Répondre à : KELLER, Richard – Les Deux Bouts de la corde

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#151715
Richard KellerRichard Keller
Participant

    Chapitre 1


    Il est des jours, où malgré le soleil radieux, le ciel d’un bleu azur et les oiseaux qui chantent… il est des jours où la tristesse prédomine. Antoinette et Germain Drochard n’ont pas profité de cette journée, enfin ils n’en ont pas vu la fin. Ils sont morts, tous les deux, la faucheuse a fait coup double.
    Germain allait avoir quatre-vingt-six ans et sa Toinette quatre-vingt-cinq. Durant plus de soixante années de vie commune, ils avaient connu des hauts et des bas, notamment avec la guerre, un sale souvenir la guerre. Il avait été fait prisonnier et s’était évadé malgré une blessure à la jambe. Il claudiquait depuis.
    Nous étions au mois de mai. Depuis quelques jours, le beau temps s’était installé dans la région. Germain se levait tôt le matin. C’était une vieille habitude qui remontait à l’époque où il était contremaître à la régie des tabacs.
    Autrefois, c’était une activité florissante, chaque ferme cultivait l’herbe à Nicot. Il y avait une usine à la sortie de la ville, au bord de la rivière. Il ne subsiste plus rien de tout cela, hormis le souvenir des anciens qui en parlaient la larme à l’œil.
    Germain avait terminé sa carrière comme contrôleur. Il vérifiait les stocks chez les paysans. Le monopole interdisant de fabriquer son propre produit, la manufacture régissait tout de la semence au séchage, en passant par les récoltes. Il s’agissait du plus gros employeur local. Tout cela était bien loin et Germain jouissait de sa retraite depuis presque trente années.
    Toinette avait travaillé à la ferme familiale jusqu’à son mariage (l’usage primait sur toute autre considération dans les campagnes). Après les noces, ils avaient quitté le petit village et s’étaient installés en ville, mais très vite ils durent déchanter. Toinette fit une première fausse couche et Germain fut appelé à la guerre. Ils ne purent payer le loyer et Toinette se replia chez ses parents.
    A son retour de captivité, Germain vécut caché, de peur que les Allemands ne le capturent et lui fassent un sort, un évadé étant un traître à leurs yeux. A la libération, grâce à sa blessure à la jambe, Germain obtint un emploi réservé à la manufacture des tabacs. Ils s’installèrent dans une vieille maison héritée d’une arrière-grand-tante. Et c’est là, qu’aujourd’hui, le mot fin vient de s’inscrire dans le livre de leur vie.

    La maison de Toinette et Germain se situe dans un hameau à l’extérieur de la ville, à environ deux kilomètres. Le quartier appartient à la commune limitrophe, les frontières territoriales sont parfois un mystère. Dans des temps reculés, il devait déjà y avoir des petits arrangements entre amis. Le centre du village se trouvait à plus de trois kilomètres. Dans nos régions, on ne parle pas de centre-ville, mais de chef-lieu. Après-guerre, il n’y avait que trois ou quatre habitations à côté de chez eux. Depuis, le hameau s’est garni de constructions neuves. Toinette et Germain étaient les gardiens de la mémoire de ces lieux. Ils avaient su, à force de chaleur humaine, de convivialité, de jovialité, conserver et transmettre un état d’esprit qui donnait au hameau toute son originalité et faisait bien des envieux parmi les citoyens.
    Ici, bien sûr, tout le monde se connaît et les gens se retrouvent souvent les uns chez les autres. Il y a même un méchoui tous les ans pour le week-end du quatorze juillet. La fête dure plusieurs jours.
    A côté de chez eux, une grande maison bourgeoise de style mille neuf cent est habitée par une vieille dame très élégante. Elle est veuve, son mari était directeur d’une grande entreprise nationalisée. Plus loin, dans le prolongement, se trouve un ancien patron de cimenterie, un homme très imbu de sa personne. En face, réside un entrepreneur de travaux publics. La maison adjacente est occupée par un couple travaillant dans la publicité. Ils ont deux enfants d’environ douze et dix ans. La fille s’appelle Maeva et le garçon Rémi, ils sont adorables. La villa suivante est occupée par un transporteur, lui aussi à la retraite. Il a transmis son affaire à son fils. Derrière eux, un cadre de la grande distribution et son épouse habitent avec leurs trois enfants : Deux garçons et une fille qui sont majeurs. Il y a aussi un plombier.
    J’ai oublié de vous parler des parcs à chevaux, avec deux magnifiques juments . Les publicistes adorent la gent équine et leurs enfants montent chaque fin de semaine. Un voisin leur a vendu un terrain en face de chez eux, au grand dam du cimentier qui lorgnait dessus depuis longtemps. Ainsi va la vie! Malgré une entente exceptionnelle, en cette période où l’individualisme fait des ravages , il existe quand même quelques tensions, lorsque l’on parle de biens, d’argent ou d’amour.

    Nous sommes mardi, le facteur Nicolas Favant, effectue sa tournée quotidienne. C’est un homme calme. Auparavant, il distribuait le courrier en vélo dans le centre-ville. Son collègue, titulaire de ce secteur, avait pris sa retraite, un peu contraint et forcé. Cet ex-camarade de travail avait cumulé plusieurs retraits de permis pour conduite en état d’ivresse. Gentiment, la hiérarchie lui avait suggéré de faire valoir ses droits et de quitter le métier avec les honneurs. Avec le nombre de récidives à son actif, il risquait gros. La justice lui proposa de suspendre la peine, à condition qu’il se soigne. Il comprit vite qu’il n’y aurait aucune échappatoire.
    Nicolas est donc devenu le postier du hameau. Il doit être vigilant car l’inclinaison naturelle, à accepter toutes les invitations, est un danger pour les préposés à la distribution du courrier. Offrir un coup au facteur est une vieille tradition, qui ne l’a pas fait dans nos campagnes ? Aujourd’hui, il a beaucoup de travail. Les entreprises démarrent une nouvelle semaine et, dès le mardi, le volume à traiter est plus important (Nicolas préfère le lundi et le samedi, les autres jours c’est plus chargé). De plus, l’approche de la fête des mères a décuplé le nombre de prospectus publicitaires à mettre dans les boîtes. Il n’aime pas la publicité. Ce n’est pas du courrier noble et puis, nombre de clients lui font des réflexions, cela remplit leur boîte inutilement.
    – Il fait soleil, les petits oiseaux chantent, se dit-il, alors la vie est belle. Il est presque treize heures, lorsqu’il arrive dans le hameau. Il fait soif, je vais me faire payer un coup chez la Toinette et le Germain pense-t’ il. Il se gare, prend le courrier des deux ou trois voisins les plus proches et ferme son véhicule à clef. Il se débarrasse des plis des autres maisons, et rentre dans la cour.
    Il est surpris à plus d’un titre. Le chien n’est pas dehors. Habituellement, il lui fait toujours des fêtes. La porte d’entrée est fermée. En cette saison, la Toinette ouvre toujours en grand. Il entend le chien, un bruit étouffé comme lointain : il gémit et parfois hurle à la mort. Nicolas frappe à la porte, il n’obtient pas de réponse. Il frappe de nouveau et plus fort, seul le chien hurle encore. Il hésite et finalement se décide à ouvrir la porte. Celle-ci n’est pas fermée à clé.
    Il entre dans le couloir, il ne voit personne. Il va jusqu’à la cuisine. Le chien gémit, le bruit semble venir de l’étage. Nicolas monte les escaliers quatre à quatre. Il manque de tomber car une marche est cassée. Il ne l’a pas vue dans la semi-pénombre. Il y a juste une ampoule culottée par les chiures de mouches, qui éclaire à peine le plafond. Dans les chambres, il n’y a pas âme qui vive. Le chien hurle de nouveau à la mort. Pas de doute, ça vient du grenier. Notre facteur grimpe l’échelle aux marches larges. Elle est un peu vermoulue, mais semble encore solide. Il fait sombre sous les toits. Il manque de s’assommer contre une poutre.
    Le chien en gémissant lui permet de se situer. Il trouve un interrupteur et là, sur le point de perdre connaissance, Il se ressaisit aussitôt. Il vient de voir l’irréparable devant ses yeux. Attachée à la grosse poutre faîtière, une corde est enroulée sur plusieurs tours autour du bois et redescend de chaque côté. A une extrémité est pendue la Toinette, à l’autre bout se balance Germain.

    Le soleil à son zénith envoie ses rayons. Dans la maison, une chape de plomb
    s’est abattue. Nicolas a vite vu et compris qu’il n’y avait plus rien à faire. Le chien ne veut plus bouger de là.
    Le facteur se précipite pour appeler les voisins. L’entrepreneur était chez lui, il
    vient voir. Force de la nature, il décroche Germain et le pose sur le plancher poussiéreux. C’est ensuite au tour de la Toinette. Le chien se met entre les deux et montre les dents. Ils redescendent.
    – Il faut appeler les gendarmes dit l’entrepreneur.
    Dans la cuisine, aucun désordre apparent, si ce n’est le fouillis habituel.
    – Le repas n’est pas préparé dit Nicolas. Peut-être sont-ils morts tôt ce matin ?
    – Ce n’est pas possible dit l’entrepreneur, je les ai aperçus, vers onze heures.
    – Bizarre, ils aimaient manger ou bien, ils avaient décidé d’en finir ce matin, à quoi bon préparer un repas?
    – Je ne sais pas, dit l’entrepreneur, mais cela me semble anormal. J’appelle la gendarmerie.
    En attendant la maréchaussée, les deux hommes discutent. Cette histoire de nourriture les turlupine.
    – Ce n’était pas le genre des deux défunts. Au contraire, ils aimaient la bonne chère l’un et l’autre, dit le facteur.
    – Ce sera un mystère à éclaircir répondit l’entrepreneur.
    – Pas forcément, ils voulaient peut-être ne rien gaspiller, c’est bien dans les traditions des anciens rétorqua Nicolas.
    – Oui, je ne les ai pas trouvés déprimés. Il est vrai que Germain avait beaucoup baissé ces derniers mois . Il était devenu incontinent et ne bougeait plus beaucoup de chez lui. Vous avez raison facteur.

    Non seulement Germain était devenu incontinent, mais avec son diabète, il avait des plaies variqueuses nécessitant des soins quotidiens. Gisèle, l’infirmière, passait tous les jours faire les pansements et dans la soirée pour la piqûre. Ils connaissaient bien Gisèle, c’était une petite bonne femme toute en boule et très dynamique. Ses parents étaient originaires du même village que Toinette. Gisèle ne comptait pas son temps avec eux. Elle causait de tout et de rien et c’est ce qu’elle aimait le plus dans son métier. Elle disait toujours qu’elle dépassait son quota, elle pouvait bien rester un moment avec eux. Ce mardi, elle était arrivée aux environs de onze heures. Un pansement, une piqûre, quelques mots gentils et c’était du bonheur pour la journée.
    Gisèle avait mis ses malheurs dans sa poche une fois pour toutes. Elle devait avoir une grande poche car il n’en sont jamais ressortis. Il y a des gens comme cela qui, malgré l’adversité, ne s’occupent que du bon côté des choses. Ca doit s’appeler de l’optimisme. Malgré un veuvage précoce (son mari était mort le lendemain des noces, écrasé sous un tracteur) , elle ne s’était jamais remariée et n’avait pas eu d’enfant. Elle disait qu’elle en avait eu des dizaines et qu’elle les aimait tous. Son passé m’avait été rapporté par un membre de sa famille. Personne d’autre ne m’en a parlé à ce jour.
    L’entrepreneur se rappelait avoir vu passer Gisèle avec son quatre-quatre aux environs de onze heures.

    – Il y a déjà un moment que j’ai appelé les gendarmes, qu’est-ce qu’ils foutent bon sang! grommelle l’entrepreneur.
    Nicolas le facteur, quant à lui, a repris quelques couleurs. C’était la première fois qu’il découvrait des personnes pendues.
    – J’ai vu aussi le fourgon de la commune, après Gisèle, il y avait le chef Emile et son acolyte René. Ils ont dû venir boire leur canon.
    – Ils passent presque tous les jours dit l’entrepreneur.
    Nicolas et l’entrepreneur ne sont à l’aise, ni l’un ni l’autre dans cette maison, comme si la demeure abritait un sort maléfique. Les deux hommes ne se le disent pas, mais la superstition se cache quelque part au fond de leur cœur. Avec la Toinette et le Germain, couchés côte à côte dans la poussière du grenier, certains se tairaient en pareilles circonstances; eux, ils parlent, ils parlent.
    Le chef Emile avait sympathisé avec Germain lorsque celui-ci était chargé de la commission des travaux au conseil municipal. Germain avait été élu conseiller à de nombreuses reprises. Il n’avait passé le relais que depuis cinq ans, sa santé étant devenue un souci trop présent. Emile et Germain avaient un penchant naturel pour la bouteille, ce qui leur avait valu quelques déboires avec la maréchaussée. Germain s’était retrouvé plusieurs fois sur le bas-côté de la route, au retour de réunions trop arrosées. Plusieurs fois, il avait fini sa soirée dans les locaux de la gendarmerie. Comme c’était une figure locale, les gendarmes s’étaient contentés, les premières fois, de le sermonner et de le ramener dans leur fourgon à la Toinette. A la fin, les libations devenant plus fréquentes et les incidents très nombreux, Germain avait fini par se retrouver devant la justice et son permis lui avait été retiré. C’est Emile qui lui servait de chauffeur, cela ne les empêchant nullement de festoyer.
    René, l’ouvrier municipal, suivait docilement son chef. Il levait bien le coude. C’était un rouquin, comme l’Emile, avec des taches de rousseur et une tache de vin dans le cou . Une telle marque de fabrique devait être un présage, pour quelqu’un qui ne buvait jamais d’eau. Emile n’avait pas de taches. Il avait le teint blanc comme un prisonnier qui n’aurait pas vu la lumière du jour depuis des années.
    La halte chez Toinette et Germain était devenue un rituel. Leurs verres étaient toujours prêts, à proximité du cubitainer de vin rouge de l’Ardèche. Tout ce beau monde ne buvait pas de la piquette.

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