Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 23

    “Les bêtes fauves ont un privilège de chasse, et, avant de lancer nos meutes, nous donnons au cerf un espace réglé par les lois. Mais le renard, qui trouverait à redire à la façon dont il a été pris ou tué?”
    Walter Scott, “la Dame du Lac.”

    Il est rare que les campements des Indiens soient gardés, comme ceux des Blancs, par des sentinelles armées.
    Averti par son instinct de l'approche du danger lorsqu'il est encore éloigné, l'Indien en général se fie à la connaissance qu'il a des signes de la forêt, et à l'étendue ainsi qu'à la difficulté des lieux qui le séparent de ceux qu'il a le plus à craindre. L'ennemi qui, par un heureux concours de circonstances, a trouvé moyen d'éluder la vigilance des éclaireurs, est à peu près assuré de ne pas trouver autour des habitations de vedettes pour donner l'alarme. En outre de cette habitude générale, les tribus amies de la France connaissaient trop bien l'importance du coup qui venait d'être frappé, pour appréhender aucun danger immédiat de la part des nations hostiles tributaires de la couronne britannique.
    Duncan et David arrivèrent donc au milieu des enfants qui jouaient, comme nous l'avons dit, sans que rien eût annoncé leur approche; mais, aussitôt qu'elle les aperçut, toute la bande joyeuse poussa, d'un accord tacite, un cri d'effroi et d'avertissement à la fois, et disparut comme par enchantement. Les corps nus et basanés de ces enfants se confondaient tellement, à cette heure du jour, avec les hautes herbes où ils étaient cachés, qu'on eût dit de prime abord que la terre les avait engloutis. Revenu de sa première surprise, Duncan, en regardant autour de lui, rencontra partout des yeux noirs et vifs qui ne le perdaient pas de vue. Présage peu rassurant, et qui n'était guère propre à encourager le major sur la nature de l'examen qu'allait probablement lui faire subir la prudence plus avisée des hommes! Aussi y eut-il un moment où il n'eût pas été fâché de battre en retraite. Par malheur, il était trop tard pour manifester la moindre apparence d'hésitation. Les clameurs des enfants avaient attiré une douzaine de guerriers sur le seuil de la hutte la plus proche; là, un groupe à l'air rébarbatif attendait gravement la venue de ces hôtes inattendus.
    David, déjà familiarisé en quelque sorte avec de semblables scènes, ouvrit la marche, et se dirigea vers cette même hutte, avec une assurance qu'il n'eût pas été facile de déconcerter.
    C'était le principal édifice du village, bien qu'il ne fût construit que d'écorce et de branches d'arbres; la tribu y tenait ses conseils et ses assemblées publiques pendant sa résidence temporaire sur les confins de la province anglaise.
    Il fut difficile à Duncan de conserver son masque d'indifférence lorsqu'il fut obligé de coudoyer en passant les robustes sauvages qui étaient attroupés devant la porte; mais, convaincu que sa vie dépendait de sa présence d'esprit, il s'abandonna à la discrétion de son compagnon, dont il emboîta le pas, et s'efforça, tout en marchant, de raffermir ses esprits. Au premier contact avec ces êtres sanguinaires, il eut froid au coeur et son sang se figea dans ses veines; puis il fut assez maître de lui pour s'avancer jusqu'au centre de la loge, sans laisser voir sur son visage aucun reflet de ses appréhensions. Suivant l'exemple du brave David, il s'approcha d'une pile de branches odoriférantes entassées dans un coin, et y prit un fagot sur lequel il s'assit en silence.
    Dès que le nouveau venu fut passé, les guerriers qui l'avaient suivi des yeux quittèrent le seuil et entrèrent à leur tour; puis, se rangeant autour de lui, ils semblèrent attendre avec patience le moment où la dignité de l'étranger lui permettrait de parler. La plupart étaient nonchalamment appuyés contre les poteaux qui supportaient le fragile édifice, tandis que trois ou quatre des chefs les plus vieux et les plus renommés s'étaient assis, selon leur coutume, à terre et un peu en avant des autres.
    Une torche brûlait dans ce lieu, et sa flamme aveuglante, que l'air faisait vaciller, jetait des reflets rougeâtres tantôt sur l'une, tantôt sur l'autre de ces farouches physionomies. Duncan en profita pour essayer de pressentir, par un coup d'oeil furtif, à quel accueil il devait s'attendre.
    Les chefs, placés sur le devant, affectant de le remarquer à peine, tenaient leurs yeux fixés à terre, dans une attitude qui tenait plus de la défiance que du respect. Les guerriers qui se trouvaient dans l'ombre et sur un plan reculé montraient moins de réserve. Duncan s'aperçut bientôt que leurs regards pénétrants étudiaient à la dérobée sa personne et son attirail; en réalité, rien n'échappait à leur observation et à leurs commentaires, ni un tressaillement, ni un geste, ni le moindre détail du tatouage ou du vêtement.
    Enfin un Indien aux cheveux grisonnants, mais dont les membres musculeux et la démarche ferme annonçaient toute la vigueur de l'âge mûr, sortit d'un retrait où il s'était probablement dissimulé pour faire ses observations sans être vu, et prit la parole. Comme il s'exprimait dans la langue des Wyandots ou Hurons, son discours demeura inintelligible pour celui à qui il l'adressait. Aussi Duncan n'en retint-il qu'une chose, le ton du débit encore plus poli qu'irrité, et secouant la tête, il indiqua par un geste qu'il lui était impossible de répondre.
    “Aucun de mes frères ne parle-t-il français ou anglais?” dit-il dans la première de ces langues, en promenant ses regards d'une figure à l'autre, dans l'espoir de voir quelqu'un faire un signe affirmatif.
    Plusieurs des assistants tournèrent vers lui la tête comme pour saisir le sens de ses paroles, mais il n'obtint pas de réponse.
    “J'aurais regret à croire,” continua Duncan avec une prononciation lente, et en employant les termes français les plus simples qu'il put trouver, “que dans cette nation sage et brave nul ne comprend la langue dont le grand monarque fait usage quand il parle à ses enfants. Il aurait un poids sur le coeur s'il savait que ses guerriers rouges ont si peu d'égards pour lui.”
    Il y eut alors un long silence, pendant lequel aucun mouvement du corps, aucun trait du regard ne trahit l'impression produite par cette observation. Le major, qui savait que l'art de se taire était une vertu chez ses hôtes, mit volontiers à profit cet usage afin de coordonner ses idées.
    A la fin, le même guerrier qui lui avait d'abord adressé la parole, lui demanda sèchement dans le français du Canada:
    “Quand le monarque, notre grand-père, parle à son peuple, est-ce avec la langue d'un Huron?
    -Il ne fait aucune différence entre ses enfants, que la couleur de leur peau soit rouge, noire ou blanche,” répondit Duncan d'une manière évasive: “mais il fait un cas tout particulier des braves Hurons.
    -Comment parlera-t-il quand les coureurs lui compteront les chevelures qui poussaient, il y a cinq nuit, sur la tête des Anglais?
    -Ils étaient ses ennemis,” dit Duncan avec un tressaillement involontaire; “et sans doute il dira: C'est bon! mes Hurons sont des vaillants.
    -Ce n'est pas ainsi que pense notre père du Canada. Au lieu de regarder devant lui pour récompenser ses Indiens, c'est en arrière qu'il se tourne; il voit les Anglais morts, et non les Hurons. Que veut dire cela?
    -Un grand chef comme lui a plus d'idée que de langue. Il veille à ce que nul ennemi ne suive ses traces.
    -Le canot d'un guerrier mort ne flottera plus sur l'Horican,” répliqua le sauvage d'un air sombre. “Les oreilles du grand chef sont ouvertes aux Delawares qui ne sont pas nos amis, et ils les remplissent de mensonges.
    -Cela ne peut être. Voyez, il m'a ordonné à moi, qui suis instruit dans l'art de guérir, d'aller trouver ses enfants les Hurons rouges des grands lacs, et de leur demander s'ils ont des malades parmi eux.”
    Un nouveau silence suivit la déclaration de la qualité que le major venait de prendre. Tous les yeux se portèrent à la fois sur sa personne, comme pour juger de la vérité ou de la fausseté de sa parole, avec un air d'intelligence et de perspicacité qui le fit trembler pour la suite de cet examen inquisiteur.
    Heureusement le premier interlocuteur reprit la parole.
    “Les hommes sages du Canada ont-ils l'habitude de peindre leur peau?” demanda-t-il froidement. “Nous les avons entendus se vanter d'avoir le visage pâle.
    -Quand un chef indien vient parmi ses pères blancs,” reprit Heyward avec beaucoup d'assurance, “il quitte sa blouse de buffle pour prendre la chemise qu'on lui offre. Mes frères m'ont donné cette peinture, et je la porte.”
    Un murmure d'approbation annonça que ce compliment adressé à la tribu était favorablement accueilli.
    Le vieux chef fit un geste de satisfaction; son exemple fut suivi par la plupart des guerriers, qui étendirent une main comme lui et poussèrent leur exclamation favorite. Duncan commença à respirer plus librement, dans la persuasion que le plus fort de l'interrogatoire était fini, et comme il avait déjà arrangé une histoire simple et vraisemblable à l'appui de sa profession prétendue, ses espérances de réussite augmentèrent.
    Un autre guerrier s'avança.
    Après s'être recueilli un instant afin de faire une réponse convenable à la déclaration de leur hôte, il prit l'attitude d'un orateur. A peine avait-il ouvert la bouche qu'il s'éleva de la forêt un bruit sourd mais inquiétant, suivi de clameurs perçantes et prolongées de manière à ressembler aux plaintifs hurlements d'un loup.
    A cette interruption soudaine, Duncan se leva, et l'impression terrible qu'il éprouva lui fit oublier tout le reste. Au même instant, tous les Hurons s'élancèrent au dehors, et bientôt éclata dans l'air un vacarme épouvantable.
    Notre jeune aventurier fut incapable d'y résister plus longtemps: il sortit à son tour, et se trouva au milieu d'une foule désordonnée qui réunissait presque tout ce qui était doué de vie dans le village. Hommes, femmes, enfants, vieillards, invalides, jeunes gens, tout le monde était sur pied; les uns vociférant à tue-tête, les autres battant des mains avec une joie frénétique, tous exprimant leur satisfaction féroce de quelque événement inattendu.
    La scène qui suivit donna presque aussitôt au major l'explication de cet horrible tumulte.
    Il restait encore assez de clarté dans les cieux pour qu'on pût distinguer entre les arbres les espèces d'avenues par lesquelles différents sentiers venaient aboutir dans la clairière. On en vit sortir une longue file de guerriers qui s'avançaient en procession vers le village. Celui qui marchait en tête portait une perche à laquelle étaient suspendues plusieurs chevelures humaines. Les sons effrayants que le major avait entendus étaient ce que les Blancs ont appelé avec raison “le cri de mort”, et chaque répétition de ce cri avait pour but d'annoncer à la tribu la mort d'un ennemi. Ce qu'Heyward connaissait des usages des Indiens l'aida à trouver cette explication. Sachant désormais que ce sabbat d'enfer avait pour cause le retour imprévu d'une troupe partie en expédition, ses angoisses se calmèrent, et il se félicita intérieurement d'une circonstance grâce à laquelle il pouvait espérer qu'on ferait moins d'attention à lui.
    A une centaine de pas du village, les nouveaux venus firent halte. Ils avaient entièrement cessé de pousser le cri plaintif et féroce, qui avait pour but tout à la fois de gémir sur les morts et de célébrer les vainqueurs. L'un d'eux, s'étant détaché du reste de la troupe, se mit à discourir à haute voix: c'était une sorte d'invocation mélancolique aux trépassés, bien qu'ils ne pussent pas entendre ses paroles plus que les hurlements qui avaient retenti auparavant. Ce fut ainsi que la victoire de l'expédition fut annoncée à la tribu.
    Il serait difficile de donner une idée de l'explosion d'allégresse qui accueillit cette nouvelle. Tout le camp devint un théâtre de désordre et de commotions violentes. Les guerriers tirèrent leurs coutelas, les brandirent en l'air et se rangèrent sur deux lignes qui s'étendaient parallèlement depuis l'endroit où les vainqueurs s'étaient arrêtés jusqu'au village. Les femmes saisirent des bâtons, des haches, tout ce qui leur tomba sous la main, et s'avancèrent avec ardeur pour prendre part au cruel divertissement qui se préparait. L'enfance elle-même n'en demeura pas exclue: de petits garçons arrachaient de la ceinture de leurs pères les tomahawks, qu'ils avaient à peine la force de soulever, et se glissaient entre les guerriers, dociles imitateurs de leurs sauvages parents.
    De grands tas de broussailles avaient été amoncelés dans la clairière, et des vieilles étaient en train d'y mettre le feu pour éclairer le spectacle qui allait se passer. Quand la flamme s'en éleva, elle éclipsa les dernières lueurs du crépuscule, et contribua à rendre les objets à la fois plus distincts et plus hideux.
    Tout cela formait un tableau imposant, auquel la ceinture sombre des grands pins servait de cadre.
    Sur le plan le plus éloigné étaient rangés en demi-cercle les guerriers qui venaient d'arriver. A quelques pas en avant se tenaient deux hommes qui semblaient destinés à remplir un rôle à part. La lumière n'était pas assez forte pour qu'on pût distinguer leurs traits, et cependant on voyait qu'ils étaient animés d'émotions toutes différentes. L'un, droit et ferme, était prêt à subir son destin en héros; l'autre baissait la tête, comme frappé de terreur ou en proie à la honte.

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