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Notre maître en psalmodie était profondément imbu de ces distinctions subtiles dont on avait de son temps, et surtout dans sa province, défiguré la noble simplicité de la révélation, en cherchant à pénétrer le redoutable mystère de la nature divine, en suppléant à la foi par la grâce efficace, et entraînant par conséquent dans l'absurde et le doute tous ceux qui raisonnaient d'après de tels dogmes. Il poursuivit, sans être toujours exact dans le choix de ses termes:
“Votre temple est bâti sur le sable, et la première tempête en ébranlera les fondations. Sur quelle autorité, je le demande, appuyez-vous cette assertion si peu charitable? Nommez le chapitre et le verset. Dans quels livres des Ecritures trouvez-vous un texte à l'appui de votre doctrine?
-Des livres!” répéta Oeil de Faucon sur le ton d'un parfait mépris. “Me prenez-vous pour un enfant pleurard, pendu au tablier d'une de vos vieilles filles? Prenez-vous la bonne carabine qui est sur mes genoux pour une plume d'oie, ma corne de boeuf pour une écritoire, et ma poche de cuir pour un mouchoir à carreaux destiné à porter le dîner de l'école? Des livres! et qu'en ai-je besoin, moi qui suis un guerrier du désert, quoique de sang non mélangé? Je ne lis jamais que dans un seul livre, et pour apprendre ce qu'il y a écrit dedans, il ne faut pas de grandes études; et pourtant je puis me vanter d'y avoir déjà lu quarante années durant, et d'un travail long et pénible.
-Un livre?” demanda David, qui se méprenait sur le sens des paroles du chasseur. “Comment le nommez-vous?
-Le voilà, tout ouvert devant vous,” reprit l'autre, “et celui à qui il appartient n'en refuse l'usage à personne. J'ai ouï dire qu'il y a des gens qui vont chercher dans les bouquins la preuve de l'existence d'un Dieu. Il est possible que dans les colonies l'homme déforme à tel point les oeuvres de Dieu, que ce qui est évident au désert devienne matière de doute parmi les marchands et les prêtres. S'il existe des gens pareils, qu'ils me suivent de soleil en soleil dans les détours de la forêt: ils en verront assez pour apprendre qu'ils sont des sots, et que leur plus grande sottise consiste à vouloir s'élever au niveau de celui qu'ils ne pourront jamais égaler en bonté ni en puissance.”
Du moment que David s'aperçut qu'il discutait avec un homme qui puisait sa foi dans les lumières naturelles, sans se soucier des subtilités de doctrine, il renonça volontiers à une controverse dont il ne pouvait résulter pour lui ni honneur ni profit. Pendant que le chasseur parlait encore, il s'était assis comme lui; et, tirant de sa poche son psautier et ses larges besicles, il se préparait à remplir un devoir dont l'attaque inattendue, dirigée contre son orthodoxie, pouvait seule avoir suspendu l'accomplissement. C'était, au fond, un ménestrel du Nouveau Monde, de plus fraîche date sans doute que ces bardes inspirés qui chantaient la gloire profane des barons et des princes; mais enfin c'était un ménestrel assorti à l'esprit de son temps et de son pays, et il allait montrer son savoir-faire en célébrant la victoire qu'on venait de remporter, ou plutôt en offrant à Dieu les actions de grâces des vainqueurs.
Il attendit patiemment qu'Oeil de Faucon eût cessé de parler; alors, levant les yeux et les mains vers le ciel, il dit à haute voix:
“Je vous invite, mes amis, à vous joindre à moi pour remercier le ciel de nous avoir miraculeusement sauvés des mains des barbares et des infidèles, sur l'air consolant et solennel de “Northampton.”
Il indiqua ensuite la page où se trouvait le cantique qu'il avait choisi, et appliqua le diapason à ses lèvres, avec autant de gravité que s'il eût été dans un temple. Cette fois-ci, néanmoins, nulle voix n'accompagna la sienne; car les deux soeurs ne songeaient alors qu'à se donner ces tendres témoignages d'affection dont nous avons parlé. Indifférent à l'exiguïté de son auditoire qui, à dire vrai, ne se composait que du chasseur mécontent, il chanta d'un bout à l'autre l'hymne sacrée, sans aucune espèce d'accident ni d'interruption.
Oeil de Faucon écoutait, tout en s'occupant froidement à ajuster sa pierre à fusil et à recharger sa carabine; mais ces accents, n'étant pas secondés par l'illusion des lieux et de la sympathie, ne firent sur lui aucune impression. Jamais ménestrel, -qu'on donne à David ce nom ou un autre plus convenable,- n'exerça ses talents en présence d'un auditoire plus insensible; et pourtant, en n'ayant égard qu'à la bonne foi et à la sincérité des motifs qui l'animaient, il est probable que jamais chantre profane n'a fait entendre des accents qui se soient élevés aussi près du trône de celui à qui sont dus toute louange et tout hommage.
Bientôt le chasseur secoua la tête, et marmottant quelques mots inintelligibles, parmi lesquels on distinguait seulement ceux de “gosier” et d'”Iroquois”, il se leva pour aller inspecter l'arsenal des Hurons, tombé en leur pouvoir. Dans cet examen il fut assisté de Chingachgook, qui reconnut son fusil et celui de son fils. Heyward et même David y trouvèrent également de quoi s'armer, et il ne manquait pas de munitions pour rendre cet armement efficace.
Quand les deux enfants de la forêt eurent fait leur choix et terminé la distribution des objets pris sur l'ennemi, le chasseur déclara que le moment était venu de se remettre en route.
David avait achevé son cantique, et les deux soeurs avaient eu le temps de calmer leurs émotions. Avec l'aide du major et du jeune Mohican, elles descendirent la pente de cette colline qu'elles avaient naguère gravie sous des auspices si différents, et dont le sommet avait failli être le théâtre de leur mort tragique. Au bas, elles trouvèrent leurs chevaux qui paissaient l'herbe des broussailles, et, se remettant en selle, elles suivirent les pas d'un guide qui, dans les occasions les plus critiques, s'était montré leur ami.
La première marche ne fut pas longue. Oeil de Faucon, quittant le sentier détourné qu'avaient pris les Hurons, tourna sur la droite, entra dans la clairière, et, après avoir traversé un ruisseau, fit halte dans un vallon, à l'ombre d'un bouquet d'ormes. Ils n'étaient qu'à une petite distance de la colline, et les chevaux n'avaient été utiles aux dames qu'au passage du cours d'eau.
Les trois amis parurent se trouver en pays de connaissance dans ce lieu retiré; appuyant leurs fusils contre un arbre, ils se mirent à écarter les feuilles sèches, et ayant ouvert la terre argileuse à l'aide de leurs couteaux, on en vit jaillir une source d'eau limpide et bouillonnante.`Le chasseur regarda alors autour de lui, comme s'il eût cherché quelque chose qu'il devait rencontrer.
“Ces insouciants coquins de Mohawks,” dit-il, “ou leurs frères de Tuscarora et d'Onondaga, ont étanché ici leur soif, et les vagabonds ont emporté la gourde. Voilà ce que c'est que de rendre service à des êtres ingrats! Le Seigneur a étendu sa main au milieu de ces déserts, et a fait, pour leur bien, sortir des entrailles de la terre une source dont l'eau salutaire peut défier la plus riche boutique d'apothicaire de toutes les colonies; et voyez! les misérables ont`piétiné sur l'argile et souillé la propreté de ce lieu, comme s'ils étaient des brutes et non des créatures humaines!”
Uncas tendit silencieusement à Oeil de Faucon la gourde souhaitée que sa mauvaise humeur l'avait empêché de voir, et qui était suspendue avec soin à la branche d'un ormeau. Notre homme la remplit d'eau, alla s'asseoir à quelques pas de là, sur un terrain plus ferme, et la vida longuement avec grand plaisir, à ce qu'il parut; puis il commença une inspection minutieuse des restes de vivres qu'avaient laissés les Hurons, et qu'il portait dans sa carnassière.
“Merci, mon garçon,” reprit-il en rendant à Uncas la gourde vide. “Maintenant voyons un peu comment vivent ces pillards de Hurons dans leurs expéditions. Tenez, les coquins connaissent les fins morceaux d'un daim, et on les croirait de force à découper et à faire cuire une selle à l'égal du meilleur cuisinier du pays. Mais toute la chair est crue, car les Iroquois sont de vrais sauvages. Uncas, prenez mon briquet et allumez du feu; une bouchée de grillade ne fera pas de mal sous la dent après une course si fatigante.”
Le major, voyant leurs guides s'occuper tout de bon de leur repas, aida les dames à descendre de cheval, et s'assit à côté d'elles, heureux de goûter quelques instants d'un agréable repos. Pendant que la cuisine allait son train, la curiosité l'engagea à questionner Oeil de Faucon sur les circonstances qui avaient amené leur délivrance si à propos et à l'improviste.
“Comment se fait-il, mon généreux ami,” demanda-t-il, “que nous vous ayons revu sitôt, et sans l'assistance de la garnison du fort Edouard?
-S'il nous avait fallu descendre la rivière,” répondit l'homme blanc, “nous serions arrivés juste à temps pour étendre des feuilles sur vos cadavres, mais trop tard pour sauver vos chevelures. Non, non! Au lieu de perdre le temps et nos forces à courir au fort, nous nous sommes cachés sur la rive de l'Hudson, en surveillant les Mingos.
-Vous avez donc vu tout ce qui s'est passé?
-Pas précisément; un Indien a la vue trop perçante pour être aisément déçue, et nous sommes restés à l'abri. Le plus difficile, par exemple, a été de forcer ce jeune homme à se tenir tranquille dans notre cachette. Ah! Uncas, Uncas, votre conduite était plutôt celle d'une femme curieuse que d'un guerrier à la piste de ses ennemis!”
Les yeux pénétrants d'Uncas se portèrent un instant sur les traits sévères du chasseur; mais il ne parla point, et rien n'indiqua en lui qu'il eût regret de sa faute. Au contraire, Heyward crut lire dans l'air du jeune Mohican une expression de hauteur dédaigneuse, de colère même, qu'il réprima autant par égard pour les personnes présentes que par suite de sa déférence habituelle pour son compagnon blanc.
“Et notre capture,” demanda ensuite Heyward, “l'avez-vous vue?
-Nous l'avons entendue,” répondit le chasseur. “Le cri d'un Indien est un langage intelligible pour ceux qui ont passé leur vie dans les bois. Mais lorsque vous avez débarqué, nous avons été obligés de ramper sous les buissons comme des serpents; dès lors nous ne vous avons revus qu'attachés aux arbres de la colline pour y être massacrés à l'indienne.
-Notre salut a été l'oeuvre de la Providence! C'est un miracle que vous ne vous soyez pas trompés de chemin, car les Hurons se sont divisés en deux bandes, dont chacune avait des chevaux.
-Ah! c'est là que nous avons été dépistés, et sans Uncas, nous aurions certainement perdu vos traces,” répondit le chasseur du ton et de la voix d'un homme qui se rappelle un grand embarras où il a été fourvoyé. “Quoi qu'il en soit, nous virâmes de ce côté, jugeant avec raison que les sauvages ne manqueraient pas de s'y rendre avec les prisonniers. Mais après avoir marché un bon bout de chemin sans voir une seule branche cassée, comme je l'avais recommandé, je me trouvai en défaut, d'autant plus que tous les pas portaient l'empreinte de mocassins.
-Oui,” fit observer Duncan en levant le pied pour montrer ses brodequins chamarrés, “nos conducteurs avaient eu la précaution de nous chausser comme eux.
-Bah! ce n'était pas trop bête de leur part, et je les reconnais là; mais nous sommes de vieux routiers à qui une ruse si grossière ne fait pas perdre la piste.
-A quoi sommes-nous donc redevables de notre délivrance?
-En ma qualité de blanc qui n'a pas une goutte de sang indien dans les veines, vous devez la vie j'ai honte de l'avouer, à la perspicacité du jeune Mohican, dans des matières où je devrais être plus ferré que lui, mais sur lesquelles, à présent encore, j'ai peine à croire le témoignage de mes yeux.
-Voilà qui est singulier! Et de quoi s'agit-il?
-Uncas osa prétendre que les chevaux de ces dames,” continua Oeil de Faucon en regardant avec attention les montures des deux soeurs, “posaient à terre en même temps les deux pieds du même côté, ce qui est contraire à l'allure du trot de toutes les bêtes à quatre pattes, excepté l'ours; et pourtant voilà des chevaux qui marchent toujours ainsi, comme mes propres yeux me le disent, et comme leurs traces dans un espace de plusieurs lieues m'en ont convaincu.
-C'est ce qui fait le mérite de ces animaux. Ils viennent des bords de la baie de Narraganset, dans le district des Plantations de la Providence; ils sont renommés pour leur vigueur infatigable, et pour la commodité de cette allure qui leur est particulière, mais qu'on obtient fréquemment d'autres chevaux.
-C'est possible, c'est possible,” dit le chasseur, qui avait prêté une oreille attentive à cette explication. “Bien que je n'aie dans les veines que du sang de Blanc, je me connais mieux en daims et en castors qu'en bêtes de somme. Le major Effingham possédait des chevaux superbes, mais je n'ai vu à aucun cette allure de guingois.
-Sans doute, car il recherchait pour son écurie des qualités différentes. Toutefois c'est une race très estimée, et souvent destinée, comme vous le voyez, à l'honneur de porter des dames.”
Les Mohicans avaient interrompu leurs opérations auprès du feu pétillant pour écouter la conversation; quand Duncan eut achevé, ils se regardèrent l'un l'autre d'un air surpris, et le père ne manqua pas de pousser son exclamation habituelle. Oeil de Faucon se mit à réfléchir, en homme qui classe dans sa tête une connaissance nouvellement acquise; puis, jetant de nouveau un regard curieux sur les chevaux:
“Certes,” dit-il enfin, “on voit d'étranges choses dans les colonies; une fois que l'homme a pris le dessus sur la nature, il l'oblige à de bizarres transformations… Quoi qu'il en soit, cette allure avait frappé Uncas, et leurs traces nous ont conduits jusqu'au taillis ravagé. Près de l'empreinte du pied des chevaux, une branche avait été brisée par le haut, à la façon des femmes lorsqu'elles cueillent une fleur, tandis que toutes les autres cassées et froissées indiquaient que c'était l'oeuvre d'un homme. J'en conclus que les malins diables, ayant aperçu la tige brisée, avaient bouleversé le reste pour faire croire qu'un chevreuil avait causé le dégât avec ses cornes.
-Votre sagacité ne vous trompait pas: c'est ainsi que la chose s'est passée.
-Rien de plus facile à voir, et il n'y a pas grand'malice. Reconnaître l'allure d'un cheval, à la bonne heure! Il me vint alors à l'idée que les Mingos se dirigeraient vers cette source; car les coquins n'ignorent pas la vertu de ses eaux.
-Ont-elles vraiment tant de réputation?
-Il n'y a guère de Peaux-Rouges, voyageant au sud et à l'est des grands lacs, qui n'en aient entendu vanter les qualités. Voulez-vous la goûter?”
Le major prit la gourde, et, après avoir bu quelques gouttes, il la rendit en faisant la grimace. Le chasseur rit dans sa barbe selon son habitude, et secoua la tête d'un air d'intime satisfaction.
“Ah! je vois que la saveur ne vous revient pas,” reprit-il. “C'est défaut d'habitude. Dans le temps elle ne me plaisait pas davantage, mais je m'y suis fait, et maintenant j'en ai soif comme un daim altéré. Vos vins forts et capiteux ne vous sont pas plus agréables que ne l'est cette eau piquante à un Indien, surtout lorsqu'il s'affaiblit… Ah! Uncas a fini d'allumer son feu: il est temps de songer à notre estomac, car nous avons une longue traite à faire.”
Après avoir interrompu l'entretien par cette brusque transition, Oeil de Faucon eut recours aux provisions de bouche qui avaient échappé à la voracité des sauvages. La cuisine fut bientôt terminée, et les Mohicans et lui commencèrent leur humble repas en silence et avec la célérité caractéristique d'hommes qui mangeaient afin de se mettre à même de supporter de nouvelles fatigues.
Ce devoir nécessaire une fois accompli, chacun des trois amis se baissa et but le coup de l'étrier à cette source salutaire qui, cinquante ans plus tard, devait réunir autour d'elle et des sources voisines, la richesse, la beauté et les talents de tout le nord de l'Amérique, venant en foule pour y chercher la santé et le plaisir. Puis Oeil de Faucon donna le signal du départ. Les deux dames remontèrent à cheval, escortées de Duncan et de David qui allaient à pied le fusil sur l'épaule; le chasseur blanc marcha en tête, et les Mohicans formèrent l'arrière-garde.
La petite troupe s'avança d'un pas délibéré vers le nord en suivant l'étroit sentier, laissant derrière elle la source mêler son onde à celle du ruisseau voisin, et les cadavres des Hurons pourrir sans sépulture sur le haut de la colline, destin trop commun aux guerriers de la forêt pour exciter la commisération ou valoir un commentaire.