Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 27

    “César, j'obéirai.
    Si tu dis: Fais cela, soudain je le ferai.”
    Shakespeare, “Jules César.”

    L'impatience des sauvages chargés de garder Uncas avait, comme nous l'avons vu, fait taire la frayeur que leur inspirait le souffle du sorcier.
    N'osant se risquer tout d'abord dans l'intérieur de la hutte, ils rôdèrent à l'entour et s'approchèrent d'une crevasse, à travers laquelle brillait la clarté mourante du feu. Pendant quelques minutes, ils prirent David pour leur prisonnier; mais ce qu'Oeil de Faucon avait prévu ne manqua point d'arriver. Fatigué de replier si longtemps ses longues jambes sous lui, le chanteur les étendit peu à peu, jusqu'à ce qu'un de ses énormes pieds touchât les cendres du feu, qu'il dispersa. D'abord les Hurons s'imaginèrent que cette difformité du Delaware était un résultat de la sorcellerie; mais David ayant levé la tête et montré aux curieux son visage doux et simple, au lieu des traits sévères et hautains du prisonnier, le doute ne fut plus possible, même à la crédulité d'un Indien. Ils se précipitèrent tous ensemble dans la cabane, et, secouant sans cérémonie le prétendu captif, découvrirent sur-le-champ l'imposture.
    Alors s'éleva le premier cri qu'avaient entendu les fugitifs; il fut suivi des démonstrations les plus frénétiques de colère et de vengeance. David, toujours ferme dans sa résolution de couvrir la retraite de ses amis, refusa de répondre, bien qu'il fût convaincu que sa dernière heure allait sonner. Privé de son instrument, il fut obligé de s'en rapporter à sa mémoire qui, dans de telles matières, lui faisait rarement faute, et élevant tout à coup avec tranquillité sa voix forte et sonore, il chercha à adoucir son passage dans l'autre monde, en chantant les premiers versets d'une antienne funéraire. Cette circonstance rappela fort à propos aux Indiens qu'ils avaient affaire à un être irresponsable.
    Ils s'élancèrent au dehors, et leurs clameurs éveillèrent en sursaut tout le village.
    Un guerrier indien se bat comme il dort, sans être protégé par aucun moyen de défense. A peine le cri d'alarme eut-il été jeté que deux cents hommes étaient debout, prêts au combat ou à la chasse, selon l'occurrence. L'évasion du prisonnier fut rapidement connue, et la tribu entière se rassembla autour de la loge du conseil, attendant avec impatience les ordres de ses chefs. Dans une occasion qui réclamait les conseils de l'habileté et de l'expérience, la présence de l'astucieux Magua était nécessaire; son nom fut prononcé, et chacun témoigna son étonnement de ne point le voir paraître. On l'envoya chercher à sa cabane.
    Sur ces entrefaites, quelques-uns des jeunes gens les plus agiles et les plus intelligents reçurent ordre de faire le tour de la clairière, sous l'abri de la forêt, afin de parer à toute surprise de la part de leurs voisins suspects, les Delawares. Les femmes et les enfants couraient de-ci de-là; tout le camp était en désarroi.
    Des clameurs annoncèrent l'approche d'un détachement, et l'on espéra voir enfin s'expliquer le mystère de cette évasion. La foule s'écarta, et plusieurs guerriers entrèrent dans la loge du conseil, amenant avec eux le malheureux sorcier que le chasseur avait abandonné à l'entrée du bois, dans une situation des plus gênantes.
    Quoique cet homme jouît parmi les Hurons d'une réputation fort équivoque, les uns ajoutant une foi aveugle à son pouvoir surnaturel, et les autres le regardant comme un imposteur, tous, en ce moment, l'écoutèrent avec une attention profonde. Quand il eut terminé le récit de sa mésaventure, le père de la femme malade s'avança et raconta brièvement, et en termes énergiques, ce qu'il savait. Ces deux témoignages servirent à diriger les perquisitions, auxquelles on procéda avec la prudence et la gravité qui caractérisent les Indiens.
    Au lieu de courir en masse et en désordre vers la caverne, on choisit pour cette visite dix des chefs les plus habiles et les plus courageux. Comme il n'y avait pas de temps à perdre, dès que le choix fut fait, les individus désignés se levèrent et sortirent ensemble sans prononcer une parole. Quand on fut arrivé à l'entrée de la caverne, les plus jeunes cédèrent le pas aux anciens, et tous s'engagèrent dans la galerie basse et obscure avec l'intrépidité de gens prêts à se sacrifier au bien public, mais assez incrédules touchant la nature de l'ennemi auquel ils allaient avoir affaire.
    Un morne silence régnait dans la première salle. La jeune malade n'avait pas bougé de son lit de feuilles, malgré la déclaration du père affirmant qu'il l'avait vue emporter dans le bois par le médecin des Visages Pâles. La contradiction était si évidente que tous les yeux se fixèrent sur lui. Irrité de cette accusation muette, et intérieurement troublé par une circonstance inexplicable, le chef s'approcha du lit, regarda sa fille, et, bien qu'il voulût encore douter de la réalité, il fut forcé de convenir qu'elle était morte.
    Le sentiment de la nature l'emporta pour un moment, et le vieux guerrier, vaincu par la douleur et une déception cruelle, se plongea la tête dans ses mains. Revenant presque aussitôt à lui, il se tourna vers ses compagnons, et, leur montrant le corps:
    “La femme de mon jeune frère nous a quittés,” dit-il. “Le Grand Esprit est en colère contre ses enfants.”
    Cette triste nouvelle fut reçue dans un lugubre silence.
    Après une courte pause, un des Indiens les plus âgés se disposait à prendre la parole. Soudain une masse informe, noirâtre, se mit à rouler d'une pièce voisine jusqu'au milieu de celle où ils se trouvaient. Ignorant quelle espèce d'être allait en sortir, ils reculèrent de quelques pas en ouvrant de grands yeux. L'objet étrange se dressa à moitié, et l'on reconnut Magua. Ce fut un cri unanime de surprise.
    Aussitôt qu'on se fut rendu compte de sa situation, plusieurs couteaux furent tirés, et l'on s'empressa de rendre la liberté à ses membres et à sa langue. Le Huron se leva, et se secoua à la manière d'un lion qui sort de son antre; pas un mot ne s'échappa de ses lèvres, mais en tracassant le manche de son coutelas, il jeta un coup d'oeil sur ceux qui l'entouraient, comme s'il eût cherché un ennemi à immoler à sa vengeance.
    Uncas et le chasseur, et même David, furent heureux de ne point se trouver sous sa main; car, dans le violent accès de fureur qui lui ôtait presque la respiration, il n'est pas de raffinement de cruauté qui eût pu faire différer leur mort. Ne rencontrant partout que des visages amis, le sauvage grinça des dents avec un horrible bruit de ferraille, et dévora sa rage, faute de trouver sur qui en décharger l'explosion.
    Cette manifestation de colère fut remarquée par tous les assistants, et, afin de ne point porter au comble une exaspération déjà terrible, on laissa à un silence de plusieurs minutes le soin de la calmer. A la fin, le plus âgé des assistants s'exprima en ces termes:
    “Mon frère a trouvé un ennemi. Est-il près d'ici, pour que les Hurons puissent le venger?
    -Que le Delaware meure!” cria Magua d'une voix tonnante.
    Il se produisit un nouveau silence, long et expressif comme auparavant; et ce fut le même chef qui se hasarda à parler.
    “Le Mohican a le pied léger,” dit-il, “et ses bonds sont rapides; mais nos jeunes hommes sont à sa poursuite.
    -Parti?” dit Magua d'une voix creuse et gutturale qui semblait sortir du fond de sa poitrine. “Il est parti!
    -Un mauvais esprit s'est glissé parmi nous, et le Delaware a frappé nos yeux d'aveuglement.
    -Un mauvais esprit?” répéta l'autre sur un ton sarcastique. “Oui, c'est l'esprit qui a ôté la vie à tant de Hurons, l'esprit qui a tué nos jeunes guerriers au saut de la rivière, qui a pris leurs chevelures à la source de Santé, et qui vient de lier les bras du Renard Subtil.
    -De qui mon frère parle-t-il?
    -Du chien qui porte sous une peau blanche le coeur et la ruse d'un Huron, la Longue Carabine.”
    Ce nom redouté produisit son effet ordinaire sur les sauvages qui l'entendirent.
    Puis vint la réflexion qui leur rappela que cet audacieux ennemi n'avait pas craint de se glisser dans leur camp pour y accomplir ses insultants projets; la rage alors succéda à l'étonnement, et les furieuses passions déchaînées tout à l'heure dans le coeur de Magua s'emparèrent de ses compagnons. Les uns grincèrent des dents; d'autres exhalèrent leur colère en hurlements; d'autres enfin se mirent à frapper l'air avec fureur, comme si leurs coups eussent pu atteindre leur ennemi. Cette explosion soudaine fit bientôt place au calme et au sérieux qui les caractérisaient dans les moments d'inaction.
    Magua, de son côté, avait eu le temps de réfléchir. Changeant également de manières, il prit le maintien d'un homme qui savait penser et agir avec la dignité que réclamait un sujet si grave.
    “Allons retrouver mon peuple,” dit-il “il nous attend.”
    Les Hurons y consentirent en silence, et quittant la caverne, ils le suivirent dans la loge du conseil.
    Quand on fut assis, tous les yeux se dirigèrent vers Magua, qui comprit par là que, d'un consentement unanime, c'était de lui qu'on attendait l'explication de ce qui s'était passé. Il se leva et raconta tout sans duplicité ni réserve. Le stratagème employé par le major et Oeil de Faucon parut alors à découvert, et il fut impossible, même aux plus superstitieux de la tribu, de ne pas reconnaître le véritable caractère des événements. Il n'était que trop manifeste qu'ils avaient été dupés de la manière la plus outrageante et la plus honteuse.
    Lorsque Magua eut terminé son récit et repris son siège, ses auditeurs, qui comprenaient les principaux guerriers de la tribu, se regardèrent les uns les autres, également stupéfaits et de l'audace et du succès de leurs ennemis. On s'occupa des moyens d'en tirer de promptes représailles.
    De nouveaux éclaireurs furent envoyés sur les traces des fugitifs, et les chefs continuèrent à délibérer.
    Les vieillards proposèrent divers expédients, et Magua les laissa dire, tout en leur prêtant une attention respectueuse. Ce rusé sauvage avait repris ses pratiques de dissimulation et son empire sur lui-même, et il marcha vers son but avec l'adresse cauteleuse qui était le fond de son caractère. Ce fut seulement alors que chacun des orateurs eut donné son opinion qu'il se prépara à exprimer la sienne. Quelques-uns des coureurs étaient revenus dans l'intervalle, annonçant qu'ils avaient relevé la piste des fugitifs, et qu'elle conduisait au camp des Delawares, où ils avaient dû chercher un asile.
    Cette circonstance ne fut pas négligée par Magua; elle lui servit à corroborer d'autant ses sentiments personnels. Il développa son plan au conseil, et, comme son éloquence et son adresse devaient le faire attendre, on l'adopta à l'unanimité. Nous allons dire en quoi il consistait, la raison dont il sut l'appuyer, et les motifs réels qui le lui avaient suggéré.
    D'après une politique dont les Indiens se départaient rarement, on avait séparé les deux soeurs dès leur arrivée au camp des Hurons. Magua avait senti tout d'abord qu'en retenant la personne d'Alice, il possédait sur Cora un moyen d'influence efficace. En les séparant, il garda donc la cadette à portée de sa main, et avait confié l'aînée, qu'il prisait bien davantage, à la garde des Delawares. Cet arrangement, qui ne devait être que temporaire, avait autant pour objet de flatter l'amour-propre de la peuplade voisine que d'obéir à la règle invariable de la coutume indienne.
    Tandis qu'il était sans cesse tourmenté de ces impulsions de vengeance qui dorment rarement dans le coeur d'un sauvage, Magua ne perdait pas de vue ses intérêts personnels, d'une nature plus permanente. Les fautes et la trahison de sa jeunesse exigeaient une expiation longue et pénible avant qu'il pût recouvrer pleinement la confiance de sa tribu d'origine; et sans confiance il n'y a point d'autorité possible dans une tribu indienne. Cette situation difficile obligeait le Renard Subtil à ne négliger aucun moyen d'accroître son influence, et l'un de ses expédients les plus heureux avait été de gagner les bonnes grâces des Delawares, leurs puissants et dangereux voisins. Le résultat avait répondu aux espérances de sa politique; car les Hurons étaient soumis comme les autres hommes à ce principe prédominant de notre nature, en vertu duquel nous apprécions ce qui nous appartient en raison de l'estime qu'en font les autres.
    Mais tout en faisant ouvertement ce sacrifice à des considérations générales, Magua n'oubliait jamais ses propres intérêts. Or, une suite d'événements imprévus venaient de ruiner ses desseins, en plaçant d'un seul coup ses prisonniers hors de son pouvoir; et il se trouvait maintenant réduit à la nécessité de recourir aux services de ceux qu'il avait jusque-là mis sa politique à obliger.
    Plusieurs chefs avaient proposé des plans habilement calculés pour surprendre les Delawares, occuper leur camp et se ressaisir des prisonniers; car ils étaient tous d'accord sur ce point: leur honneur, leur intérêt, la paix et la félicité de leurs compagnons morts, exigeaient impérieusement la prompte immolation de quelques victimes à leur vengeance. Magua n'eut pas de peine à faire échouer des projets si hasardeux et d'une issue incertaine. Il en exposa les périls et les défauts avec son habileté ordinaire, et, après avoir écarté tous les obstacles mis à ses secrètes visées, il se risqua à présenter le plan qu'il avait lui-même conçu.
    Son premier soin fut de flatter la vanité de ses auditeurs, moyen infaillible d'obtenir leur attention. Dans une brillante énumération, il passa en revue les occasions nombreuses où les Hurons avaient montré leur courage et leurs talents guerriers dans le châtiment des insultes, et entama ensuite par digression un pompeux éloge de la prudence, vertu qu'il représenta comme établissant le principal point de différence entre le castor et les autres animaux, entre les animaux et l'homme, enfin entre les Hurons en particulier et le reste du genre humain. Puis il entreprit de démontrer de quelle façon la prudence était applicable à l'état présent de la tribu. “D'un côté,” dit-il, “il y avait leur grand-père blanc, le gouverneur du Canada, qui regardait ses enfants d'un oeil dur, depuis que le sang avait rougi leurs tomahawks; de l'autre, une peuplade aussi nombreuse que la leur, qui parlait une langue différente, possédait d'autres intérêts, ne leur voulait aucun bien et serait charmée d'avoir un prétexte pour les faire tomber dans la disgrâce du grand chef des Visages Pâles.”
    Alors il parla de leurs besoins, des présents qu'ils avaient droit d'attendre pour leurs services passés, de l'éloignement où ils étaient de leurs territoires de chasse et des villages de leur patrie, et de la nécessité, en des circonstances critiques, de consulter un peu plus la prudence, un peu moins l'inclination.
    S'étant aperçu que, si les vieillards approuvaient sa modération, les guerriers redoutables et les plus fameux baissaient les yeux en écoutant ces plans politiques, il les ramena avec adresse au sujet qu'ils préféraient. Il parla clairement des fruits qu'ils retireraient de la prudence, et prit sur lui de leur prédire un triomphe complet. Il donna même confusément à entendre qu'en s'y prenant comme il fallait, leurs succès pourraient s'étendre jusqu'à amener la destruction de tous ceux qu'ils avaient des motifs de haïr. En un mot, il mêla avec tant d'art les idées d'artifice aux sentiments belliqueux, qu'il flatta les penchants de tout le monde, de manière à laisser à chacun l'espérance de voir réaliser ses intentions, sans lui en donner cependant la certitude.
    Dans cet heureux tour de choses, il n'est pas étonnant que l'habileté de Magua emportât la balance. La tribu consentit à agir avec circonspection; et, d'une voix unanime, on confia la direction de l'affaire à l'autorité du chef qui avait suggéré des mesures si sages et si claires.
    Magua avait atteint le but auquel aspirait depuis longtemps son esprit audacieux et rusé. Il venait de regagner complètement le terrain qu'il avait perdu dans la faveur de ses compatriotes, et il se voyait même placé à la tête de sa tribu. Il se trouvait, en réalité, investi du gouvernement, et, tant qu'il saurait maintenir sa popularité, il jouirait, en monarque absolu, d'une autorité d'autant plus grande que la peuplade serait campée en pays ennemi. Dépouillant donc la modestie cauteleuse avec laquelle il avait jusque-là consulté le sentiment des autres, il prit l'air grave et imposant, nécessaire pour soutenir la dignité de sa charge.
    Des éclaireurs partirent en reconnaissance dans diverses directions; des espions eurent ordre d'aller surveiller ce qui se passait chez les Delawares; les guerriers furent renvoyés dans leurs cabanes, avec l'assurance que leurs services ne tarderaient pas à être requis; et on ordonna aux enfants et aux femmes de se retirer, en leur recommandant le silence.
    Ces arrangements terminés, Magua traversa le village, s'arrêtant de temps en temps, pour faire une visite à ceux que pouvait flatter sa présence. Il confirma ses amis dans leur confiance en lui, raffermit ceux qui hésitaient, et satisfit tout le monde; puis, il rentra dans son habitation. L'épouse qu'il avait abandonnée lorsqu'on l'avait chassé de son pays était morte; il n'avait pas d'enfants, et il vivait en véritable solitaire dans une hutte isolée et à moitié bâtie. C'était précisément celle où Oeil de Faucon avait rencontré David; et dans les rares occasions où ils s'y étaient trouvés ensemble, le Huron avait toléré sa présence avec l'indifférence d'une supériorité hautaine.
    Ce fut donc là que se retira Magua, quand il eut terminé ses travaux politiques. Mais, pendant que les autres dormaient, il ne songeait guère à prendre du repos. Quiconque aurait eu la curiosité d'épier les mouvements du chef récemment élu l'aurait vu assis dans un coin, et absorbé dans la combinaison de ses plans futurs, depuis le moment où il était entré jusqu'à l'heure fixée pour la tenue d'un nouveau conseil. Par rafales, le vent sifflait à travers les crevasses de la hutte, et les langues de flamme que dardaient encore les tisons presque consumés éclairaient d'une lueur blafarde les traits farouches du solitaire; à cette heure et dans cette sombre attitude on aurait pu voir en lui l'image du Prince des Ténèbres, rappelant le souvenir de ses prétendues injures et ourdissant de noirs complots.
    Longtemps avant le lever du soleil, des guerriers entrèrent l'un après l'autre, et à différents intervalles, dans la cabane de Magua, jusqu'à ce qu'ils y fussent réunis au nombre de vingt. Chacun d'eux avait son mousquet et son équipement de guerre; mais ils étaient peints des couleurs de la paix. Aucune parole ne fut échangée. Les uns s'assirent par terre, les autres restèrent debout, immobiles comme des statues, et tous observèrent un profond silence.
    Sitôt que le dernier fut arrivé, Magua se leva, donna le signal du départ et marcha en tête. Les Hurons suivirent leur chef un à un, et dans l'ordre auquel on a donné le nom de “file indienne.” Bien différent des soldats qui partent en campagne, ils se glissèrent sans bruit hors du camp, ressemblant à une troupe de spectres plutôt qu'à des guerriers qui vont chercher dans les jeux de la guerre une renommée frivole.
    Au lieu de prendre le sentier qui menait en ligne directe au camp des Delawares, Magua suivit pendant quelque temps le cours tortueux du ruisseau, et conduisit sa troupe sur les bords du lac artificiel des castors. Le jour commençait à paraître lorsqu'ils entrèrent dans la clairière, ouvrage de ces industrieux animaux. Magua, qui avait repris son costume de Huron, portait l'image d'un renard sur la peau apprêtée dont il était vêtu. Un de ses guerriers avait un castor pour symbole particulier, et passer devant une communauté de sa prétendue race sans lui donner quelques témoignages de civilité, c'eût été, à ses yeux, un acte de profanation.
    En conséquence, il s'arrêta, et toute la troupe ayant suivi son exemple, il se mit à parler aux castors en termes pleins de bienveillance et d'amitié, comme s'il se fût adressé à des hommes. Il les appela ses cousins, et leur rappela que c'était à son influence protectrice qu'ils devaient la sécurité dont ils jouissaient, pendant que tant de marchands avides excitaient les Indiens à leur ôter la vie. Il promit de leur continuer ses bons offices, et les invita à la reconnaissance. Après quoi, il parla de l'expédition dont il faisait partie, et leur donna à entendre, bien qu'avec des circonlocutions délicates, qu'il serait convenable d'inspirer à leur parent une portion de cette prudence pour laquelle ils étaient si renommés.
    Pendant cette harangue extraordinaire, les compagnons de l'orateur l'écoutaient gravement, comme s'ils ne trouvaient rien que de raisonnable dans ce qu'il disait. Un ou deux castors se montrèrent à la surface de l'eau, et le Huron en exprima sa satisfaction, convaincu qu'il n'avait point perdu ses paroles. Au moment où il finissait de parler, on crut voir la tête d'un gros castor sortir d'une hutte en terre qui n'était pas en très bon état et qui, à cause de sa situation, avait paru inhabitée. Un signe aussi extraordinaire de confiance fut accueilli par l'orateur comme un présage favorable, et quoique l'animal se fût retiré avec un peu de précipitation, il ne lui en fit pas moins ses compliments bien sincères.
    Lorsque Magua jugea qu'on avait accordé assez de temps aux affections de famille du guerrier, il donna l'ordre de se remettre en marche. Pendant que les Indiens s'éloignaient en troupe, d'un pas que les oreilles d'un Européen n'auraient pu entendre, le même castor vénérable se hasarda de nouveau à montrer sa tête. Si l'un des Hurons se fût retourné, il eût vu l'animal les épier avec une sagacité qu'on aurait pu facilement confondre avec la raison humaine.
    En réalité, il y avait dans les mouvements du quadrupède une intelligence si manifeste que l'observateur le plus habile n'eût pu s'en rendre compte, jusqu'au moment où la troupe entra dans la forêt. Alors tout s'expliqua, et le castor, sortant tout entier de sa hutte, découvrit aux regards le visage grave et attentif de Chingachgook, débarrassé de son masque de fourrure.

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