Accueil › Forums › Textes › COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans › Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans
Chapitre 20
“Terre de l'Albanie, oh! laisse, laisse-moi
Te voir avec tes fils, sauvages comme toi!
Byron, “Childe Harold.”
Oeil de Faucon n'attendit pas le retour de l'aurore pour réveiller les dormeurs.
Munro et Duncan, écartant leurs manteaux, étaient déjà sur pied, lorsque le chasseur vint les appeler tout bas à l'entrée du grossier hangar qui les avait abrités pendant la nuit. Pour toute salutation, il leur fit signe de garder le silence.
“Faites vos prières en dedans,” murmura-t-il en les voyant arriver; “que le coeur ou la bouche parle, celui à qui vous les adressez comprend tous les langages. Mais ne prononcez pas une syllabe! Il est rare que la voix d'un Blanc sache prendre le ton qui sied dans les bois, comme nous l'avons vu par l'exemple de ce pauvre hère de chanteur.”
Puis les emmenant vers l'une des courtines du fort:
“Venez, ajouta-t-il. “Descendons par ici dans le fossé, et prenez garde en marchant de chopper contre les pierres et les morceaux de bois.”
Ses compagnons obéirent, quoique l'un d'eux ne comprît rien à ces précautions extraordinaires. Quand ils furent au fond du fossé qui environnait le fort de trois côtés, ils trouvèrent le passage presque entièrement obstrué par les débris; toutefois, après beaucoup d'efforts et de patience, ils réussirent à en gravir le revers à la suite de leur guide, et ils atteignirent enfin la rive sablonneuse de l'Horican.
“Il n'y a que l'odorat qui puisse suivre une trace pareille,” dit Oeil de Faucon en jetant un regard satisfait sur le chemin difficile qu'ils venaient de franchir. “L'herbe est un tapis dangereux pour le fuyard qui y pose le pied; mais sur le bois et la pierre le mocassin ne laisse point d'empreinte. Si vous aviez porté vos bottes à éperons, il y aurait eu quelque chose à craindre; mais avec une semelle en peau de daim convenablement préparée, on peut marcher sans crainte sur les rochers… Approchez le canot plus près du bord. Uncas, ou le sable gardera la forme de nos pas aussi aisément que le beurre chez les Hollandais du Mohawk. En douceur, garçon, en douceur! il ne faut pas que le canot touche terre, autrement les coquins sauraient à quel endroit nous nous sommes embarqués.”
Le jeune Indien observa cette précaution; et le chasseur, appuyant une planche sur l'arrière du canot, fit signe aux deux officiers d'entrer. Cela fait, il rétablit avec soin toute chose dans son premier désordre, et réussit à embarquer à son tour sans laisser après lui aucun de ces vestiges qu'il paraissait tant redouter.
Heyward n'ouvrit pas la bouche jusqu'à ce que le canot, grâce aux efforts des Indiens qui ramaient sans bruit, fut parvenu à quelque distance du fort, sous l'ombre vaste et épaisse que projetaient sur la surface du lac les montagnes qui le bordaient à l'orient.
“Quel besoin avions-nous,” demanda-t-il, “de nous échapper à la hâte, comme des voleurs?
-Si le sang d'un Onéida pouvait teindre cette nappe d'eau limpide sur laquelle nous voguons,” répliqua le chasseur, “vos yeux répondraient à votre question. Avez-vous donc oublié la bête puante qu'a tuée Uncas?
-Nullement; mais c'était un homme seul, m'avez-vous dit, et d'un mort qu'y a-t-il à craindre?
-Oui, il était seul dans son expédition du diable; et sa tribu, qui compte tant de guerriers? En ce cas-là, un Indien n'a pas peur de verser son sang: il sait qu'il en coûtera promptement le cri de mort à quelqu'un de ses ennemis.
-Notre présence et l'autorité du colonel Munro nous mettraient à l'abri du ressentiment de nos alliés, si l'on considère surtout que ce misérable avait bien mérité son sort. Un motif si futile n'a point suffi, je l'espère, à vous écarter de notre route directe.
-Croyez-vous que la balle du garnement se serait détournée, lors même qu'elle aurait rencontré Sa Majesté le roi sur son passage? S'il est vrai que la parole d'un Blanc soit si puissante sur un Indien, pourquoi donc le Français fameux, qui est capitaine général du Canada, n'a-t-il pas enterré le tomahawk de ses Hurons?”
Un long et sourd gémissement de Munro arrêta sur les lèvres du major la réponse qu'il se préparait à faire; mais après s'être tu un moment par déférence pour la douleur du vieillard, il reprit d'un ton solennel:
“C'est une faute dont le marquis de Montcalm aura à répondre devant Dieu.
-Oui, oui, il y a de la raison dans vos paroles; elles sont fondées sur la religion et la loyauté. C'est une chose bien différente de jeter un régiment de soldats entre les Indiens et leurs victimes, ou d'exhorter le sauvage irrité à quitter ses armes, en commençant toujours par l'appeler “mon fils.”
Oeil de Faucon, tout en riant de bon coeur mais de son rire muet, se mit à contempler le rivage du fort, qui commençait à se perdre dans le lointain.
“Dieu merci,” continua-t-il, “entre les gueux et nous il n'y a que la piste de l'eau! A moins qu'ils ne fassent amitié avec les poissons, et qu'ils n'apprennent d'eux qui ramait dans leur domaine par cette belle matinée, nous aurons pour nous toute la longueur de l'Horican avant qu'ils aient pu décider de quel côté ils doivent diriger leur poursuite.
-Avec l'ennemi devant et derrière, il faut nous attendre à bien des dangers dans ce voyage.
-Des dangers? Pas absolument; car avec de bons yeux et des oreilles vigilantes, nous pouvons réussir à maintenir une avance de quelques heures sur les marauds. Si les fusils entrent en danse, eh bien, nous sommes ici trois tireurs qui à ce jeu-là ne craignons âme qui vive sur la frontière… Pour du danger, non. Que nous ayons, par exemple, une chaude alarme, comme vous dites, cela est probable. Oui, certes, il faut s'attendre à du remue-ménage, à une escarmouche, ou à quelque passe-temps de ce genre, mais toujours bien à couvert et avec une quantité suffisante de munitions.”
Il se peut qu'Heyward, tout brave qu'il était, ne fût pas tout à fait d'accord avec son contradicteur dans sa manière d'apprécier le danger; car, au lieu de poursuivre l'entretien, il se renferma dans ses méditations.
A la pointe du jour, ils entrèrent dans la partie resserrée de l'Horican, et voguèrent avec circonspection au milieu des îlots sans nombre dont il est parsemé. C'était par cette voie que Montcalm s'était retiré avec son armée, et il était possible qu'il eût laissé quelques détachements de ses Indiens en embuscade pour protéger son arrière-garde et rallier les traînards. Ils s'approchèrent donc de cette partie du lac avec les précautions qui leur étaient habituelles.
Chingachgook quitta la rame, pendant que le chasseur et Uncas continuaient à diriger l'esquif à travers des canaux tortueux et compliqués, où à chaque pas ils couraient risque de voir un ennemi apparaître subitement sur leur passage. A mesure qu'on avançait, les regards du vieux Mohican erraient attentivement d'îlot en îlot, de buisson en buisson; et dans les endroits où la surface du lac était plus dégagée, ses yeux perçants étaient fixés sur les rochers nus et les forêts sombres qui bordaient l'étroit canal.
Heyward, pour qui ce spectacle était doublement intéressant, et par les beautés pittoresques du paysage, et par les périls de sa situation, commençait à croire qu'il n'avait pas de motif fondé d'appréhension. Soudain, à un signal de Chingachgook, les rames retombèrent immobiles.
“Ouf! s'écria Uncas, au moment où son père frappait un coup léger sur le bord du canot pour avertir d'un voisinage inquiétant.
“Qu'y a-t-il?” demanda Oeil de Faucon. “Le lac est aussi uni que si jamais le vent n'y eut soufflé, et je puis voir sur ses eaux à une distance de plusieurs milles; il ne s'y montre pas seulement la tête noire d'un plongeon.”
L'Indien leva gravement une rame et la dirigea vers le point où son regard était fixé. A quelques toises devant eux était un îlot bas et boisé; mais tout y paraissait paisible et solitaire.
“Je ne vois rien,” fit observer Duncan, “à part la terre et l'eau; mais quel délicieux paysage!
-Chut!” dit le chasseur. “Ah! Sagamore, il y a toujours une raison dans ce que vous faites. Ce n'est encore qu'une ombre, mais qui ne me paraît pas naturelle… Voyez-vous, major, cette vapeur qui s'élève au-dessus de l'île? On ne peut l'appeler un brouillard, car elle ressemble plutôt à une bande de nuages déliés.
-C'est l'humidité de l'eau.
-Un enfant en dirait autant. Et le filet de fumée noire qui couronne le bouquet de noisetiers, qu'en pensez-vous? Je vous dis, moi, que c'est un feu de bois qui la produit, et, à mon avis, un feu qui est près de s'éteindre.
-Allons-y, et éclaircissons nos doutes. Un si petit espace ne peut contenir beaucoup de monde.
-Si vous jugez de l'astuce des Indiens par ce que contiennent vos livres, ou par la sagacité des Blancs, vous courez risque de vous tromper, et peut-être de tomber sous leur tomahawk.”
Oeil de Faucon s'interrompit pour examiner, avec toute la perspicacité qui le distinguait, ce que l'île pouvait recéler.
“S'il m'est permis de me prononcer en cette matière,” ajouta-t-il, “je dirai que nous n'avons que deux partis à prendre: l'un, de nous en retourner et d'abandonner toute idée de poursuivre les Hurons…
-Jamais!” s'écria Heyward d'un ton de voix beaucoup trop élevé pour la circonstance. “Jamais!
-Bien, bien!” continua Oeil de Faucon, en se hâtant de lui faire signe de modérer son ardeur. “Je suis tout à fait de votre avis; seulement j'ai cru devoir à mon expérience de tout dire. Il nous reste alors à pousser en avant; et s'il y a dans les passes des Français ou des Indiens, eh bien! nous ferons force de rames, et nous filerons entre cette double rangée de montagnes. Ai-je raison, Sagamore?”
L'Indien ne répondit qu'en frappant l'eau de sa rame, et en faisant avancer rapidement le canot. Comme la direction lui en était confiée, ce mouvement suffit à indiquer le parti qu'il adoptait. Toutes les rames se mirent à l'oeuvre avec vigueur, et bientôt ils atteignirent un point d'où leurs regards dominaient la rive septentrionale de l'île, c'est-à-dire la partie qui jusque-là leur avait été cachée.
“Ils doivent être là, si les signes ne sont pas trompeurs,” murmura le chasseur. “Deux canots et de la fumée! Les coquins ne nous ont pas encore éventés, ou ils auraient jeté leur maudit cri de guerre. Ferme, mes amis, et de l'ensemble… Nous voici déjà loin, presque hors de la portée d'une carabine.”
Un coup de fusil l'interrompit, et la balle ricocha sur l'onde paisible à quelques pieds du canot. D'affreux hurlements s'élevèrent de l'île et annoncèrent qu'ils étaient découverts.
Presque au même instant, plusieurs sauvages coururent vers les canots, y montèrent et se mirent rapidement à leur poursuite. Ces terribles avant-coureurs d'une lutte imminente, autant que put le voir Duncan, ne produisirent aucun changement dans la physionomie de ses trois guides; seulement leurs rames fendirent l'eau avec plus de force et la petite barque rasa la surface liquide avec l'agilité d'un être doué de vie et de volonté.
“Tenez-les à cette distance, Sagamore,” dit Oeil de Faucon, en regardant froidement par-dessus son épaule gauche; “là, justement! Ces Hurons n'ont pas dans toute leur nation un fusil qui porte si loin; mais perce-daim a un canon sur lequel on peut à coup sûr établir son calcul.”
S'étant assuré que les Mohicans suffisaient pour maintenir le canot à la distance requise, il cessa de ramer et prit sa redoutable carabine. Trois fois il mit en joue, et lorsque ses compagnons n'attendaient plus que la détonation, trois fois il ramena son arme pour demander aux Indiens de laisser l'ennemi s'approcher un peu plus. Enfin, après avoir patiemment mesuré l'espace qui l'en séparait, il parut satisfait. Déjà il passait sa main gauche sous le canon de son fusil, qu'il élevait lentement, quand une exclamation d'Uncas, qui était assis à la proue, lui fit une fois encore suspendre le coup fatal.
“Qu'y a-t-il, mon gars?” demanda-t-il. “Votre voix vient d'épargner le cri de mort à un Huron.”
Uncas montra du bout du doigt le rivage opposé, d'où un autre canot de guerre se dirigeait en droite ligne sur eux. Leur situation devenait trop périlleuse pour qu'elle eût besoin d'être confirmée par la parole. Oeil de Faucon déposa sa carabine et reprit la rame, et Chingachgook dirigea la pointe du canot du côté de la rive occidentale, afin d'accroître la distance entre eux et ce nouvel ennemi. En même temps des clameurs furibondes leur rappelèrent la présence de ceux qui s'avançaient sur leurs derrières.
Cette scène inquiétante tira Munro lui-même de la douloureuse apathie où ses infortunes l'avaient plongé.
“Gagnons les rochers de la rive,” dit-il avec la fermeté d'un vieux soldat, “et livrons bataille aux sauvages. A Dieu ne plaise que moi ou ceux qui me sont dévoués nous accordions la moindre confiance aux alliés des Français!
-Quand on fait la guerre aux Indiens,” fit remarquer le chasseur, “celui qui veut réussir doit mettre la fierté de côté et prendre conseil des naturels… Appuyez davantage vers la terre, Sagamore; nous sommes obligés de doubler ces coquins, et il est probable qu'ils essaieront de nous atteindre à la longue.”
Oeil de Faucon ne se trompait pas: lorsque les Hurons s'aperçurent qu'en suivant la ligne directe, ils resteraient beaucoup en arrière, ils en décrivirent une plus oblique, jusqu'à ce que les canots voguèrent en ligne presque parallèle à deux cents pas l'un de l'autre. Ce fut alors uniquement une question de vitesse. Les barques légères glissaient avec tant de rapidité que sur leur passage l'eau se soulevait en petites vagues, et imprimait à leur course un mouvement ondulatoire. Cette circonstance, outre la nécessité d'occuper tous les bras à ramer, empêcha peut-être les Hurons de faire usage de leurs armes.
Mais les efforts des fugitifs étaient trop pénibles pour pouvoir durer longtemps, et ceux qui les poursuivaient avaient l'avantage du nombre. Heyward s'aperçut avec inquiétude que le chasseur jetait autour de lui un regard embarrassé, comme s'il eût cherché quelque nouveau moyen d'accélérer leur fuite.
“Eloignez-vous un peu du soleil, Sagamore,” dit celui-ci; “je vois un de ces démons qui s'apprête à prendre un fusil. Un seul os brisé peut nous coûter nos chevelures. Encore un peu plus hors du soleil, et nous mettrons l'île entre eux et nous.”
L'expédient qu'il conseillait ne fut pas sans utilité.
Une île longue et basse était à quelque distance, et lorsqu'ils s'en furent approchés, le canot qui leur donnait la chasse fut obligé de suivre le bord opposé à celui près duquel passaient les fugitifs. Ces derniers ne négligèrent pas cet avantage, et aussitôt que les taillis les eurent dérobés à la vue de leurs ennemis, ils redoublèrent des efforts qui semblaient déjà prodigieux. Les deux canots tournèrent la pointe de l'île comme deux chevaux de course au bout de la carrière, mais les fugitifs continuaient à marcher en avant. Ce changement, tout en modifiant leur position relative, diminua un peu la distance.
“Eh! eh! Uncas, vous avez montré que vous vous connaissiez en canots, en choisissant celui-ci parmi ceux des Hurons,” dit le chasseur en souriant, et plus heureux de la supériorité de leur course que de l'espoir qui commençait à luire d'échapper à la poursuite. “Nos coquins ne songent plus qu'à ramer, et en place de fusils et de bons yeux, c'est avec des lattes de bois qu'il faut sauver nos chevelures. Un coup de collier, mes amis, et d'ensemble!
-Attention!” dit le major. “Ils se préparent à tirer; et comme nous sommes sur la même ligne, ils ne manqueront pas leur coup.
-Couchez-vous au fond du canot, vous et le colonel! Ce sera autant de pris sur la largeur de la cible.
-Quoi! les supérieurs se cacheraient pendant que les soldats sont exposés au feu?” répondit le jeune homme en riant. “Ce serait d'un mauvais exemple.
-Bon Dieu, bon Dieu!” s'écria Oeil de Faucon. “Voilà bien le courage des Blancs, aussi peu raisonnable que la plupart de leurs idées! Pensez-vous que le Sagamore ou Uncas, ou moi-même qui suis un homme de pur sang, nous hésiterions à nous abriter dans un combat où il ne servirait de rien d'être à découvert? Et pourquoi donc les Français ont-ils fortifié leur Québec, si l'on devait toujours se battre en rase campagne?
-Tout ce que vous dites est très vrai, mon ami,” reprit Heyward; “mais nos usages ne nous permettent pas de faire ce que vous demandez.”
Une décharge des Hurons coupa court au débat, et au moment où les balles sifflaient autour d'eux, Duncan vit Uncas tourner la tête pour s'enquérir de ce qu'il était devenu ainsi que Munro. Malgré la proximité des ennemis et le risque qu'il courait personnellement, les traits du jeune guerrier n'exprimaient que la surprise de voir des hommes s'exposer de gaieté de coeur à un péril sans utilité.
Chingachgook était sans doute plus au fait des préjugés des Blancs, car il ne détourna pas même les yeux qu'il tenait fixés sur le point qui lui servait à diriger la marche du canot. Une balle vint frapper l'une des rames qu'il tenait et la lança, sans la briser, à quelques toises en avant du canot. Une clameur s'éleva du milieu des Hurons, qui saisirent cette occasion pour faire une autre décharge. Uncas décrivit un arc dans l'eau avec sa rame, et rattrapa au passage celle de son père, qui l'agita en l'air en poussant le cri de guerre des Mohicans, avant de se remettre à sa tâche.
“Le Grand Serpent! la Longue Carabine! le Cerf Agile!”
Tels furent les cris qui partirent alors parmi les sauvages. La poursuite n'en devint que plus ardente.
Tout en ramant de la main droite, Oeil de Faucon saisit sa carabine de la main gauche et la brandit au-dessus de sa tête comme pour narguer les Hurons. A cette insulte ceux-ci répondirent par un hurlement, suivi bientôt d'une nouvelle décharge. Les balles criblèrent les eaux du lac et l'une d'elles perça le bordage du canot. Dans ce moment critique, les Mohicans ne manifestèrent aucune émotion; leurs traits sévères n'exprimaient ni espoir ni alarme.
Le chasseur tourna de nouveau la tête et, riant à sa manière silencieuse, dit à Heyward:
“Les coquins aiment à entendre le tapage de leurs mousquets; mais il n'y a point parmi les Mingos un tireur capable d'ajuster dans un canot qui danse! … Ah! les imbéciles, ils ont encore retranché un rameur exprès pour charger les armes, d'où il résulte qu'en calculant au plus bas, nous avançons de trois pieds quand ils n'en font que deux.”
Heyward qui, d'après sa façon d'estimer les distances, n'était pas tout à fait aussi rassuré que ses compagnons, ne fut pas fâché néanmoins de voir que, grâce à leur dextérité, ils commençaient à obtenir un avantage évident.
Les Hurons envoyèrent une quatrième volée de balles, et il y en eut une qui vint s'amortir sur la rame d'Oeil de Faucon.
“C'est parfait,” dit-il en examinant avec attention la marque légère qu'avait faite le projectile; “elle n'aurait pas égratigné la peau d'un enfant, bien moins encore le cuir de gens comme nous tanné par toutes les intempéries du ciel. Maintenant, major, si vous voulez essayer de manoeuvrer cette latte de bois, je vais permettre à perce-daim de prendre part à la conversation.”
Heyward saisit la rame et se mit à l'oeuvre avec une ardeur qui tint lieu d'expérience.
Après avoir examiné la batterie de sa carabine, Oeil de Faucon mit rapidement en joue et fit feu. Le Huron qui était à la proue du premier canot s'était levé pour tirer également; il tomba à la renverse en laissant échapper son fusil dans l'eau. Cependant il se releva aussitôt; mais ses gestes et ses mouvements annonçaient un homme grièvement blessé. Ses compagnons suspendirent leurs efforts, et les deux canots ennemis se joignirent et s'arrêtèrent.
Chingachgook et Uncas profitèrent de ce moment de répit pour reprendre haleine; Heyward seul continua à ramer avec un redoublement d'énergie. Le père et le fils échangèrent alors un calme regard pour s'assurer si l'un d'eux avait été atteint par le feu des Hurons; car tous deux savaient que, dans une telle crise, le blessé n'aurait articulé aucune plainte. Quelques grosses gouttes de sang coulaient sur l'épaule du Sagamore, et celui-ci, voyant que cela préoccupait le jeune homme, prit de l'eau dans le creux de sa main et lava la trace du sang, indiquant de cette simple façon combien sa blessure était légère.
Sur ces entrefaites, notre chasseur avait rechargé sa carabine.
“Doucement, doucement, major!” reprit-il. “Nous sommes déjà un peu trop loin pour qu'un fusil déploie tous ses avantages, et vous voyez que les drôles tiennent conseil. Laissons-les venir à bonne portée, et là-dessus on peut s'en rapporter à mon coup d'oeil. Je veux les entraîner jusqu'au bout de l'Horican, et leurs balles, j'en réponds, réussiront tout au plus à nous écorcher la peau, tandis que perce-daim trouera la leur deux fois sur trois.
-Vous oubliez l'objet de notre voyage,” répondit Duncan en ramant de plus belle. “Au nom du ciel! profitons de cet avantage et augmentons la distance qui nous sépare de l'ennemi.
-Pensez à mes enfants!” dit Munro d'une voix étouffée. “N'abusez pas plus longtemps de la douleur d'un père. Rendez-moi mes enfants!”
Une longue habitude de déférence pour ses supérieurs avait appris au chasseur la vertu de l'obéissance. Jetant vers les canots des Hurons un long et dernier regard, il mit de côté sa carabine, et prenant la place d'Heyward qui était déjà fatigué, il se mit à ramer avec une vigueur qui ne se lassait jamais. Ses efforts furent secondés par ceux des Mohicans, et quelques minutes suffirent à mettre entre eux et leurs ennemis une telle distance, que notre amoureux, plein d'un nouvel espoir, commença à respirer librement.
Le lac s'élargissait de beaucoup en cet endroit, et la grève qu'ils longeaient était hérissée, comme auparavant, de montagnes hautes et escarpées; mais les îlots y étaient en petit nombre, et faciles à éviter. Le battement des rames devint à la fois plus mesuré et plus régulier, du moment que la chasse émouvante à laquelle ils venaient de se soustraire se fut interrompue, et les rameurs continuèrent leur tâche avec autant de sang-froid que s'ils venaient de disputer le prix d'une joute.
Au lieu de côtoyer la rive occidentale, ainsi que l'exigeait leur itinéraire, l'habile Mohican dirigea sa course vers les montagnes derrière lesquelles on savait que Montcalm avait conduit son armée dans la forteresse redoutable de Ticonderoga. Comme les Hurons, selon toute apparence, avaient renoncé à les poursuivre, il semblait qu'il n'y avait pas de motif à cet excès de précaution. Cependant ils s'avancèrent plusieurs heures dans cette direction, jusqu'à une baie située au nord, presque à l'extrémité du lac.
Là on tira le canot à terre, et toute la troupe débarqua. Oeil de Faucon et Duncan montèrent sur une éminence voisine, d'où le premier, après avoir considéré attentivement la surface liquide qui s'étendait devant eux, fit remarquer à Heyward un point noir à la hauteur d'un promontoire éloigné de plusieurs centaines de pieds.
“Le voyez-vous?” interrogea-t-il. “Que penseriez-vous de cette tache, si vous aviez à vous orienter dans ce désert avec l'unique secours de votre expérience de Blanc?
-N'étaient l'éloignement et les dimensions,” répondit le major, “on prendrait cela pour un oiseau. Serait-ce quelque chose de vivant?
-Eh bien, c'est un canot fait d'excellente écorce de bouleau et pagayé par de rusés Mingos. La Providence a prêté à ceux qui courent les bois des yeux qui seraient inutiles aux habitants des colonies, où l'on possède des instruments qui aident la vue; et pourtant il n'est pas d'organe humain qui puisse voir tous les dangers qui nous entourent en ce moment. Les coquins font semblant de ne s'occuper que de leur repas du soir; mais vienne la nuit, et ils s'acharneront à notre piste comme de vrais chiens de chasse. Il faut leur donner le change, sans quoi nous serions forcés d'abandonner la poursuite du Renard Subtil.”
Il regarda de côté et d'autre avec une certaine inquiétude, et ajouta:
“Ces lacs sont quelquefois utiles, surtout quand le gibier d'eau abonde; mais ils n'offrent aucun abri, si ce n'est aux poissons. Dieu sait ce que deviendra le pays si les colonies continuent à s'étendre dans l'intérieur des terres! La guerre et la chasse perdront tout leur charme.
-Ne nous arrêtons pas un seul instant sans nécessité absolue…
-Je n'aime pas beaucoup,” interrompit le chasseur, “cette fumée que vous voyez serpenter le long du rocher, au-dessus du canot. Merci de ma vie! d'autres yeux que les nôtres la voient et savent ce qu'elle veut dire. Mais à quoi bon perdre le temps en paroles? Il faut agir.”
Cette reconnaissance faite, Oeil de Faucon descendit sur la rive, plongé dans ses réflexions. Il fit part de ce qu'il avait vu à ses compagnons, et il en résulta entre eux une courte conférence en langue delaware. Après quoi, tous trois se mirent en devoir d'exécuter ce qu'ils venaient de décider.
On commença par tirer le canot hors de l'eau. Puis, le portant sur leurs épaules, ils entrèrent dans le bois, en ayant soin de laisser des marques aussi apparentes que possible de leur passage. Bientôt ils arrivèrent à un cours d'eau qu'ils traversèrent, et continuèrent d'aller en avant jusqu'à un grand rocher lisse et nu, où leurs traces ne pouvaient plus s'apercevoir. Ils reprirent ensuite, mais à reculons, le chemin de la rivière, et en descendirent le lit jusqu'au lac, où ils lancèrent de nouveau leur canot. Une roche basse en saillie les empêchait heureusement d'être aperçus du promontoire, et une ceinture d'épais halliers les couvrait de son ombre. A la faveur de ces dispositions naturelles du terrain, ils côtoyèrent la rive avec des précautions infinies, jusqu'au moment où Oeil de Faucon déclara qu'on pouvait débarquer en toute sûreté.
La halte se prolongea jusqu'à ce que le soir fût venu répandre sur les objets sa lueur incertaine. Ils continuèrent alors leur voyage, et, favorisés par les ténèbres, ils firent force de rames pour gagner l'autre bord, à l'occident. Quoique la côte escarpée vers laquelle ils se dirigeaient n'offrît aux yeux de Duncan aucune brèche distincte, le vieux chef les conduisit dans une anse étroite, qu'il avait choisie d'avance, avec l'adresse d'un pilote expérimenté.
Le canot fut encore une fois sorti de l'eau et porté dans les bois, où on le cacha soigneusement sous un amas de broussailles. Chacun prit ses armes et ses bagages, et le chasseur annonça aux deux officiers anglais que lui et les Indiens étaient maintenant prêts à continuer leurs recherches.