Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 28

    “Soyez bref, je vous prie; vous voyez que je suis pressé.”
    Shakespeare, “Beaucoup de bruit pour rien.”

    Parmi les Delawares, qui ne formaient guère qu'une demi-tribu, et dont le village était situé à une petite distance du campement temporaire des Hurons, on comptait à peu près un égal nombre de guerriers à celui de la dernière peuplade.
    Comme leurs voisins, ils avaient suivi Montcalm sur le territoire de la couronne britannique, et entrepris des incursions fréquentes et sérieuses sur les terrains de chasse des Mohawks; néanmoins, avec la réserve énigmatique si commune aux Indiens, ils avaient refusé leur coopération au moment où elle était le plus nécessaire, c'est-à-dire lors de l'attaque du fort William-Henry. Les Français avaient cherché à s'expliquer de diverses manières cette défection inattendue de leurs alliés. Cependant, à en croire l'opinion qui prévalut, les Delawares avaient été guidés par leur respect pour un ancien traité qui les avait placés sous la protection militaire des Iroquois, et ils avaient répugné à combattre contre leurs anciens maîtres. Quant à la tribu, elle s'était contentée de faire savoir par ses envoyés au marquis de Montcalm, et avec un laconisme tout à fait indien, que ses haches étaient émoussées, et qu'il fallait du temps pour en aiguiser le fer. Le prudent général avait jugé plus sage de conserver un allié passif que de s'en faire un ennemi déclaré par quelque acte de sévérité mal entendue.
    Dans la matinée où Magua conduisait sa troupe silencieuse de l'étang des castors dans la forêt, le soleil, en se levant sur le camp des Delawares, éclaira une population aussi activement affairée que s'il eût été plein midi.
    Les femmes couraient d'une cabane à l'autre; on en voyait préparer le repas du matin, ou se livrer à leurs occupations habituelles, tandis que la plupart suspendaient leur besogne pour échanger entre amies quelques mots à voix basse. Les hommes se promenaient par petits groupes, ayant l'air d'être plus sérieux que causeurs, et s'exprimant à l'occasion en phrases sentencieuses, comme des gens qui pesaient mûrement leurs opinions. De toutes parts, les instruments de la chasse étaient disposés devant les cabanes, mais personne n'était pressé de s'en servir. Cà et là un guerrier examinait ses armes avec une attention qu'on n'apporte pas d'ordinaire pour aller en quête du gibier. De temps à autre, tout un groupe portait simultanément ses regards sur une loge vaste et silencieuse située au centre du village, comme si elle eût contenu le sujet de toutes les préoccupations du jour.
    Pendant cette scène, un homme parut tout à coup à l'extrême limite du plateau rocheux sur lequel le village était assis. Il était sans armes, et son visage était peint de manière à adoucir la rudesse naturelle de ses traits accentués.
    Lorsqu'il fut bien en vue des Delawares, il s'arrêta, et fit un geste d'amitié en levant d'abord une main vers le ciel, puis en la laissant retomber avec force sur sa poitrine. Les habitants répondirent à son salut par un murmure de bienvenue, et l'encouragèrent à s'approcher en répétant les mêmes démonstrations amicales. Assuré d'un accueil favorable, le nouveau venu quitta la crête du rocher où sa silhouette se profilait vivement sur l'horizon vermeil du matin, et descendit avec majesté jusqu'au village. Au milieu du silence qui régnait partout, on n'entendait que le cliquetis des ornements d'argent qui chargeaient ses bras et son cou, et la sonnaille des grelots qui bordaient ses mocassins. Il fit en passant plusieurs saluts de politesse aux hommes qu'il rencontra, sans accorder la moindre attention aux femmes, dont il jugeait le concours inutile dans l'affaire qui l'amenait.
    Arrivé devant le groupe où la fierté des attitudes indiquait la présence des principaux chefs, l'étranger s'arrêta, et les Delawares reconnurent dans le guerrier ferme et bien découplé qui se présentait à eux un chef huron des plus renommés, le Renard Subtil.
    On lui fit une réception grave, silencieuse et pleine de réserve. Les guerriers s'écartèrent pour faire place à l'orateur le plus distingué de la tribu, qui parlait tous les idiomes en usage parmi les indigènes du Nord.
    “Le sage Huron est le bienvenu,” dit le Delaware dans la langue des Maquas. “Il vient sans doute manger son “suc-ca-tush” avec ses frères des lacs?
    -Oui,” répondit Magua, en inclinant la tête avec la dignité d'un prince de l'Orient.
    Le chef étendit le bras, et prenant Magua par le poignet, ils échangèrent de nouveau leurs salutations amicales. Le Delaware invita alors son hôte à entrer dans la loge et à partager son repas du matin. L'invitation fut acceptée, et les deux guerriers, accompagnés de trois ou quatre vieillards, s'éloignèrent tranquillement, laissant le reste de la tribu impatiente de connaître les motifs d'une visite si extraordinaire sans qu'aucun signe, aucune syllabe vînt trahir cette curiosité.
    Pendant le repas, qui fut court et frugal, la conversation, extrêmement circonspecte, roula tout entière sur les incidents de la chasse que Magua avait récemment conduite. Les Delawares firent semblant de considérer sa visite comme une chose toute simple, bien que chacun d'eux fût persuadé qu'elle se liait à quelque motif secret et de conséquence; ils n'en jouèrent pas moins l'indifférence à l'égal des diplomates les plus retors.
    Dès que l'appétit fut apaisé, les femmes enlevèrent les plats et les gourdes, et les deux parties en présence se préparèrent à faire assaut de finesse et de perspicacité.
    “Mon grand-père du Canada,” commença l'orateur des Delawares, “a-t-il de nouveau tourné son visage vers ses enfants hurons?
    -Quand en a-t-il été autrement?” répondit Magua, “Il nous appelle ses bien-aimés.”
    Le Delaware fit un signe d'acquiescement à cette assertion qu'il savait être fausse, et continua:
    “Les tomahawks de vos jeunes hommes ont été bien rouges!
    -C'est vrai; mais maintenant ils sont émoussés, quoique brillants; car les Anglais sont morts, et nous avons les Delawares pour voisins.”
    L'autre répondit à ce compliment pacifique par un geste gracieux de la main et se tut.
    Alors Magua, feignant un réveil de sa mémoire par suite de l'allusion faite au massacre de William-Henry:
    “Est-ce que ma prisonnière,” dit-il, “donne de l'embarras à mes frères?
    -Elle est la bienvenue.
    -Le sentier qui mène du camp des Hurons à celui des Delawares est court et facile; si elle donne de l'embarras à mon frère, renvoyez-la auprès de nos femmes.
    -Elle est la bienvenue,” répéta le chef delaware avec plus d'emphase que la première fois.
    Magua, déconcerté, garda le silence, comme s'il eût été indifférent au mauvais succès de sa première ouverture pour reprendre possession de Cora.
    “Mes jeunes hommes,” reprit-il, “laissent-ils aux Delawares assez de place pour chasser sur les hauteurs?
    -Les Lénapes,” répliqua l'autre assez fièrement, “sont maîtres sur leurs montagnes.
    -Sans doute, la justice règne entre les Peaux Rouges. Pourquoi faire briller leurs tomahawks et aiguiser leurs couteaux les uns contre les autres? N'ont-ils pas pour ennemis les Visages Pâles?
    -Bien!” s'écrièrent à la fois deux ou trois des assistants.
    Magua attendit un peu pour donner à ce qu'il venait de dire le temps de faire impression sur son auditoire; puis il ajouta:
    “N'y a-t-il pas eu dans les bois des mocassins étrangers? Mes frères n'ont-ils pas relevé des traces d'hommes blancs?
    -Que mon père du Canada vienne parmi nous!” répondit l'autre d'une manière évasive. “Ses enfants sont prêts à le recevoir.
    -Quand le grand chef viendra, ce sera pour fumer avec les Indiens dans leurs wigwams et les Hurons diront aussi qu'il est le bienvenu. Mais les Yenguis ont de longs bras, et des jambes qui ne se fatiguent jamais. Mes jeunes hommes ont rêvé qu'ils avaient vu la piste des Yenguis près du village des Delawares.
    -Ils ne trouveront pas les Lénapes endormis.
    -C'est bien. Le guerrier dont l'oeil est ouvert peut apercevoir son ennemi.”
    Voyant qu'il ne pouvait mettre en défaut la circonspection de son interlocuteur, Magua mit l'entretien sur un autre terrain.
    “J'ai apporté,” ajouta-t-il, “des présents à mon frère. Sa nation n'a pas jugé convenable de marcher dans le sentier de la guerre, mais ses amis n'ont pas oublié où elle demeure.”
    Après avoir ainsi annoncé ses intentions libérales, l'artificieux Huron se leva et étala ses présents aux yeux éblouis des Delawares: ils consistaient principalement en bijoux communs, provenant du pillage des femmes massacrées dans la plaine de William-Henry. Magua ne se montra pas moins judicieux dans la manière dont il sut distribuer à la ronde ses bagatelles. Aux guerriers distingués, et entre autres au Coeur Dur, son hôte, il offrit celles qui brillaient le plus; et en donnant les autres aux chefs subalternes, il y joignit des compliments si opportuns qu'il ne leur laissa aucun motif de se plaindre. Du reste, il lui fut aisé de lire dans les yeux l'effet de ses adroites flatteries.
    Le coup politique qu'il venait de frapper produisit des résultats immédiats. La gravité sévère des Delawares fit place à une expression beaucoup plus cordiale; et le Coeur Dur notamment, après avoir examiné avec un vif plaisir la part qui lui avait été faite dans cette distribution, dit avec énergie:
    “Mon frère est plein de sagesse. Il est le bienvenu!
    -Les Hurons aiment leurs amis les Delawares,” reprit Magua. “Pourquoi en serait-il autrement? Ils doivent leur couleur au même soleil; leurs hommes justes chasseront après la mort sur le même territoire. Les Peaux Rouges doivent être amies, et avoir les yeux ouverts sur les hommes blancs… Mon frère n'a-t-il pas flairé des espions dans les bois?”
    Le Coeur Dur oublia la sévérité rigide qui lui avait sans doute valu ce surnom significatif. Ses traits s'adoucirent sensiblement, et il daigna répondre d'une manière plus directe:
    “Il y a eu des mocassins étrangers autour de mon camp; on en a suivi la piste jusque dans nos habitations.”
    De son côté, Magua n'eut pas l'air de s'apercevoir que cette réponse était la contre-partie de la précédente.
    “Et mon frère,” dit-il, “a chassé les chiens?
    -Cela ne se pourrait; l'étranger est toujours bien accueilli chez les enfants des Lénapes.
    -L'étranger, mais non l'espion.
    -Les Yenguis emploient-ils leurs femmes comme espions? Le chef huron n'a-t-il pas dit qu'il avait fait des femmes prisonnières dans la bataille?
    -Et il n'a point menti. Les Yenguis ont mis en campagne leurs éclaireurs; ils sont venus dans mes wigwams, mais ils n'y ont trouvé personne pour les accueillir. Alors ils ont fui chez les Delawares, car, ont-ils dit, les Delawares sont leurs amis, et ont détourné les yeux de leur père du Canada.”
    Cette insinuation était un coup en pleine poitrine, et, dans un état de société plus civilisé, aurait valu à Magua la réputation de diplomate habile. La défection récente de leur tribu -ce que les Delawares savaient fort bien- les avait exposés à de graves reproches de la part des Français, leurs alliés, et ils sentaient maintenant qu'à l'avenir leurs actes seraient surveillés avec une ombrageuse défiance. Il n'était pas besoin d'approfondir beaucoup les effets et les causes pour prévoir qu'une semblable situation serait, selon toute probabilité, hautement préjudiciable à leur conduite future. Leurs villages lointains, leurs territoires de chasse, plusieurs centaines de femmes et d'enfants, ainsi qu'une portion considérable des forces de la tribu, se trouvaient dans les limites des possessions françaises. En conséquence, la dernière phrase de Magua fut reçue, comme il le désirait, avec un air de désapprobation, sinon d'alarme.
    “Que mon père me regarde en face,” répondit le Coeur Dur; “il ne verra pas de changement. Mes jeunes hommes, c'est vrai, n'ont point marché dans le sentier de la guerre: ils ont eu des rêves qui les en ont empêchés, mais ils aiment et vénèrent le grand chef blanc.
    -Le croira-t-il quand il apprendra que son plus grand ennemi est nourri dans le camp de ses enfants? quand on lui dira qu'un Yengui sanguinaire fume devant votre feu? que le Visage Pâle qui a tué tant de ses amis va et vient parmi les Delawares? Allez, mon grand-père du Canada n'est pas un fou.
    -Où est cet Yengui que les Delawares doivent craindre, et qui a tué mes jeunes hommes? Quel est l'ennemi mortel de mon grand-père?
    -La Longue Carabine.”
    A ce nom bien connu, les guerriers delawares tressaillirent, et témoignèrent par leur étonnement qu'ils apprenaient alors pour la première fois qu'un homme si fameux parmi les Indiens alliés de la France était en leur pouvoir.
    “Que veut dire mon frère?” demanda le Coeur Dur, d'un ton de surprise qui démentait l'apathie habituelle de sa race.
    -Un Huron ne ment jamais,” reprit Magua froidement en appuyant sa tête contre le mur de la cabane et en croisant son léger manteau sur sa poitrine. “Que les Delawares comptent leurs prisonniers; ils en trouveront un dont la peau n'est ni rouge ni blanche.”
    Il s'ensuivit un long silence. Alors le Coeur Dur s'étant consulté à l'écart avec ses compagnons, on dépêcha des messagers pour requérir la présence de quelques autres chefs des plus distingués de la tribu.
    A mesure qu'il arrivait, chaque guerrier était mis au courant de l'importante nouvelle que Magua venait d'annoncer, et montrait sa surprise par l'exclamation gutturale familière aux Indiens.
    La nouvelle se répandit de bouche en bouche, et bientôt tout le camp fut en proie à la plus grande agitation. Les femmes interrompirent leurs travaux pour tâcher de saisir le peu de mots que les lèvres des guerriers laissaient échapper incidemment dans leurs entretiens. Les jeunes garçons oublièrent leurs jeux pour venir se mêler à la société de leurs pères, et parurent presque aussi étonnés que ceux-ci de la témérité de leur odieux ennemi. Toute affaire fut suspendue, toute chose négligée, pour que la tribu se livrât sans partage, et chacun à sa manière, à l'expression du sentiment général.
    Cependant, les vieillards s'occupèrent sérieusement à examiner ce qu'exigeaient l'honneur et le salut de la nation dans une conjoncture si délicate et embarrassante. Au milieu de l'émotion générale, Magua était resté à la même place et avait gardé sa première attitude, immobile et indifférent, comme s'il eût été étranger aux résultats que devait avoir cette crise. Rien pourtant de ce qui pouvait indiquer les futurs desseins de ses hôtes n'échappait à ses yeux vigilants. Avec la connaissance approfondie qu'il avait de la nature des Indiens auxquels il avait affaire, il devinait d'avance leurs déterminations; et on peut dire que, sous plus d'un rapport, il connaissait leurs intentions avant qu'ils en eussent eux-mêmes conscience.
    Le conseil des Delawares ne dura pas longtemps. Quand il fut terminé, un mouvement général annonça qu'il allait être immédiatement suivi d'une assemblée solennelle de la nation entière. Comme ces assemblées étaient rares et n'avaient lieu que dans des occasions d'une extrême importance, le subtil Huron qui continuait à se tenir à l'écart, témoin silencieux mais perspicace de tout ce qui se passait, vit alors que ses projets allaient réussir ou échouer définitivement. Il sortit donc de la cabane, et se dirigea vers l'emplacement où les guerriers commençaient déjà à se réunir.
    Il s'écoula à peu près une demi-heure avant que toute la tribu, y compris les femmes et les enfants, eût pris place. Ce délai avait été occasionné par les préparatifs qu'on avait jugés indispensables pour une réunion si peu ordinaire. Mais au moment où le soleil eut atteint le sommet de la montagne sur un des flancs de laquelle les Delawares avaient établi leur camp, tout le monde était assis; et ses rayons de feu, perçant l'épaisse ramure des grands arbres, tombèrent sur une multitude aussi grave et silencieuse qu'en eût jamais éclairée sa lumière matinale.
    Le nombre des assistants s'élevait à un millier environ.
    Dans une de ces assemblées sérieuses, il ne se rencontre ni brouillon ni ambitieux de gloriole qui se lève à l'étourdie pour ouvrir une discussion précipitée. Un tel acte de présomption et de légèreté amènerait le discrédit de l'orateur précoce qui se le permettrait. Il n'appartient qu'à l'âge et à l'expérience d'exposer au peuple le sujet en délibération. Jusque-là, ni les exploits guerriers, ni les talents naturels, ni la réputation oratoire, ne justifieraient la moindre dérogation à cet usage.
    En la présente occasion, le vieux guerrier, auquel appartenait le privilège de prendre le premier la parole, se taisait, comme accablé par l'importance du sujet. Le silence s'était prolongé bien plus que de coutume, sans qu'il eût échappé à personne, pas même au plus jeune enfant, un signe d'impatience ou de surprise. Tous les regards étaient fixés vers la terre; quelques-uns seulement s'en détachaient de temps à autre pour se diriger vers une cabane que rien pourtant ne distinguait des autres, si ce n'était qu'on l'avais mise avec plus de sollicitude à l'abri de l'intempérie des saisons.
    Enfin un de ces sourds frémissements qui agitent souvent une multitude assemblée se fit entendre, et toute la nation se leva à la fois par un mouvement spontané. La porte de la cabane en question s'ouvrit, et il en sortit trois hommes, qui se dirigèrent à pas lents vers le lieu de la conférence.
    C'étaient trois vieillards, tous d'un âge plus avancé qu'aucun de ceux qui étaient présents; mais l'un d'eux, placé entre les deux autres qui le soutenaient, comptait un nombre d'années qu'il est permis rarement à la race humaine d'atteindre. Sa taille, autrefois haute et droite comme le cèdre, était maintenant courbée sous le poids de plus d'un siècle. Il n'avait plus la démarche élastique et légère d'un Indien, et il était obligé de traîner lentement et pouce à pouce ses pas tardifs. Sa peau cuivrée et sillonnée de rides formait un singulier contraste avec les abondantes mèches de cheveux blancs qui flottaient sur ses épaules, et dont la longueur indiquait qu'il s'était sans doute passé des générations depuis qu'on les avait coupés pour la dernière fois.
    Le costume de ce patriarche, car son grand âge, son influence sur ses compatriotes et les liens du sang qui l'unissaient à eux, permettaient de lui donner ce nom, était riche et imposant, bien que strictement conforme à la mise simple de la tribu. Son manteau se composait des plus belles peaux, dont on avait enlevé la fourrure, afin d'y figurer l'image hiéroglyphique de différents exploits accomplis à des époques reculées. Sa poitrine était chargée de médailles, quelques-unes en argent massif, et une ou deux en or, présents qu'il avait reçus de divers potentats européens pendant le cours de sa longue carrière. Des anneaux d'or entouraient ses bras et ses jambes au-dessus de la cheville. Sa tête, sur laquelle il avait laissé croître les cheveux depuis qu'il avait abandonné le métier des armes, portait une sorte de diadème d'argent, incrusté d'autres ornements qui étincelaient au milieu de trois plumes d'autruche, dont la couleur noire rehaussait la neige de sa chevelure. Le manche de son tomahawk disparaissait sous les plaques d'argent, et la poignée de son coutelas brillait comme si elle eût été d'or massif.
    Aussitôt que le premier mouvement d'émotion et de plaisir qu'avait fait naître l'apparition soudaine de ce personnage révéré eut un peu cessé, le nom de Tamenund passa de bouche en bouche. Magua avait souvent entendu parler de la sagesse et de l'équité du vieux Delaware. La renommée allait même jusqu'à lui attribuer le rare privilège d'avoir des conférences secrètes avec le Grand Esprit; et son nom, légèrement altéré, a été transmis aux usurpateurs blancs de son ancien territoire, comme celui du saint protecteur et imaginaire d'un vaste empire. Le chef huron choisit donc, un peu en dehors de la foule, un endroit d'où il pouvait considérer de plus près les traits de l'homme dont la décision allait avoir tant d'influence sur ses destinées.
    Les yeux du vieillard étaient clos, comme s'ils eussent été fatigués du spectacle des passions égoïstes de l'humanité. La couleur de sa peau différait de celle de la plupart des Indiens qui l'entouraient; elle semblait plus colorée et surtout plus foncée: cette dernière teinte provenait du grand nombre de lignes fines et compliquées tracées sur presque toute sa personne par l'opération du tatouage. Malgré la position qu'avait prise le Huron, Tamenund passa devant lui sans le remarquer. Appuyé sur ses deux vénérables compagnons, il traversa les rangs de la multitude, et prit place sur le point le plus élevé, au centre de sa nation, dans toute la majesté d'un monarque et d'un père.
    Rien ne saurait surpasser la vénération et l'amour avec lesquels cette visite inattendue de ce demeurant d'un autre âge fut reçue par son peuple. Après quelques instants de recueillement, les principaux chefs se levèrent, et s'approchant du patriarche, placèrent ses mains sur leur tête comme pour lui demander sa bénédiction. Les simples guerriers se contentèrent de toucher son manteau, ou même d'approcher de sa personne, afin de respirer le même air qu'un vieillard si juste et si vaillant; et encore, il n'y eut que les plus renommés d'entre eux qui osassent aller jusque-là. La foule s'estima heureuse de contempler à distance l'objet de son affection profonde.
    Après que ces démonstrations d'attachement et de respect furent accomplies, quelques jeunes gens, à qui l'un des vieux acolytes de Tamenund avait donné des instructions, se dirigèrent vers la hutte située au milieu du camp.
    Bientôt ils reparurent, escortant les individus pour qui tous ces préparatifs solennels étaient faits, vers le lieu où ils allaient entendre prononcer leur jugement. On leur ouvrit un passage, et quand ils furent entrés dans l'espace libre, les nouveaux arrivants se trouvèrent entourés de tous côtés par les rangs épais de la peuplade entière.

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