qu'ils se trouvaient en lieu de sûreté; quant à ses beautés sauvages, ils les contemplèrent d'un oeil moins favorable qu'Oeil de Faucon. Leur situation, il est vrai, ne permettait guère de goûter les charmes de la nature, et comme le chasseur, tout en causant, n'avait pas jugé nécessaire d'interrompre ses préparatifs culinaires, si ce n'est pour montrer, du bout d'une fourchette cassée, quelque particularité du fleuve rebelle, ils souffrirent qu'on appelât leur attention sur la question essentielle, quoique plus vulgaire, de leur souper.
    Le repas, auquel ne nuisit pas l'addition des friandises qu'Heyward avait eu la précaution d'emporter avant qu'on se séparât des chevaux, venait on ne peut plus à propos pour la compagnie excédée de fatigue. Uncas se chargea de pourvoir aux besoins des dames, et remplit ses fonctions d'écuyer servant avec un mélange de grâce timide et de dignité qui amusa beaucoup le major; il savait, en effet, que c'était une innovation complète aux moeurs des Indiens, qui interdisent aux guerriers toute occupation domestique, et surtout à l'égard de leurs femmes. Toutefois, comme les lois de l'hospitalité sont sacrées parmi eux, cette légère dérogation à la gravité masculine ne donna lieu à aucun commentaire.
    S'il se fût trouvé dans la compagnie quelqu'un qui eût eu l'esprit assez libre pour jouer le rôle d'observateur, il aurait pu voir que le jeune chef ne mettait pas dans la répartition de ses services une impartialité complète. Sans doute il présentait à Alice, avec une dose suffisante de politesse, la calebasse d'eau douce et l'assiette à venaison proprement taillée dans le coeur d'un gommier; mais il fallait le voir auprès de sa soeur, et, comme son oeil noir s'arrêtait sur le teint brillant, les traits expressifs de Cora, avec une douceur qui en tempérait les éclairs de fierté! Une ou deux fois il fut obligé de parler pour appeler l'attention de celle qu'il servait, et il le fit en un mauvais anglais, mais suffisamment intelligible, et que sa voix grave et gutturale savait rendre si doux et si musical, que les deux dames ne pouvaient s'empêcher de le regarder avec étonnement et admiration.
    Au cours de ces civilités, on échangea quelques mots qui établirent entre les parties les apparences d'un commerce amical.
    Cependant, la gravité de Chingachgook ne se laissa point entamer. Il s'était rapproché du feu; aussi ses hôtes, dont les regards inquiets se tournaient souvent vers lui, avaient toute commodité pour étudier l'expression naturelle de ses traits, sous l'épouvantail artificiel du tatouage. Ils trouvèrent entre le père et le fils beaucoup de ressemblance, sauf la différence que devaient y apporter l'âge et les fatigues. La fierté habituelle de sa physionomie avait fait place à ce calme indolent qui distingue un guerrier indien, quand les grands intérêts de son existence ne réclament pas l'emploi de ses facultés. Toutefois il était aisé de voir, aux éclairs qui sillonnaient de temps en temps son visage cuivré, qu'il ne fallait que soulever ses passions pour donner une expression terrible à la physionomie arbitraire qu'il avait adoptée afin d'intimider ses ennemis.
    D'autre part, l'oeil vif et mobile du chasseur était rarement en repos; il mangeait et buvait avec un appétit qu'aucune appréhension ne pouvait troubler, mais sa vigilance ne l'abandonnait jamais. Vingt fois, pendant que la calebasse et le morceau de venaison étaient suspendus à ses lèvres, il détourna la tête comme s'il eût prêté l'oreille à quelques bruits suspects et lointains; geste qui ne manquait pas de rappeler ses hôtes, occupés de la nouveauté de leur demeure, au souvenir des raisons alarmantes qui les y avaient amenés. Comme ces pauses fréquentes n'étaient suivies d'aucune observation, le malaise momentané qu'elles causaient se dissipait promptement.
    Sur la fin du repas, Oeil de Faucon tira de dessous un lit de fougère un petit baril, et adressant la parole à l'étranger qui, assis à son côté, faisait grand honneur à sa cuisine:
    “Allons, l'ami,” dit-il, “goûtez-moi cette bière de sapinette: elle vous ôtera toute envie de songer au poulain et vous mettra la gaieté au coeur. Je bois au progrès de notre amitié, et j'espère qu'un nabot de cheval ne sèmera pas la rancune entre nous. Comment vous nommez-vous?
    -La Gamme, David la Gamme,” répondit le maître de chant, en essuyant machinalement sa bouche avant de noyer ses chagrins dans une copieuse lampée du breuvage que lui offrait le chasseur.
    Après avoir ingurgité un coup d'une longueur qui annonçait toute son admiration pour la bière de sa fabrique, l'autre reprit haleine et répondit:
    “La Gamme? Un fameux nom, et qui vous a été transmis, j'en suis sûr, par une ribambelle d'honnêtes parents. Je suis admirateur des noms, quoique sous ce rapport les chrétiens le cèdent de beaucoup aux sauvages. Le plus grand lâche que j'aie jamais connu s'appelait Lion; et pour fâcher sa femme, nommée Patience, il fallait moins de temps qu'à un daim pour franchir un fossé. Chez l'Indien, c'est une affaire de conscience; en général, il est ce qu'indique son nom. Par exemple, Chingachgook, qui signifie Grand Serpent, n'est en réalité un serpent ni gros ni petit; mais il connaît les détours et les replis de la nature humaine; il est silencieux et frappe ses ennemis au moment où ils s'y attendent le moins… Et quel est votre métier?
    -Je suis maître indigne en l'art de psalmodier.
    -Hein?
    -J'apprends à chanter aux conscrits de la levée du Connecticut.
    -Vous pourriez vous occuper plus utilement. Les jeunes vauriens rient et chantent déjà trop dans les bois, où ils ne devraient pas plus souffler qu'un renard dans son terrier. Savez-vous nettoyer un fusil, ou manier une carabine?
    -Dieu soit loué! je n'ai jamais eu occasion de faire usage de ces engins destructeurs.
    -Vous tenez peut-être le compas? et vous tracez sur le papier le cours des eaux et la position des montagnes du désert, afin que ceux qui le traversent puissent tout reconnaître à l'aide des noms?
    -Non, ce n'est pas là mon affaire.
    -Avec une paire de jambes comme les vôtres, on peut raccourcir une longue route; vous êtes chargé, j'imagine, de porter quelque-fois des nouvelles au général?
    -Jamais. Ma vocation spéciale est d'enseigner la musique sacrée.
    -Drôle de métier!” marmotta Oeil de Faucon, avec un rire silencieux. “Passer sa vie, comme l'oiseau moqueur, à imiter tous les sons hauts et bas qui sortent du gosier de l'homme! Fort bien, mon ami; c'est dans doute le talent que vous avez reçu en partage, et il est aussi respectable que celui de bon tireur, ou quelque autre inclination préférable. Voyons, donnez-nous un échantillon de votre savoir-faire; ce sera une manière amicale de terminer la soirée; car il est temps que ces dames aillent réparer leurs forces pour la traite de demain, qui sera longue et pénible; et il faudra partir de grand matin, avant que les Maquas soient en l'air.
    -J'y consens très volontiers,” répondit David, qui ajusta aussitôt ses besicles en fer sur son nez et tira de sa poche son cher petit volume, qu'il présenta à Alice. “Que saurait-il y avoir de plus convenable et consolant que d'offrir à Dieu notre prière du soir, après une journée si pleine de dangers?”
    Alice sourit, et, jetant les yeux sur Duncan, elle rougit et hésita.
    “Ne vous gênez pas,” lui dit-il tout bas. “La demande du brave homme mérite d'être encouragée en un pareil moment.”
    Forte de son assentiment, Alice s'abandonna à ses inclinations pieuses et à son goût pour la musique. Le livre fut ouvert à un hymne qui s'accordait assez bien avec leur situation, et où le traducteur, n'étant plus tourmenté par l'ambition de surpasser le roi d'Israël, avait trouvé quelques inspirations vraies et touchantes. Cora manifesta le désir d'accompagner sa soeur, et le cantique sacré commença après que le méthodique David eut préludé pour donner le ton avec son instrument, préliminaire indispensable en ces sortes d'occasions.
    L'air était lent et solennel. Tantôt il s'élevait aussi haut que pouvait monter la voix richement timbrée des jeunes filles qui, pénétrées d'un pieux enthousiasme, se tenaient penchées sur le petit livre; tantôt il baissait au point que le grondement des eaux semblait former l'accompagnement obligé de la mélodie. Le goût naturel et l'oreille juste de David dirigeaient et modifiaient le chant de manière à l'adapter à l'étroite caverne, dont chaque fente et chaque crevasse répercutaient les notes brillantes de leur voix flexible.
    Les Indiens, immobiles et les yeux fixés sur le rocher, prêtaient l'oreille avec une attention qui leur donnait l'air de véritables statues. Quant au chasseur, il écouta d'abord, le menton appuyé sur la main, avec l'expression d'une froide indifférence. Peu à peu ses traits rigides se relâchèrent, jusqu'à ce qu'enfin, à mesure que les strophes se succédaient, il sentit sa nature de fer vaincue: la mémoire le reporta aux jours de son enfance, alors que ses oreilles avaient été habituées, dans les établissements de la colonie, à entendre, par des voix plus rudes, de semblables choeurs d'actions de grâces. Ses paupières devinrent humides, et avant que l'hymne fût terminé, de grosses larmes jaillirent d'une source qui semblait tarie depuis longtemps, et sillonnèrent des joues plus accoutumées aux eaux battantes des orages qu'à ces témoignages de faiblesse.
    Les chanteurs appuyaient sur un de ces accords bas et mourants qui laissent à un auditoire tant de charme et de regret, lorsqu'un cri, qui semblait n'avoir rien d'humain ni de terrestre, s'éleva dans les airs, et pénétra non seulement dans les entrailles de la caverne, mais jusqu'au fond du coeur de tous ceux qui y étaient réunis. Il fut suivi d'un silence profond, comme si cette clameur horrible et extraordinaire eût suspendu le cours orageux du fleuve.
    “Ah! mon Dieu!” gémit Alice, après quelques instants d'anxiété terrible.
    “Qu'est-ce que cela?” demanda Heyward à haute voix.
    On ne lui répondit pas. Oeil de Faucon et les Indiens avaient le cou tendu, comme s'ils allaient ouïr se répéter le même bruit, et on lisait sur leurs visages l'étonnement dont ils étaient frappés. Enfin, ils s'entretinrent ensemble avec vivacité dans la langue delaware; puis Uncas quitta la caverne par l'issue la plus cachée.
    Quand il fut parti, le chasseur dit en anglais:
    “Quel est ce bruit, personne ici n'en sait rien; et pourtant deux d'entre nous battent les forêts depuis plus de trente ans. J'aurais juré qu'il n'y avait pas un cri d'Indien ou de bête sauvage que je n'eusse entendu; mais ceci me prouve que je n'étais qu'un mortel rempli de présomption et de vanité.
    -Ne serait-ce pas,” dit Cora, en ajustant son voile avec un calme que sa soeur était loin de partager, “le cri que poussent les guerriers lorsqu'ils veulent effrayer leurs ennemis?
    -Non, non,” reprit le chasseur; “c'était un hurlement sinistre, affreux, quelque chose de surnaturel. Quand on a une fois entendu le cri de guerre, on ne peut plus le confondre avec un autre… Eh bien, Uncas,” poursuivit-il en voyant le jeune Indien de retour, “qu'y a-t-il? que voyez-vous? Notre lumière perce-t-elle à travers les couvertures?”
    La réponse fut courte, et elle parut décisive.
    “Du dehors on ne voit rien,” continua Oeil de Faucon, en secouant la tête d'un air mécontent, “et notre retraite est plongée encore dans les ténèbres. Passez dans l'autre caverne, vous qui avez besoin de repos, et allez dormir. Il faut, je le répète, que nous soyons sur pied bien avant le lever du soleil, afin d'arriver au fort Edouard, pendant que les Mingos feront la grasse matinée.”
    Cora se leva, et donna l'exemple avec une promptitude qui fit comprendre à la tremblante Alice la nécessité d'obéir; avant de sortir néanmoins, elle pria tout bas le major de les accompagner. Uncas releva la couverture pour leur donner passage; et, au moment où les deux soeurs se retournèrent pour le remercier de cette attention, elles aperçurent le chasseur assis devant les restes du foyer le front entre ses mains, et dans une attitude qui témoignait assez quel souci lui causait le bruit inexplicable qui était venu interrompre leurs dévotions du soir.
    Heyward prit un tison enflammé, qui éclaira de sombres lueurs l'étroite enceinte de leur nouvel asile. Ayant placé ce fanal dans un endroit convenable, il rejoignit les dames, qui se trouvaient alors seules avec lui pour la première fois depuis qu'elles avaient quitté les remparts amis du fort Edouard.
    “Ne nous quittez pas, Duncan!” dit Alice. “Comment pourrait-on dormir dans un lieu pareil avec cet horrible cri qui résonne toujours à nos oreilles?
    -Examinons d'abord si vous êtes en sûreté dans votre forteresse,” répondit le jeune homme, “et puis nous parlerons du reste.”
    Au fond de cette seconde grotte, il trouva une issue, dissimulée, comme les autres, par des couvertures. On respirait au dehors l'air frais et vivifiant de la cataracte. Un bras de la rivière occupait un ravin profond et resserré, que le courant avait creusé dans le roc droit aux pieds du major et qui formait, autant qu'il en put juger, une protection efficace; un peu plus loin, au milieu de tourbillons d'écume, l'eau se précipitait avec furie.
    “La nature a établi de ce côté une barrière infranchissable,” dit-il en montrant aux soeurs, avant de laisser retomber la couverture, le versant taillé à pic qui flanquait le courant tumultueux; “et comme en avant vous êtes gardées par des hommes sûrs et intrépides, je ne vois pas pourquoi vous ne suivriez pas le conseil de l'honnête chasseur. Cora, j'en suis certain, pense, comme moi, que le sommeil vous est nécessaire à toutes deux.
    -Tout en partageant votre avis, Cora peut être incapable de le mettre en pratique,” répondit la soeur aînée, qui s'était placée à côté d'Alice sur un lit de feuilles de sassafras. “Lors même que nous n'aurions pas entendu ce bruit mystérieux, d'autres motifs nous empêcheraient de dormir. Je vous le demande, Heyward, nous est-il possible d'oublier les inquiétudes d'un père qui ignore où ses enfants passent la nuit, en plein désert et entourées de tant de périls?
    -C'est un soldat: il sait apprécier à leur juste valeur les difficultés d'un tel voyage.
    -Il est père, et la nature ne perd jamais ses droits.
    -Comme il a été bon pour moi en dépit de mes folies!” s'écria la cadette en sanglotant. “Avec quelle tendresse, quelle indulgence il a subi tous mes caprices! Ah! nous avons été bien coupables, ma soeur, de vouloir nous rendre à tout hasard près de lui.
    -J'ai peut-être demandé son consentement avec trop de vivacité dans un moment si critique,” répondit l'aînée; “mais j'avais à coeur de lui prouver que, si d'autres le négligeaient dans son isolement, ses enfants du moins lui restaient fidèles.
    -Quand il apprit votre arrivée au fort Edouard,” dit Heyward, “il sentit son coeur partagé entre la crainte et l'amour paternel; mais ce dernier sentiment, ravivé par une longue séparation, l'emporta à la fin. “C'est le courage de ma noble Cora qui les conduit, me dit-il, et je ne tromperai point son espoir. Plût au ciel que tous ceux qui ont sous leur garde l'honneur de notre royal maître eussent la moitié de sa fermeté!”
    -Et n'a-t-il pas aussi parlé de moi, Duncan?” demanda Alice avec une sorte d'affection jalouse. “Certes, il n'avait pas tout à fait oublié sa petite Elsie!
    -Cela était impossible, après l'avoir si bien connue,” reprit le jeune officier. “Il vous donna je ne sais combien de petits noms d'amitié, que je n'oserai prendre sur moi de répéter, mais dont je reconnais bien vivement la justesse. Je me rappelle qu'une fois il me disait…”
    Duncan cessa de parler; car, pendant que ses yeux étaient fixés sur ceux d'Alice, qui semblait boire ses paroles avec toute l'anxiété de la piété filiale, le même cri horrible qu'ils avaient déjà entendu, remplit l'air une seconde fois.
    Saisis de stupeur, ils se regardèrent tous trois, attendant avec une angoisse mortelle la répétition du même bruit.
    Enfin, la couverture de la première grotte se souleva, et le chasseur parut. On lisait sur sa physionomie troublée que sa fermeté chancelait en présence d'un mystère, menaçant présage de dangers contre lesquels son adresse et son expérience pourraient demeurer impuissantes.

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