Accueil › Forums › Textes › COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans › Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans
Chapitre 22
“Sommes-nous tous ici? -Oui, tous; et voilà un lieu admirable pour répéter la pièce.”
Shakespeare, “le Songe d'une nuit d'été.”
Grande fut la surprise d'Heyward! Un mot avait suffi pour changer ses Indiens aux aguets en bêtes industrieuses; son lac, en un étang à castors; sa cataracte, en une écluse construite par ces architectes à quatre pattes; et là où il avait cru voir un ennemi, il reconnaissait son dévoué compagnon, David la Gamme. La présence du maître en psalmodie fit naître dans le coeur du jeune homme un si vif espoir de retrouver les deux soeurs, que, sans hésiter, il quitta sa cachette et courut se joindre aux deux acteurs de cette scène.
Le transport de gaieté d'Oeil de Faucon ne se calma pas facilement. Sans cérémonie, il fit, de sa rude poigne, pirouetter sur ses talons le fluet chanteur, et jura à mainte reprise que le costume dont on l'avait affublé faisait le plus grand honneur aux Hurons; ensuite lui prenant la main, il la serra avec une vigueur qui tira des larmes au pauvre hère, et lui souhaita bien du plaisir dans sa nouvelle condition.
“Ainsi donc, vous alliez vous démancher le gosier au profit des castors?” dit-il. “Les damnés animaux sont presque du métier, car ils battent la mesure avec leurs queues, comme vous devez les avoir entendus tout à l'heure; et bien leur en a pris, sans quoi perce-daim leur aurait sonné aux oreilles la première note. J'ai connu des gens sachant lire et écrire, qui étaient plus bêtes qu'un vieux routier de castor; mais pour ce qui est de brailler, le malheur est qu'ils sont muets de naissance!… A propos de musique, que pensez-vous de celle-ci?”
David boucha ses oreilles délicates, et Duncan lui-même, bien qu'averti que c'était un signal, leva les yeux en l'air pour voir le corbeau dont il venait d'entendre le croassement.
“Voyez,” continua le chasseur riant toujours et montrant les deux Mohicans qui, obéissant à l'appel, s'approchaient déjà; “c'est une musique qui a ses vertus naturelles; elle nous amène deux bonnes carabines, sans compter les couteaux et les tomahawks… Ah! çà, puisque vous vous êtes tiré d'affaire, à ce que je vois, dites-nous ce que sont devenues les demoiselles?
-Elles sont en captivité chez les idolâtres,” répondit David; “et quoique fort troublées d'esprit, elles sont en sûreté du côté du corps.
-Quoi!” dit Heyward respirant à peine. “Toutes deux?
-Comme vous dites. Le voyage a été dur et la nourriture peu abondante; mais nous n'avons guère eu à nous plaindre, si ce n'est de la violence faite à nos sentiments en nous voyant ainsi conduits en captivité dans un pays lointain.
-Dieu vous récompense de ce que vous venez de dire!” s'écria Munro qui tremblait d'émotion. “Je reverrai donc mes enfants, pures et sans tache, et telles qu'on me les a ravies!
-Quant à leur délivrance,” répondit David en secouant la tête, “j'ignore si elle est proche. Le chef de ces sauvages est possédé d'un esprit pervers que la Toute-Puissance pourrait seule apprivoiser. Je l'ai entrepris pendant la veille et le sommeil, mais il n'est point de sons ni de paroles qui puissent toucher son âme…
-Et ce coquin,” interrompit brusquement Oeil de Faucon, “où est-il?
-Aujourd'hui il chasse l'élan avec ses jeunes hommes, et j'ai ouï dire que demain ils vont s'enfoncer plus avant dans les forêts et se rapprocher des frontières du Canada. L'aînée des demoiselles est confinée chez une peuplade voisine, dont les cabanes s'élèvent au delà de ce grand rocher noir que vous voyez là-bas. On garde la plus jeune parmi les femmes des Hurons, qui sont campés à une petite lieue d'ici, sur un plateau où le feu a fait l'office de la hache pour détruire les arbres.
-Pauvre Alice!” murmura Heyward. “Elle n'a plus sa soeur auprès d'elle pour la consoler!
-Cela est vrai, mais tout ce dont la psalmodie est capable pour calmer l'affliction de l'esprit lui est venu en aide.
-A-t-elle donc le coeur à la musique?
-Oui, pour ce qui est de la musique grave et solennelle. Pourtant, j'en conviens, en dépit de tous mes efforts, la demoiselle a plus souvent envie de pleurer que de rire. Dans ces moments-là, je ne la presse pas de chanter; mais il en est de plus doux où nos voix s'unissent dans un accord satisfaisant au point de ravir l'oreille des sauvages.
-Comment vous est-il permis de circuler seul et sans surveillance?”
David, après avoir donné à ses traits un air d'humilité modeste, répondit avec douceur:
“Le mérite n'en est pas à un vermisseau tel que moi; mais l'influence souveraine de la psalmodie, suspendue par les scènes de terreur et de sang au milieu desquelles nous avons passé, a repris son empire jusque sur les âmes des idolâtres; c'est pourquoi j'ai la permission d'aller et venir comme il me plaît.”
Oeil de Faucon se mit à rire, et se frappant le front de la main d'un air entendu, il expliqua, d'une manière peut-être plus intelligible, cette indulgence inusitée.
“Les Indiens,” dit-il, “ne font jamais de mal aux cerveaux fêlés… Mais quand le chemin était ouvert devant vous, pourquoi n'êtes-vous pas revenu sur vos traces, qui sont un peu plus visibles que celles d'un écureuil, afin de porter ces nouvelles au fort Edouard?”
Le coureur des bois, ne songeant qu'à sa nature de fer, oubliait qu'une pareille tâche était de celles que David n'eût pu accomplir dans aucune circonstance.
“Mon âme eût sans doute éprouvé une grande joie à revoir les habitations des chrétiens,” répliqua David de son air candide; “mais mes pieds auraient préféré suivre les pauvres âmes confiées à ma garde jusqu'au fond de la province idolâtre des jésuites, plutôt que de faire un pas en arrière pendant qu'elles gémissaient dans l'affliction et la captivité.”
Bien que le langage figuré de David ne fût pas précisément à la portée de tous ses auditeurs, il n'était pas facile de se méprendre à l'expression grave de ses yeux et à l'air de franchise et d'honnêteté que respirait sa physionomie. Uncas se rapprocha de David et jeta sur lui un regard d'approbation silencieuse, tandis que son père témoignait de la sienne par son exclamation habituelle.
“L'intention du Seigneur,” fit remarquer le chasseur en manière de conclusion, “n'a jamais été que notre homme mît tous ses efforts à exercer son gosier, à l'exclusion d'autres qualités meilleures. Le malheur a voulu qu'il tombât entre les mains de quelque sotte pécore, au lieu de faire son éducation sous la voûte du ciel et au milieu des beautés de la nature… Tenez, l'ami, je me proposais d'allumer le feu avec ce turlututu qui vous appartient; puisque vous faites cas du joujou, reprenez-le et soufflez-y à votre aise.”
David la Gamme reçut le diapason avec tout le plaisir qu'il crut devoir se permettre sans déroger au caractère de sa profession. Il l'essaya plusieurs fois en comparant le son avec celui de sa propre voix, et, après s'être ainsi assuré qu'il n'avait rien perdu de sa justesse, il se disposait très sérieusement à entonner quelques versets d'un de ses longs cantiques; pieux dessein auquel Duncan mit obstacle en multipliant les questions sur les deux prisonnières.
David, tout en contemplant son trésor avec des regards d'amour, ne put se dispenser d'y répondre, surtout en voyant le vénérable père prendre part à cette enquête avec un intérêt trop puissant pour qu'il refusât de le satisfaire. Le chasseur, à son tour, ne se faisait faute de lui demander quelque renseignement nécessaire.
Ce fut ainsi, et avec de fréquentes interruptions que remplissaient les sons menaçants de l'instrument retrouvé, que nos voyageurs apprirent le détail de choses qui devaient leur être d'une grande utilité pour mener à bonne fin la délivrance des deux soeur.
Le récit de David fut simple et peu rempli d'incidents.
Magua avait attendu sur la montagne un moment favorable pour emmener ses prisonnières. Il avait alors descendu l'autre versant et s'était dirigé, le long de la rive occidentale de l'Horican, vers le Canada. Comme le subtil Huron était familiarisé avec les localités et qu'il savait n'avoir point à craindre une poursuite immédiate, la marche avait été modérée et assez peu fatigante. Il semblait, d'après la sèche narration de David, que la présence du psalmiste avait été plutôt soufferte que désirée; mais Magua lui-même n'était pas entièrement exempt de cette vénération avec laquelle les Indiens regardent ceux dont le Grand Esprit a troublé l'intelligence. Durant la nuit, on avait redoublé de soins, tant pour mettre les jeunes dames à l'abri de l'humidité des bois que pour les empêcher de s'enfuir. A la halte de la source, les chevaux avaient été mis en liberté, comme on l'a vu; et malgré l'éloignement et la longueur des traces de leur passage, on avait eu recours au subterfuge dont nous avons parlé, afin d'interrompre tous les signes qui auraient pu indiquer le lieu de leur retraite.
A son arrivée dans le cantonnement des Hurons, Magua, conformément à la politique en usage parmi les Indiens, avait séparé ses prisonnières. Cora avait été reléguée dans une tribu qui occupait temporairement une vallée adjacente, et dont il fut impossible au chanteur, grâce à son ignorance des coutumes et de l'histoire des indigènes, de faire connaître le nom ou le caractère. Ce qu'il en savait se réduisait à peu de chose: les Indiens de cette tribu n'avaient point pris part à l'expédition contre le fort de William-Henry; de même que les Hurons, ils étaient les alliés de la France, et ils conservaient des relations amicales mais prudentes avec la nation guerrière dans le voisinage de laquelle le hasard les avait placés.
Les trois coureurs de bois écoutèrent ce récit imparfait et vingt fois interrompu avec un intérêt qui croissait de moment en moment; tandis que David s'efforçait de décrire les moeurs de la peuplade où Cora était retenue captive, Oeil de Faucon lui demanda vivement:
“Avez-vous vu la forme de leurs couteaux? Etaient-ils de fabrique anglaise ou française?
-Loin de m'attacher à de telles vanités, je n'avais soif que d'offrir des consolations aux pauvres affligées.
-Il peut venir un temps où le couteau d'un sauvage ne vous paraîtra pas une vanité si méprisable,” riposta le chasseur avec un air de profond mépris pour l'intelligence bornée de son interlocuteur. “Avaient-ils terminé la fête des grains? Pouvez-vous nous dire quelque chose des “totems” “emblèmes” de leur tribu?
-Le grain nous a été servi en abondance, et c'était vraiment une fête; car le grain mêlé avec du lait est tout à la fois agréable au goût et salutaire à l'estomac. Quant à vos “totems,” je ne sais ce que vous voulez dire; mais si cela se rapporte à la musique indienne, il ne faut rien leur demander de pareil; ils n'unissent jamais leurs voix dans un cantique d'action de grâces, et m'ont tout l'air d'être les plus profanes d'entre les idolâtres.
-Vous calomniez la nature de l'Indien! Le Mingo lui-même n'adore que le Dieu véritable et vivant. On a prétendu que le guerrier se prosternait devant les images de sa fabrique; mais, je le dis à la honte des hommes de ma couleur, c'est un infernal mensonge des Blancs! Il est vrai qu'ils s'efforcent de parlementer avec le diable, -et qui n'en ferait autant avec un ennemi impossible à vaincre?- Mais pour des faveurs et des secours, ils n'en demandent qu'à l'Esprit grand et bon.
-Cela peut être,” dit David. “Cependant j'ai vu dans leur tatouage d'étranges et fantastiques images, pour lesquelles ils témoignent une vénération qui tient beaucoup du culte; une surtout qui représente un objet impur et dégoûtant.
-Un serpent peut-être?
-C'est quelque chose d'approchant, et qui ressemble assez à la forme abjecte et rampante d'une tortue.
-Ouf!” s'écrièrent en même temps les deux Mohicans, pendant que le chasseur secouait la tête en homme qui venait de faire une découverte importante, mais peu agréable.
Chingachgook prit la parole en delaware avec un calme imposant qui attira aussitôt l'attention de ceux-là même qui ne pouvaient le comprendre. Son geste était plein d'expression, parfois énergique. Par exemple, il lui arriva de lever le bras droit en l'air, puis de l'abaisser; et ce mouvement ayant écarté les plis de son léger vêtement, il appuya un doigt sur sa poitrine, comme pour donner par là une nouvelle force à ses paroles. Duncan, qui ne le quittait pas des yeux, vit alors que l'animal dont on venait de parler était artistement représenté en beau bleu sur la peau cuivrée du Mohican. Tout ce qu'il avait entendu dire de la séparation violente des grandes tribus des Delawares lui revint à l'esprit; et il attendit le moment de se renseigner, avec une anxiété rendue presque intolérable par le vif intérêt dont il était animé.
Oeil de Faucon le prévint dans ce qu'il avait à demander; et, lorsque son ami rouge eut terminé son discours:
“Nous venons,” dit-il au major, “de faire une découverte qui peut nous être favorable ou funeste, selon que le ciel en disposera. Le Sagamore est issu du sang le plus illustre des Delawares; il est, en outre, le grand chef de leur tortue. Qu'il y ait de ses compatriotes dans la peuplade dont nous a parlé le chanteur, cela ressort clairement de ce qu'il a dit; et s'il avait mis à faire des questions prudentes la moitié du souffle qu'il a dépensé à faire une trompette de son gosier, nous aurions pu savoir le nombre des guerriers de cette caste. Finalement, nous marchons sur un terrain dangereux; car un ami dont le visage s'est détourné de vous est souvent plus à craindre que l'ennemi qui en veut à votre chevelure.
-Expliquez-vous.
-C'est une longue et douloureuse histoire à laquelle je n'aime guère à penser, car on ne peut nier que le mal ne provienne en grande partie des hommes à peau blanche. Il est résulté de tout cela que le frère a levé la hache contre son frère, et que Mingos et Delawares ont foulé le même sentier.
-A votre avis, Cora se trouverait avec une partie de ces gens?”
Le chasseur se contenta de répondre par un signe affirmatif, et parut désireux d'écarter de la conversation un sujet qui lui était pénible.
Le fougueux Duncan mit alors en avant plusieurs propositions irréfléchies et désespérées pour parvenir à la délivrance des deux soeurs. Quant au vétéran, que ces nouvelles avaient tiré de son accablement, il écouta les plans insensés du jeune amoureux avec une complaisance qui ne seyait guère à ses cheveux blancs et à son expérience de la vie. Mais Oeil de Faucon, après avoir laissé s'évaporer cette ardeur juvénile, parvint à convaincre Duncan de la folie qu'il y avait à prendre une résolution précipitée, dans une affaire qui exigeait autant de sang-froid et de jugement que de courage à toute épreuve.
“Voici ce que je crois plus prudent,” ajouta-t-il: “que le bonhomme s'en retourne comme à l'ordinaire, et, qu'il avertisse les dames de notre arrivée, jusqu'à ce que nous le rappelions par un signal convenu pour se concerter avec nous. L'ami, vous savez distinguer le cri du corbeau de celui du coucou?
-Oui, certes,” répondit David. “Le coucou est un oiseau agréable, à la voix quelquefois douce et mélancolique, quoique la cadence en soit précipitée et discordante.
-Eh bien, puisque son cri vous plaît, il vous servira de signal. Lorsque vous entendrez chanter trois fois le coucou, n'oubliez pas de venir dans la partie du bois d'où l'oiseau…
-Un instant!” interrompit Heyward. “Je me charge de l'accompagner.
-Vous!” s'écria Oeil de Faucon. “Avez-vous assez de la lumière du soleil?
-Et David? N'est-il pas là pour nous apprendre qu'il peut y avoir de l'humanité chez les Hurons?
-D'accord, mais le gosier de David lui rend des services que nul être de bon sens n'exigerait du sien.
-Moi aussi, je puis jouer le rôle de fou, d'imbécile, de héros; en un mot, il n'est rien dont je ne me sente capable pour délivrer celle que j'aime. Laissez là vos objections; ma résolution est prise.”
Oeil de Faucon le regarda encore une fois avec un étonnement silencieux. Mais Duncan qui, par égard pour un homme si habile et si dévoué, s'était jusque-là implicitement soumis à ses conseils, reprit alors son air de supériorité avec une fierté de manières qui n'admettait aucune opposition. Il fit un geste de la main pour indiquer qu'il n'écouterait aucune remontrance, puis il reprit d'un ton plus modéré:
“Vous connaissez les moyens de me déguiser, employez-les; peignez-moi le corps, s'il le faut; enfin, faites de moi ce qu'il vous plaira, un fou par exemple.
-Si celui qui sort des mains toutes-puissantes de la Providence a besoin d'un changement quelconque,” repartit le chasseur mécontent, “il ne m'appartient pas de le dire. Au surplus, quand vous envoyez des troupes en campagne, vous jugez utile d'établir des signes de reconnaissance et des lieux de ralliement, de manière à ce que ceux qui combattent avec vous puissent se reconnaître et savoir où rencontrer leurs amis…
-Ecoutez,” interrompit Duncan, “vous avez appris de cet excellent homme, qui a suivi les deux prisonnières, que les Indiens chez qui elles se trouvent appartiennent à deux tribus, sinon à deux nations différentes. Celle que vous nommez la fille aux cheveux noirs est avec ceux que vous croyez être de la race des Delawares; il s'ensuit que la plus jeune est chez nos ennemis déclarés, les Hurons. Le plus difficile est de se glisser parmi eux: il convient à ma jeunesse et à mon rang de tenter cette aventure. Tandis que vous négocierez avec vos amis pour la liberté de l'une des deux soeurs, moi je vais délivrer l'autre ou mourir.”
En parlant ainsi, l'ardeur du jeune officier brillait dans ses regards; ses traits se dilataient et lui donnaient un air imposant. Oeil de Faucon était trop accoutumé aux artifices des Indiens pour ne pas prévoir tous les dangers de l'entreprise, et d'autre part il ne savait par quels moyens combattre une détermination si subite. Peut-être y avait-il là quelque chose qui flattait sa hardiesse naturelle, et ce goût secret des aventures périlleuses, et qui s'était accru avec les années au point que risques et hasards étaient devenus en quelque sorte une jouissance nécessaire à son existence. Au lieu donc de continuer à s'opposer au projet de Duncan, il changea tout à coup de langage et se prêta à son exécution.
“Allons,” dit-il d'un air de bonne humeur, “quand on veut faire boire un daim, il faut le précéder et non le suivre. Chingachgook a dans son bissac autant de couleurs différentes que la femme de l'ingénieur, qui copie la nature sur des chiffons de papier, trace des montagnes grosses comme un fétu de paille, et vous fait toucher le firmament du bout des doigts; et il sait aussi la manière de s'en servir. Asseyez-vous sur ce tronc d'arbre et, foi d'homme! il aura tôt fait de vous déguiser en archi-fou à votre satisfaction.”
Duncan y consentit, et le Mohican, qui avait écouté attentivement ce qu'on venait de dire, se disposa volontiers à remplir ses nouvelles fonctions. Versé de longue date dans tous les subterfuges de sa race, il traça avec beaucoup de facilité et d'adresse les signes fantastiques que les indigènes avaient coutume de considérer comme preuve d'une humeur joyeuse et amicale. Il évita le moindre trait qui pût révéler une secrète inclination pour la guerre, tandis que, d'autre part, il s'appliqua à reproduire tout ce qui indiquait des dispositions bienveillantes. En un mot, sa main habile fit disparaître entièrement le guerrier sous le masque du bouffon. Ce n'était pas chose rare chez un Indien; et comme Duncan était déjà suffisamment déguisé par ses vêtements, on avait tout lieu de croire qu'avec sa connaissance de la langue française, il passerait pour un jongleur de Ticonderoga, en train de faire une tournée parmi les tribus alliées.
Quand on jugea que rien ne manquait à son tatouage, Oeil de Faucon lui donna force conseils affectueux, et convint avec lui des signaux et du lieu de ralliement en cas de succès de part et d'autre. La séparation de Munro et de son jeune ami fut plus douloureuse; néanmoins le colonel s'y soumit avec une indifférence que son caractère cordial et honnête n'eût pas eue dans un état d'esprit moins troublé.
Le chasseur prit ensuite Duncan à part, et l'informa de l'intention où il était de laisser le vétéran dans quelque endroit sûr sous la garde de Chingachgook; pendant ce temps-là, il chercherait en compagnie d'Uncas à se procurer des renseignements parmi la peuplade qu'ils avaient toute raison de croire composée de Delawares. Après lui avoir recommandé par-dessus tout la prudence, il termina en s'écriant avec une chaleur d'expression et de sentiment dont Heyward fut profondément touché:
“Et maintenant, que Dieu vous bénisse! Vous avez montré une ardeur qui me plaît; car c'est l'attribut de la jeunesse, et surtout dans un sang vif et un coeur vaillant. Mais croyez-en un homme à qui l'expérience a démontré la vérité de ce qu'il conseille: vous aurez besoin d'appeler à votre aide toute votre fermeté et un esprit plus subtil que n'en donnent les livres, avant de déjouer la ruse d'un Mingo ou de venir à bout de son audace. Dieu vous accompagne! Si les Hurons touchent à votre chevelure, comptez sur la promesse d'un Blanc qui a derrière lui de braves guerriers pour le soutenir: ils paieront leur victoire par autant de morts qu'ils vous auront enlevé de cheveux! Je vous le répète, mon jeune gentilhomme, que la Providence bénisse votre entreprise, car elle est honorable; et souvenez-vous que pour mettre les coquins dedans, il est permis de faire des choses qui ne sont pas naturelles à une peau blanche.”
Duncan serra avec chaleur la main de son digne compagnon, qui hésitait à la présenter, recommanda de nouveau son vieil ami à ses soins, lui rendit les voeux de réussite qu'il en avait reçus, et fit signe à David de lui montrer le chemin.
Oeil de Faucon suivit quelque temps des yeux avec admiration l'intrépide et aventureux jeune homme; puis, secouant la tête d'un air de doute, il ramena les trois compagnons qui lui restaient dans l'intérieur de la forêt.
La route que David fit prendre à Heyward traversait directement la clairière des castors et longeait les bords de leur étang. En se voyant seul avec une créature si simple et si peu en état de lui porter secours en des conjonctures périlleuses, le major commença à comprendre les difficultés de la tâche qu'il avait entreprise. La lumière affaiblie du soir couvrait de teintes lugubres le sauvage désert qui s'étendait de tous côtés autour de lui; il n'était pas jusqu'au silence de ces petites huttes qu'il savait remplies d'une population si nombreuse qui n'eût en soi quelque chose d'effrayant. En contemplant ces constructions admirables, en songeant aux merveilleuses précautions de leurs ingénieux habitants, une pensée le frappa: même les animaux de ces vastes solitudes possédaient un instinct presque à la hauteur du sien, ce qui lui fit faire un retour, non sans inquiétude sur la lutte inégale dans laquelle il s'était témérairement engagé. Puis vinrent s'offrir à lui l'image charmante d'Alice, son malheur, les dangers qu'elle courait, et il se sentit assez de courage pour affronter les périls de sa situation. Encourageant David de la voix, il marcha en avant du pas leste et vigoureux de la jeunesse et de l'audace.
Après avoir décrit à peu près un demi-cercle autour de l'étang, ils s'éloignèrent du ruisseau pour atteindre le niveau du terrain. Au bout d'une demi-heure, ils arrivèrent à la lisière d'une autre clairière qui paraissait également l'ouvrage des castors, et que ces animaux intelligents avaient sans doute abandonnée pour s'établir dans un endroit plus commode. Un sentiment bien naturel fit hésiter un moment Heyward avant de quitter le couvert du bois, comme un homme qui rassemble toutes ses forces avant de tenter une épreuve hasardeuse dans laquelle il sait qu'elles lui seront nécessaires. Il mit à profit cette halte pour recueillir les renseignements que pouvait lui procurer un coup d'oeil jeté à la hâte.
De l'autre côté de la clairière, et près d'un endroit où le ruisseau tombait en cascade sur quelques rochers, il y avait une soixantaine de loges, bâtisses grossières qui se composaient d'un mélange de troncs d'arbre, de branchages et de terre. Elles étaient disposées sans ordre, et on semblait dans leur construction n'avoir consulté ni la propreté ni la symétrie; et en effet, sous ces deux rapports, elles étaient tellement inférieures au village de castors que Duncan venait de voir, qu'il s'attendit à une surprise non moins étonnante que la première.
Cette attente ne fut pas diminuée lorsqu'à la lueur douteuse du crépuscule, il vit émerger l'une après l'autre, d'un fouillis d'herbes hautes et drues qui foisonnaient devant les loges, vingt à trente figures qui s'évanouirent successivement, comme pour s'enfoncer dans les entrailles de la terre. Autant qu'il put en juger, ces formes bizarres ressemblaient plutôt à des spectres et à des apparitions de l'autre monde qu'à des créatures humaines formées des matériaux communs et vulgaires de chair et de sang. Par instants se dressait un corps nu agitant les bras en l'air comme un insensé; tout à coup on ne voyait plus rien à la place qu'il avait occupée, et il se montrait un peu plus loin, lui ou un être semblable ayant le même caractère mystérieux.
David, voyant hésiter son compagnon, suivit la direction de son regard, et le rappela à lui-même en disant:
“Ici le terrain fertile manque de culture, et je puis l'ajouter sans un levain blâmable d'amour-propre, dans le peu de temps que j'ai passé chez ces païens, j'ai semé inutilement beaucoup de bon grain.
-Les Indiens,” répondit machinalement Heyward, tout occupé du spectacle qu'il avait sous les yeux, “préfèrent la chasse aux arts du travail.
-Il y a pour l'esprit plus de joie que de travail à chanter les louanges de Dieu,” dit David. “Mais les enfants abusent cruellement des dons du ciel! J'ai rarement rencontré des garçons de leur âge qui aient reçu pour la psalmodie des dispositions naturelles plus remarquables, et bien sûr, bien sûr, il n'en est point qui les négligent davantage. Trois soirées de suite, les marmots sont venus ici; trois fois je les ai réunis pour chanter avec moi un cantique; et ils n'ont répondu à mes efforts que par des cris et des hurlements qui m'ont déchiré jusqu'au fond de l'âme!
-De qui parlez-vous?
-De ces enfants du diable que vous voyez là-bas perdre un temps précieux à faire des grimaces. Ah! la salutaire contrainte de la discipline est bien peu connue parmi ce peuple abandonné à lui-même! Dans un pays où le bouleau croît en abondance vous ne trouveriez pas un paquet de verges, et je ne m'étonne pas de ce que les bienfaits de la Providence soient employés à produire un si infernal charivari.”
Là-dessus, David se boucha les oreilles pour ne pas entendre cette marmaille, dont les hurlements aigus firent alors retentir la forêt. Un sourire de dédain effleura les lèvres de Duncan qui, se moquant en lui-même de l'accès de superstition qu'il venait d'avoir, dit avec fermeté:
“Avançons!”
Les mains toujours collées à ses oreilles, le maître de chant obéit, et tous deux poursuivirent hardiment leur route vers ce que David appelait quelquefois “le camp des Philistins”.