Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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#148485
Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 16

    “Ouvrez donc cette lettre, et puis vous combattrez.”
    Shakespeare, “le Roi Lear.”

    Munro était seul avec ses filles quand le major entra dans son appartement.
    Alice était assise sur ses genoux, gravement occupée à séparer, de ses doigts mignons, les cheveux blancs sur le front du vieillard; et s'il faisait mine de se fâcher de son enfantillage, elle apaisait par un baiser sa feinte colère. Debout près d'eux, la sérieuse Cora s'amusait de ce spectacle, et regardait le badinage de sa jeune soeur avec cette tendresse toute maternelle qui caractérisait son affection pour elle. Dans le charme attendrissant de cette réunion de famille, elles semblaient avoir perdu la mémoire et des dangers qu'elles avaient naguère courus et de ceux qui les menaçaient encore. On eût dit que tous trois profitaient de cette courte trêve pour consacrer un instant aux affections les plus pures; les filles oubliaient leurs craintes, et le vétéran ses inquiétudes dans le calme et la sécurité de ce moment.
    Duncan qui, plein d'empressement à venir rendre compte de sa mission, était entré sans se faire annoncer, s'arrêta sur le seuil de la chambre, spectateur inaperçu et charmé d'un délicieux tableau. Mais les yeux actifs et mobiles d'Alice virent son image qui se réfléchissait dans une glace; elle quitta en rougissant les genoux de son père, et s'écria avec l'accent de la surprise:
    “Le major Heyward!
    -Eh bien, qu'y a-t-il? Je l'ai envoyé bavarder un peu avec le général français… Ah! c'est vous, Monsieur! On voit bien que vous êtes jeune et ingambe. Allons, friponne, laissez-nous. Comme si un soldat n'avait pas assez de soucis, sans qu'on vienne encore remplir son camp de caillettes de votre espèce.”
    Cora sortit la première de l'appartement, où elle vit que leur présence n'était plus qu'un embarras, et Alice la suivit en riant.
    Au lieu de demander à Heyward le résultat de sa mission, le vieil Ecossais se mit à marcher à grands pas, les mains derrière le dos et la tête baissée. Enfin il leva des yeux où brillait toute la tendresse d'un père.
    “Deux excellentes filles, Heyward,” s'écria-t-il, “et dont tout le monde serait fier!
    -Ce n'est pas d'hier, colonel, que vous connaissez mon opinion sur ces demoiselles, et…
    -Sans doute, mon garçon, sans doute,” interrompit l'impatient vieillard. “Le jour de votre arrivée au fort, vous alliez même m'ouvrir plus franchement votre coeur sur ce sujet; mais je n'ai pas cru alors qu'il convînt à un vieux soldat de parler de mariage et de félicité conjugale, lorsqu'il était menacé de voir les ennemis de son roi assister aux noces sans en être priés. Mais j'avais tort, Duncan; j'avais tort, mon enfant, et me voici prêt à entendre ce que vous avez à me dire.
    -Malgré tout le plaisir que me cause une telle assurance, Monsieur, j'ai à vous entretenir du message que Montcalm…
    -Au diable ce Français et toute son armée, Monsieur!” s'écria le vétéran en s'armant d'un front sévère. “Il n'est pas encore maître de William-Henry, et il ne le sera jamais, pourvu que Webb fasse son devoir. Non, non, Dieu merci, nous n'en sommes pas encore réduits à une telle extrémité qu'on puisse dire Munro trop préoccupé pour songer à ses petites affaires de famille. Duncan, votre mère était la fille unique de mon meilleur ami; je puis maintenant vous entendre, rien ne saurait m'en empêcher, lors même que tous les chevaliers de Saint-Louis, réunis en corps à la poterne, imploreraient de moi la faveur d'un moment d'audience! Belle chevalerie, Monsieur, que celle qui s'achète avec des tonneaux de sucre! Et vos marquisats de deux sous, qu'en dirons-nous? En fait d'honneur et d'antiquité, parlez-moi de l'ordre du Chardon; c'est là le véritable “nemo me impune lacesset” de la chevalerie. Plusieurs de vos ancêtres, Duncan, en ont été revêtus, et ils étaient l'orgueil de la noblesse d'Ecosse.”
    Heyward, qui s'aperçut que le colonel se faisait un malin plaisir de manifester son mépris pour le message du général français, feignit de se prêter à une fantaisie qu'il savait devoir être de courte durée; en conséquence, il répondit avec autant de sang-froid qu'il lui était possible d'en témoigner sur un pareil sujet:
    “Vous le savez, Monsieur, ma demande avait pour but d'obtenir de vous l'honneur de me dire votre fils.
    -A la bonne heure, mon garçon, voilà des paroles claires et intelligibles! Mais dites-moi, Monsieur, avez-vous été aussi clair avec l'enfant?
    -Non, sur ma parole!” s'écria vivement le major. “J'aurais abusé de votre confiance en tirant avantage de ma position pour lui ouvrir mon coeur.
    -Ce sont là les sentiments d'un honnête homme, major Heyward, et je les trouve bien à leur place. Quant à Cora, c'est une fille discrète, supérieure et d'un esprit trop éclairé, pour avoir besoin de la tutelle de personne, même d'un père.
    -Cora?
    -Oui, Cora! De quoi parlons-nous, Monsieur? De vos prétentions à la main de miss Munro, n'est-ce pas?
    -Pourtant,” dit Duncan, que son embarras faisait balbutier, “je… je… ne croyais pas… avoir prononcé son nom.
    -Et de qui donc, major Heyward, venez-vous me demander la main?” reprit le vieux militaire en se redressant avec toute la dignité de l'orgueil blessé. “Expliquez-vous.
    -Vous avez une autre fille, et non moins charmante.
    -Alice!” s'écria le père, dont l'étonnement égalait celui avec lequel Duncan venait tout à l'heure de répéter le nom de sa soeur. “Alice!
    -C'est à elle que j'aspirais, Monsieur.”
    Le jeune homme attendit en silence le résultat de l'effet extraordinaire produit par une déclaration tout à fait inattendue, à ce qu'il semblait. Pendant quelques minutes, Munro parcourut la chambre à grands pas et avec agitation; sa figure sévère se contractait d'une manière convulsive, et toutes ses facultés paraissaient absorbées dans la pensée qui l'occupait. Enfin, il s'arrêta en face du major, le regarda fixement, et lui dit avec une émotion qui rendait ses lèvres tremblantes:
    “Duncan Heyward, je vous ai aimé pour l'amour de celui dont le sang coule dans vos veines; je vous ai aimé pour vos qualités personnelles; enfin je vous ai aimé, parce que j'ai cru que vous contribueriez au bonheur de mon enfant. Eh bien, toute cette affection se tournerait en haine si j'étais sûr de la réalité de ce que j'appréhende par-dessus tout.
    -A Dieu ne plaise qu'aucune de mes actions ou de mes pensées amène un pareil changement!” s'écria le jeune homme, qui ne broncha pas sous le regard pénétrant du vieux guerrier.
    Sans réfléchir à l'impossibilité où était Heyward de comprendre des sentiments enfouis dans les profondeurs de son âme, Munro se laissa fléchir à la ferme contenance qu'il observa en lui, et ce fut d'un ton beaucoup plus doux qu'il reprit la parole.
    “Vous voudriez être mon fils,” dit-il, “et vous ignorez l'histoire de celui que vous désirez appeler votre père. Asseyez-vous, jeune homme, et je vous découvrirai, aussi brièvement qu'il me sera possible, les blessures qui font encore saigner mon coeur.”
    En ce moment, le message de Montcalm était complètement oublié aussi bien par le porteur que par le destinataire. Chacun d'eux approcha une chaise, et tandis que le vétéran semblait avec douleur recueillir ses pensées, le jeune officier, dévorant son impatience, prit l'air et l'attitude d'une attention respectueuse.
    “Vous savez, major Heyward,” dit enfin le colonel, “que ma famille est ancienne et honorable, quoique l'état de ses biens ne répondît pas à son rang. J'avais à peu près votre âge, lorsque j'engageai ma foi à Alice Graham, fille unique d'un laird voisin, qui avait quelque fortune. Cette alliance répugnait à son père, non seulement à cause de ma pauvreté, mais par d'autres motifs encore. Je fis donc ce qu'un honnête homme devait faire, je rendis à la jeune fille sa foi, quittai l'Ecosse et entrai au service du roi. J'avais visité bien des climats, et déjà mon sang avait coulé dans des contrées bien diverses, quand mon devoir m'appela aux Indes occidentales. Là le hasard voulut que j'eusse des relations avec une jeune personne, que j'épousai dans la suite et qui me rendit père de Cora. Elle était fille d'un propriétaire du pays, dont la femme avait le malheur, si c'en est un,” ajouta le vieillard avec fierté, “de descendre, quoique à un degré éloigné, de cette classe infortunée, lâchement réduite en esclavage pour fournir aux besoins et au luxe d'une société corrompue. Oui, Monsieur, c'est là l'un des maux qu'a entraînés pour l'Ecosse son union anti-naturelle avec l'Angleterre, nation étrangère et commerçante. Mais s'il se rencontrait un homme qui osât reprocher à mon enfant son origine, il sentirait le poids du courroux d'un père! Ah! major Heyward, vous êtes né dans les colonies du Sud, où l'on considère ces infortunés comme une race inférieure à la nôtre.
    -Malheureusement,” dit Duncan, embarrassé et n'osant lever les yeux, “ce n'est que trop vrai.
    -Et vous en faites à ma fille un sujet de reproche?” demanda Munro, d'une voix qui trahissait à la fois sa colère et sa susceptibilité paternelle. “Vous dédaignez de mêler le sang des Heyward à son sang avili, quelque charmante, quelque vertueuse qu'elle soit?
    -Dieu me garde, colonel, d'un préjugé si indigne de la raison,” répondit Duncan, chez qui pourtant l'éducation avait enraciné ce préjugé au point de lui paraître un fruit de nature. “La douceur, la beauté, la grâce enchanteresse de la plus jeune de vos filles, plaident assez en faveur de mon choix, sans qu'il soit besoin de m'imputer une injustice.
    -Vous avez raison, Monsieur,” reprit le vieillard, qui s'était de nouveau radouci; “cette enfant est l'image de ce qu'était sa mère dans sa jeunesse et avant qu'elle eût connu le chagrin. Quand la mort m'eut enlevé ma femme, j'étais riche et je revins en Ecosse. Le croiriez-vous, Duncan? J'y retrouvai ma fiancée. Cet ange de douleur languissait depuis vingt ans dans le célibat, et pour qui? pour un ingrat qui avait pu l'oublier! Elle fit plus, mon ami: elle pardonna mon manque de foi, et, aucun obstacle n'existant plus à notre mariage, elle m'épousa.
    -Et devint mère d'Alice!”
    La vivacité de cette exclamation aurait pu être remarquée dans un moment où Munro eût été moins absorbé dans ses pénibles souvenirs.
    “Vous l'avez dit, ce fut la mère d'Alice,” répéta le vieillard dont le visage s'assombrit de plus en plus; “et elle paya cher le présent qu'elle venait de me faire. Mais elle habite le séjour des justes, Monsieur, et il ne sied point à un homme qui a déjà un pied dans la tombe de plaindre un sort si désirable. Notre bonheur ne dura qu'une année; c'était bien peu pour une femme qui avait vu sa jeunesse s'écouler dans une affliction sans espérance.”
    Il y avait dans la douleur du vieux guerrier quelque chose de si imposant, de si sévère, qu'Heyward n'osa risquer un seul mot de consolation. Munro semblait ne plus s'apercevoir de sa présence; ses traits bouleversés exprimaient la déchirante amertume de ses regrets; de grosses larmes sillonnaient ses joues.
    D'un mouvement brusque, il reprit l'empire de lui-même, se leva, et, après avoir fait un tour dans la chambre, il se rapprocha de Duncan avec cet air de dignité militaire qui lui était familier.
    “Major Heyward,” demanda-t-il, “n'avez-vous pas quelque chose à me dire de la part du marquis de Montcalm?”
    Duncan tressaillit à son tour, et commença aussitôt, d'une voix embarrassée, à rendre compte de sa mission dont il avait à moitié oublié les détails. Nous ne reviendrons pas sur la manière évasive et polie dont le général français avait déconcerté toutes les tentatives d'Heyward pour tirer de lui le sens de la communication qu'il se proposait de faire, ainsi que sur le message formel et courtois par lequel il donnait à entendre au commandant, qu'à moins de venir recevoir cette communication en personne, il n'en obtiendrait aucune.
    Pendant que Munro prêtait l'oreille au rapport circonstancié de son subordonné, l'émotion du père faisait insensiblement place aux obligations que lui imposait son devoir militaire, et quand le major eut terminé, il ne vit plus devant lui que le vétéran blessé dans sa fierté de soldat.
    “En voilà assez, major Heyward!” s'écria-t-il en courroux. “Oui, assez pour écrire un volume de commentaires sur la civilité française! Ce monsieur m'invite à une conférence, et quand je lui envoie un officier capable de me représenter, car vous l'êtes, Duncan, malgré votre jeunesse, il me répond par une énigme.
    -Il est possible qu'il ait eu de votre remplaçant une opinion moins favorable que vous, mon cher colonel,” reprit Heyward en souriant. “Rappelez-vous d'ailleurs que son invitation, qu'il m'a chargé de vous réitérer, était adressée au gouverneur du fort et non à son lieutenant.
    -Eh bien, Monsieur, est-ce qu'un substitut n'est pas revêtu de tout le pouvoir, de toute la dignité de celui dont il tient la place?… Il veut conférer avec Munro en personne! Ma foi, j'ai presque envie de faire ce qu'il me demande, ne fût-ce que pour lui montrer la fermeté de notre contenance en dépit de la force de son armée et de ses sommations. Le coup ne serait peut-être pas d'une mauvaise politique. Qu'en pensez-vous, jeune homme?”
    Duncan, persuadé qu'il était de la dernière importance de connaître au plus tôt le contenu de la lettre saisie sur l'éclaireur, ne manqua pas d'applaudir à cette idée.
    “Sans nul doute,” réplique-t-il, “la vue de notre indifférence ne serait guère propre à lui inspirer de la confiance.
    -Vous n'avez jamais dit plus grande vérité… Je voudrais, Monsieur, qu'il mît nos fortifications à l'épreuve, en plein jour et dans l'appareil d'un assaut: c'est une manière infaillible de s'assurer des qualités de l'ennemi, et de beaucoup préférable au système de battre en brèche qu'il a adopté. On a fait perdre à la guerre son caractère de grandeur et de virilité, major Heyward, avec les inventions de votre monsieur de Vauban. Nos ancêtres étaient bien supérieurs à cette poltronnerie scientifique.
    -Je ne dis pas non, Monsieur, mais nous n'en sommes pas moins forcés d'opposer la science à la science. Que décidez-vous au sujet de l'entrevue?
    -Je m'aboucherai avec le Français sans crainte ni retard, avec la promptitude qui convient à un serviteur de mon royal maître. Allez, major, faites sonner un petit air de musique, et envoyez avertir de mon arrivée. Nous suivrons de près avec une escorte; car on doit le respect à quiconque a charge de l'honneur du roi. Et à ce propos, Duncan,” ajouta-t-il à demi-voix, bien qu'ils fussent seuls, “il serait prudent d'avoir un renfort sous la main, au cas où il y aurait au fond de tout cela quelque trahison.”
    Le jeune officier profita de cet ordre pour quitter l'appartement; et comme le jour approchait de sa fin, il se hâta de prendre tous les arrangements nécessaires. Quelques minutes suffirent pour réunir un petit nombre de soldats, et pour dépêcher un trompette avec un drapeau blanc afin d'annoncer à l'ennemi la venue prochaine du commandant du fort. Cela fait, il conduisit le détachement à la poterne, où il trouva le colonel qui l'attendait.
    Dès qu'on eut accompli les formalités inséparables d'un départ militaire, le vétéran et son jeune compagnon quittèrent le fort, suivis de leur escorte.
    Ils avaient à peine fait une centaine de pas qu'ils virent, sortir d'un chemin creux, ou plutôt du lit desséché d'un ruisseau qui coulait entre les batteries des assiégeants et le rempart, une compagnie de soldats français qui accompagnaient leur général à la conférence. Au moment où Munro avait quitté le fort pour paraître en présence de ses ennemis, il avait redressé sa haute taille, affermi sa démarche et pris une allure toute martiale. A la vue des plumes blanches qui flottaient sur le chapeau de Montcalm, ses regards s'enflammèrent et l'âge ne parut plus faire sentir son influence à sa robuste personne.
    “Recommandez à nos gens d'avoir l'oeil au guet, Monsieur,” dit-il à voix basse à Duncan, “d'avoir leurs mousquets en état et leurs sabres libres, car on n'est jamais sûr de rien avec un serviteur de Louis de France. En attendant, montrons-leur une sécurité complète. Vous m'entendez, major?”
    Il fut interrompu par un roulement des tambours français, auquel les Anglais répondirent; puis une ordonnance, un drapeau blanc à la main, fut envoyée de part et d'autre, et le soupçonneux Ecossais fit halte, avec son escorte à ses talons.
    Après ces préliminaires, le marquis de Montcalm s'avança d'un pas rapide et salua le vétéran en ôtant son chapeau, dont le panache effleura la terre. Si Munro avait quelque chose de plus imposant et de plus mâle, il lui manquait l'aisance et la politesse insinuante du général français. Ils observèrent un moment le silence, chacun d'eux regardant son adversaire avec un air de curiosité mêlée d'intérêt.
    Ainsi que l'exigeaient la supériorité de son rang et la nature de l'entrevue, ce fut Montcalm qui ouvrit le premier l'entretien, par le compliment d'usage au commandant de la place assiégée. Puis il s'adressa à Heyward en français et avec un sourire de connaissance.
    “Je me réjouis, Monsieur, que vous nous ayez en cette occasion,” dit-il, “procuré le plaisir de votre compagnie. Nous n'aurons pas besoin d'interprète, comme d'habitude, car avec vous j'éprouve la même sécurité que si je parlais moi-même votre langue.”
    Duncan le remercia par un salut, et Montcalm, se tournant vers son escorte, qui, à l'exemple de celle de Munro, s'était rangée derrière lui, ajouta:
    “En arrière, mes enfants! Il fait chaud; retirez-vous un peu.”
    Le major Heyward, avant d'imiter cette preuve de confiance, jeta les yeux autour de lui, et aperçut avec inquiétude des groupes nombreux de sauvages, rangés sur la lisière des bois d'alentour pour être témoins de cette entrevue.
    “Monsieur de Montcalm reconnaîtra aisément que notre situation n'est pas la même,” fit-il remarquer avec quelque embarras, en lui montrant d'où il pressentait le danger. “En renvoyant notre escorte, nous resterions à la merci de nos ennemis.
    -Monsieur, vous avez pour garant la parole d'un gentilhomme français,” répondit Montcalm en frappant avec force sur son coeur, “et cela doit suffire.
    -Cela suffit en effet,” dit Heyward, et il ajouta en se tournant vers l'officier qui commandait l'escorte: “Monsieur, retirez-vous hors de la portée de la voix, et attendez nos ordres.”
    Munro ne vit pas exécuter ce mouvement sans une inquiétude manifeste, et il en demanda sur-le-champ l'explication.
    “N'avons-nous pas intérêt à ne montrer aucune défiance?” lui dit Heyward. “M. de Montcalm nous engage pour garant sa parole, et j'ai ordonné à nos gens de s'éloigner un peu afin de faire voir que nous nous en rapportons à lui.
    -Tout cela est bel et bon, Monsieur, mais je n'ai qu'une confiance relative dans la parole de tous ces marquis; leurs brevets de noblesse sont trop communs pour qu'on soit assuré qu'ils portent le sceau du véritable honneur.
    -Vous oubliez, cher colonel, que nous conférons avec un officier qui s'est distingué par ses exploits en Europe et en Amérique. Nous n'avons rien à craindre d'un homme de son mérite.”
    Le vieillard fit un geste de résignation, mais ses traits rigides n'en portaient pas moins l'empreinte d'une défiance invincible à l'égard de son ennemi, défiance inspirée par une sorte de mépris héréditaire, et que rien absolument, dans les circonstances actuelles, ne semblait justifier. Montcalm attendit patiemment la fin de cette petite discussion avant d'aborder le sujet de la conférence.
    “Monsieur,” dit-il en s'adressant au major, “j'ai sollicité cette entrevue avec votre supérieur, parce qu'il se laissera convaincre, je l'espère, qu'il a fait tout ce que réclamait l'honneur de son prince, et qu'il consentira maintenant à écouter la voix de l'humanité. Je serai toujours prêt à témoigner qu'il a opposé une vaillante résistance et qu'il l'a continuée tant qu'il lui est resté la moindre lueur d'espoir.”
    Cette ouverture communiquée à Munro, il répondit avec une dignité empreinte d'une politesse un peu raide:
    “Quelque valeur que j'attache au témoignage de monsieur de Montcalm, il sera plus précieux encore lorsqu'il aura été mieux mérité.”
    Le général français sourit pendant que Duncan lui transmettait cette réponse.
    “Ce qu'on accorde un jour volontiers à un courage honorable,” dit-il, “on peut le refuser plus tard à une obstination inutile. Si monsieur le colonel veut visiter mon camp, il pourra par lui-même s'assurer de mes forces et de l'impossibilité d'une heureuse résistance.
    -Je sais que le roi de France est bien servi,” reprit l'Ecossais sans s'émouvoir; “mais mon royal maître a aussi des troupes nombreuses et fidèles.
    -Heureusement pour nous qu'elles ne sont pas ici,” riposta Montcalm, à qui son impatience ne permit pas d'attendre l'intervention de l'interprète. “La guerre a des nécessités; un homme brave s'y soumet avec le même courage qu'il fait face à l'ennemi.
    -Si j'avais su que monsieur de Montcalm possédât si bien l'anglais,” dit d'un ton piqué notre jeune officier, qui se rappelait l'aparté qu'il venait d'avoir avec son supérieur, “je me serais épargné les frais d'une mauvaise traduction.
    -Faites excuse, Monsieur, “répondit le général, dont le visage hâlé se couvrit d'une légère rougeur. “Il y a une grande différence entre parler une langue étrangère et la comprendre. Veuillez donc, je vous prie, me continuer vos secours.” Puis, après une courte pause, il ajouta: “Ces montagnes, Messieurs, nous procurent toutes les facilités nécessaires pour examiner vos fortifications, et leur faiblesse m'en est peut-être aussi connue qu'à vous-mêmes.
    -Demandez au général si la portée de ses lunettes peut aller jusqu'à l'Hudson,” dit fièrement Munro, “et s'il sait sur quel point et à quelle époque l'armée de Webb doit arriver.
    -Que le général Webb réponde lui-même,” reprit le politique marquis, et en même temps il tendit à Munro une lettre ouverte. “Vous verrez par ce qu'il écrit, Monsieur, que ses mouvements ultérieurs ne doivent pas causer de grandes inquiétudes à mon armée.”
    Le colonel saisit la lettre qu'on lui présentait, sans attendre que Duncan lui traduisît les paroles qui l'accompagnaient, et avec un empressement qui marquait toute l'importance qu'il attachait à son contenu. A mesure qu'il la lisait, on voyait s'altérer sa physionomie; une profonde douleur avait remplacé sa fierté martiale; ses lèvres tremblaient, le papier fatal lui échappa des mains et sa tête s'affaissa sur sa poitrine, comme un homme dont un coup subit aurait anéanti toutes les espérances.
    Duncan ramassa la lettre, et sans songer à en demander la permission, il en parcourut d'un coup d'oeil le douloureux contenu. Leur chef commun, loin de les encourager à la résistance, leur conseillait de capituler au plus vite, en alléguant pour raison, dans les termes les plus clairs, l'impossibilité absolue où il était d'envoyer un seul homme à leur aide.
    “On ne nous en impose pas!” s'écria Duncan, en examinant la lettre de tous côtés. “Voilà bien la signature de Webb… C'est la lettre interceptée.
    -Je suis trahi!” s'écria enfin Munro avec amertume. “Webb déshonore un homme qui fut toujours sans reproche; il couvre de honte mes cheveux blancs.
    -Ne parlez pas ainsi,” repartit Duncan. “Nous sommes encore maîtres du fort, et notre honneur nous appartient. Vendons notre vie à un tel prix que l'ennemi lui-même soit obligé d'avouer qu'il a payé trop cher sa victoire!
    -Merci, mon garçon,” dit le vieillard, sortant de sa stupeur. “Vous venez de rappeler à Munro quel est son devoir. Retournons au fort et enterrons-nous sous ses remparts!”
    Montcalm s'approcha d'eux, et leur dit avec un accent de sympathie généreuse:
    “Messieurs, vous me connaissez bien peu si vous me croyez capable de vouloir profiter de cette lettre pour humilier de braves soldats et fonder sa réputation sur leur déshonneur. Avant de nous séparer, écoutez les conditions que je vous offre.
    -Que dit le Français?” demanda le vétéran d'un ton dédaigneux. “Se ferait-il par hasard un mérite d'avoir saisi sur un batteur d'estrade une dépêche du quartier général? Qu'il lève le siège et aille investir le fort Edouard, s'il lui faut des ennemis à intimider par ses bravades.”
    Duncan lui expliqua le sens de ce qu'avait dit le général.
    “Monsieur de Montcalm,” reprit Munro d'un ton plus calme, “nous sommes prêts à vous entendre.
    -Il vous est impossible de conserver le fort plus longtemps,” dit son généreux ennemi; “sa destruction importe trop aux intérêts de mon maître. Quant à vous et à vos braves camarades, aucun des privilèges chers à un soldat ne vous sera refusé.
    -Nos drapeaux?
    -Vous les remporterez en Angleterre, pour les montrer à votre souverain.
    -Nos armes?
    -Conservez-les; personne n'en peut faire un meilleur usage.
    -Notre départ? La reddition de la place?
    -Tout aura lieu de la manière la plus honorable pour vous.”
    Duncan expliqua ces conditions à son commandant, qui les entendit avec stupéfaction et fut vivement touché d'une générosité si extraordinaire et à laquelle il s'attendait si peu.
    “Allez, Duncan,” lui dit-il, “allez avec ce marquis, car il est véritablement digne de l'être; suivez-le dans sa tente, et réglez tout avec lui. J'ai assez vécu pour voir dans mon vieil âge deux choses que je ne croyais pas possibles: un Anglais n'osant pas défendre un ami, et un Français trop honnête pour profiter de ses avantages!”
    En parlant ainsi, le vétéran laissa de nouveau tomber sa tête sur sa poitrine, et reprit à pas lents le chemin du fort, où son abattement parut à la garnison inquiète un avant-coureur des plus mauvaises nouvelles.
    Duncan demeura pour régler les termes de la capitulation. Il rentra au fort pendant la première veille de la nuit, et, après s'être entretenu en particulier avec le commandant, il retourna au camp français.
    On annonça alors publiquement la cessation des hostilités; que Munro avait signé une capitulation en vertu de laquelle la place devait être rendue à l'ennemi le lendemain matin; que la garnison conserverait ses armes, ses drapeaux, ses bagages, et que, par conséquent, l'honneur était sauf, selon les lois de la guerre.

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