Répondre à : COOPER, James Fenimore – Le Dernier des Mohicans

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#148506
Augustin BrunaultAugustin Brunault
Maître des clés

    Chapitre 32

    “Le fléau redouté n'éteindra point sa rage
    Que le roi, d'un vieux père enfin comblant les voeux,
    N'ait rendu Chryseïs, la fille aux noirs cheveux.”
    Pope, traduction de “l'Iliade.”

    Uncas distribua ses forces dans une complète solitude, car, sauf ceux qui s'étaient réunis en conseil, les bois d'alentour paraissaient aussi dépourvus d'êtres humains que le jour où ils étaient sortis des mains du Créateur.
    Aussi loin que le regard pouvait plonger de tous côtés sous le sombre couvert des arbres épars, il n'apercevait rien qui ne fît partie de ce paysage paisible où tout semblait dormir. Cà et là, un oiseau voltigeait entre les branches de bouleau, un écureuil laissait tomber une noix, et le bruit suffisait à mettre en éveil la défiance des sauvages; puis on n'entendait plus que le frémissement de l'air qui résonnait sur leurs têtes, en rasant la cime verdoyante de la forêt, dont l'étendue immense était interrompue seulement par les rivières et les lacs. On eût dit que le désert qui séparait les Delawares de leurs ennemis n'avait jamais été foulé par le pied de l'homme, tant était absolu le silence qui y régnait.
    Oeil de Faucon, chargé d'une partie importante des opérations, connaissait trop bien le caractère de ceux à qui il allait avoir affaire, pour se fier à de si trompeuses apparences.
    Quand il rejoignit son détachement, il mit perce-daim sous son bras, et faisant signe à ses compagnons de le suivre, il les ramena en arrière jusqu'au bord d'un cours d'eau qu'ils avaient traversé en venant.
    Là, il s'arrêta, et après qu'ils l'eurent rejoint, il demanda en delaware:
    “Y a-t-il un de mes jeunes hommes qui sache où conduit cette eau?”
    Un Indien étendit une main, ouvrit deux doigts, et indiquant la manière dont ils se réunissaient à la racine, il répondit:
    “Avant que le soleil ait avancé de sa longueur, la petite eau sera dans la grande.” Puis il ajouta, en montrant la direction du lieu qu'il désignait: “Les deux n'en font qu'une pour les castors.
    -C'est ce que je pensais, d'après son cours et la position des montagnes,” reprit le chasseur en dirigeant sa vue à travers les trouées de la cime des arbres. “Delawares, nous nous tiendrons à l'abri du ruisseau jusqu'à ce que nous sentions la piste des Hurons.”
    Les guerriers exprimèrent, selon l'usage, leur sentiment par une courte exclamation; mais, voyant qu'il allait guider la marche en personne, deux d'entre eux firent signe que tout n'était pas dans l'ordre. Oeil de Faucon, qui comprit leurs regards expressifs, se retourna et aperçut le maître de chant qui les avait suivis.
    “Savez-vous, l'ami,” dit-il gravement, et peut-être avec un peu de l'orgueil d'un homme qui sent ce qu'il vaut, “savez-vous que nous sommes ici une troupe de tirailleurs choisis tout exprès pour une expédition des plus dangereuses, et placés sous le commandement d'un particulier qui, -ce n'est peut-être pas à lui de le dire,- est tout disposé à leur tailler de la besogne? Dans cinq minutes, et sûrement avant qu'il s'en écoule trente, nous marcherons sur le corps d'un Huron, vivant ou mort.
    -Quoique vous ne m'ayez pas communiqué verbalement vos intentions,” répondit David, dont la physionomie s'anima tout à coup, et dont les yeux ternes et paisibles brillèrent d'un feu inusité, “vos soldats m'ont rappelé les enfants de Jacob allant combattre les Sichemites, dont le chef avait méchamment aspiré à épouser une femme d'un peuple favorisé du Seigneur. Or, j'ai voyagé longtemps, j'ai séjourné souvent, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, avec la jeune fille que vous cherchez; et sans être homme de guerre, avec un ceinturon et une épée tranchante, je serai content de combattre pour sa cause.”
    Son interlocuteur hésita, comme s'il eût réfléchi aux avantages et aux inconvénients d'un enrôlement si bizarre.
    “Vous ne savez vous servir d'aucune arme,” dit-il, “vous n'avez pas de carabine: croyez-moi, ce que les Mingos reçoivent, ils le rendent volontiers.
    -Je ne prétends pas à la jactance et à la férocité d'un Goliath,” reprit David en tirant une fronde de dessous son vêtement grossier et bigarré; “mais je n'ai pas oublié l'exemple du berger d'Israël. Dans mon enfance, je m'exerçais à manier cet instrument de guerre, et peut-être ce talent ne m'a-t-il pas tout à fait quitté.
    -Ouais!” dit Oeil de Faucon, en examinant la fronde avec une froideur peu encourageante. “Cette machine-là servirait à quelque chose dans un combat à coups de flèche ou de couteau; par malheur, chacun de ces Mingos a été pourvu par les Français d'un bon fusil rayé. Néanmoins, il semble qu'il est dans votre nature de vous mêler à la bagarre sans y attraper de mal, et comme jusqu'à présent vous avez eu la chance… Major, vous avez laissé votre chien armé; un seul coup de feu qui partirait avant l'heure, ce serait vingt chevelures perdues sans nécessité… Allons, chanteur, vous pouvez suivre; quand il s'agira de crier, vous nous serez utile.
    -Je vous remercie, ami,” répondit David, en faisant comme son royal homonyme, sa provision de cailloux dans le ruisseau. “Dieu sait si je suis porté au carnage! Eh bien, si vous m'aviez rebuté, je n'aurais pas eu l'esprit tranquille.
    -Et surtout,” ajouta le chasseur en se touchant la tête d'une façon significative, “n'oubliez pas que nous sommes venus pour combattre, et non pour faire de la musique. Jusqu'à ce qu'on pousse le cri de guerre, la carabine seule doit avoir la parole.”
    David fit un geste d'assentiment, et Oeil de Faucon, après avoir jeté un nouveau coup d'oeil sur ses compagnons, donna l'ordre de se remettre en marche.
    Ils suivirent, un quart d'heure durant, le ravin qui servait de lit au ruisseau. L'escarpement des rives et l'épaisseur des buissons dont elles étaient bordées les garantissaient du danger d'être aperçus. Malgré cela, aucune des précautions en usage dans une attaque indienne ne fut négligée. Sur l'un et l'autre flanc de la colonne, un guerrier, détaché en éclaireur, rampait plus qu'il ne marchait, l'oeil fixé sur les moindres échappées des bois. De temps en temps, la troupe faisait halte pour écouter si elle n'entendait aucun bruit suspect, opération exécutée avec une finesse d'ouïe qui serait à peine concevable chez des hommes moins rapprochés de l'état de nature. Toutefois, aucun obstacle n'interrompit leur marche, et ils arrivèrent au confluent des deux cours d'eau, sans que rien annonçât qu'on les eût découverts.
    Oeil de Faucon ordonna une nouvelle halte, afin d'examiner de plus près quels indices la forêt pourrait lui fournir.
    “Il est probable que nous aurons beau temps pour nous battre,” dit-il en anglais, en s'adressant à Heyward et en regardant les nuages qui glissaient en larges nappes sur le firmament. “Un soleil ardent et un fusil qui brille contrarient la meilleure vue. Tout nous favorise: les coquins ont à dos le vent, qui rabattra sur nous le bruit et la fumée, ce qui n'est pas un mince désavantage, tandis que, de notre côté, le coup à peine tiré, nous y verrons clair… Mais ici se termine l'abri qui nous protégeait. Les castors ont la propriété de ce ruisseau depuis des siècles, et, tant pour se nourrir que pour élever leurs écluses, ils ont autour d'eux fait place nette; vous voyez des troncs en quantité mais pas d'arbres vivants.”
    Il avait, en peu de mots, donné une peinture assez fidèle du site où la troupe se trouvait. Le ruisseau avait un cours de largeur inégale, tantôt s'élançant des rochers par d'étroites fissures, tantôt se répandant sur des terrains bas où il formait des espèces d'étangs. On voyait le long de ses rives des débris desséchés d'arbres morts, à tous les degrés du dépérissement, depuis ceux qui craquaient sur leurs troncs vacillants jusqu'à ceux qui venaient d'être récemment dépouillés de leur robe d'écorce, où gît le principe mystérieux de leur existence. Cà et là des masses de pilotis amoncelés et couverts de mousse semblaient les monuments d'une génération primitive et depuis longtemps disparue.
    Tous ces détails étaient alors notés par le chasseur avec un soin minutieux dont ils n'avaient probablement jamais été l'objet.
    Le campement des Hurons était à quatre ou cinq cents pas de là, sur le cours du ruisseau supérieur, et pourtant on ne relevait aucune trace de leur passage. Notre chasseur redoutait un piège, et il ne dissimulait pas ses inquiétudes. Une ou deux fois, il fut tenté de donner le signal de l'attaque, et d'emporter le village par un coup de main; mais son expérience le détournait aussitôt d'une tentative si téméraire. Alors il tendait l'oreille vers l'endroit où il avait laissé Uncas; il n'en venait rien que les sifflements du vent qui commençait à s'engouffrer par rafales dans la forêt, de manière à faire présager un orage. A la fin, se laissant aller à une impatience qui ne lui était pas naturelle, il résolut d'en finir, de démasquer sa troupe et de remonter le cours du ruisseau d'un pas circonspect mais rapide.
    Pour observer plus à l'aise, il s'était abrité derrière un buisson, tandis que les Delawares n'avaient pas quitté le lit du ravin par lequel débouchait le plus petit des deux ruisseaux. Au signal donné par leur chef à voix basse, les guerriers gravirent le bord comme autant de spectres, et se rangèrent en silence autour de lui. Après avoir indiqué la direction qu'il désirait suivre, Oeil de Faucon s'avança, et la troupe se mit à défiler à sa suite, sur une seule ligne, chacun posant le pied sur l'empreinte de celui qui le précédait, en sorte qu'à l'exception d'Heyward et de David, on ne voyait que la trace du pas d'un seul homme.
    A peine se furent-ils montrés à découvert qu'une décharge d'une douzaine de fusils les assaillit par derrière, et un des jeune hommes, bondissant comme un daim blessé, retomba tout de son long à terre, raide mort.
    “Ah! je craignais quelque diablerie de ce genre,” s'écria en anglais le chasseur; puis avec la rapidité de la pensée, il ajouta en langue indienne: “A couvert, guerriers, et chargez!”
    A l'instant la troupe se dispersa, et avant qu'Heyward fût revenu de sa surprise, il se trouva seul avec David. Heureusement les Hurons battaient déjà en retraite, et ils n'avaient rien à craindre de leur feu. Cet état de choses ne pouvait durer, car le chasseur donna ordre de les poursuivre, et lui-même paya d'exemple en déchargeant sa carabine et en courant d'arbre en arbre, tandis que l'ennemi cédait lentement le terrain.
    L'attaque paraissait avoir été faite par un très petit détachement de Hurons; mais à mesure qu'ils se repliaient, leur nombre augmentait au point d'égaler bientôt celui des Delawares. Heyward se jeta parmi les combattants, et, ayant recours aux mêmes précautions, il soutint avec son arme un feu bien nourri. On s'échauffait de plus en plus. Peu de guerriers étaient atteints, car des deux côtés chacun s'abritait derrière les arbres, et ne se découvrait en partie que pour mettre en joue.
    Cependant les chances du combat prenaient une tournure défavorable à Oeil de Faucon et à sa troupe. Le clairvoyant chasseur comprit le danger de sa position, sans trop savoir comment y remédier, et vit que la retraite était plus périlleuse que la résistance. D'autre part, l'ennemi, qui avait reçu des renforts, continuait à en grossir son flanc, de sorte que les Delawares, mis dans l'impossibilité de se protéger, étaient forcés de ralentir leur feu. Dans ce moment critique, lorsqu'ils s'attendaient à voir la tribu ennemie tout entière les envelopper et les détruire jusqu'au dernier, ils entendirent le cri de guerre, et un bruit d'armes à feu retentit sous les voûtes de la forêt, à l'endroit où Uncas était posté, dans une vallée située en contrebas du plateau qu'ils occupaient eux-mêmes.
    Les effets de cette attaque furent instantanés, et elle fit une diversion favorable à Oeil de Faucon. L'ennemi, paraît-il, avait prévu son coup de main, ce qui l'avait fait échouer; mais ayant à son tour été trompé sur ses projets et le nombre de ses hommes, il avait dégarni le point sur lequel Uncas devait opérer, n'y laissant que des forces insuffisantes pour résister à l'élan impétueux du jeune Mohican. On ne pouvait en douter; car le combat semblait se reporter rapidement dans la direction du village, et en un instant le chasseur vit diminuer le nombre des assaillants, qui se hâtèrent d'aller soutenir leur front de bataille et leur principal point de défense.
    Alors, animant ses compagnons de la voix et de l'exemple, Oeil de Faucon donna l'ordre de charger l'ennemi. La charge, dans la stratégie grossière des Indiens, consistait à s'avancer de proche en proche en passant d'un abri à l'autre; ainsi fut exécutée la manoeuvre commandée par le chasseur.
    Les Hurons furent forcés de reculer, et le théâtre du combat fut transporté rapidement du lieu découvert où il avait commencé à un endroit où des futaies protégeaient les assaillants: c'est là que la lutte se prolongea, et l'avantage fut vivement disputé. Les Delawares n'avaient encore perdu qu'un des leurs, mais leur sang commençait à couler.
    Dans cette crise, Oeil de Faucon trouva moyen de se glisser derrière l'arbre qui servait déjà d'abri à Heyward, la plupart de ses guerriers étaient à portée du commandement, un peu sur la droite, d'où ils maintenaient un feu vif mais inutile contre un ennemi retranché.
    “Vous êtes jeune, major,” dit le chasseur en posant à terre la crosse de perce-daim, et en s'appuyant sur le canon, un peu fatigué par l'activité qu'il venait de déployer; “et peut-être êtes-vous destiné à guider un jour des soldats contre ces coquins de Mingos. Vous pouvez voir ici la philosophie d'un combat indien: elle consiste principalement à avoir la main leste, l'oeil prompt et un bon abri. Dites-moi, si vous aviez ici une compagnie du Royal-Américain, comment la feriez-vous marcher?
    -Je m'ouvrirais un passage à la baïonnette.
    -Ah! c'est une raison d'homme blanc que vous me donnez là! Dans ce désert, voyez-vous, un chef doit s'inquiéter avant tout d'épargner la vie de ses hommes. Non… c'est le cheval,” poursuivit-il en secouant la tête d'un air chagrin, “c'est le cheval, j'ai honte de le dire, qui doit tôt ou tard décider parmi nous du destin des batailles. Les animaux valent mieux pour cela que les hommes, et il nous faudra finir par en venir au cheval. Mettez un sabot ferré à la poursuite d'un mocassin: son fusil une fois vide, jamais Peau-Rouge ne s'arrêtera pour le recharger.
    -C'est un sujet à discuter dans une autre occasion,” répliqua Heyward. “Allons-nous attaquer?
    -Je ne vois pas qu'il soit contraire à la nature d'un homme,” reprit doucement le chasseur, “de faire des réflexions utiles tout en reprenant haleine… Quant à brusquer l'attaque, c'est une mesure dont je ne me soucie guère, car elle nous coûterait une ou deux chevelures. Et pourtant,” ajouta-t-il en penchant la tête pour saisir les bruits du combat qui se livrait dans l'éloignement, “si nous voulons être de quelque utilité à Uncas, il faut absolument nous débarrasser des drôles qui nous gênent.”
    Aussitôt se détournant d'un air prompt et décidé, il interpella tout haut ses Indiens. Leurs acclamations lui répondirent, et à un signal donné chaque guerrier fit rapidement le tour de son arbre.
    A la vue de tous ces corps qui se montraient au même instant à leur vue, les Hurons envoyèrent une décharge qui, faite avec précipitation, n'eut aucun résultat. Sans reprendre haleine, les Delawares s'élancèrent en bonds vigoureux vers la futaie, comme des panthères qui sautent sur leur proie. Oeil de Faucon était à leur tête, brandissant sa terrible carabine et les animant par son exemple. Quelques vieux Hurons, plus rusés que les autres, ne s'étaient pas laissé prendre au stratagème employé pour leur faire décharger leurs armes: ils justifièrent les craintes du chasseur, en couchant à terre trois des guerriers les plus avancés; échec insignifiant du reste, qui n'arrêta pas l'impétuosité de l'attaque. Les Delawares entrèrent dans le fourré avec la férocité de leur nature, et un moment leur suffit pour balayer toute résistance.
    Une lutte s'engagea corps à corps; mais les Hurons ne tardèrent pas à lâcher pied, jusqu'à ce qu'ils eussent atteint l'autre extrémité du taillis. Arrivés là, ils firent volte-face et défendirent ce dernier retranchement avec l'espèce d'opiniâtreté que montrent les bêtes fauves, quand elles sont relancées dans leur tanière. Encore une fois, la victoire allait redevenir incertaine.
    Tout à coup la détonation d'une carabine éclata derrière les Hurons; une balle partit en sifflant du milieu des loges de castors, et fut suivie d'un effroyable cri de guerre.
    “C'est le Sagamore!” s'écria Oeil de Faucon, dont la voix de stentor répondit au signal qu'il venait d'entendre. “Maintenant nous les tenons en face et par derrière!”
    L'apparition de ce nouvel ennemi produisit sur les Hurons un effet immédiat. Découragés par une attaque si imprévue contre laquelle ils n'avaient aucun moyen de se protéger, ils jetèrent un cri de désespoir, et lâchant pied tous ensemble, ils ne songèrent plus qu'à la fuite. Plusieurs tombèrent en traversant la clairière sous les balles et le tomahawk des Delawares, lancés à leur poursuite.

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