Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 18

    “Innocent ou coupable,
    N'importe! mon forfait n'a rien que d'honorable;
    L'honneur, et non la haine, a dirigé mon bras.”
    Shakespeare, “Othello.”

    Barbare autant qu'inhumaine fut la scène dont nous avons parlé à la fin du chapitre précédent; elle tient une place importante dans l'histoire des colonies, où elle est désignée sous le nom bien mérité de “Massacre de William-Henry.” Ce fut une nouvelle tache ajoutée à celle qu'avait imprimée à la gloire du général français un événement à peu près semblable, et que n'a pu effacer entièrement sa mort glorieuse et prématurée.
    Le troisième jour écoulé depuis la reddition du fort touchait à sa fin; cependant notre récit nous oblige à retenir quelque temps encore nos lecteurs sur les bords du Saint-Lac.
    Quand nous l'avons quitté, les environs étaient un théâtre de tumulte et de violence; il n'y régnait plus maintenant que le silence et la mort. Les vainqueurs étaient partis, et leur camp qui retentissait, il y a peu de jours, de refrains joyeux, n'offrait plus aux regards qu'un amas de huttes désertes et à demi abattues. Un monceau de ruines informes marquait l'emplacement du fort, et ce qui restait des remparts de terre était jonché çà et là de poutres calcinées, de canons détruits, de pans de murs écroulés.
    La saison même semblait avoir subi une funèbre métamorphose.
    Une masse impénétrable de vapeurs couvrait le ciel d'un voile de tristesse, et des centaines de cadavres, noircis par les ardeurs d'un soleil d'août, étaient engourdis dans leur difformité par le froid d'un hiver prématuré. Les nuages pittoresques et d'une éclatante blancheur qu'on avait vus au-dessus des montagnes se diriger vers le nord revenaient à présent en longues nappes sombres, repoussés par le souffle de la tempête. L'éclatant miroir de l'Horican et le spectacle inanimé qu'il présentait avaient disparu; ses eaux verdâtres battaient la rive avec violence, comme pour rejeter sur le sable les souillures du lac. Cette atmosphère tiède et vivifiante, qui dissimulait la rudesse du site et en adoucissait les aspérités, s'était entièrement dissipée, et le vent du nord battait ce coin de terre avec tant de furie, qu'il n'y laissait rien qui pût reposer la vue ou occuper l'imagination.
    Cet aquilon fougueux avait flétri l'herbe de la plaine, comme si le feu du ciel y eût passé; seulement, on apercevait par places, au milieu de la désolation générale, une touffe d'un vert sombre, fruit précoce d'un sol engraissé de sang humain. Tout ce paysage, qui paraissait si attrayant sous un beau soleil et par une température agréable, offrait alors comme un tableau allégorique de la vie, où les objets se montraient avec leurs couleurs saillantes et crues, sans être estompés par aucune ombre. Si l'on pouvait à peine distinguer ces touffes solitaires de verdure qui croissaient à de rares intervalles, on ne voyait que trop nettement les masses de rochers arides, et l'oeil aurait en vain demandé un aspect plus doux au firmament, en cherchant à en percer le vide illimité, car son azur était dérobé à la vue par les vapeurs épaisses qui se mouvaient dans l'air avec rapidité.
    Le vent était pourtant inégal; tantôt il rasait la surface du sol, et semblait adresser son lourd gémissement à la froide oreille de la mort; tantôt éclatant en un sifflement aigu et funèbre, il s'enfonçait dans les bois, brisait les branches des arbres et jonchait le sol de leurs feuilles. Au milieu de ce désordre, quelques corbeaux affamés luttaient contre la fureur du vent; mais dès qu'ils avaient dépassé dans leur vol le vert océan des forêts, ils s'abattaient au hasard sur le théâtre du carnage pour y chercher une horrible pâture.
    Dans la soirée du jour dont nous venons de parler, une heure environ avant le coucher du soleil, cinq hommes sortaient de cette partie du bois où débouchait la route qui conduisait à l'Hudson, et s'avançaient dans la direction du fort en ruine.
    D'abord leur marche fut lente et circonspecte, comme s'ils mettaient avec répugnance le pied dans ces funestes parages, ou qu'ils eussent à craindre d'y voir renouveler la scène sanglante. Un jeune homme leste et agile marchait en avant avec la précaution et l'activité d'un indigène, gravissant toutes les hauteurs pour inspecter les alentours, et indiquant d'un geste à ses compagnons la route qu'il jugeait le plus prudent de suivre. Ceux qui venaient après lui n'étaient pas non plus dépourvus de vigilance. L'un deux, et c'était également un Indien, marchait en flanc à quelque distance de la troupe, et sondait la lisière du bois voisin d'un oeil accoutumé à distinguer le moindre signe qui pût annoncer l'approche d'un danger. Les trois autres étaient des Blancs, et leur costume, tant pour la qualité que pour la couleur, était strictement adapté au rôle d'éclaireurs, occupés à suivre la retraite d'une armée dans le désert.
    Les effets que produisait sur chacun d'eux le spectacle affreux qui s'offrait sans cesse à leur vue dans l'espace compris entre le lac et la forêt variaient comme le caractère des individus dont la troupe était composée. Le jeune éclaireur jetait à la dérobée un regard sérieux sur les corps défigurés qu'il rencontrait sur son passage; il craignait en quelque sorte de manifester les émotions naturelles qu'il éprouvait, bien que son inexpérience l'empêchât d'en réprimer entièrement la subite impression. Pour son compagnon rouge, il était fort au-dessus d'une telle faiblesse: il passait à travers les groupes de cadavres l'oeil calme, et avec une indifférence qu'une habitude invétérée pouvait seule lui permettre de maintenir.
    Les sensations ressenties par les trois Blancs n'avaient pas non plus le même caractère de douleur. L'un d'eux, dont les cheveux blancs, les rides et le port martial trahissaient, sous son grossier vêtement de forestier, un homme habitué depuis longtemps aux scènes terribles de la guerre, ne rougissait pas de gémir tout haut, à la vue d'un spectacle plus révoltant qu'à l'ordinaire. Le jeune homme qui était près de lui frémissait d'horreur, tout en cherchant à se contenir par égard pour son compagnon. Celui qui fermait la marche était le seul qui se livrât sans réserve à l'expression de ses sentiments. Mais c'était la conscience plutôt que la physionomie qui était affectée en lui: en face de quelque objet hideux, ses yeux et ses traits restaient immobiles, mais sa voix émue et irritée lançait d'amères imprécations contre les coupables auteurs de cette épouvantable boucherie.
    Dans ces cinq individus le lecteur a sans doute reconnu les Mohicans et leur ami blanc Oeil de Faucon, ainsi que le colonel Munro et le major Heyward. C'était, en effet, l'infortuné père qui allait à la recherche de ses filles, en compagnie du jeune officier qui prenait à elles un si vif intérêt, et de ces braves et fidèles enfants des forêts qui avaient donné tant de preuves d'intelligence et de dévouement dans les circonstances critiques dont nous avons fait le récit.
    Arrivé au milieu de la plaine, Uncas, marchant toujours en avant, jeta un cri, et la petite troupe le rejoignit. Le jeune guerrier s'était arrêté près d'un groupe de cadavres de femmes amoncelés en une masse confuse. Quelle que fût leur répugnance, Munro et Duncan s'empressèrent d'examiner l'une après l'autre toutes ces victimes afin de découvrir quelques vestiges de celles qu'ils cherchaient. Le père et l'amant retirèrent de cette dégoûtante tâche un soulagement immédiat à leur douleur: ce fut de ne trouver rien qui annonçât la présence des deux soeurs dans cet effroyable holocauste; mais l'affreuse incertitude qui pesait sur leurs coeurs était presque aussi intolérable que la plus cruelle vérité.
    Ils se tenaient debout, pensifs et silencieux devant l'amas de cadavres, quand Oeil de Faucon s'approcha d'eux, et parla à haute et intelligible voix pour la première fois depuis qu'il était entré dans la plaine.
    “J'ai vu bien des champs de bataille dont la vue faisait horreur,” dit-il avec colère; “j'ai suivi durant des lieues entières la trace du sang; jamais je n'ai vu la main du diable aussi clairement qu'ici! La vengeance est enracinée au coeur de l'Indien, et tous ceux qui me connaissent savent qu'il n'y a pas une goutte de leur sang dans mes veines. Mais je le déclare ici, à la face du ciel et avec l'aide du Seigneur dont la puissance éclate jusque dans ce désert sauvage, si jamais des Français osent s'aventurer de nouveau à portée de fusil, il y a du moins une carabine qui jouera son rôle, tant que la pierre fera feu et que la poudre prendra au bassinet! Je laisse le tomahawk et le couteau à ceux à qui la nature en a destiné l'usage. Qu'en dites-vous, Chingachgook?” ajouta-t-il en delaware, en montrant les cadavres. “Les Hurons rouges iront-ils se vanter de cet exploit auprès de leurs femmes quand les grandes neiges arriveront?”
    Un éclair de haine brilla sur les traits cuivrés du chef mohican; il tira son coutelas du fourreau, puis détournant la vue, il reprit son calme habituel comme si aucune émotion ne l'eût troublé.
    “Montcalm! Montcalm!” continua le chasseur vindicatif, qui ne pouvait comprimer son indignation. “On nous dit qu'un jour viendra où toutes les actions commises par l'homme dans son enveloppe de chair apparaîtront sans voile à des yeux qui ne seront pas obscurcis par nos infirmités mortelles. Malheur alors au misérable qui aura à répondre au jugement de Dieu en présence de cette plaine!… Ah! aussi vrai que je suis un pur Blanc, voilà une Peau Rouge là-bas, à qui l'on a enlevé sa chevelure. Allez le voir, Delaware, c'est peut-être un des guerriers de votre tribu, et il convient de lui donner la sépulture destinée aux vaillants… Oui, je lis dans vos yeux, Sagamore: un Huron paiera de sa vie la mort de ce brave, n'est-ce pas, avant que les vents aient emporté l'odeur du sang?”
    Chingachgook s'approcha du corps mutilé, et l'ayant retourné, il reconnut sur lui les marques distinctes de l'une des Six Nations alliées, comme on les appelait, qui, tout en combattant dans les rangs anglais, étaient ennemies mortelles de sa tribu. Aussitôt, repoussant du pied cet objet hideux, il s'en éloigna avec la même indifférence que si c'eût été le cadavre d'un animal. le chasseur comprit son geste, et poursuivit sa marche, en continuant toutefois à exhaler son indignation contre le général français.
    “Il n'appartient,” dit-il, “qu'à la suprême sagesse, à la puissance absolue, de balayer ainsi une multitude d'hommes de la surface de la terre; car à la première seule revient le droit d'apprécier la nécessité du châtiment, et il n'y a que la seconde qui puisse remplacer les créatures du Seigneur. Quant à moi, je regarde comme un péché de tuer un second daim avant d'avoir mangé le premier, à moins qu'on n'ait à exécuter une marche pénible pour éviter une embuscade. Il n'en est pas de même pour les guerriers en face de l'ennemi et sur un champ de bataille; leur destin est de mourir le fusil ou le tomahawk à la main, selon que la nature les a faits blancs ou rouges… Uncas, venez par ici, mon enfant, et n'empêchez pas ce corbeau de s'abattre sur le Huron. Je sais par expérience qu'ils ont pour cette chair un goût particulier, et il n'en coûte rien de laisser la bête satisfaire son appétit naturel.”
    Le jeune Mohican poussa une exclamation qui fit envoler l'oiseau de proie, se dressa sur la pointe des pieds et regarda avec attention droit devant lui.
    “Qu'y a-t-il, mon garçon?” dit à voix basse le chasseur en courbant sa haute taille, dans l'attitude d'une panthère qui va prendre son élan. “Dieu veuille que ce soit quelque traînard français en quête de butin! Il me semble que mon perce-daims remplirait joliment son office aujourd'hui.”
    Uncas, sans répondre, courut d'un pas rapide, et un moment après on le vit arracher d'un buisson, et agiter en l'air en signe de triomphe, un lambeau du voile vert de Cora. Ce mouvement, cet objet et le cri échappé au jeune Mohican attirèrent aussitôt tous ses compagnons auprès de lui.
    “Ma fille!” dit Munro d'une voix entrecoupée de sanglots. “Ma pauvre fille! Qui me la rendra?
    -Uncas essaiera,” se borna à répondre le jeune homme.
    Le vieillard n'entendit point cette simple et touchante promesse. Saisissant le lambeau de voile, il le pressa entre ses mains, tandis que ses yeux égarés erraient sur les broussailles voisines, comme s'il eût espéré et redouté à la fois les secrets qu'elles pouvaient lui révéler.
    “Il n'y a point de morts ici!” dit Heyward d'une voix sourde et étranglée. “Suivant toute apparence, l'ouragan n'a point sévi de ce côté.
    -Cela est manifeste et plus clair que le ciel de là-haut,” fit observer Oeil de Faucon froidement et sans s'émouvoir; “mais que la jeune fille ou ceux qui l'ont enlevée aient passé près du buisson, c'est évident. Oui, je m'en souviens, le voile qui couvrait des traits qu'on ne pouvait voir sans plaisir était pareil à ce chiffon-là… Uncas, vous avez raison; la fille aux cheveux noirs a passé par ici, et, comme le daim effrayé, elle aura fui dans les bois. Mieux vaut fuir quand on le peut que de se faire égorger! Mettons-nous à la recherche de ses traces, car pour des yeux d'Indiens m'est avis que l'oiseau même laisse dans l'air des vestiges de son passage.”
    Il parlait encore que le jeune Mohican était déjà parti, et il achevait à peine quand le premier poussa un cri de joie près de la lisière de la forêt. Ses compagnons accoururent, et trouvèrent un autre fragment du voile suspendu aux basses branches d'un bouleau.
    “Doucement, doucement,” dit Oeil de Faucon en étendant le canon de sa longue carabine devant Heyward qui allait s'élancer en avant. “Nous commençons à y voir clair, mais il ne faut pas gâter notre ouvrage ni déranger la piste. Un pas de trop peut nous donner des heures de besogne. Quoi qu'il en soit, nous les tenons; cela ne fait pas l'ombre d'un doute.
    -Ah! soyez béni, digne homme!” s'écria le père tout ému. “Par où ont-elles fui? où sont-elles?
    -La route qu'elles ont prise dépend de bien des circonstances. Si elles sont seules, elles peuvent avoir fui en tournant, au lieu de suivre une ligne droite, et alors on les trouverait à quatre ou cinq lieues d'ici. Au contraire, si elles sont tombées au pouvoir des Hurons ou d'autres Indiens du parti des Français, il est probable qu'elles ont été emmenées sur les frontières du Canada. Mais qu'importe!” poursuivit-il en voyant l'anxiété et le désappointement que manifestaient ses auditeurs. “Les Mohicans et moi, nous tenons un bout de la piste, et, fût-il à cent lieues d'ici, nous arriverons à l'autre… Tout beau, Uncas, tout beau! Vous voilà aussi impatient qu'un Blanc des colonies; vous oubliez que les pieds légers sont ceux qui laissent le moins de traces.
    -Ouf!” fit Chingachgook.
    Il s'était baissé pour examiner une ouverture fraîchement pratiquée dans les broussailles qui formaient la ceinture de la forêt, et se relevant tout à coup, il dirigeait une main vers la terre dans la posture et avec l'air d'un homme qui verrait un hideux reptile.
    “Il n'y a point à s'y tromper,” dit Duncan en s'inclinant vers l'endroit désigné, “c'est l'empreinte d'un pied d'homme. Elles sont prisonnières!
    -Cela vaut mieux que de rester au désert pour y mourir de faim,” reprit le chasseur; “et puis leur trace n'en sera que plus visible. Je gage cinquante peaux de castor contre autant de pierres à fusil que les Mohicans et moi nous entrerons dans leurs wigwams avant un mois!… Baissez-vous, Uncas et voyez ce qu'on peut faire de ce mocassin, car c'est l'empreinte d'un mocassin évidemment, et non d'un soulier.”
    Le jeune Mohican se baissa sur l'empreinte, et, écartant avec soin les feuilles qui étaient autour, il l'examina avec toute l'attention qu'un banquier, dans notre époque de défiance pécuniaire, apporte à l'inspection d'une traite suspecte. Enfin il se releva, comme satisfait du résultat de l'examen.
    “Eh bien! mon garçon,” demanda le Blanc, “que chante cette marque? Ne vous dit-elle rien?
    -C'est le Renard Subtil.
    -Ah! encore cet enragé-là! Nous n'en finirons avec ses cabrioles que lorsque mon perce-daims lui aura dit un petit mot d'amitié.”
    Heyward n'admit qu'à contrecoeur ce renseignement, et dit en exprimant plutôt son espoir que ses doutes:
    “Un mocassin ressemble tellement à un autre, qu'il est facile de s'y méprendre.
    -Un mocassin ressembler à un autre!” s'écria Oeil de Faucon. “Autant dire que tous les pieds se ressemblent; et pourtant personne n'ignore qu'il y en a de longs et de courts, de larges et d'étroits; que les uns ont le cou-de-pied plus haut, et d'autres plus bas; que ceux-ci marchent en dedans, et ceux-là en dehors! Il en est des mocassins comme des livres: tel qui sait lire dans l'un ne comprend rien dans un autre; et tout cela a été ordonné pour le mieux, afin de réserver à chacun ses avantages naturels. Je vais l'examiner moi-même, Uncas; car mocassin ou livre, il n'y a pas de mal à avoir deux opinions au lieu d'une.”
    Il se baissa à son tour, et presque aussitôt il ajouta:
    “Mon enfant, vous avez raison; voilà la foulée que nous avons vue tant de fois dans le cours de notre dernière chasse. Puis le gaillard aime à boire un coup quand il en trouve l'occasion; et l'Indien qui boit marche les pieds en dehors beaucoup plus qu'un autre indigène; on reconnaît un buveur à ce signe, qu'il ait la peau blanche ou rouge… De plus, c'est exact pour la largeur et la longueur. Regardez à votre tour, Sagamore; vous avez mesuré plus d'une fois cette empreinte, dans la chasse que nous avons donnée à ces garnements depuis le roc de Glenn jusqu'à la source de Santé.”
    Chingachgook fit ce qu'il demandait; après un examen fort court, il se releva, et prononça d'un air calme et grave, bien qu'avec un accent étranger, un seul mot:
    “Magua.
    -C'est donc une chose décidée,” dit Oeil de Faucon, “la fille aux cheveux noirs et Magua ont passé par ici.
    -Et Alice?” demanda le major tremblant. “Alice?
    -D'elle nous n'avons encore vu aucune trace,” reprit le chasseur en regardant avec soin les arbres, les broussailles et le sol d'alentour. “Qu'avons-nous là? Uncas, apportez-moi ce qui se balance aux branches de ce buisson.”
    Le jeune Indien obéit; quand il eut remis l'objet désigné aux mains du chasseur, celui-ci, le montrant à ses compagnons, se mit à rire à sa manière silencieuse, mais de grand coeur.
    “C'est le turlututu de notre chanteur,” dit-il. “Maintenant, nous aurons une piste qui suffirait à un prêtre pour suivre sa route. Uncas, voyez donc si vous ne trouverez pas l'empreinte d'un soulier assez vaste pour soutenir six pieds deux pouces de carcasse humaine mal bâtie. Allons, j'augure un peu mieux du pauvre diable, puisqu'il a quitté le métier de braillard pour quelque autre plus raisonnable.
    -Du moins il est resté fidèle au poste qu'on lui a confié,” dit Heyward. “Cora et Alice ont un ami auprès d'elles.
    -Oui,” dit Oeil de Faucon, en s'appuyant sur sa carabine, et avec une moue fort méprisante, “il leur fera de la musique; mais saura-t-il tuer un daim pour leur dîner, distinguer sa route à la mousse des arbres, ou couper la gorge d'un Huron? S'il en est incapable, le premier chat-huant venu est plus habile que lui… Eh bien! mon garçon, trouvez-vous la trace de ce pied-là?
    -Voici quelque chose qui ressemble à l'empreinte d'un soulier,” dit Heyward, heureux de saisir cette occasion d'interrompre la critique dirigée contre David, pour lequel il éprouvait en ce moment un vif sentiment de reconnaissance. “Ne serait-ce pas le pied de notre ami?
    -Remuez les feuilles avec précaution, ou vous allez gâter la forme. Cela? c'est l'empreinte d'un pied, oui, mais celui de la fille aux cheveux noirs; et un bien petit pied, ma foi, pour un port si noble, une taille si majestueuse! Le chanteur le couvrirait tout entier avec son talon.
    -Où cela? que je voie la trace des pas de mon enfant!” s'écria Munro, en écartant rapidement les broussailles.
    Bien qu'un pas léger et rapide eût laissé cette trace, néanmoins on la voyait encore distinctement. Pendant que le vieux guerrier l'examinait, ses yeux étaient humides, et lorsqu'il se releva, Duncan vit qu'il avait arrosé d'une grosse larme l'empreinte du passage de sa fille. Dans le dessein d'occuper le vétéran et de le distraire d'une douleur dont il lui serait bientôt impossible de contenir les éclats, le jeune homme dit au chasseur blanc:
    “A présent que nous possédons ces signes infaillibles, mettons-nous en marche. Dans les circonstances actuelles, un moment paraît un siècle à nos captives.
    -Le daim qui bondit le plus vite n'est pas celui qui court le plus longtemps,” répondit Oeil de Faucon, les yeux toujours fixés sur les traces qui venaient d'être découvertes. “Nous savons que le gueux de Huron, la fille aux cheveux noirs et le chanteur ont passé par ici. Mais qu'est-elle devenue, celle qui a les cheveux blonds et les yeux bleus? Quoique petite et moins brave que sa soeur, elle est belle à voir, et son parler est agréable. N'a-t-elle point d'ami que nul ne s'en inquiète?
    -Elle en aurait cent au besoin, ce qu'à Dieu ne plaise! Que faisons-nous autre chose, sinon de la chercher? Pour moi, je ne cesserai la poursuite qu'après l'avoir retrouvée.
    -En ce cas, nous aurions peut-être à prendre des directions différentes; car elle n'a point passé par ici: quelque petit et léger que soit son pied, il aurait laissé des traces.”
    A ces mots, Heyward fit un pas en arrière, et toute son ardeur parut s'évanouir. Sans s'apercevoir de ce changement, le chasseur, après un moment de réflexion, continua de la sorte:
    “Il n'existe dans ce désert que la fille aux cheveux noirs ou sa soeur dont le pied pût laisser une telle empreinte. La première est venue ici, c'est sûr; mais où sont les indices du passage de l'autre? Allons plus avant, et s'il n'y a rien nous retournerons dans la plaine pour y chercher une autre voie… Avancez, Uncas, et ayez toujours l'oeil sur les feuilles sèches. J'examinerai les broussailles, pendant que votre père marchera le nez près de terre… A l'ouvrage, mes amis; voilà le soleil qui descend derrière les montagnes.
    -Et moi,” interrogea Heyward, “ne puis-je vous aider?
    -Vous!” dit Oeil de Faucon, qui avec ses amis rouges s'avançait déjà dans l'ordre qu'il avait prescrit. “Marchez derrière nous, et tâchez à ne pas déranger la piste.”
    Au bout d'une vingtaine de pas, les Indiens tombèrent en arrêt, les regards fixés vers la terre avec une attention toute particulière. Le père et le fils se parlaient haut et avec vivacité, tantôt jetant les yeux sur l'objet de leur admiration mutuelle, tantôt se regardant l'un l'autre avec une satisfaction non équivoque.
    “Ils ont trouvé le petit pied!” s'écria le chasseur en allant à eux, et sans s'occuper davantage de cette partie de la tâche qu'il s'était réservée. “Qu'y a-t-il là? aurait-on préparé une embuscade?… Eh non! Par la meilleure carabine des frontières, voici encore les traces des chevaux qui ont une allure si bizarre! Maintenant il n'y a plus de secret, et la chose est visible comme l'étoile polaire à minuit. Ici ils ont monté à cheval, là les chevaux en les attendant ont été attachés à un sapin, et voilà le grand sentier qui conduit vers le nord, droit au Canada.
    -Cependant,” fit remarquer le major, “nous n'avons aucune preuve qu'Alice, la jeune miss Munro, soit avec sa soeur.
    -A moins que la brillante babiole que vient de ramasser Uncas ne nous en serve. Passez-moi cela, mon garçon, afin que nous le regardions.”
    Duncan reconnut à l'instant un collier qu'Alice aimait à porter, et qu'il se rappelait, avec la mémoire tenace d'un amant, avoir vu au cou de sa maîtresse dans la fatale matinée du jour du massacre. Il s'empara du joyau, et tout en annonçant la précieuse trouvaille à ses compagnons, il le fit disparaître si vite que le chasseur le crut tombé à terre, et le chercha vainement.
    “Oh! oh!” dit-il désappointé, après avoir remué les feuilles avec la crosse de sa carabine; “c'est un signe certain de vieillesse quand la vue commence à baisser. Un joyau si brillant, et ne pas l'apercevoir! Enfin!… Je puis voir encore à travers la fumée d'un fusil, et cela suffit pour arranger toutes les querelles entre moi et les Mingos. Cependant je voudrais bien le trouver, rien que pour le rapporter à celle à qui il appartient; ce serait là joindre les deux bouts de ce que j'appelle un long ruban de piste, car à présent le vaste Saint-Laurent ou peut-être même les Grands Lacs nous séparent.
    -Raison de plus pour ne pas ralentir notre marche,” objecta Heyward. “Avançons.
    -Sang jeune et sang chaud sont, dit-on, à peu près même chose. Il ne s'agit pas de chasser aux écureuils, ou de pousser un cerf dans l'Horican. Nous allons commencer une course qui durera des jours et des nuits, et traverser une solitude où les pieds de l'homme laissent rarement une empreinte, et dont toute la science de vos livres ne vous ferait pas sortir sains et saufs. Jamais un Indien ne s'embarque dans une expédition de ce genre sans avoir fumé devant le feu du conseil; et quoique d'un sang pur de tout mélange, j'approuve cette coutume, qui me semble prudente et sage. Nous retournerons donc sur nos pas, nous allumerons notre feu cette nuit dans les ruines du vieux fort; au point du jour, nous serons ragaillardis, et prêts à nous mettre à l'ouvrage comme des hommes, et non comme des femmes babillardes ou des enfants impatients.”
    Heyward comprit sur-le-champ, au ton du chasseur, que toute discussion serait inutile. Munro était retombé dans cette espèce d'apathie qui s'était emparée de lui depuis son dernier malheur, et dont il ne pouvait être tiré que par quelque excitation nouvelle et puissante. Faisant donc de nécessité vertu, le jeune officier donna le bras au vétéran, et marcha sur les pas des Indiens et d'Oeil de Faucon, qui avaient déjà repris le chemin de la plaine.

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