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Chapitre 15
“Voyons ce que nous veut cet envoyé de France:
Tout ce qu'il nous dira, je le connais d'avance.”
Shakespeare, “Henri V.”
Quelques jours se passèrent au milieu des privations, du tumulte et des périls d'un siège, que pressait avec vigueur un ennemi aux approches duquel Munro, le commandant du fort, ne pouvait opposer que d'insuffisants moyens de résistance. On eût dit que Webb, avec son armée qui restait endormie sur les rives de l'Hudson, avait totalement oublié la situation critique de ses compatriotes. Le chef des Français, Montcalm, avait rempli les bois environnants de ses bandes de sauvages, dont les hurlements allaient retentir dans le camp du général anglais, et y glacer le coeur d'hommes qui n'étaient déjà que trop disposés à s'exagérer la grandeur du péril.
Il n'en était pas de même des défenseurs du fort William-Henry. Animés par les paroles de leurs chefs, et stimulés par leur exemple, ils avaient fait preuve de courage et soutenu leur ancienne réputation avec un zèle qui faisait honneur au caractère ferme et intrépide de leur commandant.
Comme s'il eût eu assez des fatigues d'une longue marche à travers le désert pour se porter à la rencontre de l'ennemi, le général français, bien que d'une habileté éprouvée, avait négligé de s'emparer des hauteurs voisines, d'où les assiégés auraient pu être exterminés sans coup férir, et dont l'occupation, dans notre stratégie moderne, n'aurait pas été différée un seul instant. Ce mépris pour les positions dominantes, ou plutôt cette insouciance qui ne se donnait même pas la peine de les gravir, formait le côté faible des opérations militaires à cette époque. Peut-être faut-il en voir l'origine dans la simplicité des guerres indiennes, où la nature des combats et la profondeur des forêts rendaient l'usage des fortifications extrêmement rare et l'artillerie presque inutile. Cette indifférence s'est propagée jusqu'aux campagnes de la révolution, et c'est à elle qu'il faut attribuer la perte de l'importante forteresse de Ticonderoga, qui ouvrit à l'armée de Burgoyne un passage dans ce qui était alors le coeur du pays.
Le touriste, le valétudinaire, ou l'amateur des beautés de la nature, qui parcourt aujourd'hui les lieux que nous avons essayé de décrire, pour y chercher son instruction, sa santé ou son plaisir, ne doit pas s'imaginer que ses ancêtres traversaient les massifs de montagnes ou luttaient contre les courants des rivières avec la même facilité. Souvent le transport d'une seule pièce d'artillerie équivalait au gain d'une victoire, si toutefois les difficultés du passage ne l'avaient pas séparée des munitions, son accompagnement nécessaire, de manière à n'en faire qu'un tube d'airain pesant et inutile.
Les maux résultant de cet état de choses se faisaient vivement sentir à l'intrépide Ecossais qui défendait alors William-Henry. Quoique son adversaire eût négligé de s'emparer des hauteurs, il avait habilement établi ses batteries dans la plaine, et il veillait à ce qu'elles fussent bien servies. Les assiégés ne pouvaient lui opposer que les préparatifs imparfaits et précipités d'une forteresse perdue dans un désert; ils ne tiraient aucun secours de ces immenses nappes d'eau qui se prolongeaient jusque dans le Canada, tandis qu'elles ouvraient à l'ennemi un chemin des plus commodes.
C'était vers la fin du cinquième jour du siège, le quatrième depuis qu'il était rentré dans le fort; le major Heyward profita de ce qu'on venait de battre la chamade, pour se rendre sur le rempart de l'un des bastions du côté de l'eau, afin d'y respirer un air frais et d'examiner quels progrès avait faits l'assiégeant. Il était seul, à l'exception du factionnaire qui se promenait près de là; car les canonniers avaient mis à profit la suspension momentanée de leur service pénible.
La soirée était délicieusement calme, et l'air qui venait du lac, doux et rafraîchissant; singulier contraste de la nature qui, pour revêtir ses formes les plus suaves et les plus attrayantes, semblait saisir le moment où le canon avait cessé de tonner et de vomir la mort. Le soleil jetait sur cette scène l'éclat de ses derniers rayons, et l'on ne ressentait point cette chaleur oppressive qui appartient à la saison et au climat. Les montagnes apparaissaient couvertes de verdure, sous une lumière adoucie, ou à travers un rideau de transparentes vapeurs. Des nombreuses îles semées à la surface de l'Horican, les unes étaient basses, enfoncées et comme encadrées dans l'eau; les autres, planant au-dessus du liquide élément, s'élevaient comme des tertres de velours vert. Au sein de cet archipel, les amateurs de l'armée assiégeante se promenaient dans leurs barques légères, ou les laissaient flotter immobiles pour se livrer au plaisir de la pêche. Ce tableau était tout à la fois animé et tranquille. Tout ce qui appartenait à la nature était doux, grand et simple; le caractère et les mouvements de l'homme en complétaient l'harmonie.
Deux pavillons blancs étaient arborés, l'un à un angle saillant du fort, l'autre à la batterie avancée des assiégeants; emblèmes de la trêve qui suspendait non seulement les actes, mais encore les sentiments hostiles des combattants. En arrière de ces drapeaux, flottaient en longs replis de soie les bannières rivales de France et d'Angleterre.
Une centaine de Français, jeunes, gais, sans souci, s'occupaient à tirer un filet sur le rivage, à une proximité dangereuse du canon redoutable mais silencieux du fort, et l'écho répétait leurs cris de joie. Les uns accouraient, empressés de se livrer à une partie de pêche; d'autres, poussés par la curiosité mobile de leur nation, gravissaient péniblement les collines du voisinage. Ces exercices et ces jeux avaient pour spectateurs oisifs mais non indifférents les soldats en faction ou de garde, ainsi que les assiégés eux-mêmes. Cà et là, un peloton de service entonnait une chanson, ou formait une danse autour de laquelle venaient se ranger, dans un muet étonnement, les sauvages attirés du fond des bois. Tout enfin annonçait un jour de plaisir et de fête plutôt qu'une heure dérobée aux dangers et aux fatigues d'une guerre acharnée.
Duncan s'était arrêté à contempler ce spectacle, lorsqu'un bruit de pas attira son attention vers le glacis faisant face à la poterne dont il a été parlé. Il s'avança à l'angle du bastion, et vit Oeil de Faucon qui s'approchait du fort sous la conduite d'un officier français.
Le chasseur avait le visage défait et soucieux; on devinait à son air abattu qu'il ressentait profondément l'humiliation d'être tombé au pouvoir de l'ennemi. Il n'avait point son arme favorite, et ses mains étaient attachées derrière son dos avec des lanières en cuir de daim. Depuis peu il y avait eu entre les parties belligérantes un si fréquent échange de parlementaires, qu'en portant ses regards sur ce groupe, le major s'attendait à voir encore un officier chargé d'un message de ce genre; mais dès qu'il eut reconnu la haute taille et les traits sévères de son ancien guide, il tressaillit de surprise, et se hâta de descendre dans l'enceinte du fort.
Mais, en route, un bruit de voix connues donna un moment le change à ses idées. A l'angle rentrant du bastion, il rencontra les deux filles de Munro, qui se promenaient le long du parapet pour jouir, comme lui, de la fraîcheur du soir. Il ne les avait pas revues depuis leur retour; il les avait quittées dans un état de surexcitation et d'épuisement, et à présent il les retrouvait brillantes d'enjouement et de beauté, sinon sans un mélange de trouble et d'inquiétude. Il ne faut donc pas s'étonner si le jeune officier, en les voyant paraître, oublia tout pour leur adresser la parole. Toutefois l'aimable et vive Alice ne lui en laissa pas le temps.
“Ah! le voici, l'infidèle et déloyal chevalier qui abandonne les dames au milieu de la lice pour aller courir les hasards d'un combat!” lui cria-t-elle, en affectant un air de reproche que démentaient, d'une manière si flatteuse, ses yeux, son sourire et ses mains tendues vers lui. “Nous avons passé des jours, que dis-je? des siècles, à attendre que vous vinssiez à nos pieds implorer le pardon de votre désertion ou plutôt de votre fuite; car vous avez véritablement fui, comme jamais daim, dirait notre digne ami Oeil de Faucon, ne fuira de sa vie.
-C'est là une façon d'Alice,” ajouta sa soeur, “de vous exprimer nos remerciements et notre reconnaissance. A dire vrai, nous avons été un peu surprises que vous vous soyez si rigoureusement tenu éloigné d'une maison où la reconnaissance d'un père aurait ajouté quelque prix à celle de ses filles.
-Votre père m'en est témoin,” répondit Duncan, “bien qu'éloigné de votre présence, j'ai travaillé du moins à votre sécurité. La possession de ce village de tentes,” ajouta-t-il, en montrant du doigt le camp retranché, “a été chaudement disputée, et qui est maître de cette position a la certitude de l'être également du fort et de tout ce qu'il contient. C'est là que j'ai passé mes jours et mes nuits depuis que nous nous sommes quittés, parce que c'était là que le devoir m'appelait. Mais si j'avais pu prévoir qu'on donnerait une telle interprétation à ce que je regardais comme la conduite d'un soldat, ma confusion eût été pour moi un nouveau motif d'absence.
-Heyward! Duncan!” s'écria Alice, et en même temps elle se penchait en avant pour lire le fond de sa pensée sur son visage qu'il détournait à demi; une boucle de ses cheveux blonds, retombant sur sa joue, en faisait ressortir le merveilleux incarnat, et dissimulait une larme qui perlait au bord de ses cils. “Si je croyais que cette langue étourdie vous eût causé la moindre peine, je la condamnerais au silence! Cora peut dire, si elle y consent, quelle a été l'énergie et même la vive émotion de notre reconnaissance.
-Cora est-elle disposée à confirmer ces paroles?” demanda Duncan, un sourire épanoui sur les lèvres. “Quel est l'arrêt de notre grave soeur? Trouvera-t-elle dans l'ardeur du soldat un motif suffisant pour excuser la négligence du chevalier?”
Cora, au lieu de répondre, tourna son visage vers le lac, et parut occupée à contempler ce qui s'y passait. Lorsque ses yeux se reportèrent sur le jeune homme, ils étaient pleins d'une expression douloureuse qui bannit de l'esprit d'Heyward toute autre pensée que celle d'une tendre sollicitude.
“Vous n'êtes pas bien, ma chère miss Munro,” s'écria-t-il; “nous badinons pendant que vous souffrez.
-Ce n'est rien,” répondit-elle en refusant doucement son bras par une réserve toute féminine. “Je ne vois pas les brillantes perspectives du tableau de la vie du même oeil que cette naïve et ardente enthousiaste,” ajouta-t-elle, en caressant le bras de sa soeur. “Que voulez-vous! c'est l'amer résultat de l'expérience, et peut-être aussi un malheur de mon caractère.”
Puis faisant effort sur elle-même, comme si elle eût pris la résolution d'étouffer toute faiblesse humaine sous le sentiment du devoir:
“Regardez autour de vous, major Heyward,” continua-t-elle, “et dites-moi quel spectacle est celui-là pour la fille d'un soldat, qui n'a pas de bonheur plus grand que son honneur et sa gloire militaire.
-Cette gloire,” repartit l'officier avec chaleur, “ne sera point ternie par des circonstances dont il n'est pas le maître. Mais vous venez de me rappeler à mon devoir. Je vais trouver votre père, afin de connaître sa décision sur des objets de la plus haute importance pour la défense de cette place. Que la bénédiction de Dieu vous accompagne dans toutes les situations de la vie, noble Cora! Laissez-moi vous nommer ainsi.” Elle lui présenta sa main sans hésiter, mais ses lèvres frémissaient et ses joues se couvrirent peu à peu d'une extrême pâleur. “N'importe où le sort vous placera, vous serez partout, j'en suis certain, l'ornement et l'honneur de votre sexe. Adieu, Alice.” Ici l'accent de la tendresse remplaça celui de l'admiration. “Adieu, Alice! Nous nous reverrons bientôt comme vainqueurs, j'espère, et au milieu des réjouissances!”
Sans attendre aucune réponse, il descendit les marches de l'escalier où l'herbe poussait entre les pierres, descendit et, traversant rapidement la place d'armes, il se trouva bientôt en présence du commandant.
Munro se promenait à grands pas et d'un air soucieux dans son appartement.
“Vous avez prévenu mes désirs, major Heyward,” dit-il; “j'allais vous faire appeler.
-Je suis fâché, Monsieur,” répondit le jeune homme, “que le messager que je vous avais si chaudement recommandé soit rentré ici sous l'escorte des Français. On n'a pas lieu, je l'espère, de suspecter ses intentions?
-La fidélité de la Longue Carabine m'est connue; elle est au-dessus de tout soupçon, quoique son bonheur légendaire semble l'avoir abandonné. Montcalm l'a surpris et, avec la maudite politesse de sa nation, il me l'a renvoyé en me faisant dire que, “sachant en quelle estime je tenais les services du drôle, il se ferait scrupule de m'en priver plus longtemps”. C'est une façon jésuitique, major, d'accabler un homme sous le poids de ses infortunes.
-Mais le général Webb et ses renforts?
-Avez-vous regardé vers le sud en entrant, et n'avez-vous rien vu arriver?” riposta le vieux soldat avec un rire plein d'amertume. “Allons, allons! vous êtes un jeune impatient; laissez donc à ces messieurs le temps de venir.
-Ils viennent donc? Est-ce là ce que rapporte l'éclaireur?
-Quand arriveront-ils, et par quelle route, voilà ce qu'il a oublié de m'apprendre, l'imbécile! Il paraît aussi qu'il y a une lettre, et c'est le seul point agréable de l'affaire. Car si la missive contenait des nouvelles fâcheuses, la courtoisie habituelle de votre marquis de Montcalm, -un de nos seigneurs d'Ecosse en achèterait à la douzaine de ces marquisats-là,- l'aurait certainement obligé à nous en faire part.
-Ainsi il garde le message et renvoie le messager?
-Oui précisément, et cela par suite de ce que vous appelez sa bonhomie. Je gagerais, si la chose en valait la peine, que le grand-père du marquis a enseigné l'art illustre de la danse.
-Et que dit l'éclaireur? Il a des yeux, des oreilles et une langue; quel est son rapport?
-Oh! en fait d'organes la nature l'a bien doué, et il lui est permis de raconter tout ce qu'il a vu et entendu. En voici le sommaire: il y a sur les bords de l'Hudson un fort appartenant à Sa Majesté, nommé Edouard, en l'honneur de Sa Grâce et Altesse le duc d'York, et qui est garni de troupes, comme une place de cette importance doit l'être.
-N'y avait-il aucun mouvement, aucun signe qui annonçât l'intention de venir à notre secours?
-Il y avait parade le matin et le soir; et quand l'un des miliciens de la colonie, -le dicton vous est connu, Duncan, vous qui êtes à moitié Ecossais,- quand l'un d'eux laissait tomber sa poudre sur la marmite, si elle touchait le charbon elle prenait feu!”
Quittant ce ton de plaisanterie amère pour en prendre un plus grave et mieux en rapport avec sa situation, le vétéran poursuivit:
“Et pourtant il peut, il doit y avoir dans cette lettre quelque chose qu'il serait urgent de connaître.
-Il faut se décider au plus vite,” dit Heyward, qui profita de ce changement d'humeur pour en venir à l'objet principal de leur entrevue. “Je ne saurais vous cacher, Monsieur, que le camp retranché n'est plus en état de tenir longtemps, et, je suis fâché de l'ajouter, les choses ne paraissent pas aller mieux dans le fort; la moitié au moins de nos canons est hors de service.
-Eh! pourrait-il en être autrement? Les uns ont été repêchés dans le fond du lac; d'autres se sont rouillés dans les bois depuis la découverte du pays; d'autres enfin, au lieu d'être des canons, sont tout au plus des joujoux de corsaire! Comptiez-vous donc avoir dans ce désert, à mille lieues de l'Angleterre, le parc d'artillerie de Woolwich?
-Nos murs vont s'écrouler sur nos épaules, et les vivres commencent à être rares,” continua Heyward sans s'arrêter à cette nouvelle explosion de colère. “Les hommes commencent même à donner des signes de mécontentement et d'alarme.
-Major Heyward,” dit Munro en se tournant vers le jeune officier avec la double dignité de son âge et de son grade, “c'est en vain que j'aurais blanchi pendant un demi-siècle au service de Sa Majesté si j'ignorais ce que vous me rapportez ainsi de l'état critique où nous nous trouvons; quoi qu'il en soit, nous devons tout à l'honneur des armes du roi, et aussi quelque chose au nôtre. Tant qu'il y aura espoir d'être secouru, je défendrai la place, ne me restât-il en fait de munitions que les cailloux des bords du lac. Il est donc de toute nécessité que j'aie connaissance de cette lettre, afin d'être au courant des intentions du général Webb.
-Puis-je en ce cas vous être de quelque utilité?
-Oui, Monsieur, vous le pouvez. Le marquis de Montcalm a ajouté à ses autres civilités celle de m'inviter à une entrevue personnelle qui aurait lieu entre le fort et son camp; il voudrait, à ce qu'il prétend, me communiquer quelques renseignements nouveaux. Or, il ne serait pas prudent, à mon avis, de montrer trop d'empressement à me porter à sa rencontre, et j'avais pensé à me faire remplacer par un officier de marque tel que vous, car, après tout, ce serait un affront pour l'honneur de l'Ecosse de se laisser vaincre en courtoisie par un étranger.”
Sans prendre l'inutile peine de discuter les mérites comparatifs de la politesse entre pays différents, Heyward consentit volontiers à représenter son supérieur dans l'entrevue projetée. Une conversation longue et confidentielle s'ensuivit dans laquelle il reçut d'amples instructions dictées par l'expérience; après quoi, il prit congé.
Comme Duncan n'agissait qu'au nom du commandant du fort, on mit naturellement de côté le cérémonial qui aurait accompagné une entrevue des deux chefs des forces ennemies. La suspension d'armes durait encore, et dix minutes s'étaient à peine écoulées quand Heyward, après un roulement de tambour, sortit par la poterne, précédé d'un drapeau blanc. Il fut reçu avec les formalités d'usage par l'officier qui commandait les avant-postes français, et conduit immédiatement à la tente du général placé à la tête de l'armée au Canada.
Cet illustre capitaine était, à l'entrée de Duncan, entouré de ses principaux officiers et d'une troupe de chefs indiens qui l'avaient suivi dans cette expédition avec les guerriers de leurs diverses tribus. Notre envoyé s'arrêta court lorsqu'à un coup d'oeil jeté sur le groupe des Peaux-Rouges, il aperçut le visage pervers de Magua, qui le regardait avec l'attention calme et sombre particulière à ce rusé sauvage. Une exclamation de surprise pensa lui échapper; mais se rappelant à propos la mission dont il était chargé et en présence de qui il se trouvait, il réprima tout signe d'émotion et se tourna vers le général, qui avait déjà fait un pas pour le recevoir.
Le marquis de Montcalm était, à cette époque, dans la force de l'âge, et nous pouvons ajouter, à l'apogée de sa fortune. Mais, dans cette situation élevée, il se distinguait autant par une observance scrupuleuse des formes de la politesse que par ce courage chevaleresque qui, deux ans plus tard, lui coûta la vie dans les plaines d'Abraham. Duncan, en détournant les yeux de la physionomie farouche de Magua, les reposa avec plaisir sur les traits gracieux et prévenants, l'air noble et martial du général français.
“Monsieur,” dit celui-ci, “j'ai beaucoup de plaisir à… Eh mais, où est cet interprète?
-Je crois, Monsieur, qu'il ne sera pas nécessaire,” répondit modestement Heyward; “je parle un peu français.
-Ah! j'en suis bien aise,” dit Montcalm, et prenant familièrement Duncan par le bras, il le conduisit à l'extrémité de la tente où ils pouvaient s'entretenir sans nul risque d'être entendus. “Je déteste ces fripons-là; on ne sait jamais sur quel pied on est avec eux… Eh bien, Monsieur, quoique j'eusse été fort honoré de recevoir votre commandant, je me félicite qu'il ait jugé à propos d'envoyer à sa place un officier aussi distingué que vous l'êtes, et aussi aimable, je n'en doute pas.”
Le major fit un profond salut, flatté de ce compliment, en dépit de l'héroïque résolution qu'il avait prise de ne pas se laisser entraîner par la ruse ou la politesse à oublier les intérêts de son souverain.
Après un instant de réflexion, Montcalm continua de la sorte:
“Votre commandant est un brave soldat, et parfaitement capable de résister à mes attaques. Mais, Monsieur, n'est-il pas temps de prendre un peu conseil de l'humanité et un peu moins de votre courage? L'une n'est pas moins nécessaire que l'autre au caractère d'un héros.
-Ces qualités sont inséparables, et nous les jugeons telles,” répondit Heyward en souriant; “mais tant que nous trouverons dans votre ardeur mille motifs pour stimuler l'une, nous ne verrons pas d'occasion pressante pour exercer l'autre.”
Montcalm, à son tour, s'inclina légèrement, mais de l'air d'un homme blasé sur la flatterie.
“Il est possible que mes lunettes d'approche m'aient trompé,” ajouta-t-il, “et que vos remparts offrent à notre canon plus de résistance que je ne l'aurais supposé. Connaissez-vous l'état de nos forces?
-Les rapports varient à cet égard,” dit Heyward nonchalamment; “néanmoins l'estimation la plus élevée les porte à peine à vingt mille hommes.”
Le général se mordit les lèvres, et regarda fixement son interlocuteur comme pour lire dans sa pensée; puis, avec une aisance qui lui était particulière, et comme s'il eût reconnu la justesse d'une assertion à laquelle il voyait bien que Duncan n'ajoutait pas foi:
“Cela ne fait pas honneur à la vigilance d'un soldat,” dit-il; “mais, il faut l'avouer, Monsieur, nous ne pourrons jamais, en dépit de nos efforts, déguiser notre nombre. Si la chose était possible, il semble que ce devrait être surtout au milieu de ces forêts… Quoique vous pensiez qu'il est encore trop tôt pour prêter l'oreille à la voix de l'humanité,” ajouta-t-il en souriant d'un air fin, “il m'est permis de croire qu'un jeune homme ne saurait rester sourd à celle de la galanterie. Les filles du commandant, à ce que j'ai appris, sont entrées dans le fort depuis qu'il est investi?
-Cela est vrai, Monsieur; mais, loin d'émousser nos efforts, elles sont les premières à donner l'exemple du courage. Si la fermeté suffisait pour repousser les attaques d'un capitaine aussi habile que le marquis de Montcalm, je ne balancerais pas à confier la défense de William-Henry à l'aînée de ces dames.
-Nous avons dans nos lois saliques une disposition fort sage qui empêche la couronne de France de tomber jamais en quenouille,” répliqua Montcalm sèchement et avec un peu de hauteur; puis revenant à ses façons affables, il ajouta: “Comme toutes les nobles qualités sont héréditaires, je ne fais pas difficulté de vous croire; pourtant, je vous le répète, la bravoure a ses limites et l'humanité ses droits. Je présume, Monsieur, que vous êtes autorisé à traiter de la reddition de la place?
-Votre Excellence a-t-elle si mauvaise opinion de notre défense, qu'elle juge cette mesure nécessaire?
-Je serais fâché de voir se prolonger la défense de manière à irriter mes amis rouges,” continua Montcalm, en portant ses regards vers le groupe grave et attentif des Indiens, et sans paraître avoir compris la question de son interlocuteur; “même aujourd'hui, ce n'est pas sans peine que je les oblige à respecter les usages de la guerre.”
Heyward garda le silence, car un souvenir pénible lui rappela les dangers auxquels il venait d'échapper, et il songea à ces deux êtres sans défense qui avaient partagé toutes ses souffrances.
“Ces messieurs-là,” dit Montcalm, en poursuivant l'avantage qu'il croyait avoir obtenu, “sont on ne peut plus redoutables quand on les pousse à bout, et vous n'ignorez pas combien il est difficile alors de retenir leur fureur. Eh bien, Monsieur, parlerons-nous des termes de la capitulation?
-Je crains qu'on n'ait trompé Votre Excellence sur la force de William-Henry et sur les ressources de sa garnison.
-Ce n'est pas Québec que j'assiège, mais une bicoque de terre défendue par un peu plus de deux mille braves gens.”
Telle fut la réplique polie mais laconique de Montcalm.
“Nos remparts sont de terre, cela est vrai, et ils n'ont pas pour assises les roches du cap Diamant; mais ils s'élèvent sur ce même rivage qui a été si fatal à Dieskau et à sa vaillante troupe. Il y a aussi un corps d'armée considérable campé à quelques heures de marche, et que nous comptons parmi nos moyens de défense.
-Bah! de six à huit mille hommes tout au plus,” reprit Montcalm avec une indifférence bien jouée; “et celui qui les commande juge plus prudent de les retenir au camp que de les mettre en campagne.”
Ce fut alors le tour d'Heyward de se mordre les lèvres de dépit, en entendant Montcalm parler avec tant d'indifférence d'un corps d'armée dont il savait qu'on exagérait la force.
Tous deux réfléchirent quelque temps en silence; puis le marquis reprit la parole en insistant de nouveau sur la nécessité d'une capitulation, dont il croyait que l'officier anglais était venu lui proposer les termes. De son côté, celui-ci essaya d'imprimer à la conversation une tournure qui donnât au général l'occasion de laisser échapper quelque allusion à la lettre interceptée. L'artifice ne réussit ni à l'un ni à l'autre; et après une conférence vainement prolongée, le major se retira, emportant une haute opinion de la politesse et des talents du général ennemi, mais aussi peu avancé qu'à son départ sur ce qu'il aurait souhaité d'apprendre. Montcalm l'accompagna jusqu'à l'entrée de sa tente, en renouvelant son invitation au commandant du fort de lui accorder au plus tôt une entrevue sur le terrain intermédiaire qui séparait les deux armées.
Là-dessus ils se séparèrent, et Duncan retourna, sous la même escorte, aux avant-postes français, d'où il se rendit aussitôt dans le fort, puis au quartier du commandant.