Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 13

    “Je vais chercher un chemin plus aisé.”
    Parnell.

    La route que prit Oeil de Faucon traversait les plaines sablonneuses, entrecoupées de vallées et de collines, où nos voyageurs avaient déjà passé le matin, sous la conduite de Magua.
    Le soleil descendait vers les montagnes à l'horizon lointain; comme ils marchaient au coeur même de l'interminable forêt, la chaleur n'était plus étouffante. Ils allaient donc plus vite, et avant la tombée du crépuscule, ils avaient parcouru, dans leur course rétrograde, plusieurs lieues d'une route pénible.
    Ainsi que le sauvage dont il occupait la place, l'homme blanc semblait se diriger d'après des indices connus de lui, et sous l'influence d'une espèce d'instinct; il ralentissait rarement le pas et n'hésitait jamais. Un coup d'oeil jeté en passant sur la mousse des arbres, un regard levé vers le soleil couchant, l'aspect du cours des nombreux ruisseaux qu'il franchissait, il ne lui en fallait pas plus pour déterminer sa route et résoudre les plus grandes difficultés.
    Cependant la forêt commençait à changer de teintes, et le vert éclatant de son dôme de feuillage faisait place à cette couleur plus sombre qui annonce l'approche de la nuit. Les deux soeurs cherchaient à saisir à travers les arbres les derniers rayons de ce torrent de lumière qui formait autour du soleil une auréole de feu, colorant çà et là d'une raie de pourpre, ou bordant d'une frange d'or une masse de nuages accumulés à peu de distance au-dessus des hauteurs de l'occident.
    Oeil de Faucon se retourna, et dit en montrant le ciel:
    “Voilà le signal donné à l'homme pour qu'il cherche la nourriture et le repos dont il a besoin. Il serait meilleur et plus sage s'il comprenait les signes de la nature, et s'il allait à l'école des oiseaux de l'air et des animaux des champs. Au surplus, notre nuit ne sera pas longue; car dès que la lune paraîtra, il faudra reprendre notre marche… Je me souviens d'avoir près d'ici combattu les Maquas, dans la première guerre où j'ai versé le sang humain; nous élevâmes une espèce de retranchement pour mettre nos chevelures à l'abri de ces loups affamés. Si je ne me trompe, l'endroit en question doit être à quelques pas sur notre gauche.”
    Sans attendre la réponse des voyageurs, il fit un brusque détour et pénétra dans un épais fourré de jeunes châtaigniers; il écartait les branches des innombrables jets dont la terre était couverte, en homme qui s'attend à découvrir ce qu'il cherche. Sa mémoire, en effet, ne l'avait pas trompé. Après avoir traversé, pendant une centaine de pas, un terrain tapissé de broussailles et de ronces, il arriva dans une clairière, au centre de laquelle un tertre de verdure était surmonté par le blockhaus en question.
    C'était un de ces ouvrages grossiers élevés à la hâte dans un cas de nécessité pressante, et abandonnés sitôt que le danger avait disparu; ainsi relégué dans la solitude de la forêt, négligé, et presque oublié comme les circonstances d'où il était sorti, il s'effondrait peu à peu. Ces monuments du passage et des luttes de l'homme se rencontrent encore fréquemment dans cette vaste barrière de déserts qui séparait jadis les provinces ennemies; ils forment des ruines qui se rattachent intimement aux traditions de l'histoire coloniale, et qui sont en harmonie avec le sombre caractère du paysage. Le toit d'écorce s'était depuis longtemps écroulé, puis émietté et confondu avec le sol; mais les énormes souches de pins, assemblées à la hâte, n'en conservaient pas moins leur place respective, quoiqu'un angle de l'édifice se fût affaissé, et menaçât le reste d'une destruction imminente.
    Heyward et ses compagnons hésitaient à approcher d'un bâtiment si délabré, tandis qu'au contraire les trois coureurs des bois s'y introduisirent sans crainte, et même d'un air de contentement. Tout de suite, le Blanc se mit à passer les ruines en revue, au dedans comme au dehors, avec la curiosité d'un homme dont cette vue réveillait à chaque instant les souvenirs. D'autre part, Chingachgook, d'un ton fier mêlé à je ne sais quoi de mélancolique, racontait à son fils, dans la langue des Delawares, l'histoire abrégée du combat dont, à l'époque de sa jeunesse, ce lieu retiré avait été le théâtre.
    Sur ces entrefaites, les deux soeurs descendirent de cheval, et se préparèrent à jouir de la fraîcheur de la soirée dans une sécurité qui, à leur idée, ne pouvait être troublée que par les animaux de la forêt.
    “Mon digne ami,” demanda Duncan au chasseur qui avait terminé sa courte inspection, “n'aurait-il pas mieux valu choisir un endroit moins connu et plus rarement visité que celui-ci?
    -L'existence de ce vieux fort est connue de bien peu de personnes,” répondit Oeil de Faucon d'un air pensif. “Il n'arrive guère d'écrire dans les livres l'histoire de combats pareils à celui qui fut livré ici entre les Mohicans et les Mohawks, dans une de leurs querelles particulières. J'étais un blanc-bec alors, et je me rangeai du côté des Delawares, parce que je les savais malheureux et calomniés. Durant quarante jours et quarante nuits, les brigands eurent soif de notre sang autour de ces piles de bois dont j'avais fait le plan et auxquelles j'avais travaillé, sans être pour cela un Indien, mais un Blanc de race pure, comme je crois vous l'avoir dit. Les Delawares se mirent à l'ouvrage avec moi, et nous nous y défendîmes dix contre vingt, jusqu'à ce que le nombre fût à peu près égal de part et d'autre; alors nous fîmes une sortie contre ces chiens, et il n'en resta pas un pour annoncer chez eux la défaite de ses frères. Oui, oui, j'étais jeune alors, la vue du sang m'était nouvelle, et je ne pouvais me faire à l'idée que des créatures qui avaient été pleines de vie comme moi, fussent là gisant sur la terre nue, et qu'on laissât dévorer leurs dépouilles par les bêtes féroces, et leurs os blanchir à l'air et à la pluie. J'enterrai les morts de mes propres mains, sous ce même tertre où vous êtes assis, et qui ne fait pas un mauvais siège, quoique rempli d'ossements humains.”
    Les deux soeurs se levèrent aussitôt, et malgré les scènes terribles auxquelles elles venaient d'assister, elles ne purent se défendre d'un mouvement d'horreur bien naturel, en se voyant ainsi en contact avec la sépulture d'une bande de sauvages. Les lueurs incertaines du crépuscule, l'enceinte ténébreuse de la clairière enclose de halliers touffus au-delà desquels s'étageaient les pins majestueux, le silence de mort de l'immense forêt, tout concourait à donner plus de force à cette sensation de terreur.
    “Ils sont partis, ils ne sont plus dangereux,” continua Oeil de Faucon avec un geste de la main pour dissiper leur alarme; “ils ne pousseront plus le cri de guerre, ils ne frapperont plus du tomahawk!… Et de tous ceux qui ont aidé à les placer où ils reposent, il n'y a aujourd'hui de vivants que Chingachgook et moi. Notre troupe se composait des frères et de la famille des Mohicans, et vous avez sous les yeux tout ce qui reste de leur race.”
    A ces mots, les auditeurs, entraînés par un sentiment de vive compassion, portèrent involontairement leurs regards sur les deux Indiens. On voyait leurs formes se dessiner sur les murs du blockhaus: le fils prêtait l'oreille à la voix de son père avec toute l'attention que devait exciter en lui un si glorieux récit pour la mémoire de ceux dont il avait appris à vénérer le courage et les sauvages vertus.
    “J'avais cru jusqu'ici,” dit le major, “que les Delawares étaient un peuple pacifique, ne faisant jamais la guerre en personne, et confiant la défense de leurs terres à ces mêmes Mohawks que vous avez tués.
    -Cela est vrai en partie,” répondit le chasseur, “et cependant, au fond, c'est un abominable mensonge. Un traité de ce genre a été conclu il y a bien longtemps par les manigances des Hollandais, qui voulaient enlever aux naturels leur droit de possession légitime au territoire où ils s'étaient établis. Les Mohicans, bien qu'appartenant à la même nation, ayant eu affaire aux Anglais, ne furent pour rien dans ce stupide marché, et gardèrent leur indépendance d'hommes; ce que firent aussi les Delawares dès qu'ils eurent ouvert les yeux sur leur folie… Vous voyez devant vous un chef des grands Sagamores Mohicans. Autrefois sa famille pouvait chasser le daim sur une vaste étendue de territoire, sans franchir un ruisseau ou gravir une colline qui ne fût pas sa propriété. Or, qu'a-t-on laissé à leur descendant? Il pourra trouver six pieds de terre, quand il plaira à Dieu; et cet héritage il le gardera en paix peut-être, s'il a un ami qui veuille prendre la peine de lui creuser une fosse assez profonde pour que le fer de la charrue ne l'atteigne pas!
    -Brisons-là,” dit Heyward, dans la crainte qu'un tel sujet n'amenât une discussion qui troublerait l'harmonie si nécessaire au salut de ses compagnes. “Nous avons beaucoup marché, et chez nous autres Blancs il en est peu d'aussi robustes que vous, et dont la constitution ne connaisse ni l'affaiblissement ni la fatigue.
    -Bah! des muscles et des os comme n'importe qui pour me tirer d'affaire!” dit le chasseur, en regardant ses bras nerveux avec un air de naïveté qui attestait le sincère plaisir que lui faisait ce compliment. “Il y a dans les colonies des hommes plus grands et plus gros, mais vous pourriez battre longtemps les rues d'une ville, avant d'y trouver un gaillard en état de marcher une vingtaine de lieues sans s'arrêter pour reprendre haleine, ou de suivre les chiens à portée de la voix pendant une chasse de plusieurs heures. Cependant comme la chair et le sang ne sont pas les mêmes chez tout le monde, il est fort raisonnable de supposer qu'après tout ce qu'elles ont vu ou fait aujourd'hui, ces dames aient besoin de repos. Uncas, dégagez la source, pendant que votre père et moi nous leur ferons un abri avec ces pousses de châtaigniers, et un lit de gazon et de feuilles.”
    La conversation cessa; le chasseur et les Mohicans s'occupèrent à préparer ce qui était nécessaire au repos et à la protection de ceux qui s'étaient remis entre leurs mains. Une source qui, bien des années auparavant, avait fait choisir ce lieu aux indigènes pour y établir leur forteresse temporaire, fut bientôt dégagée des feuilles qui la couvraient, et on vit jaillir une eau pure qui se répandit sur le tertre verdoyant. Des rameaux touffus furent entrecroisés en forme de toit au-dessus d'un coin de l'édifice, de manière à garantir de la rosée abondante du climat, et par terre on étendit pour les deux soeurs une litière de feuilles sèches.
    Pendant le temps que dura cette installation, Cora et Alice prirent quelque nourriture, plutôt par nécessité que par appétit. Alors elles se retirèrent dans l'enceinte réservée. Après avoir remercié Dieu de ses bontés passées et demandé pour la nuit la continuation de sa faveur, elles s'étendirent sur la couche odorante, et, en dépit des pénibles impressions de la journée, elles ne tardèrent pas à goûter un sommeil que la nature réclamait impérieusement et qui était rafraîchi par l'espoir du lendemain.
    Duncan se préparait à veiller près d'elles en dehors de l'enceinte; mais le chasseur qui s'aperçut de son intention, lui dit, en s'étendant tranquillement sur l'herbe, et en désignant Chingachgook:
    “Les yeux d'un Blanc ne sont pas assez perçants et éveillés pour faire le guet en ce moment. Le Mohican veillera pour nous. Dormons.
    -Je me suis laissé gagner au sommeil à ma dernière garde,” dit Heyward; “par conséquent, j'ai moins besoin de dormir que vous qui avez mieux rempli vos devoirs de soldat. Que tout le monde se repose, tandis que je monterai la faction!
    -Si nous étions campés parmi les tentes blanches du 60e et en face d'ennemis tels que les Français, je ne demanderais pas une meilleure sentinelle que vous. Au milieu des ténèbres, et parmi les bruits du désert, tout votre jugement équivaudrait à celui d'un enfant, et toute votre vigilance serait en pure perte. Faites donc comme Uncas et moi; dormez, et dormez en paix.”
    En effet, le jeune Indien s'était couché sur la pente du tertre, en homme décidé à bien employer le temps accordé au sommeil. Son exemple avait été suivi par David, qui, malgré la fièvre que lui causait sa blessure, accrue encore par les fatigues de la marche, n'en ronflait pas moins à pleins poumons. Ne voulant pas prolonger une discussion inutile, le major fit semblant de céder, et s'assit à terre le dos appuyé contre les poutres du blockhaus, mais se promettant de ne pas fermer l'oeil avant d'avoir remis entre les mains de Munro le dépôt précieux confié à sa garde. Oeil de Faucon, croyant qu'il dormait, s'assoupit bientôt lui-même, et cette solitude redevint aussi silencieuse qu'ils l'avaient trouvée.
    Heyward réussit quelque temps à tenir ses sens éveillés et accessibles aux moindres murmures du dehors. Sa vue devint plus perçante à mesure que les ombres du soir s'épaississaient; et quand les étoiles brillèrent sur sa tête, il distinguait nettement ses compagnons étendus sur l'herbe, et la personne de Chingachgook, droite, immobile, et qu'on eût prise pour l'un des arbres qui formaient autour de l'enceinte une sombre barrière. Il entendait la douce respiration des deux soeurs couchées à quelques pas de lui; et le vent n'agitait pas une feuille que le frémissement n'en arrivât jusqu'à lui. Déjà le hibou jetait sa note lugubre, quand ses yeux appesantis commencèrent à brouiller la lumière des étoiles. Au moment de s'assoupir tout à fait un sursaut le réveillait, et il lui arrivait de prendre un buisson pour l'Indien en sentinelle. Peu à peu sa tête s'inclina sur son épaule qui, à son tour, chercha un appui sur la terre; enfin un relâchement complet engourdit tout son être, et il tomba dans un profond sommeil, rêvant qu'il veillait la nuit sous l'armure d'un chevalier, devant la tente de sa princesse reconquise, dont il ne désespérait pas de gagner les bonnes grâces par cette épreuve de dévouement et de sollicitude.
    Combien dura cet état d'insensibilité, c'est ce qu'il ne sut jamais lui-même. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il jouissait d'un repos absolu sans visions ni songes cette fois, lorsqu'il en fut tiré par la sensation d'un léger coup sur l'épaule. Il fut sur pied presque aussitôt, avec le souvenir confus du devoir qu'il s'était imposé au commencement de la nuit.
    “Qui est là?” demanda-t-il, en cherchant son épée à l'endroit où il la portait d'ordinaire. “Ami ou ennemi?
    -Ami!” répondit tout bas Chingachgook, qui d'un geste lui fit voir la lune dont la paisible lumière éclairait en plein leur bivouac. “La lune se lève, le fort de l'homme blanc est loin, très loin. Il est temps de partir, pendant que le sommeil ferme encore les deux yeux du Français.
    -C'est, ma foi, vrai… Appelez vos amis, et bridez les chevaux, je vais avertir ces dames.
    -Nous ne dormons plus, Duncan,” dit de l'intérieur du bâtiment la voix douce et argentine d'Alice. “Le sommeil nous a reposées, et nous voici prêtes à fournir une longue route. Mais n'avez-vous pas veillé pour nous toute la nuit, après avoir enduré tant de fatigues dans la journée?
    -Dites plutôt que j'aurais voulu veiller,” repartit le major; “mes yeux perfides m'ont trahi, et une fois de plus j'ai prouvé que j'étais indigne du dépôt qui m'a été confié.
    -A quoi sert de nier, Duncan?” dit en souriant la jeune fille qui se montra à la clarté de la lune, dans tout l'éclat d'une beauté rafraîchie par le sommeil. “Vous êtes, je le sais, trop insouciant pour votre propre sûreté, vigilant à l'excès quand il s'agit de celle des autres. Ne pouvons-nous tarder encore un peu, afin que vous ayez le temps de vous reposer? Nous veillerons volontiers, Cora et moi, tandis que vous et ces braves gens prendrez quelques moments de sommeil.
    -Si la honte pouvait me guérir du besoin de dormir, je ne fermerais les yeux de ma vie,” dit le jeune officier embarrassé en regardant les traits d'Alice, où il n'aperçut qu'une tendre sollicitude au lieu de l'ironie qu'il soupçonnait. “Il n'est que trop vrai qu'après vous avoir mises en péril par mon imprudence, je n'ai pas même le mérite de garder votre sommeil comme devrait le faire un soldat.
    -Duncan seul peut accuser Duncan d'une telle faiblesse,” répondit la confiante Alice, se livrant avec tout l'abandon d'une femme à cette illusion généreuse qui peignait son fiancé comme un modèle de perfection. “Allez dormir; et soyez sûr, toutes faibles que nous sommes, que nous ne faillirons pas au devoir d'une bonne sentinelle.”
    Heyward fut affranchi de la nécessité déplaisante de protester de nouveau de son défaut de vigilance par une exclamation du Grand Serpent et par l'attitude d'attention profonde que prit son fils.
    “Les Mohicans entendent un ennemi,” dit Oeil de Faucon qui venait de se réveiller. “Ils flairent quelque danger.
    -A Dieu ne plaise!” dit Heyward. “Il y a eu assez de sang répandu.”
    Toutefois il saisit son fusil, et, faisant quelques pas en avant, se prépara à expier une négligence bien pardonnable en risquant sa vie pour la défense des personnes confiées à sa garde. Des sons assez éloignés frappèrent alors son oreille.
    “C'est sans doute,” dit-il, “quelque bête fauve en quête d'une proie.
    -Chut!” fit le chasseur attentif. “Ce sont des hommes… A présent j'entends leurs pas, bien que mes sens soient grossiers à côté de ceux d'un Indien. Il faut que ce Huron si habile à décamper ait rencontré des éclaireurs de l'armée de Montcalm, et il les amène sur nos traces. Je n'aimerais pas à verser encore ici le sang humain,” ajouta-t-il en promenant des regards inquiets sur les lugubres objets dont il était entouré; “mais ce qui doit être sera!… Uncas, conduisez les chevaux dans le fort: et vous, mes amis, entrez-y également; tout vieux et délabré qu'il est, il offre un abri, et il a l'habitude des coups de fusil.”
    On lui obéit sur-le-champ; les Mohicans conduisirent les animaux dans le blockhaus, où les voyageurs se rendirent en silence.
    Un bruit de pas qui semblaient s'approcher fut perçu distinctement, et ne laissa plus aucun doute sur la nature de cette interruption. Bientôt on entendit plusieurs voix qui s'appelaient en langue indienne, celle des Hurons selon la remarque du chasseur. Quand la troupe fut arrivée à l'endroit par où les chevaux étaient entrés dans le taillis qui entourait le blockhaus, elle parut déconcertée, comme si elle avait perdu les traces qui jusque-là l'avaient guidée dans sa poursuite.
    D'après le bruit des voix, on pouvait conjecturer qu'il y avait là une vingtaine d'hommes réunis, qui exprimaient en tumulte leur opinion.
    “Les scélérats connaissent notre petit nombre,” dit Oeil de Faucon debout auprès du major, et qui, caché dans l'ombre, regardait par une fente entre les troncs d'arbres; “sans cela, ils ne s'amuseraient pas à babiller comme des femmes, en faisant leur ronde. Les entendez-vous, les vipères? Ne dirait-on pas que chacun d'eux a double langue et une seule jambe?”
    Duncan était d'une bravoure qu'il poussait parfois jusqu'à la témérité dans le combat, mais, en ce moment d'anxiété cruelle, il ne trouva rien à répondre à l'observation froide et caractéristique de son compagnon. Il serra d'une étreinte plus ferme sa carabine, et se mit à regarder avec un redoublement d'attention à travers l'étroite ouverture, d'où l'on apercevait tout l'espace éclairé par la lune.
    Le silence s'établit; une voix grave s'élèva, celle du chef sans doute, qui donnait des ordres. Au froissement des feuilles et au craquement des branches sèches, il fut aisé de comprendre que les sauvages se divisaient en deux bandes pour chercher la trace qu'ils avaient perdue. Heureusement pour ceux qu'on poursuivait, la lumière de la lune, bien qu'elle tombât en plein sur la clairière qui entourait le blockhaus, n'avait pas assez de force pour percer la voûte profonde de la forêt, où tout était plongé dans une obscurité décevante. La recherche fut sans résultat; car du sentier à peine visible qu'avaient suivi les voyageurs, le passage dans le taillis avait été si court et si rapide, que toute empreinte était perdue dans l'obscurité.
    Néanmoins les infatigables sauvages ne tardèrent pas à revenir: on les entendit traverser les broussailles et s'approcher graduellement de la ceinture de jeunes châtaigniers qui formait un épais rideau autour de l'esplanade.
    “Les voilà qui viennent!” murmura Heyward en s'efforçant de glisser le canon de son fusil entre deux souches. “Feu sur le premier qui se montre!
    -Ne bougez pas!” répliqua le chasseur. “L'étincelle d'une pierre à fusil, ou seulement l'odeur d'une charge de poudre suffirait à déchaîner sur nous cette bande de loups dévorants. S'il plaît à Dieu que nous livrions bataille pour sauver nos têtes, fiez-vous à l'expérience d'hommes qui connaissent la tactique des sauvages, et qui ne se font pas tirer l'oreille au bruit de leurs cris de guerre.”
    Alice et Cora, blotties dans un coin du vieux bâtiment, se serraient en tremblant l'une contre l'autre; non loin d'elles, les deux Mohicans se dessinaient dans l'ombre, droits comme des pieux, et prêts à frapper au moment voulu.
    Le taillis s'entr'ouvrit, et un Huron de haute taille et en armes s'avança dans le terrain découvert. Pendant qu'il regardait le silencieux édifice, la lune tomba en plein sur son visage basané qui exprimait la surprise et la curiosité. Il fit l'exclamation qui accompagne toujours la première émotion d'un Indien, et, ayant appelé à voix basse, il fut bientôt rejoint par un de ses compagnons.
    Ces enfants de la forêt restèrent quelque temps à la même place, se montrant du doigt l'édifice en ruine, et discourant dans le langage de leur tribu. Ils s'approchèrent à pas lents et circonspects, s'arrêtant fréquemment les yeux fixés sur l'ancien fort, comme des daims effarouchés; la curiosité luttait en eux contre un frisson d'épouvante. Tout à coup l'un d'eux butta le tertre du pied et se baissa pour l'examiner. En cet instant Oeil de Faucon dégaina son coutelas, et abaissa le canon de son fusil. Le major en fit autant, prêt à soutenir un combat qui paraissait désormais inévitable.
    Les Hurons étaient si près que le moindre mouvement de l'un des chevaux, ou même une respiration plus forte que de coutume, aurait suffi à trahir la retraite des fugitifs. Mais la destination du tertre dont ils se rendirent compte fit prendre un autre tour aux préoccupations des sauvages. Ils échangèrent entre eux des paroles sérieuses, comme si la vue de ce lieu les eût pénétrés d'un sentiment de respect mêlé de terreur. Puis ils se retirèrent avec précaution, non sans jeter des regards à la dérobée sur le fort en ruine, d'où ils appréhendaient peut-être de voir surgir les morts, jusqu'à ce que, parvenus à la limite de la clairière, ils rentrèrent lentement dans le taillis et disparurent.
    Oeil de Faucon remit à terre la crosse de sa carabine, et respirant enfin librement, dit de manière à être entendu de ceux qui l'entouraient:
    “Ah! ils respectent les morts! Pour cette fois, cela leur a sauvé la vie, et peut-être aussi à des gens qui les valent bien.”
    Ces paroles attirèrent l'attention d'Heyward qui, sans lui répondre, la reporta tout entière sur ceux qui dans cet instant critique l'intéressaient davantage. Il entendit les deux Hurons quitter les broussailles; et il fut bientôt évident que la troupe s'était rassemblée autour des Indiens, et écoutait leur rapport avec un religieux recueillement. Après quelques minutes d'un entretien grave et solennel, bien différent du brouhaha qui avait accompagné leur arrivée, le bruit des voix s'affaiblit, s'éloigna par degrés, et finit par se perdre dans les profondeurs du bois.
    Oeil de Faucon attendit jusqu'à ce que Chingachgook lui eût fait signe que le danger n'existait plus; alors il engagea Heyward à ramener les chevaux au dehors et à aider les dames à monter en selle.
    Cela fait, nos fugitifs sortirent par l'issue déjà pratiquée, et s'avisant d'une direction opposée à celle par laquelle ils étaient venus, ils prirent congé de ce lieu. Les deux soeurs ne purent s'empêcher de saluer d'un regard furtif cette tombe silencieuse et ces ruines, au moment où elles quittèrent la douce clarté de la lune pour s'enfoncer dans les ténèbres encore épaisses de la forêt.

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