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Chapitre 29
“L'assemblée a pris place; au milieu des héros
Achille enfin se lève, et s'exprime en ces mots.”
Pope, traduction de “l'Iliade.”
A la tête des prisonniers marchait Cora, les bras enlacés dans ceux d'Alice avec toute l'ardeur d'une tendresse fraternelle. Malgré le spectacle alarmant que présentait l'assemblée, elle semblait, la généreuse fille, avoir oublié ses propres dangers, et ses regards demeuraient fixés sur les traits pâlis et inquiets de sa tremblante soeur.
Tout près d'elles se tenait le major Heyward, prenant à toutes deux un intérêt égal, et sachant à peine, en ce moment d'angoisse, quelle préférence accorder à celle qu'il aimait le plus. Oeil de Faucon venait un peu en arrière, par déférence pour son supérieur, dont une communauté d'infortune n'avait pu lui faire oublier le rang.
Uncas n'était point parmi eux.
Quand le silence le plus parfait fut de nouveau rétabli, et après la pause solennelle d'usage, un des deux vieillards assis auprès du patriarche se leva, et demanda tout haut, en anglais très intelligible:
“Lequel de mes prisonniers est la Longue Carabine?”
Le chasseur jugea à propos de garder le silence.
Duncan toutefois promena ses regards sur l'assemblée, et recula d'un pas en apercevant le traître Magua. Il comprit sur-le-champ que le rusé sauvage n'était point étranger à leur mise en jugement, et il résolut de mettre tout en oeuvre pour faire obstacle à ses sinistres desseins. Se souvenant d'avoir été témoin d'un exemple de la justice sommaire des Indiens, il appréhenda que son compagnon ne fût destiné à en servir à son tour.
Sans se donner le temps de réfléchir, il prit la résolution subite de sauver son courageux ami, quoi qu'il pût lui en coûter à lui-même. Aussi, quand la question eut été répétée d'une voix plus forte, s'écria-t-il fièrement:
“Donnez-nous des armes, et placez-nous dans ces bois; nos actions parleront pour nous!
-C'est donc là le guerrier dont le nom a rempli nos oreilles!” reprit le chef, en regardant Heyward avec cette espèce de curiosité passionnée qu'on ressent à la vue d'un homme que le mérite ou le hasard, la vertu ou le crime, ont rendu célèbre. “Quel motif a conduit l'homme blanc dans le camp des Delawares?
-Le besoin. Je viens chercher de la nourriture, un abri et des amis.
-Cela n'est pas possible. Les bois sont pleins de gibier; la tête d'un guerrier ne réclame d'autre abri qu'un ciel sans nuages, et les Delawares sont les ennemis, non les amis des Yenguis. Va, ta bouche a parlé, mais ton coeur n'a rien dit.”
Duncan, ne sachant trop ce qu'il devait répondre, se tut; mais Oeil de Faucon qui avait prêté à ce colloque une oreille attentive, s'avança hardiment et prit à son tour la parole.
“Si je n'ai pas répondu au nom de la Longue Carabine,” dit-il, “ce n'était ni par honte ni par crainte, car ni l'une ni l'autre ne sont le partage d'un honnête homme. Mais je n'admets pas que les Mingos affublent d'un tel sobriquet celui qui a reçu de ses amis une distinction plus honorable. La Longue Carabine! c'est l'envers du bon sens, puisque mon perce-daim est un vrai fusil rayé, et non une carabine. Quoi qu'il en soit, l'homme qui a reçu de ses parents le nom de Nathaniel, que les Delawares campés aux bords de la rivière du même nom ont honoré du titre flatteur d'Oeil de Faucon, et que les Iroquois se sont permis de baptiser la Longue Carabine sans y être autorisés par celui que cela concerne, cet homme-là, c'est moi.”
Tous les regards, qui jusque-là avaient gravement épluché la personne de Duncan, se portèrent alors sur les traits mâles et le corps de fer de ce nouveau prétendant à un titre glorieux. Il n'y avait rien d'étonnant à voir deux individus se disputer un tel honneur, car les imposteurs, quoique rares, n'étaient pas inconnus parmi les Indiens; mais il importait aux Delawares, s'ils voulaient juger en toute équité, qu'il n'y eût point à cet égard de méprise. Quelques-uns de leurs anciens se consultèrent entre eux, et cette conférence sembla avoir pour résultat d'interroger leur hôte à ce sujet.
“Mon frère,” demanda le chef au Renard Subtil, “a dit qu'un serpent s'était glissé dans mon camp; quel est-il?”
Le Huron désigna du doigt le chasseur, sans ajouter une parole.
“Un sage Delaware prêtera-t-il l'oreille à l'aboiement d'un loup?” s'écria Duncan, encore plus convaincu des mauvaises intentions de son ennemi. “Un chien ne ment jamais, mais quand a-t-on vu un loup dire la vérité?”
Les yeux de Magua lancèrent des flammes; puis se rappelant à propos la nécessité de conserver son sang-froid, il se détourna avec un air de mépris hautain, bien assuré que la sagacité des Indiens ne faillirait point à découvrir la vérité dans ce conflit de prétentions. Il ne se trompait pas. Après une autre consultation fort courte, le vieux Delaware s'adressa de nouveau à lui pour faire connaître la résolution des chefs, quoique dans les termes les plus circonspects.
“On a appelé mon frère un menteur,” dit-il, “et cela a fâché ses amis. Ils vont prouver qu'il a dit la vérité. Qu'on donne des fusils à mes prisonniers! C'est à leurs actes de montrer celui que nous cherchons.”
Tout en sentant qu'on se défiait de lui, Magua feignit de considérer l'épreuve comme un hommage rendu à sa véracité, garantie d'avance par l'adresse bien connue du chasseur; il se borna en conséquence à faire un geste d'assentiment. Des armes furent aussitôt remises entre les mains des deux amis rivaux, et ils eurent ordre de tirer, par-dessus la multitude, contre une écuelle restée, par hasard, accrochée au sommet d'un vieux tronc d'arbre, à cent cinquante pieds de l'endroit où ils étaient placés.
Heyward sourit en lui-même à l'idée d'entrer en lutte avec le chasseur; il n'en résolut pas moins de persévérer dans son mensonge jusqu'à ce qu'il pénétrât les desseins de Magua. Il prit donc le fusil, ajusta par trois fois avec le plus grand soin et fit feu. La balle entra dans le bois à quelques pouces du vaisseau, et un cri général de satisfaction annonça que le coup était considéré comme une épreuve singulière d'adresse. Oeil de Faucon lui-même approuva de la tête, comme pour dire qu'il n'augurait pas si bien de la part du major. Au lieu pourtant de se mettre en devoir de disputer le prix de l'adresse de son heureux rival, il resta quelque temps appuyé sur son fusil, dans l'attitude d'un homme absorbé par ses pensées. Il fut tiré de sa rêverie par l'un des jeunes Indiens qui avait fourni les armes, et qui vint lui toucher l'épaule, en disant en fort mauvais anglais:
“Le Visage Pâle peut-il faire mieux?”
Oeil de Faucon saisit le fusil et l'agita en l'air avec autant d'aisance qu'il aurait fait d'un roseau. Puis, les yeux attachés sur Magua:
“Ah! Huron,” s'écria-t-il, “je pourrais te tuer à cette heure, et nulle puissance ici-bas ne saurait arrêter le coup. Le faucon qui plane au-dessus de la colombe n'en est pas plus maître que je ne le suis à présent de toi, s'il me plaisait de t'envoyer une balle au coeur. Pourquoi ne le fais-je pas? Pourquoi? parce que la qualité de ma couleur me le défend, et que je pourrais attirer le malheur sur des têtes précieuses et innocentes! Si tu reconnais un Dieu, remercie-le donc du fond de ton âme; ce ne sera pas sans raison.”
L'attitude irritée du chasseur, son oeil étincelant, ses joues enflammées excitèrent un sentiment de terreur secrète chez tous ceux qui l'entendirent. L'attention redoublée des Delawares leur permettait à peine de respirer; et Magua, tout en se défiant de la magnanimité de son ennemi, resta immobile et calme à la place qu'il occupait au milieu de la foule, comme s'il y eût pris racine.
Le jeune Delaware, toujours debout aux côtés du chasseur, se mit à dire:
“Il s'agit de faire mieux.
-Mieux que quoi, imbécile?” répondit Oeil de Faucon, en brandissant de nouveau son arme au-dessus de sa tête, bien qu'il eût tourné le dos au Renard Subtil. “Que veux-tu dire?
-Si l'homme blanc est le guerrier qu'il prétend être,” ajouta le chef, “qu'il frappe plus près du but.”
Le chasseur partit alors d'un rire de mépris, mais cette fois il rit tout haut, et ce bruit produisit sur Heyward l'effet d'un ricanement satanique. Puis il abattit lourdement le fusil dans sa main gauche… Le coup fit explosion comme si c'eût été l'effet de la secousse, et l'écuelle, volant en éclats, couvrit le tronc d'arbre de ses débris. Au même instant, on entendit tomber le fusil à terre, où l'avait jeté dédaigneusement le tireur.
A cette étrange scène, le premier mouvement de la foule fut d'applaudir et de s'émerveiller. Revenue de sa surprise, elle protesta ensuite par un sourd murmure, et tandis que la minorité témoignait ouvertement son admiration, le plus grand nombre paraissait attribuer au hasard ce prodige d'adresse. Heyward se hâta d'appuyer une opinion qui favorisait ses prétentions.
“C'est un hasard!” s'écria-t-il. “On ne peut frapper sans ajuster.
-Un hasard!” répéta le chasseur, qui commençait à s'échauffer. N'ayant point aperçu les signes que lui faisait le major pour qu'il se prêtât à une substitution de personnes, il était obstinément décidé à soutenir son identité à tout prix. “Ce menteur de Huron croit-il aussi, lui, que ce soit un hasard? Donnez-lui un fusil, placez-nous face à face, à découvert et de franc jeu, et que la Providence et notre coup d'oeil décident l'affaire entre nous! Je ne vous en propose pas autant, major; car notre peau est de la même couleur, et nous servons le même maître.
-Que le Huron soit un menteur, c'est évident,” riposta froidement Heyward; “vous l'avez entendu vous-même affirmer que vous étiez la Longue Carabine.”
Il est impossible de dire à quelles assertions violentes Oeil de Faucon se serait porté dans son entêtement invincible à revendiquer son identité, si le vieux Delaware ne se fût entremis de nouveau.
“Le faucon qui vient des nuages peut y retourner quand il lui plaît,” dit-il. “Donnez-leur les fusils.”
Cette fois le chasseur saisit l'arme avec empressement; et Magua, qui surveillait tous ses mouvements d'un oeil inquiet, n'eut plus de motifs de crainte.
“Qu'il soit donc prouvé à la face de cette tribu de Delawares quel est le plus habile de nous deux!” s'écria le chasseur en frappant la crosse de son fusil de cette main redoutable qui avait fait partir tant de coups meurtriers. “Voyez-vous cette gourde qui pend à cet arbre là-bas? Eh bien, major, si vous êtes un des bons tireurs de la frontière, brisez-la en morceaux.”
Duncan regarda le but qui lui était désigné, et se prépara à renouveler l'épreuve. La gourde était un de ces petits vaisseaux de terre dont les Indiens font usage; elle était suspendue à la branche morte d'un petit pin, par une lanière de cuir, et la distance était de trois cents pieds au moins.
L'amour-propre est sujet à de telles bizarreries, que le jeune officier, fort indifférent du reste aux suffrages de ses sauvages arbitres, oublia tout à coup les motifs de la contestation pour ne s'occuper qu'à remporter la victoire. On a déjà vu qu'il n'était pas un tireur à dédaigner, et il résolut de mettre toute son habileté en jeu. Sa vie eût-elle dépendu du coup qu'il allait tirer, il n'eût pas apporté plus de soin et d'attention à viser. Il fit feu, et trois ou quatre jeunes Indiens, qui s'étaient précipités vers le but aussitôt après la détonation, annoncèrent à grands cris que la balle était dans l'arbre, à très peu de distance de la gourde. Les guerriers poussèrent leur exclamation favorite, et leurs yeux se portèrent sur son rival afin de voir ce qu'il allait faire.
“Pour un Royal-Américain, cela peut passer,” dit Oeil de Faucon en riant cette fois à sa manière silencieuse. “Mais si mon fusil avait souvent fait de tels écarts, bien des martes, dont la peau est dans le manchon d'une dame, trotteraient encore par les bois; et plus d'un féroce Mingo, qui est allé là-haut rendre ses comptes, continuerait ses diaboliques exploits sur la frontière des provinces! J'espère que la femme à qui appartient cette gourde en a d'autres dans son wigwam, car celle-ci ne contiendra plus d'eau.”
Tout en parlant, il visitait la batterie et armait son fusil. Après avoir prononcé les derniers mots, il retira un pied en arrière, et éleva le canon, d'un mouvement lent, uniforme et dans une direction unique. Lorsqu'elle fut de niveau, il la laissa un moment dans une immobilité telle que l'homme et le fusil avaient l'air d'être sculptés en pierre. Pendant cet intervalle rapide, l'arme partit en jetant une flamme brillante. Les jeunes garçons s'élancèrent de nouveau, et, après avoir inutilement cherché, rapportèrent qu'on ne voyait aucune trace de la balle.
“Va,” dit le vieux chef au chasseur avec un accent de dur mépris, “tu es un loup sous la peau d'un chien. Je vais parler à la Longue Carabine des Yenguis.
-Ah!” répondit Oeil de Faucon sans s'émouvoir. “Si j'avais l'arme qui vous a fourni le nom dont vous vous servez, je m'engagerais à couper la corde, et à faire tomber la gourde au lieu de la percer. Ignorants, si vous voulez trouver la balle d'un bon tireur des bois, c'est dans l'objet visé, et non autour, qu'il faut la chercher!”
Les jeunes Indiens le comprirent sur-le-champ, car cette fois il s'exprimait en delaware. Ils coururent détacher la gourde, et, l'élevant en l'air avec des cris de joie, ils montrèrent dans le fond un trou que la balle y avait fait après avoir passé par l'orifice.
A cette preuve inouïe d'adresse, toute l'assistance éclata en cris d'admiration. Dès lors, la question fut décidée, et Oeil de Faucon rétabli dans la possession incontestable de sa dangereuse célébrité. Les regards curieux qui s'étaient de nouveau dirigés vers Heyward se détournèrent sur le robuste chasseur, qui devint l'objet de la curiosité générale, pour la population simple et naïve dont il était entouré.
Lorsque cette agitation bruyante se fut calmée, le vieux chef reprit son interrogatoire.
“Pourquoi as-tu cherché à boucher mes oreilles?” dit-il en s'adressant au major. “Les Delawares sont-ils des fous, qu'ils ne puissent distinguer la jeune panthère du chat sauvage?
-Ils ne tarderont pas à reconnaître,” répondit Duncan, en se servant des métaphores indiennes, “que le Huron n'est qu'un oiseau gazouilleur.
-C'est bon. Nous verrons qui peut prétendre à fermer les oreilles d'hommes tels que nous. Frère,” ajouta le chef en se tournant vers Magua, “les Delawares écoutent.”
Ainsi interpellé, d'une manière personnelle et directe, le Renard Subtil se leva, et, s'avançant d'un pas grave et délibéré au centre du cercle et en face des prisonniers, il prit l'attitude d'un orateur qui va prononcer un discours.