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GRIMM, Frères – Petit Frère et Petite Soeur.

Traduction par Frédéric Baudry (1818 – 1885) revue par J-L Fischer1, donneur de voix, pour litteratureaudio.

Petit frère prit petite sœur par la main et lui dit :
« Depuis que notre mère est morte, nous n'avons plus une heure de bon temps; notre belle-mère nous bat tous les jours, et, si nous nous approchons d'elle, elle nous repousse à coups de pied. Les croûtes de pain dur qui restent sont notre nourriture, et le petit chien sous la table est mieux traité que nous : on lui jette de temps en temps, à lui, quelque bon morceau. Que Dieu ait pitié de nous !… Si notre mère le savait !… Viens, nous essayerons tous les deux de courir le monde. »
Ils marchèrent tout le jour à travers les prés, les champs et les pierres, et, quand il pleuvait, la petite sœur disait :
« Le bon Dieu et nos pauvres cœurs pleurent ensemble ! »
Le soir ils arrivèrent à une grande forêt; ils étaient si épuisés par le chagrin, la faim et une longue route, qu'ils s'abritèrent dans le creux d'un arbre et s'endormirent.
Le lendemain, quand ils se réveillèrent, le soleil était déjà très haut dans le ciel, et échauffait de ses rayons le dedans de l'arbre. Le petit frère dit alors :
« Petite sœur, j'ai soif; si je connaissais une source, j'irais m'y désaltérer; il m'a semblé que j'en avais entendu murmurer une. »
Le petit frère se leva, prit sa petite sœur par la main, et ils se mirent à chercher la source. Mais la méchante belle-mère était sorcière ; elle avait bien vu les deux enfants se mettre en chemin ; elle s'était glissée sur leurs traces, en cachette, comme font les sorcières, et avait jeté un sort sur toutes les sources de la forêt. Comme ils venaient de trouver une source qui coulait limpide sur les cailloux, le petit frère voulut y boire; mais la petite sœur entendit la source qui disait en murmurant :
« Celui qui boit de mon eau est changé en tigre; celui qui boit de mon eau est changé en tigre. »
La sœur lui dit :
« Je t'en prie, petit frère, ne bois pas; autrement tu deviendrais tigre, et tu me mettrais en pièces. »
Le petit frère ne but pas, quoiqu'il eût grand'soif, et dit :
« J'attendrai jusqu'à la prochaine source. »
Quand ils arrivèrent à la seconde fontaine, la petite sœur entendit que celle-ci disait : « Celui qui boit de mon eau est changé en loup; celui qui boit de mon eau est changé en loup. »
 « Petit frère, je t'en prie, ne bois pas : autrement tu serais changé en loup, et tu me mangerais. »
Le petit frère ne but pas et dit :
« J'attendrai jusqu'à ce que nous arrivions à la source prochaine; mais alors je boirai, quoi que tu puisses me dire : je suis trop dévoré par la soif. »
Quand ils arrivèrent à la troisième fontaine, la petite sœur entendit qu'elle murmurait ces mots : « Celui qui boit de mon eau est changé en chevreuil. »
La petite sœur lui dit :
« Ah ! petit frère, je t'en prie, ne bois pas : autrement tu seras changé en chevreuil, et tu t'enfuiras loin de moi. »
Mais le petit frère s'était déjà agenouillé près de la fontaine, penché vers le bassin et abreuvé de son eau : à peine les premières gouttes avaient touché ses lèvres qu'il était transformé en chevreuil.
La petite sœur se mit à pleurer sur son pauvre petit frère ensorcelé, et le chevreuil pleurait aussi et restait tout triste auprès d'elle.
Enfin la jeune fille lui dit :
« Sois tranquille, mon cher petit chevreuil , je ne t'abandonnerai jamais. »
Alors elle détacha sa jarretière dorée et la passa autour du cou du chevreuil ; puis elle arracha des joncs, et en tressa une cordelette. Elle y attacha l'animal, l'emmena et s'enfonça avec lui dans la forêt.
Après avoir marché longtemps, ils arrivèrent enfin à une petite maison, et la jeune fille, ayant regardé au dedans et reconnu qu'elle était vide, dit :
« Nous pourrions nous arrêter ici et y demeurer. »
Alors elle chercha pour le petit chevreuil de l'ombre et de la mousse , afin qu'il pût reposer mollement, et chaque matin elle sortait, recueillait des racines, des fruits sauvages et des noix; elle rapportait aussi de l'herbe fraîche que le chevreuil mangeait dans sa main, et il était content et bondissait joyeusement devant elle. Le soir, quand la petite sœur était fatiguée et avait récité sa prière, elle posait sa tête sur le dos du petit chevreuil, qui lui servait de coussin, et s'y endormait doucement. Si seulement le petit frère avait eu sa forme humaine, c'aurait été là une vie très heureuse.
Ils passèrent ainsi quelque temps tout seuls dans ce lieu désert; mais un jour il arriva que le roi du pays fit une grande chasse dans la forêt; tout retentit des sons du cor, des aboiements des chiens et des cris joyeux des chasseurs. Le chevreuil entendit tout ce bruit, il aurait bien voulu se trouver là. «
« Ah !, laisse-moi me rapprocher de la chasse; je n'y puis résister.»
Et il la pria si longtemps qu'elle céda.
« Mais, ne manque pas de revenir le soir; je fermerai ma porte à ces bruyants chasseurs; pour que je puisse te reconnaître, frappe en disant : C'est moi, chère sœur; ouvre, mon « petit cœur.» Si tu ne dis pas cela, je n'ouvrirai point ma petite porte. »
Le chevreuil s'élança hors du logis, tout content et joyeux de se sentir en plein air. Le roi et ses chasseurs virent le bel animal et se mirent à sa poursuite, mais sans pouvoir l'atteindre; quand ils se croyaient tout près de le tenir, il sauta pardessus un buisson et disparut. Quand il ne fit plus clair, il courut à la maison et frappa en disant :
« C'est moi, chère sœur; ouvre, mon petit cœur.»
La petite porte s'ouvrit, il s'élança dans la maison, et reposa toute la nuit sur sa couche moelleuse.
Le lendemain matin, la chasse recommença, et, quand le chevreuil entendit de nouveau le son du cor et le tayaut des chasseurs, il n'eut plus de repos, et dit :
« Petite sœur, ouvre-moi, il faut que je sorte. »
La petite sœur lui ouvrit la porte en disant :
« Ce soir au moins, ne manque pas de revenir et de dire le mot convenu. »
Quand le roi et ses chasseurs revirent le chevreuil avec son collier doré, ils le chassèrent tous, mais il était trop leste et trop agile pour se laisser atteindre; enfin pourtant les chasseurs l'avaient cerné vers le soir, et l'un d'eux le blessa légèrement au pied, si bien qu'il boitait et qu'il s'échappa assez lentement. Un chasseur se glissa sur sa trace jusqu'à la petite maison ; il l'entendit comme il disait :
« C'est moi, chère sœur; ouvre-moi, mon petit cœur; »
et vit qu'on lui ouvrait la porte et qu'on la refermait aussitôt.
Le chasseur retint fidèlement tout cela, se rendit près du roi, et lui conta ce qu'il avait vu et entendu. Le roi dit : « Demain nous chasserons encore. »
La petite sœur avait été très effrayée, quand elle avait vu le chevreuil revenir blessé ; elle essuya le sang de sa plaie, y appliqua des simples et lui dit :
« Va reposer sur ta couche, cher petit chevreuil, pour te guérir. »
Mais la blessure était si légère, que le lendemain le chevreuil ne se sentait plus de rien ; et quand il entendit encore le bruit de la chasse dans la forêt, il dit :
« Je n'y puis plus tenir, il faut que je sois là ; on ne me prendra plus si aisément. »
La petite sœur pleura, et lui dit :
« Cette fois ils te tueront, je ne te laisserai pas sortir.
  — Je mourrai de chagrin ici, si tu me retiens ; quand j'entends le cor de chasse, il me semble que les pieds me brûlent. »
La petite sœur ne put résister; le cœur gros, elle lui ouvrit la porte, et le chevreuil s'élança dispos et joyeux dans la forêt. Quand le roi l'aperçut , il dit à ses chasseurs : « Poursuivez-le tout le jour jusqu'à la nuit, mais que personne ne lui fasse de mal. »
Quand le soleil fut couché, le roi dit au chasseur : « Viens avec moi, et montre-moi la maison dont tu m'as parlé. »
Quand il fut arrivé à la porte, il frappa et dit : « C'est moi, chère sœur ; ouvre-moi, mon petit cœur. » La porte s'ouvrit, le roi entra, et devant lui il trouva une jeune fille, la plus belle qu'il eût jamais rencontrée.
La jeune fille eut peur, quand elle vit qu'au lieu du petit chevreuil c'était un roi qui entrait avec une couronne d'or sur la tête. Mais le roi la regarda avec douceur, lui présenta la main et lui dit : «
Veux-tu venir avec moi dans mon palais et être ma femme bien-aimée ?
— Oh ! oui, mais il faut que le chevreuil vienne avec moi, je ne peux pas l'abandonner. »
« Il restera près de toi tant que tu vivras, et il ne manquera de rien. »
En ce moment le chevreuil entra en bondissant; la petite sœur l'attacha à sa corde de jonc, prit la corde dans sa main, et sortit avec lui de la maison.
Le roi emmena la belle jeune fille dans son palais, où la noce fut célébrée avec une grande magnificence, et alors ce fut Sa Majesté la reine; et ils vécurent longtemps heureux ensemble. Le chevreuil était soigné et choyé, et prenait ses ébats dans le jardin du palais. Cependant la méchante belle-mère, qui avait été cause que les deux enfants avaient quitté la maison paternelle, s'imaginait qu'infailliblement la petite sœur avait été dévorée par les bêtes sauvages de la forêt, et que le petit frère changé en chevreuil avait été tué par les chasseurs. Quand elle apprit qu'ils étaient si heureux et en si grande prospérité, l'envie et la haine se réveillèrent dans son cœur pour l'agiter et l'inquiéter, et elle n'eut plus d'autre souci que de trouver moyen de les replonger tous deux dans le malheur. Sa véritable fille, qui était laide comme les ténèbres et n'avait qu'un œil, lui faisait des reproches et lui disait :
« Devenir reine, ce bonheur-là m'appartient, à moi.
« Sois tranquille, lui dit la vieille cherchant à l'apaiser, quand il en sera temps, tu me trouveras prête à te servir. »
En effet, quand le moment fut venu où la reine avait mis au monde un beau petit garçon, comme le roi se trouvait justement à la chasse, la vieille sorcière prit la figure de la femme de chambre, entra dans la chambre où la reine était couchée, et lui dit :
« Venez, votre bain est prêt, il vous fera du bien et vous fortifiera; vite, avant qu'il se refroidisse. »
Sa fille l'accompagnait ; elles portèrent toutes deux la reine convalescente dans l'étuve, l'y déposèrent, puis se sauvèrent en toute hâte, et fermèrent la porte. Elles avaient eu soin d'allumer dans l'étuve un véritable feu d'enfer, afin que la belle jeune reine fût promptement étouffée.
Quand cela fut fait, la vieille prit sa fille, lui mit un bonnet sur la tête, et la coucha dans le lit de la reine à sa place. Elle lui donna aussi la forme et les traits de la reine; seulement elle ne put lui rendre l'œil qu'elle avait perdu. Mais, pour que le roi ne le remarquât point, elle devait rester couchée sur le côté où elle était borgne. Le soir, quand le roi revint de la chasse et apprit qu'il lui était né un fils, il se réjouit de tout son cœur et voulut aller près du lit de sa chère femme, pour voir comment elle se trouvait Mais la vieille lui dit bien vite :
« Pour Dieu, n'ouvrez pas les rideaux ; la reine ne peut pas encore voir la lumière; elle a besoin de repos. »
Le roi s'en retourna, ne se doutant point qu'une fausse reine était couchée dans son lit.
Mais quand minuit fut venu, comme tout le monde dormait, la nourrice, qui était dans la chambre de l'enfant, près de son berceau, et qui veillait toute seule, vit la porte s'ouvrir et la véritable mère entrer. Elle prit l'enfant dans le berceau, le posa sur son bras et lui donna à boire. Puis elle remua son coussin, replaça l'enfant et étendit sur lui la couverture. Elle n'oublia pas non plus le petit chevreuil; elle s'approcha du coin où il reposait, et lui caressa le dos avec la main. Puis elle sortit sans dire un mot; et le lendemain, quand la nourrice demanda aux gardes si quelqu'un était entré dans le palais pendant la nuit, ils répondirent :
« Non, nous n'avons vu personne. »
Elle vint de même plusieurs nuits, sans jamais prononcer une parole : la nourrice la voyait toujours, mais n'osait pas en parler.
Au bout de quelque temps, la mère commença à parler dans la nuit, et elle dit :
Que devient mon enfant ?
Que devient mon chevreuil ?
Je reviendrai deux fois,
Après, faites votre deuil.

La nourrice ne lui répondit pas; mais, quand elle fut disparue, elle courut vers le roi et lui raconta tout. Le roi dit :
« Bon Dieu ! qu'est-ce que cela ? Je veux veiller la nuit prochaine près de l'enfant. »
En effet, il se rendit le soir dans la chambre de l'enfant, et vers minuit, la mère apparut et dit :
Que devient mon enfant ?
Que devient mon chevreuil ?
Je reviendrai une fois,
Après, faites votre deuil.

Puis elle s'occupa de l'enfant, comme elle faisait d'ordinaire, et disparut. Le roi n'osa pas lui adresser la parole, mais la nuit suivante il veilla encore. La reine dit :
Que devient mon enfant ?
Que devient mon chevreuil ?
Je ne reviendrai plus,
Commencez votre deuil.

Alors le roi ne put se contenir; il s'élança vers elle et lui dit :
« Tu ne peux être une autre que ma femme chérie. »
— Oui, répondit-elle, je suis ta femme chérie.»
Et au même moment, par la grâce de Dieu, elle avait recouvré la vie et était fraîche, rose et bien portante. Elle raconta au roi le crime qu'avaient commis contre elle la méchante sorcière et sa fille. Le roi les fit paraître devant le tribunal, et elles furent condamnées. La fille fut conduite dans une forêt, où les bêtes sauvages la mirent en pièces dès qu'elles l'aperçurent; la sorcière monta sur un bûcher et périt misérablement dans les flammes. Comme le feu la consumait, le chevreuil fut métamorphosé et reprit sa forme naturelle , et le petit frère et la petite sœur vécurent heureux ensemble jusqu'à la fin de leurs jours.

1Pour être fidèle à l'esprit du conte, j'ai modifié la traduction de Frédéric Baudry en mettant en vers les petites strophes qui ne l'étaient pas, mais qui le sont dans la version allemande.

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