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Quand les voyageurs furent arrivés au bord de l'escarpement, ils virent d'un coup d'oeil que le chasseur disait vrai, et admirèrent la sagacité avec laquelle il les avait conduits jusqu'à ce point dominant.
La montagne sur laquelle ils se trouvaient dessine un cône d'environ mille pieds de hauteur. Elle est placée un peu en avant de la chaîne qui longe la rive occidentale du lac, et qui, après s'être réunie aux montagnes de la rive opposée, se prolonge jusque vers le Canada, en masses irrégulières et confuses de rochers parsemés çà et là d'arbres verts. Sous les pieds des voyageurs, la rive méridionale de l'Horican traçait un vaste demi-cercle d'une chaîne à l'autre, formant une grève qui aboutissait à un plateau inégal et élevé. Vers le nord s'étalait en un miroir limpide, et qui, vu de cette hauteur, semblait à peine un boyau, le Saint-Lac, coupé de baies multipliées, dentelé de pittoresques promontoires et parsemé d'îles sans nombre. A quelques lieues de distance, le lit des eaux se perdait dans les montagnes, ou se confondait avec des nuages de vapeurs qui roulaient lentement sur sa surface, chassés par la brise légère du matin. Mais, entre les crêtes des sommets, une étroite ouverture indiquait l'endroit par lequel le lac se frayait un passage vers le nord, pour élargir de nouveau sa nappe liquide avant d'en verser le tribut dans les ondes lointaines du lac Champlain. Au sud était le défilé, ou plutôt la plaine inégale et boisée dont nous avons eu tant de fois occasion de parler.
De ce côté, et pendant plusieurs lieues, les montagnes paraissaient ne céder le terrain qu'à regret; mais on les voyait diverger, et enfin se fondre dans le pays plat et sablonneux où nous avons suivi deux fois nos voyageurs. Le long des deux chaînes qui bordaient les rives du lac et la vallée, des vapeurs légères montaient en spirale des bois inhabités, ou rasaient les pentes avant de se mêler aux brouillards de la plaine. Un nuage blanc flottait seul au-dessus de la vallée, et marquait l'emplacement de la “Mare sanglante.”
A la base même du lac, plus à l'occident qu'à l'est, s'étendaient au loin les remparts de terre et les constructions basses du fort de William-Henry. Deux de ses bastions faisaient saillie dans l'eau qui baignait leur pied, tandis que leurs flancs étaient défendus par de larges fossés et des marais. Le sol avait été dégarni de bois jusqu'à une certaine distance; partout ailleurs il portait la verte livrée de la saison, excepté les endroits où la vue s'arrêtait sur la claire surface des eaux, ou sur les rochers qui haussaient leurs pointes noirâtres au-dessus des lignes onduleuses de la chaîne de montagnes.
En face du fort, plusieurs sentinelles surveillaient les mouvements d'un nombreux ennemi, et, dans l'intérieur des murailles, on apercevait des groupes de soldats fatigués d'une nuit de veille. Vers le sud-est, mais en contact immédiat avec le fort, était un camp retranché placé sur une éminence rocheuse, où il eût été bien plus sage de construire le fort même. Là étaient cantonnées les troupes auxiliaires qui avaient récemment quitté les bords de l'Hudson en même temps que nos voyageurs. Du milieu des bois, un peu plus vers le sud, on voyait çà et là s'élever une fumée noire, facile à distinguer des exhalaisons plus pures des sources, et qui, suivant la remarque d'Oeil de Faucon, indiquait que l'ennemi était en forces de ce côté.
Mais ce qui attira surtout les regards du jeune officier, ce fut le spectacle qui s'offrit à lui à l'occident du lac, tout près de son extrémité méridionale. Sur une langue de terre, paraissant trop étroite pour contenir une telle armée, mais qui ne s'en étendait pas moins dans une largeur de plusieurs centaines de pas, depuis les rives de l'Horican jusqu'au pied de la montagne, on avait installé les tentes blanches et le matériel de guerre d'un camp de dix mille hommes. Des batteries avaient été établies en avant; et tandis que nos spectateurs, du haut du point culminant où ils étaient placés, contemplaient avec des sentiments si divers le panorama qui se déroulait à leurs pieds, les détonations de l'artillerie éclatèrent au sein de la vallée et d'écho en écho se répétèrent jusqu'aux montagnes situées à l'orient.
“Ils commencent à recevoir là-bas la lumière du matin,” dit le chasseur sur le ton d'un observateur indifférent, “et ceux qui ne dorment pas veulent éveiller les dormeurs au bruit du canon. Nous sommes arrivés quelques heures trop tard, Montcalm a déjà rempli les taillis de ses maudits Iroquois.
-La place est investie en effet,” répondit le major; “mais n'avons-nous aucun moyen d'y entrer? Mieux vaudrait être pris dans les avant-postes français que de tomber de nouveau entre les mains des rôdeurs.
-Voyez,” s'écria l'autre en attirant sans le savoir l'attention de Cora sur le logis de son père, “voyez comme ce boulet vient de trouer la maison du commandant! Ah! elle a beau être solide, les Français vont la détruire en moins de temps qu'elle n'a été bâtie!
-Heyward,” dit Cora, “la vue d'un danger que je ne partage pas m'est insupportable. Allons trouver Montcalm, et demandons-lui passage; il ne refusera pas à des enfants la permission de rejoindre leur père.
-Il vous serait difficile d'arriver jusqu'à la tente du général avec votre chevelure sur la tête. Si j'avais seulement à ma disposition l'un de ces milliers de bateaux qui sont à vide le long du rivage, la chose serait possible… Ah! le feu va bientôt cesser; car je vois venir un brouillard qui changera le jour en nuit, ce qui rendra la flèche d'un Indien plus dangereuse qu'un boulet de canon. Eh bien, si le coeur vous en dit, suivez-moi: nous allons pousser en avant; je grille de descendre au camp, ne fût-ce que pour balayer quelques chiens de Mingos que je vois rôder là-bas près de ce bouquet de bouleaux.
-Nous sommes prêtes,” dit Cora d'une voix ferme. “Il n'est pas de danger que nous n'affrontions pour revoir notre père.”
Le chasseur se tourna vers elle, et répondit avec un sourire de franche et cordiale approbation:
“Ah! si j'avais là un millier de gaillards ayant des membres robustes, de bons yeux, et craignant aussi peu la mort que vous le faites, avant la fin de la semaine j'aurais renvoyé dans leurs trous tous ces bavards de Français, hurlant comme des chiens à l'attache ou des loups affamés. Mais il est temps d'agir,” ajouta-t-il en s'adressant au reste de la troupe. “Le brouillard s'épaissit avec rapidité, et nous n'avons tout juste que le temps de le rattraper en plaine, où il masquera notre marche. En cas de malheur pour moi, souvenez-vous d'avoir toujours le vent sur la joue gauche, ou plutôt suivez les Mohicans; de nuit ou de jour, ils sauront reconnaître leur chemin à la piste.”
Il se mit alors à descendre le versant d'un pas assuré. Heyward aida aux deux soeurs à marcher, et au bout de quelques minutes ils se trouvèrent au bas de la montagne qu'ils avaient eu tant de peine à gravir, et presque en face d'une poterne percée dans la courtine occidentale du fort. Dans leur empressement, et favorisés par la nature du terrain, ils avaient devancé le brouillard qui s'étendait sur le lac, et force fut de s'arrêter jusqu'à ce que le camp de l'ennemi disparût sous un manteau de vapeurs.
Les Mohicans profitèrent de ce délai pour faire une sortie hors du bois et aller reconnaître les environs; leur ami les suivit à distance, afin de savoir plus vite ce qu'ils auraient vu et d'y ajouter ses remarques personnelles. Il revint presque aussitôt, rouge de dépit et exhalant son désappointement à demi-voix et en termes peu mesurés.
“Au diable ce finaud de Français!” dit-il. “N'a-t-il pas posté en travers du passage un piquet de Blancs et de Peaux-Rouges? Grâce au brouillard, nous pouvons tomber en plein sur eux tout aussi bien que passer à côté!
-Il suffit d'un détour pour les éviter,” dit Heyward, “sauf à revenir dans le bon chemin.
-Quand au milieu d'un brouillard on s'écarte une fois de la ligne qu'on doit suivre, qui peut savoir comment on la retrouvera? Les brumes de l'Horican ne ressemblent pas à la fumée d'une pipe ou d'un mousqueton.”
Comme il parlait encore, un sifflement sourd s'entendit, et un boulet passa dans le taillis, frappa le tronc d'un arbre et rebondit à terre, la résistance qu'il avait déjà rencontrée lui ayant ôté une grande partie de sa force. Les deux Indiens suivirent de près l'arrivée de ce terrible message, et Uncas commença à discourir en delaware avec beaucoup de chaleur et d'action.
“Cela est possible, mon garçon,” marmotta le chasseur quand il eut fini; “car une fièvre désespérée ne se traite pas comme un mal de dents. Marchons! le brouillard s'épaissit de plus en plus.
-Un moment,” dit Heyward. “Expliquez-nous vos intentions.
-Ce sera tôt fait,” répondit Oeil de Faucon, “et il n'y a pas grand espoir; mais un peu vaut mieux que rien. Vous voyez bien ce boulet,” ajouta-t-il en poussant du pied le projectile désormais inoffensif; “il est venu du fort jusqu'ici en labourant la terre; en l'absence de tout autre indice, nous allons suivre le sillon qu'il a tracé. Ainsi, assez causé et en avant, ou le brouillard venant à se dissiper nous laisserait au beau milieu de la route, où nous servirions de cible au feu des deux armées.”
Reconnaissant que dans un moment si critique il fallait des actions et non des paroles, le major se plaça entre les deux soeurs afin de hâter leur marche, les yeux sur le guide afin de ne pas le perdre de vue. Celui-ci n'avait point exagéré l'intensité du brouillard, car avant d'avoir fait vingt pas, il devint difficile aux différents individus qui composaient la troupe de se distinguer l'un de l'autre.
Ils avaient fait un petit circuit à gauche, et commençaient à incliner vers la droite; et déjà, selon le calcul d'Heyward, ils avaient parcouru la moitié de la distance qui les séparait du fort, lorsqu'une voix leur cria:
“Qui va là?
-Ne vous arrêtez pas!” dit tout bas Oeil de Faucon, en tirant de nouveau sur la gauche.
Heyward répéta l'avis aux dames, pendant qu'éclatait la même interrogation menaçante.
“C'est moi,” cria Duncan en entraînant rapidement les deux soeurs. “C'est moi!
-Qui ça, moi, animal?
-Un ami de la France.
-Tu m'as plutôt l'air d'un ennemi. Arrête, ou, pardieu, je te ferai ami du diable!… Non? Feu, camarades, feu!”
L'ordre fut exécuté aussitôt, et une vingtaine de coups de fusil partirent dans le brouillard. Heureusement on avait tiré au hasard, et les balles prirent une direction un peu différente de celle des fugitifs; cependant elles passèrent assez près pour qu'aux oreilles novices de David et des deux soeurs elles parussent siffler à quelques pouces de distance. De plusieurs côtés on répéta le “Qui vive?” et l'on entendit distinctement l'ordre non seulement de renouveler le feu, mais de faire une battue. Le major expliqua en quelques mots au chasseur ce que venaient de dire les Français, et ce dernier prit son parti sur-le-champ.
“Faisons feu à notre tour,” dit-il; “ils croiront que c'est une sortie des assiégés et se retireront ou attendront des renforts.”
Le plan était bien conçu, mais l'exécution ne réussit pas. A peine eurent-ils déchargé leurs armes que toute la plaine parut se couvrir de combattants. Ce fut un long roulement de coups de fusil, qui s'étendit depuis les rives du lac jusqu'aux confins de la forêt.
“Nous allons attirer l'armée entière sur nous,” fit observer Heyward, “et ce sera une bataille générale. En avant, mon ami, dans votre intérêt comme dans le nôtre!”
Oeil de Faucon ne demandait pas mieux, mais dans la confusion du moment, il avait changé de position et perdu sa route. En vain tournait-il au vent l'une et l'autre joue, il ne soufflait pas plus d'un côté que de l'autre.
Dans ce mortel embarras, Uncas retrouva le sillon que le passage du boulet avait tracé sur trois petites fourmilières.
“Laissez-moi en voir la direction!” dit Oeil de Faucon en se baissant pour l'examiner; puis il reprit sa marche en avant.
Les cris, les jurements, les voix qui s'appelaient, et les coups de feu se succédaient rapidement, et de toutes parts. Soudain un vif éclat de lumière déchira le brouillard, qui se déroula en tourbillons épais, et la détonation du canon retentit dans la plaine, répétée par les échos mugissants de la montagne.
“C'est du fort que l'on tire,” s'écria le chasseur en revenant sur ses pas; “et nous, comme des imbéciles, nous allions nous jeter dans la forêt sous le couteau des Maquas!”
Aussitôt qu'ils se furent aperçus de leur méprise, ils se mirent à la réparer avec toute la promptitude possible. Duncan céda volontiers la protection de Cora au bras d'Uncas, que la jeune fille accepta sans difficulté. Une foule irritée cherchait à les atteindre, et à chaque instant ils étaient menacés d'être pris ou tués.
“Point de quartiers aux coquins!” s'écriait un des plus acharnés qui semblait diriger la poursuite.
Mais une voix forte se fit entendre du haut d'un bastion, commandant d'un ton d'autorité:
“Tenez bon, braves du 60e! Attendez qu'on y voie un peu clair, et alors tirez bas et balayez le glacis.
-Mon père, mon père!” s'écria une voix perçante, une voix de femme au milieu du brouillard. “C'est moi, Alice!… Oh! épargnez-nous! sauvez vos filles!
-Arrêtez!” reprit la première voix avec un accent terrible de douleur paternelle. “C'est elle! Dieu m'a rendu mes enfants!… Ouvrez la poterne, et marchons à l'ennemi. Mais ne brûlez point une cartouche, vous tueriez mes enfants!… Chassons ces chiens de Français à la baïonnette!”
Duncan entendit crier les gonds rouillés de la poterne, et s'élançant du côté d'où ce bruit était parti, il rencontra une longue file de soldats en habits rouges qui venaient sur le glacis. Il reconnut son bataillon du Royal-Américain, et, se mettant à la tête de ces braves, il eut bientôt balayé de devant le fort jusqu'aux moindres traces de ceux qui l'avaient poursuivi.
Pendant quelques instants Cora et Alice, tremblantes, ne savaient que penser de cet abandon inattendu; mais avant qu'elles eussent eu le temps d'échanger une parole, un officier d'une taille presque gigantesque, aux cheveux blanchis par la guerre et les années, mais dont l'âge avait adouci l'air de fierté martiale, sortit brusquement du brouillard, et les pressa sur son coeur. De grosses larmes sillonnaient ses joues creuses et ridées, et il s'écria avec un fort accent écossais:
“Je te rends grâces, ô Seigneur! Vienne maintenant le danger, ton serviteur est prêt!”