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#148486
Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 17

    “Tout le fil est filé; la trame est terminée,
    Et nous avons fini notre tâche ordonnée.”
    Thomas Gray.

    Campés dans les déserts de l'Horican, les deux armées ennemies passèrent la nuit du 9 août 1757 à peu près comme elles l'auraient passée si elles se fussent trouvées sur le plus beau champ de bataille de l'Europe: les vaincus étaient silencieux, sombres et abattus, les vainqueurs respiraient l'enivrement du triomphe.
    Mais la douleur et la joie ont leurs limites; et avant les premières veilles du matin, le calme de ces immenses forêts n'était troublé que par les éclats de rire de quelque jeune Français placé aux avant-postes, ou par une intimation menaçante partie du fort, et qui en défendait l'approche jusqu'au moment fixé pour la reddition. Ces bruits mêmes s'éteignirent à l'heure solennelle qui précède le jour, et alors aucun signe, aucun mouvement n'eût trahi la présence de deux armées endormies sur les bords du Saint-Lac.
    Ce fut dans cet intervalle de silence absolu que la toile qui masquait l'entrée de la plus vaste tente du camp français s'entr'ouvrit, et il en sortit un homme enveloppé d'un manteau, qui avait sans doute pour but de le protéger contre l'humidité pénétrante des bois, mais qui servait également à dissimuler sa personne. Le grenadier qui veillait sur le sommeil du général français le laissa passer en lui présentant les armes, et le regarda ensuite traverser rapidement la petite cité de toile, dans la direction du fort William-Henry.
    Toutes les fois que l'inconnu rencontrait un des nombreux factionnaires qui se trouvaient sur son passage, sa réponse était brève et sans doute satisfaisante, car il n'éprouvait aucune difficulté dans sa marche à travers le camp. Il était arrivé aux derniers avant-postes, lorsqu'il passa devant le soldat qui était en faction le plus près du fort ennemi. A son approche, il fut accueilli par le cri ordinaire:
    “Qui vive?”
    On lui répondit sur-le-champ:
    “France!
    -Le mot d'ordre?
    -La victoire.
    -C'est bien,” dit la sentinelle en quittant la posture offensive pour remettre son fusil sur l'épaule. “Vous vous promenez bien matin, Monsieur?
    -Il est nécessaire d'être vigilant, mon garçon.”
    Là-dessus, l'inconnu écarta un pan de son manteau, et, tout en regardant le soldat droit dans les yeux, continua à s'avancer vers le fort anglais. L'homme eut un haut-le-corps, et fit le salut militaire dans toutes les règles; puis il reprit sa promenade en grommelant entre ses dents:
    “Il faut être vigilant, en vérité! Je crois que nous avons là un caporal qui ne dort jamais!”
    L'officier feignit de n'avoir pas entendu la réflexion qui avait échappé à la sentinelle; il poursuivit sa marche, et ne l'interrompit qu'en atteignant la grève de l'Horican, dans le voisinage assez dangereux du bastion de l'ouest, qui faisait face au lac. La lune voilée jetait une lueur à peine suffisante pour distinguer les objets. Aussi notre promeneur eut-il la précaution de se placer derrière le tronc d'un gros arbre, et il y resta appuyé quelques minutes, absorbé dans la contemplation attentive des fortifications noires et silencieuses de William-Henry. Le coup d'oeil qu'il jetait sur les remparts n'était pas celui d'un curieux oisif; mais ses regards erraient d'un point à un autre de manière à montrer sa connaissance des pratiques de la guerre, et un certain air de défiance entrait dans ses investigations.
    Enfin il parut satisfait de son examen; et après avoir interrogé avec quelque impatience le sommet des montagnes au levant, comme si le jour eût été, à son gré, trop lent à paraître, il était sur le point de rebrousser chemin, lorsqu'un léger bruit à l'angle d'un bastion voisin parvint à son oreille et le fit changer de détermination.
    Un homme s'approcha du rempart, où il s'arrêta, paraissant contempler à son tour les tentes lointaines du camp français. Il regarda du côté de l'orient, comme s'il lui eût tardé aussi de voir poindre l'aurore; puis s'accotant contre le parapet, il laissa errer ses regards sur la nappe brillante du lac, où se reflétaient, comme dans un firmament liquide, les feux d'innombrables étoiles.
    L'heure, ainsi que la physionomie mélancolique et la haute taille du silencieux individu, ne laissèrent aucun doute sur sa personne dans l'esprit du nocturne promeneur. La délicatesse et la prudence lui prescrivaient alors de se retirer; et à cet effet il tournait avec précaution autour de l'arbre, quand un autre bruit attira son attention et suspendit une seconde fois sa marche. C'était un mouvement lent et presque imperceptible des eaux du lac, qui fut bientôt suivi d'un frottement de cailloux. Aussitôt un Indien se glissa sur la grève, et souleva lentement le canon d'un fusil; mais, avant que le coup partît, la main de l'officier s'abattit sur le chien.
    “Ouf!” s'écria le sauvage, dont le projet perfide était déjoué d'une manière si inattendue.
    Sans rien dire, l'officier français lui mit la main sur l'épaule, et l'emmena à quelque distance d'un lieu où leur conversation aurait pu avoir des suites dangereuses, et où il semblait que l'un deux avait cherché une victime. Alors ouvrant son manteau, et faisant voir son uniforme et la croix de Saint-Louis suspendue à sa poitrine, Montcalm -car c'était lui- demanda d'un ton sévère:
    “Qu'est-ce à dire? Mon fils ne sait-il pas que la hache de guerre est enterrée entre les Anglais et son père du Canada?
    -Alors que reste-t-il à faire aux Hurons?” répondit le sauvage dans un mauvais français. “Pas un guerrier n'a scalpé une seule tête, et les Visages Pâles ont fait amitié entre eux.
    -Ah! ah! c'est toi, Renard Subtil! Voilà, il me semble, un excès de zèle chez un ami qui était naguère notre ennemi! Combien de soleils se sont couchés depuis que le Renard a été attaché au poteau de guerre des Anglais?
    -Où est-il, le soleil?” objecta l'Indien d'un air farouche. “Derrière la montagne, et il est froid et sombre; mais, à son retour, il sera chaud et brillant. Le Subtil est le soleil de sa tribu. Il y a eu des nuages et des montagnes entre lui et sa nation; mais il brille à présent et le ciel est clair.
    -Le Renard est puissant auprès de ses compatriotes, je ne l'ignore pas; car hier il en voulait à leurs chevelures, et aujourd'hui ils écoutent sa parole au feu du conseil.
    -Magua est un grand chef.
    -Qu'il le prouve en apprenant à sa nation à se bien conduire envers nos nouveaux amis!
    -Pourquoi le chef du Canada a-t-il amené ses jeunes hommes dans les bois? Pourquoi a-t-il tiré le canon contre cette maison de terre?
    -Pour la prendre. Ce pays appartient à mon maître, et votre père a reçu l'ordre d'en chasser les Anglais. Ils ont consenti à s'éloigner, et maintenant il ne les appelle plus ses ennemis.
    -C'est fort bien. Magua a pris la hache pour la teindre de sang. Aujourd'hui elle est brillante; quand elle sera rouge, il sera temps de l'enterrer.
    -Mais Magua s'est engagé à ne pas souiller la blancheur des lis de France. Les ennemis du grand chef qui règne au-delà du lac salé sont ses ennemis; ses amis sont les amis des Hurons.
    -Nos amis!” répéta l'Indien avec un amer dédain; “que mon père me donne sa main.”
    Montcalm, qui savait que l'influence dont il jouissait sur les tribus guerrières qu'il avait rassemblées devait se maintenir par des concessions plutôt que par l'autorité, lui tendit une main, quoique avec répugnance. Magua la plaça sur une cicatrice profonde qui trouait sa poitrine, et reprit avec l'accent du fanatisme:
    “Mon père connaît-il ceci?
    -Quel guerrier pourrait l'ignorer? C'est le trou qu'a laissé une balle de plomb.
    -Et cela?” continua l'Indien, en montrant son dos à nu. “Et cela?
    -Mon fils, je le vois, a été cruellement maltraité. D'où cela peut-il venir?
    -Magua a trop longtemps dormi dans les wigwams anglais, et le bâton lui a laissé des marques.”
    Il accompagna cette explication d'un ricanement muet, qui ne cacha pas, et ne pouvait cacher en effet, la fureur qui était près de l'étouffer. Puis, se remettant tout à coup, il ajouta avec toute la dignité d'un chef indien:
    “Allez apprendre à vos jeunes hommes que la paix est faite. Quant au Renard, il sait ce qu'il doit dire aux guerriers hurons.”
    Sans daigner s'expliquer davantage, ou même attendre une réponse, le sauvage mit son fusil sous son bras et traversa lentement les lignes pour retourner dans la forêt où campait sa tribu. De distance en distance, les sentinelles lui adressaient leur “Qui vive!” mais il continua de s'avancer, l'air farouche et sans faire attention à l'appel des soldats, qui n'épargnèrent sa vie qu'en reconnaissant en lui la démarche et l'opiniâtre audace d'un Indien.
    Montcalm resta quelque temps sur la grève où Magua l'avait laissé, livré à de mélancoliques réflexions sur le caractère de férocité indomptable qu'il venait de découvrir dans son allié. Déjà sa gloire avait été ternie par une scène horrible, et dans des circonstances qui avaient une effrayante conformité avec celles où il se trouvait alors. Il en sentit plus vivement la grave responsabilité qu'assument ceux qui, pour parvenir à leur but, sont peu scrupuleux sur le choix des moyens, et combien il est dangereux de mettre en action un instrument dont on n'a pas le pouvoir de contrôler l'exercice.
    Chassant des idées qu'il traitait de faiblesse à la veille d'un triomphe, il reprit le chemin de sa tente, et donna en passant les ordres nécessaires pour qu'on fît à l'armée le signal du réveil.
    Aux premiers roulements des tambours français ceux du fort répondirent, et bientôt les sons éclatants d'une musique guerrière remplirent toute la vallée. Les trompettes des vainqueurs sonnèrent de joyeuses fanfares, jusqu'à ce que le dernier traînard du camp fût à son poste; mais dès que les fifres anglais eurent lancé aux échos leurs notes perçantes, tout rentra dans le silence.
    Cependant le jour s'était levé, et lorsque l'armée française, rangée en bataille, fut prête à recevoir son général, les rayons d'un soleil d'été en firent étinceler les armes. La capitulation, quoique connue, fut alors publiquement proclamée. Un détachement d'élite, désigné pour garder les portes du fort, se forma et défila devant le général; on annonça son approche, et tous les préparatifs d'un changement de maître furent ordonnés et exécutés sous le canon de la forteresse dont on s'était disputé la possession.
    Un spectacle bien différent s'offrait dans les lignes de l'armée anglo-américaine. A peine le signal du départ eut-il été donné, tout y présenta un aspect de trouble et de précipitation. Les soldats abattus jetaient sur l'épaule leur fusil non chargé et prenaient leur rang avec humeur; la lutte passée avait échauffé leur sang, et ils ne demandaient que l'occasion de venger une humiliation qui, bien que déguisée sous les apparences de l'étiquette militaire, n'en blessait pas moins au vif leur orgueil. On voyait errer çà et là des femmes et des enfants, quelques-unes portant ce qu'il restait de leur chétif bagage, d'autres cherchant de rang en rang ceux dont elles avaient à réclamer la protection.
    Le colonel Munro, à la tête de ses troupes silencieuses, conservait un air de fermeté au milieu de son accablement. Ce malheur inattendu l'avait frappé en plein coeur, quoiqu'il s'efforçât d'y faire face avec le stoïque courage d'un vieux soldat.
    Duncan fut touché de sa douleur. Il s'était acquitté des devoirs qu'il avait à remplir, et il aborda le vieillard pour lui demander s'il n'avait plus rien à lui ordonner.
    Il reçut de lui cette réponse laconique, mais expressive:
    “Mes filles!
    -Grand Dieu!” s'écria le jeune homme. “N'a-t-on pas pourvu à leur départ?
    -Aujourd'hui, je ne suis qu'un soldat, major,” dit le vétéran, “et voilà mes enfants,” ajouta-t-il en montrant les troupes.
    Le major en avait assez entendu.
    Sans perdre un de ces instants qui devenaient alors si précieux, il courut au logement du commandant pour y chercher les deux soeurs. Il les trouva à la porte, déjà prêtes à partir, au milieu d'un groupe de femmes pleurant et se lamentant, et qui s'étaient réunies là, par une sorte d'instinct qui les avertissait que c'était l'endroit où elles auraient le plus de protection. Cora, pâle et inquiète, n'avait pourtant rien perdu de sa fermeté; mais les paupières enflammées d'Alice annonçaient combien elle avait versé de larmes.
    L'une et l'autre virent le jeune officier avec un plaisir qu'elles ne songèrent pas à cacher; et Cora, contre son usage, fut la première à lui adresser la parole.
    “Le fort est perdu,” dit-elle avec un sourire de tristesse; “j'espère du moins que l'honneur est sauf.
    -Il est plus brillant que jamais!” s'écria Heyward. “Mais, ma chère miss Munro, il est temps de penser un peu moins aux autres et un peu plus à vous. Les usages militaires, l'honneur, cet honneur dont vous faites vous-même tant de cas, exigent que votre père et moi nous restions encore quelque temps avec les troupes. Où découvrir maintenant quelqu'un qui vous protège efficacement dans le désordre et les périls d'un pareil départ?
    -Il n'en est pas besoin,” répondit Cora. “Qui osera manquer de respect aux filles d'un tel père, dans un moment pareil?
    -Je ne voudrais pas,” reprit le jeune homme en jetant autour de lui un coup d'oeil rapide, “vous laisser seules pour le commandement du meilleur régiment à la solde du roi! Notre Alice, vous le savez, n'est pas douée de votre héroïsme, et Dieu seul sait à quelles terreurs elle peut se trouver en proie!
    -Vous pouvez avoir raison,” dit Cora avec un triste sourire.
    “Ecoutez; le hasard nous envoie un ami, juste au moment nécessaire.”
    Duncan comprit aussitôt ce qu'elle voulait dire. Une mélodie lente et grave de la musique sacrée, bien connue dans les colonies de l'Est, résonnait dans un bâtiment adjacent, que ceux qui l'occupaient avaient déjà abandonné. Ce fut là que le major trouva David la Gamme, exhalant ses sentiments pieux par l'intermédiaire de l'art qui faisait ses délices.
    Il attendit que le battement de main dont le chanteur s'accompagnait toujours eût cessé; alors lui touchant l'épaule, il réclama son attention et lui expliqua brièvement ce qu'il désirait de lui.
    “A votre service,” répondit l'honnête disciple du roi d'Israël. “J'ai reconnu dans ces jeunes filles beaucoup d'amabilité et de mélodie, et il est juste qu'après avoir partagé ensemble tant de périls, la paix nous trouve réunis. J'irai les accompagner quand j'aurai fini mon cantique du matin; il n'y manque plus que la doxologie. Voulez-vous faire votre partie? La mesure en est facile, et l'air connu: c'est celui de Southwell.”

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