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Blanc, Jean-Noël – La Bonne franquette
Pierrot a sa table chez Ludovic. Sa table, sa serviette, son coin. C’est une manière de le dépanner. Depuis que sa femme est partie, il peut manger au Barnabé.
C’est une faveur qu’on lui accorde. Aux autres tables, on boit des apéros. Des petits jaunes, des blancs cassés, des kirs, des communards. Parfois, dans un coin, quelqu’un mange un jambon-beurre, avec une bière ou un ballon de côtes. Ce sont en général des gens de passage, des jeunes, une étudiante, un couple. Des égarés. Il leur arrive de demander si on peut manger. Ludovic dit que non, seulement des sandwiches. Les passants jettent un œil vers Pierrot, attablé devant son repas. Ils n’insistent pas.
On ne fait pas de menu spécial pour lui. Il mange ce que mange la famille du bistrotier. Une part de plus, une part de moins, pour ce que ça change. S’il vient, il mange, s’il ne vient pas, tant pis.
Puisqu’il paie, il mange dans la salle. C’est la seule différence. Ludovic lui apporte son assiette, la remporte, pioche dans le plat familial, la rapporte. On ne voit jamais Mme Ludovic dans la salle. Tout se passe à la bonne franquette.
Certains jours cependant Pierrot ne vient pas manger. Il va dans les rues piétonnes du centre-ville, ou au centre commercial. On y vend des hot-dogs et des pan-bagnats, il achète de quoi grignoter en marchant, il va où ses pas l’entraînent, il côtoie des gens pressés, il se baguenaude, il dépense du temps.
Un jour, même, il s’est offert la cafétéria. Au fond, il a estimé qu’on ne s’y trouvait pas si mal que ça.
On prend son plateau, on se sert, on paie, on s’assoit, on n’a pas besoin de parler, on est seul. Les paroles alentour se perdent dans un brouhaha de réfectoire. Les voix s’additionnent aux bruits de fourchettes et de verres et c’est tout. Tout s’agglomère dans une rumeur que le plafond bas assourdit. On peut ignorer ce que racontent les gens à la table d’à côté. On n’entend pas les mots, le bruit les remplace.
D’une certaine façon c’est mieux que dans le bistrot de Ludovic, où aucun dialogue n’échappe aux voisins, et où il faut participer. On ne peut pas s’y soustraire.
Dans la cafétéria, au moins, on n’est pas condamné à l’humanité. Pierrot apprécie.
C’est sans doute un progrès. Il se dit qu’il manque parfois d’habileté et de goût pour le bruit que fait la vie, et pour les paroles qui l’entourent. Et qu’après tout, la vie, c’est une question de vocation. Certains l’ont, d’autres pas. Il n’a pas de vocation bien arrêtée pour l’existence, voilà tout.
Il retournera à la cafétéria, puisqu’on ne lui demande pas d’y exister. Peut-être même que plus tard il ira au McDonald’s. Il ne verra personne, personne ne le verra, il n’y aura plus que des bruits de mandibules et de mastication, et les passants ne feront que passer. Il n’aura même plus besoin de penser ce qu’il pense. Il arrivera même à ne plus penser du tout. Ce sera déjà mieux.
Il sourit dans le vague et sa fourchette reste suspendue devant sa bouche, où elle reste immobile et inutile.