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DOSTOÏEVSKI, Fedor – Un Printemps à Pétersbourg

13 avril 1847

 On dit que c’est le printemps à Pétersbourg (Note :  Le journal St-Peterbourgskaïa Viedomosti (Les Bulletins de Saint-Pétersbourg) publia, en 1847, quatre feuilletons de Dostoïevski, qui, n’étant point entrés dans ses oeuvres complètes, ont été totalement oubliés par les critiques et les historiens de la littérature russe. Ces feuilletons portent un titre général : Peterbourgskaia Lietopiss. Le premier est signé N. N., les trois autres F. D. Que l’auteur de ces feuilletons soit bien Dostoïevski cela résulte clairement d’abord de leur lien indiscutable avec des oeuvres connues de cet auteur et ensuite d’une note de la rédaction du journal, publiée dans l’un des derniers numéros de l’année, où il est fait mention, parmi les articles parus au cours de l’année 1847, de « quelques feuilletons de la vie à Pétersbourg » de F. M. Dostoïevski. Le genre feuilleton avait été exploré par Dostoïevski un an auparavant dans l’almanach Zouboskal (Le railleur) pour lequel il avait écrit l’annonce, qui est un brillant article. Il avait saisi avec empressement cette proposition de travailler à cet almanach, escomptant des gains qui lui permettraient de rétablir ses affaires embrouillées. Dans les lettres à son frère, des années 1846 et 1847, Dostoïevski parle souvent de sa carrière future de feuilletoniste).
Est-ce vrai ? C’est possible. Nous avons, en effet, tous les indices du printemps : une moitié de la ville a la grippe, l’autre au moins un rhume. De pareils cadeaux de la nature nous convainquent complètement de sa renaissance. Ainsi c’est le printemps. L’époque classique de l’amour ! Mais l’époque de l’amour et celle de la poésie ne viennent pas en même temps, dit le poète : et Dieu soit loué ! Adieu les poèmes, adieu la prose, adieu les grands périodiques avec ou sans programmes, adieu les journaux. Adieu Littérature et pardonne-nous. Pardonne-nous si nous avons péché contre toi, comme nous te pardonnons tes péchés. Mais comment sommes-nous arrivés à parler de littérature avant toute autre chose ? Je ne vous réponds pas, messieurs. Il faut, avant tout, se débarrasser des choses lourdes. À peine, à peine avons-nous traîné jusqu’au bout la saison des livres, et nous avons raison, bien qu’on dise que c’est un fardeau très naturel. Bientôt, peut-être dans un mois, nous ficellerons en tas nos revues et nos livres et ne les regarderons plus avant septembre.

Alors probablement, il y aura de quoi lire, contrairement au proverbe : il ne faut pas abuser des bonnes choses. Bientôt les salons seront fermés ; on ne donnera plus de soirées, les jours seront plus longs, et nous ne bâillerons plus de si charmante façon dans les salons surchauffés, près des cheminées élégantes, écoutant la nouvelle qu’on nous lit ou qu’on nous raconte en abusant de notre innocence. Nous n’écouterons plus le comte de Suzor (Note :  En 1847, le comte de Suzor fit à Pétersbourg une série de conférences sur la littérature française moderne.), qui s’en est allé à Moscou adoucir les moeurs des slavophiles. Après lui, et probablement pour le même but, partira Gverra (Note : Directeur d’un cirque qui jouissait alors d’une grande renommée.). Oui, nous perdons beaucoup avec l’hiver.

Nous nous préparons à ne rien faire de l’été. Nous sommes fatigués. Il est temps pour nous de nous reposer. Ce n’est pas en vain qu’on dit que Pétersbourg est une ville si européenne, si affairée. C’est un fait. Laissez-le donc se reposer ; permettez-lui d’aller dans ses campagnes, dans ses forêts. Il a besoin de la forêt, au moins pendant l’été. C’est seulement à Moscou qu’on se repose avant l’affaire. Pétersbourg se repose après. Chaque été, en se promenant, il se recueille. Peut-être même pense-t-il maintenant à ce qu’il fera l’hiver prochain. Sous ce rapport, il ressemble beaucoup à un littérateur qui, il est vrai, n’a rien écrit lui-même, mais dont le frère eut pendant toute sa vie l’intention d’écrire un roman.  Cependant, tout en se préparant pour la nouvelle route, il faut se retourner et jeter un regard sur l’ancienne, sur le passé, et au moins dire adieu à quelque chose, regarder ce que nous avons fait, ce qui nous est particulièrement cher. Voyons donc, lecteur bienveillant, ce qui vous a été particulièrement cher ? Je dis « bienveillant » parce qu’à votre place depuis longtemps j’eusse renoncé à lire des feuilletons, et celui-ci en particulier. Je l’eusse fait encore par cette raison que pour moi, et sans doute pour vous aussi, rien n’est cher dans le passé. Nous ressemblons tous à des ouvriers chargés d’un fardeau qu’ils se sont mis bénévolement sur les épaules et qui seront très heureux si, d’une manière convenable, à l’européenne, ils le portent au moins jusqu’à la saison d’été. Quelles tâches ne nous imposons-nous pas ainsi, par esprit d’imitation ! Ainsi, j’ai connu un monsieur, qui ne pouvait se résoudre à porter ni des galoches ni la pelisse, malgré la boue ou le froid. Ce monsieur avait un pardessus, bien pris à la taille, qui lui donnait un chic si parisien qu’il ne pouvait se résigner à endosser une pelisse, pas plus qu’à déformer ses pantalons par les galoches. Il est vrai que tout l’« européanisme » de ce monsieur se réduisait à un complet bien fait ; et c’est pourquoi il aimait la civilisation de l’Europe. Mais il tomba victime de son sentiment, après avoir recommandé qu’on l’ensevelisse dans son plus beau pantalon. On commençait à vendre dans les rues des alouettes rôties, quand on l’enterra.

 Chez nous, par exemple, il y avait un splendide opéra italien ; on ne peut pas dire que l’année prochaine ce sera mieux, mais ce sera encore plus riche. Je ne sais pas pourquoi, mais il me semble toujours que nous avons l’opéra italien, pour le bon ton, comme par devoir. Nous n’avons pas bâillé (il me semble cependant qu’on a bâillé un peu), mais nous nous sommes conduits si convenablement, si posément, nous avons discuté avec tant d’intelligence, sans imposer aux autres notre enthousiasme, qu’il semblait bien que nous nous ennuyions. Loin de moi l’idée de blâmer notre savoir-vivre mondain. L’opéra, sous ce rapport, a été très utile au public en le divisant naturellement en mélomanes, en enthousiastes et en simples amateurs. Les uns sont allés en haut où, à cause de cela, il s’est mis à faire si chaud qu’on s’y serait cru en Italie. Les autres sont restés assis dans leurs fauteuils, comprenant leur importance – l’importance du public instruit, l’importance de l’Hydre à mille têtes qui a son poids, son caractère, qui prononce son jugement, ne s’étonne de rien sachant d’avance qu’en cela est la vertu principale d’un homme du monde bien élevé.

 Quant à nous, nous partageons complètement l’opinion de cette dernière partie du public. Nous devons aimer l’art avec modération, sans emballement, et sans oublier nos devoirs. Nous sommes un peuple d’hommes d’affaires. Parfois même nous n’avons pas le temps d’aller au théâtre. Nous avons tant de choses à faire. C’est pourquoi ils m’ennuient, ces messieurs qui se croient tenus de se mettre hors d’eux, qui considèrent comme leur devoir de stimuler l’opinion publique par leur enthousiasme de principe.
 Quoi qu’il en soit, malgré tout le charme de Borsi, de Guasco et de Salvi chantant leurs rondos et leurs cavatines, nous avons traîné l’Opéra comme un stère de bois ; nous sommes fatigués et si, à la fin de la saison, nous avons jeté des fleurs sur la scène, c’était comme en réjouissance qu’elle fut terminée.

 Ensuite est venu Ernst (Note : Célèbre violoniste). À peine si Pétersbourg a rempli la salle pour son troisième concert. Aujourd’hui nous lui disons adieu. Nous ne savons pas s’il y aura des fleurs. 

 L’opéra n’a pas été notre seul plaisir. Nous en avons eu d’autres. Des bals magnifiques, des bals masqués. Mais l’artiste merveilleux nous a conté ces jours-ci, sur son violon, ce que c’est qu’un bal masqué dans le Midi (Note :  Au cours de son concert, Ernst avait joué Le Carnaval de Venise, de Paganini) ; et moi, je me suis contenté de ce récit et ne suis pas allé dans nos nombreux bals masqués du Nord.  

Les cirques ont eu du succès. On dit que l’an prochain ils en auront un plus grand encore. Avez-vous remarqué, messieurs, comment notre simple peuple s’amuse pendant ces fêtes ? Supposons que nous sommes dans le Jardin d’été. Une foule compacte, énorme, marche lentement, en rangs serrés. Tous ont des habits neufs. Parfois des femmes de boutiquiers, des jeunes filles se permettent de grignoter des noisettes. Quelque part un orchestre isolé joue. Le trait caractéristique, c’est que tous attendent quelque chose. Sur tous les visages est peinte la question naïve : et après ? C’est tout ? À peine si quelque part un cordonnier allemand ivre fait du bruit, et encore n’est-ce pas pour longtemps. Cette foule a l’air de déplorer ces moeurs nouvelles, ces amusements de la capitale. Elle rêve d’un trépak, d’une balalaïka, le veston sur l’épaule, le vin qui déborde ; en un mot tout ce qui permettrait de s’épanouir, de déboucler la ceinture. Mais les convenances s’y opposent, et la foule se disperse posément dans ses demeures, avec quelques évasions sans doute dans les débits de boissons.  

Il me semble qu’il y a là quelque chose qui nous ressemble, messieurs. Bien entendu, nous ne montrons pas naïvement notre étonnement ; nous ne demandons pas si c’est tout. Nous savons très bien que pour nos quinze roubles nous avons reçu un plaisir civilisé, et cela nous suffit. Et chez nous viennent des célébrités si patentées que nous ne pouvons pas être mécontents ; et nous avons appris à ne nous étonner de rien. S’il n’est pas Rubini (Note : Célèbre ténor italien), le chanteur ne vaut rien pour nous. Si ce n’est pas Shakespeare, à quoi bon perdre son temps à lire ? Que l’Italie forme des artistes, que Paris les lance ! Avons-nous le temps d’instruire, de choyer, d’encourager, de lancer un nouveau talent, un chanteur, par exemple ? De là-bas, on nous les expédie déjà tout prêts, avec leur gloire. De même il arrive souvent chez nous qu’un écrivain ne soit pas compris, qu’il soit rejeté par toute une génération. Des dizaines d’années plus tard, après deux ou trois générations, on le reconnaît et les plus conscients des vieillards se contentent de hocher la tête.  

Nous connaissons notre caractère. Souvent nous sommes fâchés contre nous-mêmes et contre les devoirs qui nous sont imposés par l’Europe. Nous sommes sceptiques, nous tenons beaucoup à l’être, et, avec un grommellement sauvage, nous nous écartons de l’enthousiasme, nous en défendons notre âme slave sceptique. Parfois on a le désir de se réjouir. Mais si l’on allait tomber mal à propos, faire une gaffe, se réjouir à tort, que dirait-on de nous ? Ce n’est pas en vain que nous aimons tant les convenances. D’ailleurs, laissons cela. Mieux vaut nous souhaiter un bon été, pour nous bien promener et nous reposer. Où allons-nous, messieurs ? À Reval ? À Helsingfors ? Dans le midi, à l’étranger, ou, tout simplement, à la campagne ? Que ferons-nous là-bas ? Pêcher à la ligne, danser (les bals d’été sont si jolis), nous ennuyer un peu, ou garder notre service à la ville, et, en général, unir l’utile à l’agréable ? Si vous voulez lire, prenez deux numéros de la revue Sovremennik (Note : Le Contemporain) : mars et avril. Vous y trouverez, comme on sait, un roman : Une histoire banale. Lisez-le si vous n’avez pas eu le temps de le lire en ville. Le roman est bon. Le jeune auteur a un don d’observation, beaucoup d’esprit. L’idée nous paraît un peu arriérée, livresque, mais elle est développée habilement. D’ailleurs, le désir visible qu’a l’auteur de conserver son idée, de l’expliquer avec le plus de détails possible, donne à ce roman un certain dogmatisme, une certaine sécheresse, et même le rend trop long. Quant au style léger, presque aérien, de M. Gontcharov, il ne rachète pas ce défaut. L’auteur croit en la réalité. Il peint les hommes tels qu’ils sont. Les Pétersbourgeoises surtout sont bien réussies. Le roman de M. Gontcharov est très intéressant, mais le compte rendu de la Société d’assistance aux nécessiteux est encore plus intéressant. Nous nous sommes réjoui particulièrement de cet appel à tout le public. Nous sommes heureux de toute union, surtout de l’union pour une bonne oeuvre. Dans ce compte rendu, il y a beaucoup de faits très intéressants ; celui qui nous a frappé le plus est la misère extraordinaire de la caisse de la Société. Mais il ne faut pas désespérer ; il y a beaucoup de nobles coeurs. Mentionnons cette ordonnance qui a envoyé 20 roubles argent ; étant donné sa situation ce doit être pour lui une somme énorme ; et si tous avaient envoyé en proportion ! Les distributions effectuées par la Société sont excellentes et témoignent d’une philanthropie volontaire bien comprise.  

À propos de philanthropie obligatoire, ces jours-ci, nous sommes passés devant une librairie et avons vu à l’étalage le dernier numéro du Eralach (Note : Recueil humoristique qui parut de 1846 à 1849 ; édité par M. Nievakhovitch). On y voyait, fort bien représenté, un philanthrope par devoir, celui même qui « bat et frappe sur la gueule le vieux Gavrilo » pour un jabot froissé ; et qui, dans la rue, tout d’un coup, se prend de commisération sincère pour son prochain. Des autres dessins nous ne dirons rien bien qu’il y ait beaucoup de choses justes et d’actualité. Si M. Nievakhovitch le désire, nous lui raconterons une anecdote à propos de la philanthropie. Un propriétaire disait avec feu quel amour il ressentait pour l’humanité et comment il était pénétré des exigences du siècle : « Monsieur, disait-il, mes domestiques sont divisés en trois catégories. Les serviteurs respectables, qui ont servi mon père et mon grand-père fidèlement, honnêtement, forment la première catégorie. Ils logent dans des chambres claires, propres, confortables ; ils mangent les restes de la table des maîtres. La seconde catégorie comprend les serviteurs peu respectables, peu méritants, qui, cependant, sont de braves gens. Je leur donne une chambre claire commune, et, les jours de fête, on leur prépare des gâteaux. Ceux de la troisième catégorie sont des canailles, des coquins, des fripons ; à ceux-là je ne donne pas de gâteaux et, chaque samedi, je leur fais la morale en les corrigeant. À des chiens, la vie des chiens. Ce sont des coquins. – Sont-ils nombreux, chez vous, dans les premières catégories ? – À vrai dire, répondit le propriétaire un peu gêné, encore pas un… parce que tous sont des brigands et des voleurs. Cette engeance n’est point digne de la philanthropie. »

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