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BLANC, Jean-Noël – Chiens de gouttière (extraits)
Le Veau
Pour Jean-Pierre Fasolyant
Barnabé, dit Ludovic, bien sûr, AU BARNABE. Il avait l’air de rêver en prononçant ces mots, et Ducreux dit qu’il ne comprenait pas pourquoi AU BARNABE.
Bien sûr que si, dit Ludovic. Il se pencha derrière son comptoir pour pêcher la bouteille de marc, une verte à gros cul, et il dit Vous en prendrez bien une lichette, et Ducreux dit C’est pas de refus, en regardant Ludovic remplir les deux petits verres.
Pour rattraper d’un coup tournant du poignet la dernière goutte qui perlait au goulot, Ludovic avait ce genre de geste qui dénote une longue pratique de bistrotier. Ils sirotèrent leur verre de marc. Mieux on le goûte meilleur il est, dit Ludovic qui essuyait ses grosses moustaches d’un mouvement discret du pouce et de l’index passés sur sa lèvre supérieure en écartant les poils.
Quand même, dit Ducreux, AU BARNABE, j’ai beau me creuser, je comprends pas.
Ludovic rit. C’est pourtant simple, monsieur Ducreux. Vous posez des enseignes, c’est votre métier, poser des enseignes sur les devantures des magasins, n’est-ce pas, alors je vous demande seulement de me poser mon enseigne pour mon bistrot, là, avec AR en grandes lettres, et AU BARNABE dessous, ça n’a rien de compliqué.
Allons bon, dit Ducreux, ça c’est nouveau. Pourquoi AR maintenant. C’est parce que, dit Ludovic en riant de plus en plus fort, la bouche largement ouverte et les lèvres retroussées jusqu’aux gencives, tandis que Ducreux paraissait se demander si cette hilarité n’était pas trop intempestive et tonitruante pour être tout à fait normale.
A voir son air dubitatif et circonspect, on se rendait bien compte qu’il se posait des questions, M. Ducreux. Même assez loin du comptoir, là où on était placés, au fond de la salle, on voyait bien qu’il s’interrogeait, le poseur d’enseignes.
Ludovic riait de le voir aussi sérieux, et il dut s’essuyer les yeux avec le torchon humide qu’il avait à la main. A la fin, il renifla et il prit son air digne. Vous comprenez, si on ne met que AR c’est parce que bar n’a B, hein, et il détachait bien ses mots pour que Ducreux l’entende comme s’il le lisait, bar n’a B, vous comprenez.
Et Ducreux dit Vous ne vous appelez pas Barnabé, Ludovic. Et Ludovic dit que justement, c’était ça qui était farce. Qu’il ne s’appelle pas Barnabé, justement.
Je comprends de moins en moins, dit Ducreux, et Oh la la dit Ludovic en levant les bras au ciel et en regardant vers nous pour nous prendre à témoin, c’est pourtant pas le bout du monde à comprendre.
A ce moment il y eut un léger pétillement d’intelligence dans les yeux de M.Ducreux, et il se mit à sourire à son tour.
Toujours aussi plaisantin, dit finalement Ducreux. Vous êtes bien un sacré loustic, là avec votre histoire, Barnabé et tout ce qui s’ensuit. Enfin bon. Et à part ça, qu’est-ce qu’on y met sur votre enseigne, à la fin.
Je parle sérieusement, dit Ludovic, tout ce qu’il y a de sérieux. Vraiment, dit Ducreux. Comme un pape, dit Ludovic. Vous me mettez AR et en dessous AU BARNABE, en bien gros.
C’est pas sérieux, dit Ducreux.
Comme ça, dit Ludovic sérieusement. Allons, dit Ducreux, vous direz ce que vous voudrez, ça fait pas très sérieux. C’est vous qui le dites, dit Ludovic. Encore heureux, dit Ducreux d’un ton sentencieux, et il crut bon de préciser sa pensée en disant une deuxième fois Encore heureux, avec un petit air entendu, avant d’ajouter Bon, allez, c’est une blague, votre plaisanterie.
Bien sûr, dit Ludovic, c’est une blague. Il se remit à rire, et tout en riant il versa une nouvelle rasade de marc dans les verres. Ducreux souriait aussi. Il fit claquer sa langue et cligna de l’œil. Je me disais bien, dit-il.
Puis il finit son verre, le leva devant lui, cligna encore de l’œil et dit Monsieur Ludovic, à la fin, qu’est-ce que vous voulez vraiment que je vous place comme enseigne.
Ce que je vous ai dit, dit Ludovic. Vous allez me la mettre sur ma devanture, ma blague.
Oh nom de Dieu, dit Ducreux en reposant son verre vide sur le comptoir.
Je vous ferai remarquer que c’est moi qui paie, dit Ludovic. C’est vous, dit Ducreux. C’est moi le patron, dit Ludovic. Le client a toujours raison, dit Ducreux.
Il louchait sur la bouteille qui était restée entre eux. Alors ça va comme ça, dit Ludovic. Si vous voulez, dit Ducreux, et alors Ludovic dit Je veux mon neveu, et il mit la main sur la bouteille. Ducreux avala sa salive et tapa sans raison dans ses mains. Il souriait largement.
Je vous paie le coup du patron si ça vous chante, dit Ludovic. Vous parlez, dit Ducreux. Ça se refuse pas.
Qu’est-ce que vous dites de ce petit marc, dit Ludovic en fermant les yeux. M. Ducreux ferma les yeux à son tour et remua les joues. On aurait dit qu’il mâchonnait ses gencives. Ah ça, dit-il. Ah ça, ah ça. Il ne trouvait rien d’autre à exprimer, et Ludovic dit Vous voyez, je vous l’avais bien dit.
Les deux hommes sirotaient de conserve. C’était un petit marc traître. Jeunet, fruité, l’air innocent, si candide au palais qu’on ne le sentait pas passer.
Effectivement, ils paraissaient ne pas le sentir passer. Ils semblaient ne pas se rendre compte d’un certain tassement de leur buste, du fléchissement progressif de leur port de tête, et, par un curieux phénomène de physique compensatoire, de l’alourdissement corrélatif de leurs paupières.
Dans le même temps le caractère de plus en plus indécis de leurs mimiques et le pâlissement graduel de l’éclat de leurs regards tendaient à prouver que le cours de leurs pensées s’accordait à la diminution du liquide dans la bouteille. Leur moral déclinait lentement. Une mélancolie langoureuse paraissait marquer l’allure de leurs songeries et les portait à traduire l’état de leur esprit dans une conversation quelque peu délétère et assez déprimante où ils se firent à mots couverts des confidences de nature philosophique qui, de façon surprenante quoique explicable, finirent par s’élever jusqu’aux douloureuses hauteurs de la métaphysique, et les conduisirent à traiter de la fin nécessaire de toute chose en général et de la bouteille en particulier, puis de la petitesse et de la faiblesse de l’homme devant le destin et devant la soif.
Tout de même, dit Ducreux, on est peu de chose, et Ludovic dit Evidemment, évidemment, et il laissa beaucoup de silence autour de ces mots.
Ils devisèrent ensuite gravement de la capacité de l’être humain à surmonter ses peines, de la fatalité de l’existence et de l’incomplétude radicale de notre condition.
Enfin, dit Ludovic pour conclure, enfin, tant qu’on a la santé.
Tiens, à propos, dit Ducreux, ma fille vient d’attraper les oreillons.
Il se fit alors un grand silence dans le bistrot.
Oreillons, dit Ludovic, vous avez bien dit oeillons. Eh oui, dit Ducreux, ce que c’est que de nous. Attendez, dit Ludovic, c’est dangereux, ça, les oreillons, et Ducreux dit qu’il les avait déjà eus et Ludovic que lui non, pas encore, et qu’il n’y tenait pas parce que c’était dangereux, sacré vingt dieux, terriblement dangereux.
On dit ça on dit ça, dit Ducreux.
La réplique parut insuffisante à Ludovic. Il voulait de plus amples précisions ou, à tout le moins, des considérations moins générales que l’aphorisme obscur de Ducreux.
Ducreux dit alors qu’on n’en mourait pas, ni de la jaunisse. Ludovic ne pouvait se contenter d’une pareille réponse. Il s’en foutait, de la jaunisse. Pas des oreillons.
Il n’y avait pas à plaisanter sur un sujet aussi important. Parce que les oreillons, ça pouvait vous les foutre en l’air comme de rien si on ne se méfiait pas. Les quoi, dit Ducreux. Vous savez bien, dit Ludovic. Les choses, les bonbons, tout le bataclan, et après on ne peut plus tirer son coup.
C’est si on se méfie pas, dit Ducreux.
Il y a des risques, dit Ludovic.
Evidemment, dit Ducreux. C’est comme de traverser la rue, parce que, si on y va par là, les risques, hein.
Ludovic s’en branlait, de la rue. Son problème, c’était le danger spécifique des oreillons. Ce qu’il voulait, lui, ce n’était pas de traverser la rue, c’était sauvegarder son intégrité physique puisque les organes en question pouvaient lui faire encore de l’usage attendu qu’à cinquante ans passés –vous ne les faites pas, dit Ducreux – il ne voyait pas pourquoi il renoncerait à cette propriété et aux usages y afférant, tous éléments dont il entendait pouvoir disposer à son gré sans qu’un quelconque pèlerin s’en vînt subrepticement et impunément propager des microbes sournois dans son bistrot.
Et qu’en conséquence il serait bien inspiré, l’autre quidam d’espèce de pèlerin qui s’adonnait à son œuvre honteuse de propagateur de maladies du même tabac, de remballer ses cliques et ses claques pour s’en retourner dans ses pénates retrouver sa smala afin d’y couver cette maladie en famille sans venir emmerder le monde en général et les bistrotiers en particulier.
Quel pèlerin, dit Ducreux. Est-ce que ça serait pas moi, des fois.
Il regardait Ludovic par en dessous, d’abord par souci d’instaurer entre son attitude et le ton suspicieux de sa voix un paradigme suffisamment expressif pour pouvoir être parfaitement compréhensible par l’interlocuteur, et aussi parce que l’effet de l’alcool lui rendait ce maintien aisé et confortable.
Ludovic dit qu’en effet ça se pourrait bien, et M.Ducreux essaya alors de le prendre de haut et renversa la tête en arrière dans un mouvement plus ample peut-être qu’il ne l’aurait souhaité, ce qui donna à sa figure une inclinaison telle qu’il devait exagérément baisser les paupières pour dévisager Ludovic. Il se tut longuement.
Vous êtes long à la détente, dit Ludovic, qui ajouta qu’il aimerait voir M. Ducreux quitter l’estaminet avec la plus vive promptitude en emportant sa cargaison de miasmes. Qu’il aille en faire paisiblement l’élévage chez lui. Et qu’il cesse enfin de laisser proliférer et fôlatrer à son entour ces microbes intempestifs qu’il répandait sur ses contemporains à coups d’haleine insidieuse, de serrements de mains somme toute assez louches et encore d’autres funestes vecteurs d’épidémies.
Alors, dit Ducreux, puisque c’est comme ça.
Il descendit lentement de son tabouret en répétant deux ou trois fois Puisque c’est comme ça, hésita une seconde, s’élança brusquement à travers la salle vers le portemanteau où pendait son imperméable, et s’accrocha des deux mains à son vêtement en jetant un regard lourd de réprobation vers Ludovic. Puis, sans quitter sa pose, il dit Bon, bon, bon, avec l’air de tirer des conclusions d’un long raisonnement mathématique dont on entrevoit qu’il n’est pas faux sans savoir au juste où il mène.
Il enfila enfin son imperméable avec des gestes pleins de dignité et de lenteur, gagna la porte d’un trait, sans s’arrêter ni tituber, et quand il se retourna vers la salle avant de sortir on vit qu’il était fier de son assurance déambulatoire. Il dit alors Messieurs j’ai bien l’honneur, il eut un hoquet, il soupira, ajouta De vous saluer, ouvrit grande la porte et s’enfonça dans la nuit.
Il n’avait pas plutôt disparu qu’on entendit des cris et une galopade sur le trottoir, et on le vit revenir dans le bistrot, hagard, criant d’une voix décolorée Un veau, un veau, il y a un veau qui m’empêche de sortir.
Veau, dit Ludovic, qu’’st-ce qu’il nous chante encore, ce pèlerin-là.
Là, là, dit Ducreux qui désignait la porte d’un index trémulant, là, sur la place, un veau gigantesque, fermez la porte nom d’un chien, si vous voyiez ce veau, oh, nom d’un chien !
Ludovic qui, l’habitude et le métier aidant, avait mieux supporté les effets de son petit marc de derrière les fagots, ouvrit la porte latérale de son comptoir pour gagner le seuil. Il scruta la nuit, regarda à gauche, à droite, constata l’absence de veau.
Ducreux l’avait rejoint. Il se tenait tapi derrière lui, et tendit soudain le doigt : il y est toujours, le veau, regardez donc, regardez-moi ça, là, au milieu de la place, dans le square, au milieu.
Ludovic dit qu’il était marteau, Ducreux. Il n’y avait pas le moindre veau, sur la place. Il n’y avait que le lion.
M. ducreux poussa un cri de terreur et se replia en désordre au fond de la salle. Il hurlait. Un lion, un lion, oh putain, un lion. Et moi qui croyais que c’était un veau. Ques-ce que j’étais bourré, un veau. Et c’est un lion. Fermz cette porte, putain, fermez la porte pour qu’il puisse pas rentrer, oh la la un lion, vous vous rendez compte, et ce gros con qui laisse cette bordel de porte ouverte, oh nom d’un chien.
Alors Ludovic dit que ça commençait à bien faire, et qu’il en avait maintenant plein les bottes de ce poivrot qui avait peur d’un lion en pierre, et de Belfort encore, et que si vous ne sortez pas tout de suite monsieur Ducreux ça va cher des bulles.
Il ne voulait pas sortir, Ducreux. Il s’était collé contre le mur au fond de la salle et branlait le chef de droite et de gauche pour bien signifier qu’il refusait de sortir. Faites gaffe, dit Ludovic, je vais appeler les flics, moi, ça sera vite fait. Ducreux restait collé contre son mur. Alors Ludovic saisit son téléphone et juste à ce moment un flic en tenue entra dans le bistrot.
Vous tombez bien, dit Ludovic.
Attention, dit le policier. Je viens juste de finir mon service.
Vous êtes encore en uniforme, dit Ludovic finement.
Le flic reconnut que ça se pouvait en effet, qu’il soit en uniforme. En revanche, ce dont il était sûr, c’était qu’il avait fini sa journée et bonsoir les ennuis, et à part ça qu’est-ce qu’il faisait froid dehors, et au fait pourquoi donc vous voudriez que j’aie pas fini mon service.
Ludovic lui expliqua l’histoire, le veau, M. Ducreux, tout le tremblement, et qu’il allait falloir le faire sortir ce poivrot.
Le flic réfléchit un petit moment. Puis il dit que ça pourrait se faire, bien sûr. Et qu’à part ça on se gelait les cacannes, dehors, pour un 25 mars vous parlez d’un 25 mars. Ludovic comprit et proposa de faire un grog. Le flic dit que ça n’était pas une mauvaise idée, bien que, pour être tout à fait honnête, il dut bien reconnaître que ce n’était pas exactement le premier de la soirée.
Et après il voulut un autre grog pour faire passer le précédent. Ludovic refusa qu’il les paie, Tatata c’est ma tournée, et il lui en ajouta même un troisième pour faire bonne mesure.
Quand le flic se leva, sa soirée n’était déjà plus de première jeunesse. Il progressa vers Ducreux selon une trajectoitre approximativement rectiligne et vint lui mettre la main sur l’épaule dans un geste d’une solennité peut-être un peu exagérée et d’autant plus incongrue qu’il entreprit de le tutoyer, Allez, mon vieux, maintenant tu es un homme responsable et tu sors.
Et comme Ducreux refusait malgré ces exhortations, le flic lui dit que si c’était ce sacré veau qui l’ennuyait, pas de problème. Avec moi mon vieux tu n’as pas à t’en faire, regarde donc, et il sortit de l’étui son arme réglementaire et la brandit bien haut pour qu’on la vît bien et que Ducreux comprît bien qu’il ne risquait absolument rien.
Ils sortirent donc tous deux du bistrot, M. Ducreux et le flic. M. Ducreux tenait la main du flic. Celle qui ne contenait pas de révolver. Ils avaient l’air, tous les deux, de marcher à peu près droit.
On les entendit s’éloigner dans la rue en discutant, puis on entendit crier quelque chose, et à ce moment un coup de feu claqua, et on entendit encore la voix de M. Ducreux qui criait : la tête bordel vise la tête, et il y eut deux autres coups de feu rapprochés, et puis plus rien, absolument plus rien.