Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

Accueil Forums Textes COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

#148504
Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 30

    “Avant de me juger l'on doit m'entendre, ou bien
    Vos décrets sont sans force, et vos lois ne sont rien;
    C'est la justice enfin qu'ici je vous demande:
    La refuserez-vous?”
    Shakespeare, “le Marchand de Venise.”

    Nul bruit humain n'interrompit durant quelques minutes le silence de l'attente. Enfin les flots de la foule s'ouvrirent pour se fermer de nouveau, et Uncas apparut debout au milieu de ce cercle vivant.
    Tous les yeux qui avaient jusque-là cherché à lire dans les traits du sage, comme à la source de leur propre intelligence, se tournèrent à l'instant et restèrent attachés avec une admiration secrète sur la taille droite et svelte et les harmonieuses formes d'Uncas. Quant à lui, ni l'assemblée où il se trouvait, ni l'attention exclusive dont il était l'objet ne le troublèrent en aucune façon. Il jeta à la ronde un regard observateur et résolu, et soutint avec la même indifférence l'expression hostile qui se peignait sur les visages des chefs, et l'examen curieux des enfants. Lorsque, après cette revue intelligente et fière, il aperçut Tamenund, il parut avoir tout oublié pour ne s'occuper que de lui.
    S'avançant d'un pas lent et silencieux dans l'enceinte, il se plaça juste au pied de l'estrade. Un des anciens avertit le vieillard de sa présence.
    “Dans quelle langue,” demanda le patriarche sans ouvrir les yeux, “le prisonnier parle-t-il au Manitou?
    -Comme ses pères,” répondit Uncas; “dans la langue d'un Delaware.”
    A cette déclaration soudaine et inattendue, s'éleva du sein de la foule une clameur rauque et farouche, assez semblable au grondement d'un lion dont on a éveillé la colère, et qui en fait présager la redoutable explosion. L'effet qu'elle produisit sur le sage fut aussi violent, quoique différemment exprimé. Il passa une main sur ses yeux, comme pour s'épargner un spectacle affligeant pour sa race, et répéta de sa voix sourde et profondément gutturale ce qu'il venait d'entendre.
    “Un Delaware!… J'ai assez vécu pour voir les tribus des Lénapes chassées du feu de leur conseil et dispersées comme des troupeaux de daims au milieu des montagnes des Iroquois. J'ai vu la hache d'un peuple étranger dépouiller les vallées des bois que les vents du ciel avaient épargnés. Les animaux qui courent sur les hauteurs, et les oiseaux qui volent au-dessus des arbres, je les ai vus captifs dans les wigwams des hommes; mais ce que je n'avais jamais vu, c'est un Delaware assez vil pour se glisser en rampant comme un serpent venimeux dans les camps de sa nation.
    -Les oiseaux ont ouvert le bec,” reprit Uncas avec l'accent le plus doux de sa voix musicale, “et Tamenund a prêté l'oreille à leur caquetage.”
    Le sage tressaillit et pencha la tête, comme pour saisir les sons fugitifs d'une mélodie lointaine.
    “Tamenund rêve-t-il?” s'écria-t-il. “Quelle voix a frappé son oreille? Les hivers ont-ils rétrogradé? l'été luira-t-il de nouveau sur les enfants des Lénapes?”
    Cette incohérente exclamation échappée des lèvres du prophète delaware fut suivie d'un solennel et respectueux silence. On attribua son langage inintelligible à l'un de ces entretiens mystérieux qu'il avait fréquemment, à ce qu'on disait, avec une intelligence supérieure. Après avoir patiemment attendu, l'un des vieux chefs, s'apercevant que le sage avait perdu le souvenir du sujet qui les occupait, se hasarda à lui rappeler la présence du prisonnier.
    “Le faux Delaware tremble de peur d'entendre les paroles de Tamenund,” dit-il; “c'est un chien qui hurle, quand les Yenguis le mettent sur la piste.
    -Et vous,” répliqua le Mohican d'un air sévère, “vous êtes des chiens qui pleurez pour que le Français vous jette les restes de son repas!”
    Vingt couteaux brillèrent dans l'air et autant de guerriers bondirent à cette riposte mordante et peut-être méritée; mais un geste d'un des chefs arrêta ce déchaînement de colère et rétablit une apparence de calme. La tâche eût probablement été plus difficile, si un mouvement de Tamenund n'eût indiqué qu'il allait reprendre la parole.
    “Delaware,” dit-il, “tu es bien peu digne de ton nom. Il y a bien des hivers que mon peuple n'a vu un brillant soleil; et deux fois traître est le guerrier qui déserte sa tribu lorsqu'elle est cachée dans le nuage. La loi du Manitou est juste. Oui, elle l'est; et tant que les rivières couleront, que les montagnes resteront debout, que les arbres se couvriront de fleurs, elle le sera… Cet homme est à vous, mes enfants; soyez justes à son égard.”
    Tout demeura immobile, chacun sembla retenir sa respiration jusqu'à ce que les lèvres de Tamenund eussent laissé échapper la dernière syllabe de cet ordre suprême.
    A l'instant s'éleva un cri unanime de vengeance, effrayant présage des résolutions farouches et sanguinaires. Au milieu de ces vociférations sauvages, un des chefs fit savoir que le captif était condamné à la redoutable épreuve du feu. Le cercle se rompit, et des hurlements de joie se mêlèrent au tumulte et à la confusion des préparatifs immédiats du supplice. Heyward lutta avec l'énergie du désespoir contre ceux qui le retenaient; Oeil de Faucon commença à donner des signes d'inquiétude; et Cora se jeta de nouveau aux pieds du patriarche pour implorer encore sa clémence.
    Seul, en plein désarroi, Uncas conservait sa sérénité. Il regarda d'un oeil indifférent les apprêts de la torture, et quand les bourreaux s'approchèrent pour s'assurer de lui, il les reçut avec une ferme contenance et le front haut. L'un d'eux, plus féroce que ses compagnons, saisit la tunique de chasse du jeune Mohican, et d'un seul coup l'arracha de son corps. Alors, poussant un cri de joie frénétique, il sauta sur sa victime sans défense et se prépara à l'attacher au poteau.
    Mais, dans le moment où il paraissait le plus étranger aux sentiments humains, le sauvage fut arrêté aussi soudainement dans son projet que si un être surnaturel eût surgi entre lui et Uncas. Les yeux du Delaware parurent prêts à sortir de leur orbite; il ouvrit la bouche sans pouvoir articuler un son, et l'on eût dit un homme pétrifié dans l'attitude de la stupéfaction. Enfin, levant lentement et avec effort sa main droite, il désigna du doigt la poitrine du prisonnier. La foule entoura celui-ci, et tous furent frappés d'une égale surprise en apercevant, sur le sein du captif, une petite tortue, tatouée avec le plus grand soin et d'une superbe teinte bleue.
    Uncas jouit un moment de son triomphe, et regarda autour de lui avec un calme sourire; mais bientôt, écartant les curieux d'un geste fier et impératif, il s'avança de l'air d'un roi, et prit la parole d'une voix éclatante qui domina le tumulte de l'admiration générale.
    “Hommes des Lenni-Lénapes,” dit-il, “ma race soutient la terre. Votre faible tribu repose sur mon écaille. Quel est le feu d'un Delaware qui pourrait brûler l'enfant de mes pères?” ajouta-t-il en désignant avec orgueil les armoiries imprimées sur sa poitrine. “Le sang qui est sorti d'une telle source éteindrait vos flammes. Ma race est la mère des nations!
    -Qui es-tu?” demanda Tamenund en se levant, ému par le son de voix qui avait frappé son oreille plutôt que par le sens des paroles du captif. “Qui es-tu donc?
    -Uncas, fils de Chingachgook,” répondit le prisonnier avec modestie, en inclinant la tête devant le vieillard par respect pour son caractère et son grand âge. “Je suis un fils de la Grande Tortue.
    -L'heure de Tamenund est proche!” s'écria le sage. “Enfin son dernier jour va toucher à la nuit!… Je rends grâces au Manitou que celui qui doit tenir ma place au feu du conseil soit ici… Uncas, le fils d'Uncas, est trouvé! Que les yeux d'un aigle mourant puissent contempler le soleil qui se lève!”
    Le jeune homme s'élança légèrement sur la plate-forme, d'où il fut visible à toute la peuplade émerveillée. Tamenund ne pouvait se lasser de contempler la beauté et la noblesse de ses traits, comme un homme à qui cette vue rappelait des jours plus heureux.
    “Tamenund est-il encore enfant?” s'écria enfin le prophète avec exaltation. “Ai-je rêvé que tant de neiges ont passé sur ma tête… que mon peuple était dispersé comme un sable mouvant… que j'avais vu les Yenguis plus nombreux que les feuilles des bois?… La flèche de Tamenund ne pourrait effaroucher le jeune faon; son bras est sec comme la branche du chêne dépouillé; le limaçon serait plus vif que lui à la course… Et pourtant Uncas est devant lui, tel que le jour où ils allaient ensemble combattre les Visages Pâles. Uncas, la panthère de sa tribu, le fils aîné des Lénapes, le plus sage Sagamore des Mohicans!… Dites-moi, Delawares, Tamenund s'est-il endormi depuis cent hivers?”
    Le silence profond qui suivit ces paroles témoignait suffisamment du respect mêlé de crainte avec lequel le patriarche était écouté de son peuple. Nul n'osa élever la voix, quoique tous retinssent leur haleine dans l'attente de ce qu'il pourrait ajouter.
    Cependant Uncas, regardant le vieillard en face avec la tendresse et la vénération d'un enfant chéri, prit sur lui de répondre; c'était un droit que lui conférait son rang élevé et reconnu.
    “Quatre guerriers de sa race ont vécu et sont morts,” dit-il, “depuis que l'ami de Tamenund conduisait son peuple au combat. Le sang de la Tortue s'est transmis à beaucoup de chefs, mais tous sont retournés au sein de la terre d'où ils étaient venus, à l'exception de Chingachgook et de son fils.
    -C'est vrai! c'est vrai!” reprit le patriarche, car un rayon de lumière venait de détruire ses riantes illusions et de lui rappeler tout à coup la véritable histoire de son peuple. “Nos sages ont souvent dit qu'il y avait dans les montagnes des Yenguis deux guerriers de la race sans mélange; pourquoi leurs sièges au feu du conseil des Delawares ont-il été si longtemps vides?”
    A ces mots, Uncas releva la tête qu'il tenait inclinée, et, parlant de manière à être entendu de toute l'assistance, comme pour lui expliquer une fois pour toutes les vicissitudes politiques de sa famille, il dit à voix haute:
    “il fut un temps où de nos wigwams nous pouvions entendre gronder les colères du lac salé. Nous étions alors les maîtres et les Sagamores du pays; mais lorsqu'on rencontra un Visage Pâle à chaque ruisseau, nous nous retirâmes avec le daim vers la rivière de notre nation. Les Delawares étaient partis, ou du moins il n'en restait qu'un petit nombre pour boire au courant de l'onde qu'ils aimaient. Alors mes pères dirent: “Nous chasserons ici sur les bords de la rivière qui va au lac salé. Si nous nous dirigeons vers le soleil couchant, nous trouverons des sources qui s'écoulent dans les grands lacs d'eau douce; là un Mohican mourrait comme les poissons de mer dans une onde limpide. Quand le Manitou sera prêt, et qu'il nous dira: “Venez!” nous suivrons la rivière qui va à la mer, et nous reprendrons ce qui est à nous.” Telle est, Delawares, la croyance des enfants de la Tortue! C'est vers le lever du soleil, et non vers son couchant, que se portent nos regards; nous savons d'où il vient, mais nous ne savons pas où il va. J'ai dit.”
    Les descendants des Lénapes écoutèrent ces paroles avec tout le respect que leur prêtait la superstition, trouvant un charme secret jusque dans le langage figuré dont le jeune Mohican revêtait ses idées. Uncas lui-même épiait, d'un oeil intelligent, l'effet que venait de produire cette courte explication, et, voyant son auditoire satisfait, il déposa peu à peu l'air d'autorité qu'il avait pris d'abord.
    Alors seulement il aperçut Oeil de Faucon garrotté. Sautant aussitôt à bas de l'estrade, il se fraie un chemin jusqu'à son ami, tire son coutelas et coupe ses liens. Puis il ordonne à tous ceux qui l'entouraient de s'éloigner; toujours graves et attentifs, les Indiens obéissent en silence et se rangent de nouveau en cercle comme avant sa venue. Uncas prend le chasseur par la main et le conduit aux pieds du patriarche.
    “Mon père,” dit-il, “regardez ce Visage Pâle: c'est un homme juste, et l'ami des Delawares.
    -Est-ce un fils de Miquon?
    -Non; c'est un guerrier connu des Yenguis et redouté des Maquas.
    -Quel est le nom que lui ont valu ses exploits?
    -Nous l'appelons Oeil de Faucon,” repartit Uncas en employant l'expression delaware, “car son oeil ne le trompe jamais. Les Mingos le connaissent par la mort qu'il donne à leurs guerriers; pour eux c'est la Longue Carabine.
    -La Longue Carabine!” répéta Tamenund, en ouvrant les yeux et en regardant fixement le chasseur. “Mon fils n'a pas bien fait de lui donner le nom d'ami.
    -Je donne ce nom à qui s'est montré tel,” reprit le jeune chef sans s'émouvoir et avec un maintien assuré. “Si Uncas est le bienvenu parmi les Delawares, Oeil de Faucon doit l'être aussi auprès des amis d'Uncas.
    -Le Visage Pâle a tué mes jeunes hommes; il est renommé pour les coups qu'il a portés aux Lénapes.
    -Si un Mingo a marmotté cela à l'oreille d'un Delaware, il n'a prouvé qu'une chose, c'est qu'il est un oiseau babillard.”
    En parlant ainsi, le chasseur jugeait le moment venu de se disculper des accusations odieuses dirigées contre lui. Il s'exprima dans la langue de l'Indien auquel il s'adressait, entremêlant aux métaphores indiennes le style qui lui était particulier.
    “Que j'aie tué des Maquas, je ne suis pas homme à le nier, même au feu de leur conseil; mais qu'avec connaissance de cause, ma main ait jamais fait du mal à un Delaware, cela est contraire à ma nature, qui me porte à les aimer, ainsi que tout ce qui appartient à leur nation.”
    Des murmures approbateurs circulèrent parmi les guerriers, qui se regardèrent les uns les autres en hommes qui commençaient à démêler leur erreur.
    “Où est le Huron?” demanda Tamenund. “A-t-il fermé mes oreilles?”
    Magua, dont il est facile de se figurer les sentiments pendant la scène qui avait vu triompher Uncas, répondit à l'interpellation en s'avançant hardiment en face du patriarche.
    “Le juste Tamenund,” dit-il, “ne voudra pas garder ce qu'un Huron a prêté.
    -Dis-moi, fils de mon frère,” répondit le sage, en détournant ses regards de la physionomie sinistre du Renard Subtil, pour les reporter sur l'air franc et ouvert d'Uncas, “l'étranger a-t-il sur toi un droit de conquête?
    -Il n'en a aucun,” répondit le Mohican. “La panthère peut tomber dans les pièges tendus par des femmes, mais elle est forte et sait comment les franchir.
    -La Longue Carabine?
    -Se rit des Mingos. Va, Huron; demande à tes femmes la couleur d'un ours.
    -L'étranger et la jeune fille blanche qui sont venus ensemble dans mon camp?
    -Doivent continuer librement leur voyage.
    -Et la femme que le Huron a confiée à mes guerriers?”
    Uncas ne répondit point.
    “Et l'autre femme,” répéta Tamenund d'un ton grave, “celle que le Mingo a amenée dans mon camp?
    -Elle est à moi,” s'écria Magua en faisant à Uncas un geste de triomphe. “Mohican, tu sais qu'elle est à moi.
    -Mon fils garde le silence,” dit le sage.
    Et pendant qu'il s'efforçait de lire dans les traits du jeune chef qui, accablé de douleur, avait, détourné la tête, celui-ci laissa échapper cette brève réponse:
    “C'est vrai.”
    Il y eut alors quelques moments d'un silence pénible; car la tribu n'admettait qu'avec répugnance la justice de la réclamation de Magua.
    A la fin, Tamenund, de qui dépendait la décision, dit d'une voix ferme:
    “Pars, Huron.
    -Partira-t-il comme il est venu, juste Tamenund,” demanda le rusé Magua, “ou les mains pleines de la bonne foi des Delawares? Le wigwam du Renard Subtil est vide; rendez-lui ce qui lui appartient.”
    Le vieillard réfléchit quelque temps, puis se penchant vers l'un de ses vénérables acolytes, il demanda:
    “Mes oreilles sont-elles ouvertes?
    -Sans doute.
    -Ce Mingo est-il un chef?
    -Oui, le premier de sa nation.
    -Jeune fille, que veux-tu? Un grand guerrier te prend pour femme. Va, ta race ne s'éteindra pas.
    -Qu'elle s'éteigne mille fois,” s'écria Cora saisie d'horreur, “plutôt que de subir une telle dégradation!
    -Huron, son esprit est dans les tentes de ses pères. Une fille de mauvaise volonté rend un wigwam malheureux.
    -Elle parle avec la langue de son peuple,” reprit Magua, en jetant sur sa victime un regard d'amère ironie. “Elle est d'une race de trafiquants et veut marchander ses sourires. Que Tamenund prononce!
    -Emporte sa rançon et notre amitié.
    -Je ne veux emporter d'ici que ce que j'y ai amené.
    -Pars donc avec ce qui t'appartient. Le grand Manitou défend au Delaware d'être injuste.”
    Magua tendit le bras et saisit avec force sa captive. Les Delawares reculèrent en silence; et Cora, convaincue que de nouvelles instances seraient inutiles, se prépara à subir son sort sans plus de résistance.
    Le major Heyward, qu'on avait dégagé de ses liens, se jeta en avant.
    “Arrêtez, arrêtez!” s'écria-t-il. “Huron, un peu de pitié! Sa rançon te rendra plus riche qu'aucun de ta nation n'a jamais pu l'être.
    -Magua est un Peau-Rouge; il n'a pas besoin de la verroterie des Visages Pâles.
    -De l'or, de l'argent, de la poudre, du plomb, tout ce qu'il faut à un guerrier, tu l'auras dans ton wigwam! oui, tout ce qui convient au plus grand des chefs!
    -Le Renard Subtil est bien fort,” s'écria Magua en agitant violemment la main dont il étreignait le bras de Cora, “il tient sa revanche!
    -Souverain arbitre de la Providence,” reprit Heyward, en serrant ses mains l'une contre l'autre dans un accès de désespoir, “souffriras-tu de tels attentats? Juste Tamenund, c'est à ton coeur que j'en appelle!
    -Le Delaware a parlé,” répondit le sage en s'affaissant sur son siège, l'esprit épuisé par tant de secousses. “Les hommes n'ont pas deux paroles.”
    Oeil de Faucon, faisant signe au major de se taire, jugea opportun d'intervenir dans ce pénible débat.
    “Qu'un chef,” dit-il, “ne perde pas son temps à redire ce qu'il a déjà dit, c'est une chose sage et raisonnable; mais il est bon aussi qu'un guerrier prudent y regarde à deux fois avant de frapper du tomahawk la tête de son prisonnier. Huron, je ne t'aime pas; et je ne puis pas dire qu'aucun Mingo ait jamais eu grande faveur de moi. Si la guerre ne finit pas bientôt, il est permis de supposer que pas mal de tes compagnons auront encore affaire à moi dans la forêt. Eh bien, réfléchis un peu à ceci: lequel vaut mieux pour toi d'emmener dans ton camp la jeune dame, ou un homme comme moi que ta nation ne sera pas fâchée de voir les mains vides.
    -La Longue Carabine,” demanda Magua en s'arrêtant, car il avait déjà fait quelques pas pour s'éloigner avec sa victime, “la Longue Carabine consent-il à donner sa vie pour la prisonnière?
    -Non, non, je n'ai pas été si loin,” répondit Oeil de Faucon, d'autant plus réservé que Magua mettait d'empressement à accepter la proposition. “Ce serait un échange par trop inégal, que de donner pour la meilleure femme de toute la frontière un guerrier dans la force de l'âge, et qui peut rendre encore plus d'un service. Si tu veux, je consens à prendre dès à présent mes quartiers d'hiver, c'est-à-dire pour le moins six semaines avant la chute des feuilles, à condition que tu relâcheras la jeune fille.”
    Magua secoua la tête avec un froid dédain, et fit à la foule un signe d'impatience pour qu'elle lui ouvrît un passage.
    “Eh bien,” ajouta le chasseur, de l'air flottant d'un homme qui n'est qu'à demi décidé, “j'offre perce-daim par-dessus le marché. Crois-en la parole d'un homme d'expérience, l'arme n'a pas sa pareille dans les provinces.”
    Magua dédaigna encore de répondre et continua de faire des efforts pour disperser la foule. Tant d'indifférence piqua au jeu le brave Oeil de Faucon, et il s'anima de plus en plus.
    “Ecoute,” ajouta-t-il, “si je prenais l'engagement d'enseigner à tes jeunes hommes les qualités de cette arme, cela ne pourrait-il pas combler la différence?”
    Le Renard ordonna fièrement aux Delawares, qui formaient toujours autour de lui une ceinture impénétrable, dans l'espoir de le voir consentir aux propositions du chasseur, de lui laisser la route libre, et en même temps il les menaçait du geste de faire un autre appel à la justice infaillible de leur prophète.
    “Allons, ce qui est ordonné doit arriver tôt ou tard,” poursuivit Oeil de Faucon, en tournant vers Uncas un regard triste et humilié. “Le drôle connaît ses avantages, et il veut les garder. Dieu vous protège, mon garçon! Vous avez trouvé des amis au milieu de votre race, ils vous seront, je l'espère, aussi fidèles que les anciens dont le sang était sans mélange. Quant à moi, il me faudra mourir un jour ou l'autre, et c'est, ma foi, très heureux qu'il y ait peu d'amis pour pousser sur ma tombe le cri des funérailles!… Après tout, il est probable que les coquins auraient fini par s'approprier ma chevelure; un jour ou deux ne feront pas une grande différence dans le compte de l'éternité.”
    Le rude coureur des bois inclina la tête, en proie à une émotion intérieure, et, la redressant presque aussitôt, il se tourna vers le jeune Mohican dans un élan d'expansion.
    “Dieu vous bénisse, Uncas!” lui dit-il. “Je vous aimais bien, vous et votre père, quoique votre peau n'ait pas la même couleur, et que notre nature soit un peu différente. Dites au Sagamore que je ne l'ai jamais oublié dans mes plus grandes traverses; et vous, mon enfant, pensez à moi quelquefois, quand vous serez sur une bonne piste. Qu'il n'y ait qu'un ciel ou qu'il y en ait deux, soyez sûr en tout cas qu'il y a, pour aller dans l'autre monde, un chemin où les honnêtes gens peuvent se retrouver… Le fusil est à l'endroit où nous l'avons caché: allez le prendre et gardez-le pour l'amour de moi. Surtout, mon ami, puisque votre nature ne vous défend pas la vengeance, usez-en contre les Mingos, et un peu largement; cela aidera à vous consoler de ma mort et à soulager votre esprit… Huron, j'accepte ton offre; délivre la jeune fille, je suis ton prisonnier.”
    A cette proposition généreuse, un murmure étouffé mais distinct d'approbation se fit entendre, et les guerriers les plus durs manifestèrent l'admiration que leur inspirait ce noble dévouement. Magua s'arrêta et parut balancer pendant quelques moments d'une vive anxiété; puis, lançant sur Cora un regard où la cruauté se confondait avec l'emportement de la passion, il prit tout à coup son parti. Tandis qu'en signe de refus il rejetait sa main droite en arrière, il répliqua d'un ton de maître:
    “Le Renard Subtil est un grand chef; il n'a pas deux volontés. Viens!” ajouta-t-il en poussant brusquement sa captive pour la faire avancer. “Un guerrier huron n'a que faire de babiller. Partons!”
    La jeune fille recula d'un air plein de dignité offensée; son oeil noir étincela, un vif incarnat vint colorer ses joues.
    “Je suis votre prisonnière,” dit-elle froidement, “et quand il le faudra, je suis prête à vous suivre, serait-ce à la mort; mais la violence n'est pas nécessaire.”
    S'adressant alors à Oeil de Faucon et lui prenant la main:
    “Ami généreux,” ajouta-t-elle, “je vous remercie du fond de l'âme. Votre offre est inutile, et d'aucune part elle n'eût été acceptée. Cependant vous pouvez me servir, bien plus encore qu'en accomplissant votre noble dessein. Voyez cette pauvre enfant, que sa douleur accable! Ne la quittez pas que vous ne l'ayez conduite dans les habitations d'hommes civilisés. Je ne dirai pas que son père vous récompensera, -des hommes tels que vous sont au-dessus des récompenses humaines,- mais il vous remerciera, il vous bénira; et, vous m'en croirez, la bénédiction d'un vieillard, d'un homme juste, a de la vertu devant Dieu. Plût au ciel qu'il me la donnât de sa bouche même en ce moment redoutable!”
    Sa voix s'éteignit, et elle garda le silence; puis, faisant un pas vers Duncan qui soutenait sa soeur évanouie, elle continua d'une voix moins troublée, mais où se révélait une lutte violente entre ses sentiments et la retenue de son sexe:
    “Je n'ai pas besoin de vous exhorter à chérir le trésor que vous posséderez un jour. Vous l'aimez, Heyward, et eût-elle mille défauts, ce sentiment les couvrirait tous. Elle est aussi bonne, aussi douce, aussi aimante que peut l'être une mortelle; l'homme le plus difficile ne trouverait pas dans son esprit ou sa personne une seule imperfection. Elle est belle aussi, merveilleusement belle!” et en même temps elle effleurait de ses doigts bruns le front d'albâtre d'Alice, et séparait ses cheveux blonds. “Et pourtant son âme a toute la pureté transparente de son teint. J'en pourrais dire davantage, plus peut-être que la raison ne le permet, mais il faut que j'aie pitié de vous et de moi.”
    Cora se baissa vers sa soeur et la tint pressée entre ses bras. Après lui avoir donné un long et brûlant baiser, elle se leva, et la pâleur de la mort sur la figure, sans qu'une larme mouillât ses yeux, elle se retourna, et revenant à toute la fierté de ses manières, elle dit au sauvage:
    “Maintenant, quand vous voudrez, je suis prête à vous suivre.
    -Oui, pars,” s'écria Duncan en plaçant Alice dans les bras d'une jeune Indienne; “pars, Magua, pars! Ces Delawares ont leur loi qui les empêche de te retenir; mais moi je ne suis pas enchaîné par une telle obligation. Va, monstre de cruauté; qui t'arrête?”
    Il serait difficile de dépeindre l'expression que prirent les traits de Magua en écoutant cette menace de le suivre: ce fut d'abord un mouvement manifeste de joie féroce, qu'il dissimula aussitôt sous un air de froide perfidie.
    “Les bois sont libres,” se borna-t-il à répondre; “la Main Ouverte peut venir.
    -Un instant!” dit Oeil de Faucon en saisissant le major par le bras, et en le retenant de force. “Vous ne connaissez pas les artifices du coquin. Il vous conduirait à une embuscade, et votre mort…”
    Uncas, soumis aux coutumes rigides de sa nation, avait prêté une oreille attentive à tout ce qui s'était passé.
    “Huron,” interrompit-il, “la justice des Delawares vient du Manitou. Regarde le soleil; tant qu'il brillera à travers les hautes branches des noirs sapins, la route te sera facile; mais dès qu'il en dépassera la cime, il y aura des guerriers sur tes traces.
    -J'entends une corneille!” dit Magua avec un rire ironique; et faisant signe de la main à la foule qui s'ouvrait lentement pour lui donner passage, il ajouta: “Où sont les jupons des Delawares? Qu'ils lancent leurs flèches et leurs balles contre les Wyandots, ils auront de la venaison à manger et du blé à cultiver. Chiens, lapins, voleurs, je vous crache dessus!”
    Ces adieux insultants furent écoutés dans un morne silence. Magua, d'un air de triomphe, prit le chemin de la forêt, suivi de sa captive résignée, et protégé par les lois inviolables de l'hospitalité indienne.

    ×