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VictoriaVictoria
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    DUVERNOIS, Henri – Deux nouvelles


    Amateurs !



    La première année de leur mariage, Charlotte et Edmond Visnage habitèrent un petit hôtel entre cour et jardin. La cour était étroite, le jardin exigu. Un soir, alors que son mari s'attardait au banquet des anciens élèves de l'Institution Mauffret, Charlotte, glacée d'épouvante, vit une ombre se glisser dans le jardin. Elle alerta le valet de chambre qui revint peu après et trouva sa patronne, claquant des dents, enfermée dans sa salle de bains.

    – Vous pouvez ouvrir, madame, dit le valet de chambre, tout est arrangé. C'était un ivrogne. Il prétendait comme ça que le jardin était à tout le monde et qu'il avait le droit de dormir dans le nôtre, vu qu'il se sentait trop fatigué pour rentrer chez lui à Argenteuil. Je lui ai donné vingt sous et il est parti prendre un verre en attendant le premier métro. Il a été bien convenable. Il m'a même chargé de remercier Madame et de s'excuser de lui avoir fait peur.

    – Je n'ai pas eu précisément peur, rectifia Charlotte, mais je ne resterai pas huit jours de plus dans le pavillon. La plupart des crimes ont lieu dans ce que l'on appelle des pavillons isolés. Ma mère m'avait prévenue ; j'ai eu tort de ne pas l'écouter. Merci Auguste. Allez vous coucher. J'attendrai monsieur.

    Comme une horloge voisine jetait dans l'abîme du temps la note grave d'une heure du matin, Charlotte, aux aguets derrière les rideaux, vit une automobile s'arrêter, la portière s'ouvrir et son mari, projeté, semblait-il par les rires de l'intérieur, reprendre sur le trottoir un équilibre incertain. Visnage esquissa un salut affectueux, jeta un coup d'oeil de regret à l'automobile qui partait, mit la clef dans la serrure de la grille, entra et fit retentir dans l'escalier un pas alourdi. Arrivé au premier palier, il releva la tête et aperçut sa femme droite dans son peignoir blanc, les cheveux hérissés, statue vivante du Reproche.

    – Allo ! tenta-t-il gracieusement. C'est toi, mon amour ?
    – Oui, allo ! riposta Charlotte. C'est bien moi. Je te félicite. Tu es dans un bel état ! Tu n'as pas honte de laisser une pauvre femme dans un pavillon isolé jusqu'à une heure du matin ? Tu sauras que j'ai failli être assassinée, tout simplement. Un individu s'était introduit dans le jardin et je dois au courage d'Auguste de n'être pas, en ce moment, coupée en petits morceaux. Mais peu t'importe, n'est-ce pas ? Tu t'es sans doute bien amusé au dîner des anciens cancres ? On aurait pu vous enseigner la galanterie, quand vous étiez au collège. En tout cas, de huit heures à une heure du matin j'ai eu le temps de réfléchir. Je te communiquerai ma décision quand tu seras en mesure de me comprendre.
    – Je te comprends ! s'empressa Edmond. Je n'avais accepté d'aller à ce dîner qu'après t'avoir demandé ton autorisation…
    – Il y a des autorisations qui ressemblent à des refus.
    – Je n'ai pas saisi la nuance. Quant à avoir bu, je proteste : deux verres de bourgogne, une coupe et demie de champagne et un doigt de curaçao…
    – Tu ne tiens pas debout.
    – J'ai fumé un cigare trop fort… Souvenir du bahut ! Embrasse-moi.

    Cette proposition souleva Charlotte de colère et de dégoût. Elle essaya de trouver quelques larmes, n'y réussit point et se claquemura dans son boudoir. Là, elle écrivit de très bonne foi, sur le petit livre secret où elle consignait les événements notables de sa vie : “12 juin : J'ai failli être assassinée par un rôdeur. Edmond est rentré ivre et il m'a insultée.” Tant il est vrai que le fait même de rédiger un journal incite aux exagérations littéraires. Mais, le lendemain, elle se mit en quête d'un appartement. Elle en trouva un qui la séduisit car, selon sa propre expression “ce n'était pas l'appartement de tout le monde” ; en effet, il comportait outre deux salons, une salle à manger, trois chambres à coucher et une salle de bains, un grand atelier dont la verrière offrait un horizon de toits vétustes et de cheminées noires.

    – Qu'en ferons-nous, mon trésor ? insinua humblement le mari.
    – Nous verrons. En attendant, je l'arrange comme un véritable atelier d'artiste.
    – Excellente idée. On pourra toujours y danser !

       A la pendaison de la crémaillère, l'installation fut jugée magnifique et originale. Seul maugréa un vieil oncle de Charlotte, Cyprien Chausaigne, artiste peintre, lauréat de la Société des artistes français et officier de l'Instruction publique.

    – Je proteste ! s'écria-t-il. Voilà un garçon qui est avocat. Quel besoin a-t-il d'un atelier ? La mode ? Une mode absurde et qui lèse les professionnels. Comment voulez-vous que nous trouvions à nous loger si les bourgeois prennent nos ateliers pour y donner leurs tangos ? Le monde à l'envers, quoi ! Si j'étais dictateur, je frapperais d'une amende de dix mille francs tout locataire d'atelier qui ne justifierait pas de sa qualité d'artiste.
    – Qui vous dit que je ne suis pas artiste ? s'écria Edmond. On croirait que pour dessiner ou pour peindre, il faut une licence spéciale, un diplôme !
       – Il va se mettre à barbouiller ! hurla l'oncle.
       – Pourquoi pas ?

      Et quand les invités furent partis, Visnage confia à sa femme :

      – La belle saison arrive. Le Palais va être en vacances. Je n'ai heureusement pas besoin d'arpenter la Salle des Pas-Perdus à la recherche d'un mouilleur de lait qui me confierait sa défense moyennant des honoraires de famine… J'ai envie de me mettre à la peinture.
       – Tu sais peindre ?
       – Peut-être. Je n'ai jamais sérieusement essayé. On obtient le gris avec du blanc et du noir et le vert avec du jaune et du bleu.
       – Pour le vert, je ne m'en doutais pas… Tu feras des paysages ?
       – Je voudrais commencer par ton portrait…
       – Essayons. Ainsi je me rendrai compte… Un, portrait est un aveu. Tu me feras telle que tu me vois. Si tu m'aimes moins, comme je le crains, je le constaterai tout de suite.

       Edmond tenait à la tranquillité dans son ménage. Il remit donc la sincérité à plus tard et il présenta sa conjointe sous la forme d'une déesse : yeux immenses aux cils recourbés, teint de lis et de roses, chevelure en auréole.

       – C'est bien, constata Charlotte. Il n'y a que mon collier de perles qui soit avantagé, mais n'y touche pas, tu gâterais tout. Il me semble que c'est un peu trop léché, un peu trop convenu ; mais il s'agit d'un portrait et je le trouve ressemblant. Ne le montrons pas à mon oncle Cyprien. C 'est un envieux ; il te découragerait. Mais papa connaît un conservateur des Musées nationaux. Comme mon portrait ira au Louvre, tôt ou tard, je suis sûre que cela l'intéressera…

       Visnage ému, s'assit en face du chevalet après avoir reçu de sa femme un baiser reconnaissant. Et il resta là jusqu'à ce que le crépuscule l'empêchât d'admirer son oeuvre. “Charlotte, estimait-il, a ses défauts : elle est irascible, volontaire, mais elle a du bon sens, du goût et du jugement.” Et il entra dans une méditation ambitieuse dont il devait sortir artiste, tout au moins d'intention. La fonction crée l'organe. Ainsi la location d'un atelier devait orienter une vocation. Visnage renonça au Palais où il n'avait obtenu que des résultats assez minces et où on le considérait comme un amateur. Il résolut de travailler et il tenta un plein air dans la forêt de Fontainebleau ; mais il ne réussit guère avec les arbres pour lesquels il avait de l'admiration et qu'il considéra dès lors avec une sorte de rancune. Ayant renoncé au paysage, il refit un autre portrait de sa femme ; mais celle-ci se trouva moins jolie et conseilla à son mari de recommencer.

       “Elle est stupide”, jugea Edmond déjà atteint de cette douloureuse maladie qui fait des artistes de véritables écorchés vivants dont l'orgueil saigne à la moindre critique. Il hésitait sur la route à prendre et il avait déjà disposé sur une table une nappe blanche à carreaux bleus, un compotier blanc chargé de quatre pommes de Californie et d'un ananas, quand on frappa à la porte. Le valet de chambre introduisit une jeune fille modestement vêtue, mais fortement maquillée.

       – Bonjour, monsieur, dit la nouvelle venue. Je viens voir si, par hasard, vous n'auriez pas besoin d'un modèle ? Je travaillais souvent chez le monsieur qui habitait là avant vous. Je posais le nu et il était content de moi pour la ligne et pour la couleur. Seulement, le concierge m'a prévenu que vous seriez plutôt avocat…
       – Le concierge se mêle de ce qui ne le regarde pas. Je plaide quelquefois pour m'amuser…

      Charlotte jouait au bridge chez des amis et ne devait pas rentrer avant le soir.

      – Déshabillez-vous derrière le paravent ! commanda Visnage saisi d'une inspiration subite.
       – Bien, monsieur.
       Il fouilla dans un carton et s'inspira de quelques dessins de maîtres. Le modèle, avec une royale indifférence, prit, sur l'estrade, une pose classique.
       “Il importe, pensait Edmond, que je ne paraisse ni intimidé ni embarrassé. Pour un peintre, un modèle n'est pas une femme. Je dois avoir une attitude professionnelle.”
       – Tournez-vous un peu, demanda-t-il, laissez les bras tomber naturellement. Ne vous occupez pas de l'expression, je la mettrai avec les couleurs.

    Au bout de vingt minutes, il avait réussi une caricature assez informe, inspirée, d'ailleurs, d'un des dessins du cartonnier. Il sifflotait avec allégresse.

    – Pas trop fatiguée ?
       – Oh ! non, m'sieur…
       – Voulez-vous jeter un petit coup d'oeil ? Rhabillez-vous d'abord.
       – C'est fini ?
       – Oui, pour aujourd'hui.

      Elle disparut derrière le paravent et revint très vite, transformée en petite ouvrière.

      – Voilà l'esquisse, dit Edmond.
       – C'est particulier…
       – Quel est votre prix ?
       – A Montmartre, je prends soixante…
       – Voici cent francs.
       – Merci, m'sieur. Faudra-t-il revenir ?
       – Demain à la même heure, sauf contre-ordre.
       – Prenez note de mon adresse : Denise Chuffré, 7, rue des Panoyaux.

      Après son départ, Visnage ouvrit les fenêtres pour chasser les parfums que Denise Chuffré choisissait violents. Et il cacha la toile. Au dîner, il demanda à sa femme :

    – Tu as un programme pour demain après-midi ?
       – En voilà une question !
       – C'est pour savoir…
       – Tu es libre ? Tu veux m'accompagner ?
       – Tu n'y penses pas. Je travaille.
       – A quoi ?
       – Une marine.
       – En chambre ?
       – C'est une sorte de marine idéale. Je te montrerai ça quand j'aurai terminé.
       – Tu ne veux pas de moi ?
       – Tu m'intimides.
       – Pauvre chou ! Eh ! bien j'irai chez maman à trois heures et je l'accompagnerai au Bois. Je serai rentrée à six heures.

       Tout allait pour le mieux. Visnage choisit une tenue à la fois savante et négligée : un pantalon de plage, une chemise de soie, une cravate lavallière. Et ayant éloigné les domestiques, il bondit au premier coup de sonnette. Il ramena un fâcheux : Jolibier, entrepreneur de maçonnerie et garçon jovial qu'il mit rapidement au courant.

       – Tu m'excuseras…
       – Laisse-moi ici, dis, mon vieux, tu me ferais un tel plaisir !… Figure-toi que je n'ai jamais mis les pieds dans un atelier. Je voudrais tant voir une séance ! Tu me présenteras au modèle comme un de tes confrères. Tu pourras dire que j'expose aux Indépendants…
       – Il ne s'agit pas d'un amusement.
       – J'ai du tact. Tu acceptes, vieux ? Oui, tu acceptes… Par exemple je ne me doutais pas… Tu as donc lâché le barreau ?
       – Je m'étais inscrit pour faire plaisir à ma famille.
       – Et ta femme ?
       – Elle est sortie. Elle ne sait pas encore que j'ai pris un modèle…

      Mais la sonnette retentit de nouveau. Et Edmond introduisit Denise Chuffré.
       – Un de mes amis, Jolibier ; il expose aux Indépendants.
       – J'ai entendu parler de vous, dit Denise.
       – Alors je peux rester, on est entre collègues ! s'exclama Jolibier.

       Et le modèle retirant ses voiles, l'ami glissa à l'oreille d'Edmond :
       – Elle est charmante !
       – Je ne sais pas. Je ne l'ai pas regardée… Habitude professionnelle…

    Il était préoccupé de sa palette sur laquelle il étalait au hasard diverses couleurs. La petite reprit sa pose. Edmond chargea sa brosse d'une pâte rosâtre…
       Et Charlotte parut…
       Cela fut très simple, comme toutes les grandes catastrophes. Mme Visnage ne manifesta aucune désapprobation, aucun étonnement.

       – Tu vois… balbutia Edmond.
       – Je vois.
       – Je te présente mon ami Jolibier…
       – Enchanté madame.
       – Vous n'avez pas peur de prendre froid, mademoiselle ? coupa Mme Visange.
       – Je suis habituée…
       – Je m'en doute. Tout cela est parfait… Je ne suis pas de trop ?
       – Tu plaisantes.
       – Une petite critique, si tu permets. Les mains sont en ouate et quant aux jambes, tu t'es inspiré de Bouguereau sans doute.
       – Ce n'est pas fini…
       – Oui, oui : je suis de trop.
       Jolibier, prétextant une course urgente, s'esquiva.
       – Vous pouvez vous rhabiller, prononça Edmond.
       – Je reviendrai demain ? demanda Denise.
       – Demain, signifia Mme Visnage, j'aurai besoin de l'atelier. Mon mari vous écrira.

       Jusqu'au départ du modèle, les époux s'affrontèrent en silence : “A nous la grande scène, pensa Edmond. Mais cette fois, je tiendrai tête. J'en ai assez de jouer les petits garçons.” Il s'assit dans un fauteuil, bourra une pipe et alluma d'un coup nerveux son briquet.

       – Tu fumes la pipe maintenant ! c'est complet ! dit Charlotte. Nous voilà seuls. Je ne te poserai aucune question. Je m'étais étonnée de ton insistance à me demander ce que je ferais cet après-midi. Je devais, en effet, aller au Bois avec maman, mais son auto était au graissage. Je suis donc rentrée à l'improviste, sans arrière-pensée. Je ne me doutais pas que je te trouverais en face d'une demoiselle nue et en compagnie d'un imbécile qui m'a tout l'air d'une crapule. Résumons-nous : je te laisse dîner avec tes camarades et tu rentres ivre ; je reviens ici et je te surprends… Il n'en faudrait pas tant pour un bon petit divorce. Je ne veux même pas savoir où tu as déniché cette créature qui a les jambes en poteaux, la poitrine en goutte d'huile et la tête en sac de noix.
       – C'est un modèle ! hurla Visnage, je suis peintre !
       – Soit, concéda Mme Visnage. Tu es peintre et moi je suis sculpteur.
       – Pardon ?
       – Je suis sculpteur. C'est mon droit. Tu l'as dit toi-même : il n'y a pas besoin de diplômes ; j'en profite. Je disposerai de l'atelier demain. Tu vois ce paquet : j'avais apporté de la cire pour faire ton buste. Mais il ne s'agit pas de cela. Ta tête ne m'intéresse pas. Moi aussi, je prendrai un modèle. Un Antinoüs. Il paraît que cela se trouve facilement à Montparnasse… Liberté pour chacun ! Voilà ! Et je ne me donne pas six mois pour être illustre.

      A l'ouvrage elle reconnut que la cire n'était pas facile à modeler. L'Antinoüs, embauché à Montparnasse, se permit de donner un avis :

       – Vous auriez plus facile avec de la glaise. Comme vous n'êtes guère au courant, je pourrais vous en apporter. Ces messieurs ont beaucoup de satisfaction avec la glaise. Vous n'avez qu'à l'entourer de linges mouillés.

       “Mon Dieu, jugeait Charlotte, cette besogne serait encore supportable si je n'étais pas forcée de regarder cet homme qui est affreux et qui doit se nourrir exclusivement d'escargots à l'ail.” Néanmoins, elle persista. Un après-midi l'atelier était pris par Denise Chuffré, l'autre par l'Antinoüs. Edmond, ayant renoncé à la couleur, ébauchait sans conviction de pâles dessins, à la manière des maîtres. Charlotte, au bout de quatre séances, fit mouler une statuette d'avant-garde inspirée à la fois par l'art nègre et par ces bonshommes de plâtre que l'on vend sur les quais.

       – Vous trouvez cela bien ? demanda-t-elle au mouleur.
       Celui-ci répondit :
       – On en voit tant !
       Pour Edmond, il considérait maintenant la jeune Denise Chuffré comme un potache considère un pensum.
       – Envoyons tout cela à l'Hôtel des Ventes, intima Mme Visnage. Nous aurons une indication.
       Le lot entier : onze dessins, une toile et la statuette, obtint trois francs. Ce résultat unit les deux époux dans la même amertume. “Quelle époque ! – Avec la T.S.F.- Et les sports…”
       – S'il faut utiliser l'atelier, nous pourrions, hasarda Edmond, établir une petite scène et donner des représentations privées. Tu as de l'imagination ; j'ai du style…qui sait? Il paraît qu'à l'étranger, on manque de comédies.
       – J'ai mieux, décida Charlotte. Laisse-moi faire, mon chéri… Reprends tes livres de droit… Tu avais tant de talent… Etre avocat, c'est tout de même plus sérieux à notre époque : les gens ne se soucient plus d'art, mais ils se disputent toujours… Moi j'ai à m'occuper de notre intérieur…

       Et le soir, accroché devant la porte de la maison rendue à son calme, un écriteau portait ces mots :

    ATELIER D'ARTISTE A LOUER
    S'adresser à la concierge.

    (Extrait de Cinq nouvelles d'Henri DUVERNOIS, Laboratoire de l'Hépatrol, 1936)


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