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Chingachgook y porta la main et l'examina avec beaucoup d'attention, puis la rejetant avec une forte expression de dégoût, il s'écria:
“Ouf! Un Onéida!
-Un Onéida!”, répéta Oeil de Faucon, qui se laissait déjà rapidement aller à l'apathique indifférence de ses compagnons rouges, mais qui s'avança avec empressement pour regarder la touffe sanglante. “Par Dieu, si les Onéidas sont à notre piste, nous serons entre deux troupes de démons!… Aux yeux d'un Blanc il n'y a point de différence entre cette peau et celle de tout autre Indien, et cependant le Sagamore déclare que c'est la dépouille d'un Mingo; bien plus, il nomme la tribu du maraudeur avec autant de facilité que si cette chevelure était le feuillet d'un livre, et chaque cheveu une lettre. De quel droit les Blancs chrétiens tirent-ils gloriole de leur science, lorsqu'un sauvage sait lire un langage auquel les plus instruits d'entre eux ne comprennent goutte?… Et vous, mon garçon, qu'en dites-vous? A quelle nation appartenait le brigand?”
Uncas leva les yeux sur le chasseur, et répondit de sa voix douce et musicale:
“Onéida.
-Encore Onéida! Quand un Indien déclare une chose, elle est généralement vraie; mais quand un autre la confirme, croyez-y comme à l'Evangile!
-Le pauvre diable nous a pris pour des Français,” dit Heyward; “sans quoi, il n'aurait point attenté à la vie d'un ami.
-Lui, prendre un Mohican avec son tatouage pour un Huron! C'est comme si vous preniez les habits blancs des grenadiers de Montcalm pour les habits rouges du Royal-Américain. Non, non, la vermine entendait son affaire. Après tout, il n'y a pas grand mal; car l'amitié ne brille guère entre Mingos et Delawares, à quelque parti qu'ils se réunissent dans les querelles des Blancs. Pour ce qui est de moi, quoique les Onéidas soient au service de Sa Majesté, mon souverain seigneur et maître, je n'aurais pas balancé longtemps à lâcher mon perce-daims contre le maraud, si le hasard l'avait mis sur mon chemin.
-C'eût été une violation des traités, une conduite indigne de votre caractère.
-Quand un homme en fréquente d'autres, s'ils sont d'honnêtes gens, et qu'il ne soit pas un coquin, ils finiront par s'unir d'amitié. A force d'astuce, il est vrai, les Blancs sont parvenus à jeter une grande confusion dans les tribus, en ce qui concerne les amis et les ennemis; de sorte que les Hurons et les Onéidas, qui parlent la même langue et sont, pour ainsi dire, une même famille, s'enlèvent mutuellement les chevelures. Il n'en est pas autrement des Delawares: quelques-uns, fixés autour du feu de leur grand conseil sur les bords de leur rivière, combattent dans les mêmes rangs que les Mingos, tandis que la plus grande partie habite le Canada et nourrit contre les Mingos une haine naturelle. C'est ainsi qu'on a tout confondu et qu'on a détruit toute harmonie de la guerre. Cependant un Peau-Rouge n'est pas fait pour changer selon les caprices de la politique, et voilà comme l'amitié d'un Mohican pour un Mingo ressemble beaucoup à celle d'un Blanc pour un serpent.
-Je suis fâché de l'apprendre. Je croyais que les Indiens qui habitent dans les limites de notre territoire avaient trouvé en nous trop de justice et de libéralité pour ne pas s'identifier complètement à notre cause.
-Ma foi, il est bien naturel de préférer sa propre cause à celle des étrangers. Quant à moi, j'aime la justice; c'est pourquoi je ne dirai pas que je déteste un Mingo, car cela ne conviendrait ni à ma couleur ni à ma religion; mais je dirai encore que c'est de la faute de la nuit si perce-daims n'a pris aucune part à la mort de ce rôdeur d'Onéida.”
Alors, convaincu de la toute-puissance de sa logique, quel qu'en pût être l'effet sur l'opinion de ses antagonistes, l'honnête mais implacable coureur des bois se tourna d'un autre côté, et laissa tomber la discussion.
Notre officier remonta sur le rempart, trop inquiet et trop peu accoutumé à la guerre de forêts pour que la possibilité d'attaques si insidieuses lui permît de dormir tranquille. Il n'en fut pas de même d'Oeil de Faucon et des Mohicans. Leurs sens exercés et subtils, dont la perfection dépassait les limites de toute croyance, les avaient mis à même, une fois le péril découvert, d'en apprécier l'étendue et la durée. Aucun des trois ne paraissait douter le moins du monde de leur parfaite sécurité, à en juger par les préparatifs qu'ils firent pour tenir conseil sur leur conduite à venir.
La confusion des nations et même des tribus dont avait parlé Oeil de Faucon existait à cette époque dans toute sa force.
L'important lien d'un langage commun, et par conséquent d'une commune origine, était rompu dans beaucoup d'endroits; et par suite de cette désunion, les Delawares et les Mingos, comme on appelait les Six Nations, combattaient dans les mêmes rangs, et ces derniers ne se faisaient faute de scalper les Hurons, qui passaient pour être la souche première de leur peuplade. Les Delawares eux-mêmes étaient divisés entre eux. L'amour du sol qui avait appartenu à ses ancêtres retenait le Sagamore des Mohicans, avec un petit nombre de ses partisans qui servaient au fort Edouard, sous la bannière du roi d'Angleterre; néanmoins la plus grande partie de sa nation était entrée en campagne comme alliée des Français. Les Delawares ou Lénapes avaient la prétention d'être la tige de ce peuple nombreux, autrefois maître de la plupart des Etats américains de l'Est et du Nord, et dont les Mohicans formaient l'une des tribus les plus anciennes et les plus honorées.
C'était donc avec une parfaite connaissance des intérêts compliqués qui avaient armé l'ami contre l'ami, et placé sous un même drapeau des ennemis naturels, que le chasseur et ses compagnons se disposèrent à délibérer sur les mesures qui devaient présider à leurs mouvements ultérieurs au milieu de tant de tribus hostiles et sauvages. Le feu fut de nouveau alimenté, et les trois personnages s'assirent autour avec toute la gravité requise. Duncan connaissait assez les coutumes des Indiens pour comprendre la raison de ces préparatifs. Il se posta donc à l'angle d'un bastion, d'où il pourrait être spectateur de ce qui allait se passer, sans cesser de veiller aux dangers de l'extérieur, et il attendit le résultat avec toute la patience dont il put s'armer en cette occasion.
Après un intervalle de silence, Chingachgook alluma une pipe, dont le godet était formé d'une pierre tendre du pays, artistement taillée, et dont le tuyau se composait d'un tube de bois; puis il se mit à fumer. Après avoir aspiré quelques bouffées de tabac, il passa la pipe à Oeil de Faucon, qui la remit ensuite à Uncas: elle fit ainsi trois fois le tour au milieu d'un religieux silence.
A la fin, le Sagamore, comme le plus âgé et le plus élevé en dignité, énonça, en quelques paroles pleines de calme et de gravité, le sujet de la délibération. Le chasseur parla après lui. Chingachgook répondit, et son interlocuteur lui adressa de nouvelles objections. Le jeune Uncas écouta dans une attitude respectueuse jusqu'à ce que le Blanc voulût bien lui demander son avis. D'après le ton et les gestes des orateurs, Heyward conclut que le père et le fils avaient embrassé le même côté de la question, tandis que le chasseur en soutenait un autre. Peu à peu la discussion s'échauffa, et il devint évident que chacun s'efforçait vivement de faire prévaloir son avis.
Malgré la chaleur toujours croissante de ce débat amical, il n'est pas d'assemblée chrétienne bien tenue, sans même en excepter celles du clergé protestant, qui n'eût pu prendre de ces trois individus une leçon salutaire de modération et d'urbanité. Les raisons d'Uncas étaient accueillies avec autant d'attention que celles qui provenaient de la sagesse plus mûre de son père; nul ne manifestait d'impatience; chacun parlait à son tour, après avoir donné quelques moments de réflexion à ce que le préopinant venait de dire.
Le langage des Mohicans était accompagné de gestes si concordants et si naturels qu'Heyward n'eut pas grand-peine à suivre le fil de leur argumentation. La logique du chasseur s'entourait de plus d'obscurité; car, par un reste de l'orgueil que lui inspirait sa couleur, il affectait le débit froid et incolore qui caractérise les Anglo-Américains de toutes les classes lorsque aucune passion ne les excite. On voyait les Indiens décrire par gestes les traces que laisse au travers des forêts le passage d'une troupe, et l'on pouvait en conclure qu'ils insistaient pour continuer la route par terre, tandis que le bras d'Oeil de Faucon, fréquemment dirigé vers l'Horican, semblait indiquer qu'il était d'avis de voyager par eau.
Le chasseur perdait du terrain et la majorité allait décider contre lui, quand tout à coup il se leva, et secouant son apathie, il eut recours aux manières et aux ressources de l'éloquence indienne.
D'abord il leva la main vers le ciel en traçant la course suivie par le soleil et en répétant ce geste autant de fois qu'il fallait de jours pour accomplir leur voyage. Puis il décrivit une longue et pénible route au milieu des rochers et des courants d'eau; l'âge et la faiblesse du colonel, qui était alors endormi, furent indiqués par des signes sur lesquels il n'était pas possible de se méprendre. Duncan remarqua que ses moyens physiques à lui-même n'étaient pas évalués très haut, et que le chasseur, étendant la main, le désignait par le nom de “la Main Ouverte”, nom que sa libéralité lui avait obtenu de toutes les tribus amies. Il imita ensuite les mouvements légers et gracieux d'un canot, qu'il opposa à la marche chancelante d'un homme affaibli et fatigué. Il termina en montrant du doigt la chevelure de l'Onéida, pour leur faire sentir la nécessité d'un prompt départ, sans laisser de marques de leur passage.
Les Mohicans écoutaient gravement, et les sentiments de l'orateur se réfléchissaient dans leurs traits. Peu à peu la conviction s'établit dans leur esprit, et la fin du discours d'Oeil de Faucon fut accompagnée de l'exclamation approbative qui leur était habituelle. Bref, Uncas et son père se rangèrent à son avis et firent l'abandon des opinions qu'ils avaient d'abord soutenues avec une bonne foi et une candeur qui, s'ils eussent été les représentants d'un peuple civilisé, eussent infailliblement causé leur ruine politique, en détruisant à jamais leur réputation d'hommes à principes.
Aussitôt que l'objet en discussion fut décidé, le débat et tout ce qui s'y rapportait, à l'exception du résultat, parurent oubliés. Oeil de Faucon, sans s'amuser à lire son triomphe dans les regards approbatifs de ses auditeurs, étendit tranquillement son athlétique personne devant les tisons à moitié consumés, ferma les yeux et s'endormit.
Laissés seuls en quelque sorte, les Mohicans, qui s'étaient jusque-là dévoués aux intérêts d'autrui, profitèrent de ce moment pour s'occuper d'eux-mêmes. Mettant aussitôt de côté les façons graves et réservées d'un chef indien, Chingachgook commença à s'entretenir avec son fils sur le ton doux et enjoué de l'affection paternelle. Uncas répondit avec joie à la familiarité de son père, et avant que les ronflements du chasseur annonçassent qu'il dormait, un changement complet s'opéra dans les manières de ses deux compagnons.
Il est impossible de décrire la musique de leur langue harmonieuse lorsqu'ils se livraient aussi librement à leurs effusions de gaieté et de tendresse. L'étendue de leurs voix, particulièrement de celle du jeune homme, était surprenante: elle allait des notes les plus graves jusqu'aux accents les plus clairs d'une voix féminine. Les yeux du père suivaient avec un plaisir manifeste les mouvements gracieux et ingénus de son fils, et il ne manquait jamais de sourire aux éclats silencieux de sa gaieté entraînante. Sous l'influence de ses sentiments doux et naturels, les traits détendus du Sagamore n'offraient plus aucune apparence de férocité, et l'image de la mort, peinte sur sa poitrine, semblait être un déguisement facétieux plutôt que l'expression d'un farouche désir de destruction et de vengeance.
Après avoir donné une heure à l'échange des meilleurs sentiments de notre nature, Chingachgook annonça son envie de dormir, en s'enveloppant la tête dans sa couverture et en s'étendant par terre. La gaieté d'Uncas cessa tout à coup, et après avoir rapproché les tisons de manière à communiquer leur chaleur aux pieds de son père, le jeune homme chercha à son tour un oreiller au milieu des ruines.
Puisant une confiance nouvelle dans la sécurité de ces hommes qui avaient l'expérience des périls de la forêt, Heyward ne tarda pas à suivre leur exemple. Bien avant que la nuit fût au milieu de son cours, tous ceux qui reposaient dans l'enceinte du fort parurent dormir d'un sommeil aussi profond que les nombreuses victimes dont les ossements commençaient à blanchir dans la plaine.