Répondre à : DOSTOÏEVSKI, Fedor – Un Printemps à Pétersbourg

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15 juin 1847

 Juin. La chaleur. La ville est vide. Tous sont à la campagne et vivent des impressions, jouissent de la nature. Il y a quelque chose d’inexplicablement naïf, même quelque chose de touchant dans la nature de notre Pétersbourg, quand soudain, sans qu’on s’y attende, elle montre toute sa puissance, toute sa force, s’habille de verdure, se pare, s’orne et se couvre de fleurs… Je ne sais pourquoi cela me rappelle cette jeune fille maigre, chétive, que vous regardez parfois avec commisération, parfois avec un sentiment de pitié, ou que, parfois, tout simplement, vous ne remarquez pas, et qui soudain, en quelques jours, et comme par hasard, devient merveilleusement belle, et vous étonne et vous frappe. Alors vous vous demandez malgré vous quelle force fait briller cette flamme dans ces yeux toujours tristes et pensifs. Qu’est-ce qui attire le sang à ces joues pâles ? Qu’est-ce qui anime de passion les traits doux de ce visage ? Pourquoi cette poitrine se gonfle-t-elle ainsi ? Qu’est-ce qui a provoqué tout d’un coup, la force, la vie, la beauté dans ce visage de femme, l’a obligé à briller d’un sourire pareil, à s’animer d’un rire si séduisant ? Vous regardez autour de vous ; vous cherchez quelque chose ; vous devinez… Mais le moment passe et demain peut-être rencontrerez-vous de nouveau le même regard triste, pensif et distrait, le même visage pâle, la même soumission et la même timidité dans les mouvements, la fatigue, l’inertie, une sourde angoisse et même les traces d’un dépit inutile pour l’élan éphémère. Mais à quoi bon les comparaisons ! Et qui en veut maintenant ? Nous sommes allés à la campagne pour vivre près de la nature, contemplativement, sans comparaisons ; pour jouir de la nature, nous reposer, paresser et laisser tous ces soucis inutiles et trépidants dans les beaux appartements jusqu’en des temps plus propices. 

 J’ai d’ailleurs un ami qui, ces jours-ci, m’a affirmé que nous ne savons même pas être paresseux. Il prétend que nous paressons lourdement, sans plaisir, ni béatitude, que notre repos est fiévreux, inquiet, mécontent ; qu’en même temps que la paresse, nous gardons notre faculté d’analyse, notre opinion sceptique, une arrière-pensée, et toujours sur les bras une affaire courante, éternelle, sans fin. Il dit encore que nous nous préparons à être paresseux et à nous reposer comme à une affaire dure et sérieuse et que, par exemple, si nous voulons jouir de la nature, nous avons l’air d’avoir marqué sur notre calendrier, encore la semaine dernière, que tel et tel jour, à telle et telle heure, nous jouirons de la nature. Cela me rappelle beaucoup cet Allemand ponctuel qui, en quittant Berlin, nota tranquillement sur son carnet. « En passant à Nuremberg ne pas oublier de me marier. » Il est certain que l’Allemand avait, avant tout, dans sa tête, un système, et il ne sentait pas l’horreur du fait, par reconnaissance pour ce système. Mais il faut bien avouer que dans nos actes à nous, il n’y a même aucun système. Tout se fait ainsi comme par une fatalité orientale. Mon ami a raison en partie. Nous semblons traîner notre fardeau de la vie par force, par devoir, mais nous avons honte d’avouer qu’il est au-dessus de nos forces, et que nous sommes fatigués. Nous avons l’air, en effet, d’aller à la campagne pour nous reposer et jouir de la nature. Regardez avant tout les bagages que nous avons emportés. Non seulement nous n’avons rien laissé de ce qui est usé, de ce qui a servi l’hiver, au contraire, nous y avons ajouté des choses nouvelles. Nous vivons de souvenirs et l’ancien potin et la vieille affaire passent pour neufs. Autrement c’est ennuyeux ; autrement il faudra jouer au whist avec l’accompagnement du rossignol et à ciel ouvert. D’ailleurs, c’est ce qui se fait. En outre, nous ne sommes pas bâtis pour jouir de la nature ; et, en plus, notre nature, comme si elle connaissait notre caractère, a oublié de se parer au mieux. Pourquoi, par exemple, est-elle si développée chez nous l’habitude très désagréable de toujours contrôler, éplucher nos impressions – souvent sans aucun besoin – et, parfois même, d’évaluer le plaisir futur, qui n’est pas encore réalisé, de le soupeser, d’en être satisfait d’avance en rêve, de se contenter de la fantaisie et, naturellement, après, de n’être bon à rien pour une affaire réelle ? Toujours nous froisserons et déchirerons la fleur pour sentir mieux son parfum, et ensuite nous nous révolterons quand, au lieu de parfum, il ne restera plus qu’une fumée. Et cependant, il est difficile de dire ce que nous deviendrions si nous n’avions pas au moins ces quelques jours dans toute l’année et si nous ne pouvions satisfaire par la diversité desphénomènes de la nature notre soif éternelle, inextinguible de la vie naturelle, solitaire. Et enfin, comment ne pas tomber dans l’impuissance en cherchant éternellement des impressions, comme la rime pour un mauvais vers, en se tourmentant de la soif d’activité extérieure, en s’effrayant enfin, jusqu’à en être malade, de ses propres illusions, de ses propres chimères, de sa propre rêverie et de tous ces moyens auxiliaires par lesquels, en notre temps, on tâche, n’importe comment, de remplir le vide de la vie courante incolore.

 Et la soif d’activité arrive chez nous jusqu’à l’impatience fébrile. Tous désirent des occupations sérieuses, beaucoup avec un ardent désir de faire du bien, d’être utiles, et, peu à peu, ils commencent déjà à comprendre que le bonheur n’est pas dans la possibilité sociale de ne rien faire, mais dans l’activité infatigable, dans le développement et l’exercice de toutes nos facultés. Par exemple, chez nous, y a-t-il beaucoup d’hommes occupés d’une affaire con amore, comme on dit ? On dit que nous autres Russes nous sommes paresseux par nature, que nous n’aimons pas à nous occuper des affaires, et que si l’on nous y oblige, nous le faisons de telle façon que cela ne ressemble pas à une chose sérieuse. Est-ce vrai ? D’après quelle expérience nous attribue-t-on cette qualité nationale si peu enviable ? En général, chez nous, depuis quelque temps, on déclame trop sur la paresse, sur l’inaction. On se pousse mutuellement à une activité meilleure et plus utile, et on ne fait que se pousser. Aussi, pour un rien, nous sommes prêts à accuser nos confrères, peut-être simplement parce qu’ils ne ripostent pas trop, comme l’a déjà remarqué Gogol. Mais essayez vous-mêmes, messieurs, de faire le premier pas vers cette activité meilleure et utile. Présentez-la-nous sous n’importe quelle forme. Montrez-nous une affaire et, principalement, intéressez-nous par cette affaire. Laissez-nous l’exécuter nous-mêmes, et laissez-nous montrer notre propre capacité créatrice individuelle. 

 Êtes-vous capable de le faire ou non ? Non. Alors il n’y a pas à accuser. C’est parler inutilement. Précisément, chez nous, l’affaire vient spontanément. Elle ne trouve point de sympathie dans notre âme, et ici paraît alors la capacité purement russe de travailler comme par force, de travailler mal, pas honnêtement et, comme on dit, en rabattant ses manches. Cette qualité caractérise nettement nos moeurs nationales et se montre en tout, même dans les faits les plus minimes de la vie courante. Chez nous, par exemple, il n’y a pas moyen de vivre dans un palais, comme de grands seigneurs, ou de s’habiller comme les gens comme il faut doivent s’habiller ou comme tout le monde (c’est-à-dire comme très peu de gens) ; notre appartement ressemble souvent à une porcherie et l’habit atteint au cynisme inconvenant. Si un homme n’est pas satisfait, s’il n’a pas la possibilité de montrer ce qu’il y a de meilleur en lui, alors, aussitôt, il tombe en un état incroyable : tantôt il devient ivrogne, tantôt joueur effréné aux cartes et aigrefin ; ou enfin il devient fou d’ambition et en souffre affreusement. Ainsi, peu à peu, on arrive à la conclusion injuste, presque offensante, mais qui paraît bien vraisemblable, que chez nous la conscience de notre propre dignité fait défaut, que nous avons très peu de l’égoïsme nécessaire, et enfin que nous ne sommes pas habitués à faire quelque chose de bien sans récompense. Par exemple, donnez à un Allemand exact, agissant avec système, une affaire tout à fait contraire à ses aspirations et à ses goûts, et expliquez-lui seulement que cette affaire le mènera à quelque chose, le nourrira, par exemple, lui et sa famille, le conduira au but désiré, etc. Immédiatement l’Allemand se mettra au travail, terminera cette besogne et y introduira quelque nouveau système particulier. Mais, est-ce bien ? Oui et non. Dans ce cas, en effet, l’homme arrive à une autre extrémité effrayante, à l’immobilité flegmatique qui, parfois, exclut totalement la conscience de l’homme et met à sa place un système, une obligation, une formule, et l’admiration absolue de la coutume ancestrale, bien que cette coutume ne soit plus à la mesure de notre siècle. La réforme de Pierre le Grand, qui créa en Russie l’activité libre, serait impossible avec un élément pareil dans le caractère national, élément qui prend souvent une forme naïve et belle, mais parfois extrêmement comique. On a vu un Allemand rester fiancé jusqu’à cinquante ans, donner des leçons aux enfants de propriétaires russes, ramasser un petit pécule et s’unir enfin, en union légitime, avec sa Minchen, desséchée de cette longue attente, mais héroïquement fidèle. Le Russe ne supporterait point cela. Il cesserait plutôt d’aimer, ou se laisserait entraîner, ou ferait quelque autre chose. Contrairement au proverbe, on peut dire que ce qui est bon pour l’Allemand est mortel pour un Russe. Et y a-t-il beaucoup de Russes parmi nous qui soient capables d’arranger comme il faut les affaires d’amour ? Car chaque affaire exige le désir, l’effort de tout l’être. Sont-ils nombreux enfin ceux qui ont trouvé leur voie ? En outre, il y a des activités qui exigent des moyens préalables, une garantie, et il est des affaires pour lesquelles l’homme n’a pas de penchant ; il laisse aller et l’affaire sombre. Alors chez les individus en quête d’activité, mais faibles, efféminés, tendres, naît peu à peu ce qu’on appelle la « rêverie ». L’homme cesse d’être un homme et devient un être étrange, du genre neutre, un rêveur. Et savez-vous ce que c’est qu’un rêveur ? C’est le cauchemar de la vie de Pétersbourg ; c’est le péché personnifié ; c’est une tragédie sans paroles, mystérieuse, sauvage, avec toutes ses horreurs, toutes ses catastrophes et ses péripéties, avec son préambule et son dénouement. Et, disons-le, ce n’est pas du tout une plaisanterie. Parfois, vous rencontrez un homme distrait, le regard vague et vitreux, souvent le visage pâle, défait, toujours l’air préoccupé de quelque chose de très pénible, d’une affaire très compliquée ; parfois comme tourmenté, harassé par des travaux difficiles et qui, en réalité, ne produit absolument rien. Tel est le rêveur, extérieurement. Le rêveur est toujours fatigant parce qu’il est inégal à l’extrême : tantôt trop gai, tantôt trop morne, tantôt grossier, tantôt attentif et tendre, tantôt égoïste, tantôt capable des sentiments les plus nobles. Dans le service, ces messieurs ne valent rien, et bien qu’ayant un emploi ils ne sont capables de rien et traînent seulement leur besogne ce qui, en réalité, est pire que ne rien faire. Ils ressentent un dégoût profond pour toutes les formalités et, malgré cela, on peut dire que, parce qu’ils sont toujours doux, dociles, parce qu’ils ont peur qu’on les touche, ils sont eux-mêmes les premiers formalistes. Mais, chez eux, ils sont tout autres. La plupart s’installent dans un profond isolement, dans un coin inaccessible, comme pour se cacher des hommes et du monde, et, en général, au premier regard sur eux, on remarque quelque chose de mélodramatique. Avec leurs familiers, ils sont sombres et taciturnes ; ils restent plongés en eux-mêmes, ils aiment beaucoup tout ce qui est facile, contemplatif, tout ce qui agit tendrement sur les sentiments ou chatouille les sens. Ils aiment lire et lire n’importe quoi, même les livres sérieux, spéciaux ; mais généralement, à la deuxième ou à la troisième page, ils abandonnent leur lecture dont ils ont assez. Leur fantaisie mobile, volage, facile est déjà excitée ; l’impression est créée, et le monde entier – avec les joies et les douleurs, l’enfer et le paradis, les femmes séduisantes, les actes héroïques, l’activité noble, et quelque lutte gigantesque, et des crimes et des horreurs de toutes sortes – saisit tout d’un coup l’existence entière du rêveur. La chambre disparaît ; l’espace aussi ; le temps s’arrête ou vole si rapidement qu’une heure compte pour une minute. Parfois des nuits entières passent en des plaisirs indescriptibles. Souvent, en quelques heures, notre rêveur vit le paradis de l’amour ou une vie entière, formidable, énorme, inouïe, merveilleuse, grandiose et belle. Le pouls bat plus fort, les larmes jaillissent, les joues pâles s’empourprent de fièvre et quand, dans la fenêtre du rêveur, l’aurore paraît avec sa lumière rose, il est pâle, malade et heureux. Presque sans conscience, il se jette sur son lit et, en s’endormant, il sent dans le coeur, encore pendant longtemps, une sensation physique maladive et agréable. Les moments où il a conscience sont terribles. Le malheureux ne les supporte pas et, tout de suite, il prend son poison dont il augmente la dose. De nouveau un livre, un motif musical, un ancien souvenir, quelque chose de la vie réelle, en un mot, une des mille causes les plus infimes, et le poison est prêt, et la fantaisie travaille de nouveau sur le canevas capricieux de la douce rêverie mystérieuse. Dans la rue, il marche tête baissée, faisant peu attention aux passants, parfois aussi oubliant tout à fait la réalité. Mais, s’il remarque quelque chose, c’est la petite chose la plus banale, et ce qu’il y a de plus insignifiant, de plus ordinaire, aussitôt, prend en lui une couleur fabuleuse ; son regard est déjà fait ainsi qu’il voit en tout des choses fantastiques. Un volet clos, au milieu de la journée, une vieille femme estropiée, un homme qui marche à sa rencontre en agitant les bras et parlant à haute voix – comme il y en a beaucoup dans les rues –, un tableau de famille à la fenêtre d’une pauvre maison de bois, tout cela c’est pour lui presque comme des aventures.

 L’imagination est montée. Tout de suite naît une histoire nouvelle ou un roman… Parfois, la réalité produit une impression pénible, hostile sur le coeur du rêveur et il se hâte de s’enfermer dans son cher petit coin doré qui, en réalité, est souvent empoussiéré, sale, et en désordre. Peu à peu notre rêveur commence à s’éloigner des gens, des intérêts communs et, imperceptiblement, le sentiment de la vie commune s’émousse en lui. Il lui paraît naturel que les plaisirs que lui procure sa fantaisie soient plus complets, plus beaux, plus charmants que ceux de la vie réelle. Enfin, dans son égarement, il perd tout à fait ce flair moral grâce auquel l’homme est capable d’apprécier la beauté de la réalité, et il laisse échapper les moments de bonheur véritable. Dans son apathie, les mains paresseusement jointes, il ne veut pas savoir que la vie humaine est la contemplation perpétuelle de soi-même dans la nature et la réalité. Il y a même des rêveurs qui fêtent l’anniversaire de leurs sensations fantastiques. Ils ont noté les dates des mois où ils furent particulièrement heureux, où leur fantaisie joua de la façon la plus agréable. S’ils se sont promenés dans telle ou telle rue, ou s’ils ont lu tel ou tel livre, ou vu telle ou telle femme, alors, le jour anniversaire de leur impression, ils tâchent de répéter la même chose se souvenant, jusque dans les moindres détails, de leur bonheur pourri, impuissant. Est-ce qu’une vie pareille n’est pas une tragédie, une chose épouvantable ; n’est-ce pas une caricature et est-ce que nous tous ne sommes pas plus ou moins des rêveurs ?…

 La vie à la campagne, pleine d’impressions extérieures, la nature, le mouvement, le soleil, la verdure et les femmes, qui en été sont si jolies, si bonnes, tout cela est extrêmement utile pour le Pétersbourg malade, bizarre et morne où la jeunesse se perd si vite, où les espoirs se fanent si promptement, où la santé se ruine si rapidement, où l’homme se transforme en si peu de temps. Le soleil, chez nous, est un hôte si rare ; la verdure une chose si précieuse et nous sommes si habitués à nos coins d’hiver que les nouvelles habitudes, les changements de lit et de vie ne peuvent ne point agir sur nous de la façon la plus bienfaisante. Et la ville est si somptueuse et si vide ! Bien qu’il y ait des originaux à qui elle plaise l’été plus qu’à toute autre époque. Et puis notre pauvre été est si court. On ne remarque même pas comment les feuilles deviennent jaunes, les dernières rares fleurs disparaissent, l’humidité et le brouillard arrivent ; et, de nouveau, s’installe l’automne malsain, s’ébranle la vie. Perspective désagréable, du moins pour le moment.

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