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Chapitre 6
Arrivés à la caserne, le chef Sagol alla saluer son collègue, chef de brigade. Ce dernier lui remit deux courriers apportés par la navette dans la matinée. La première enveloppe contenait un simple feuillet recto-verso émanant du procureur de la République.
Le chef Sagol lut rapidement les quelques lignes. Au fur et à mesure de sa lecture, son visage prit des mimiques qui ne trompaient pas. Le chef Sagol était soucieux, ce qu’il venait de lire le préoccupait. Le procureur de la République lui confirmait que la gendarmerie était chargée de l’enquête concernant les deux meurtres de personnes âgées découvertes, ce mardi, par le facteur Nicolas Favant. Ce paragraphe ne lui posait pas de souci particulier. C’est la suite qui occupait et perturbait son esprit.
Le procureur de la République avait désigné un juge pour instruire l’affaire. La gendarmerie serait donc aux ordres de Madame le juge d’instruction Julie Silovsky. Elle n’avait pas bonne réputation auprès des services de police et de gendarmerie de la région. Il faut dire qu’elle avait géré, de manière calamiteuse, un dossier criminel dans le département voisin. Le chef Sagol espéra que ses subordonnés ne seraient pas trop démotivés en apprenant la nouvelle.
Le deuxième courrier émanait du tribunal, bureau des juges d’instruction. Il était signé de Madame Julie Silovsky. Elle reprenait presque mot pour mot les propos du procureur et elle convoquait les enquêteurs vendredi matin à neuf heures pour faire le point
Le chef Sagol tourna et retourna la feuille plusieurs fois avant de la remettre dans l’enveloppe et de la glisser dans une poche de sa sacoche. Il pensait qu’elle aurait pu lui passer un coup de fil, c’est plus convivial pour des gens qui vont œuvrer en étroite collaboration. La méthode du juge venait de froisser sa susceptibilité. Il allait tout faire pour ne rien laisser transparaître à ses collaborateurs. Il rejoignit les trois autres Pandores qui discutaient avec leur collègue chargé de l’accueil.
– Messieurs, dit-il, j’ai la notification de monsieur le procureur nous désignant en charge de l’enquête sur le meurtre de Toinette et Germain. Il a nommé une juge d’instruction : Madame Silovsky.
S’il avait pu avaler son képi, le gendarme Gilles l’aurait fait. Il avait déjà eu affaire à Madame Silovsky et le contact avait révélé une grosse divergence de vue sur des investigations menées par le gendarme Gilles. Celui-ci s’était senti méprisé par le juge et son travail laissé de côté. Il s’agissait d’une affaire de trafic de drogue . L’obstination et l’obstruction de Madame Silovsky avaient fait perdre un temps précieux à l’enquête. Un refus de perquisition chez un suspect avait abouti à un manque de preuves et à la libération du principal suspect. Le chef Sagol savait cela et il discuta en aparté avec Gilles. Il lui demanda de ne pas parler du rôle du juge à ses collègues. Le gendarme Gilles obtempéra car il avait beaucoup de respect et d’admiration pour Sagol.
– Chef, vous connaissez sans doute l’inspecteur Bouchet ?
– Je le connais personnellement, Gilles et c’est un policier d’élite. Je sais aussi le lien que vous voulez faire entre l’inspecteur et le juge. Je vous le répète, discrétion, discrétion. Nous n’allons pas tourner autour du pot tous les deux. Nous sommes des militaires et si l’on nous surnomme « la grande muette » ce n’est pas pour rien. L’affaire dite de « la musique de l’ascenseur » est close. Une page malheureuse est tournée et ce ne sera pas la dernière fois que la justice se trompe. Dans le cas qui nous occupe, je compte sur nous tous pour boucler cette enquête de manière irréprochable. Sachez que, si nous travaillons comme nous l’avons toujours fait ensemble, je soutiendrai mes collaborateurs quoi qu’il m’en coûte. J’attends la réciproque de chacun d’entre vous.
Le gendarme Gilles regarda son chef droit dans les yeux et il lui renouvela sa confiance et son plaisir d’être sous ses ordres.
– Vous pouvez compter sur moi en toutes circonstances, chef
Ils rejoignirent les deux autres collègues accoudés au comptoir d’accueil avec le planton de service.
– Maintenant messieurs, nous allons recevoir Nicolas Favant et le fils et la fille des victimes. Nous allons nous répartir de manière à optimiser notre boulot au maximum. Je vous propose de faire deux groupes: je ferai équipe avec Liard et Gilles vous serez avec votre collègue nordiste. Je vais recevoir les enfants de Toinette et Germain; Gilles, vous verrez le facteur. Nous procéderons de la façon suivante : entretien d’environ trente minutes et dix minutes de break pour laisser souffler un peu nos interlocuteurs. Ensuite, on continue pour au moins la même durée et nous les remercions de leur collaboration. Nous confronterons nos informations après. Je m’y prendrai un peu différemment avec le fils et la fille, j’entendrai chacun d’eux seul d’abord et après ensemble.
Après avoir rendu ses comptes au bureau de poste, aux environs de quatorze heures, Nicolas était rentré chez lui pour manger. Il avait trouvé un petit mot sur la table. Elodie lui avait laissé quelques consignes et le tout se terminait par « mon cœur, comme mes baisers sont à tes pieds pour notre bonheur ». Un baiser au rouge à lèvres était déposé sur le bas de la feuille, un cœur était dessiné au milieu des lèvres. Nicolas sourit de joie en lisant ces quelques lignes et en humant l’odeur du parfum de sa douce qui chatouillait ses narines. Il avala rapidement un steak et une salade avec un morceau de fromage. Ensuite, il étendit le linge qui était dans la machine à laver. Chaque fois qu’il étalait les petites culottes, il les saisissait avec délicatesses, comme si elles étaient sur le corps de son amour. Il est vrai que les sous-vêtements d’Elodie étaient particulièrement jolis. Il n’y avait pas beaucoup de tissu, mais les motifs et la broderie étaient soignés. Ils aimaient bien se concerter et acheter ensemble les balconnets et les strings. C’était le préliminaire à d’autres jeux et qui mieux qu’une femme amoureuse savait sentir le désir de son homme?
Le facteur prit le chemin de la gendarmerie. Par précaution, il avait laissé un mot à Elodie « sait-on jamais, si ça dure, qu’elle ne soit pas inquiète. » Il arriva à pied à la caserne qui se trouvait à dix minutes de chez lui. Il était quinze heures et il était le premier. La fille et le fils de Toinette et Germain n’étaient pas encore là. Nicolas les connaissait, il les avait vus plusieurs fois chez leurs parents. La famille semblait assez soudée. Il n’y a que Ginette, celle qui vivait en Afrique, qu’il n’avait jamais vue. La Toinette et le Germain n’en parlaient jamais. Le facteur avait l’habitude, il avait compris qu’il s’agissait d’un secret de famille. Il y a parfois des silences qui sont assourdissants. C’était une de ses formules favorites, il sentait bien les choses Nicolas.
Le gendarme Gilles et le nordiste le saluèrent poliment puis, ils se dirigèrent tous trois vers un bureau libre. Nicolas était décontracté, comme quelqu’un qui n’a rien à se reprocher. Le nordiste commença par demander au facteur si, depuis hier, il avait bien dormi.
– En principe je n’ai pas de troubles du sommeil, mais je dois reconnaître que j’ai eu du mal à m’endormir. Les images du grenier défilaient dans ma tête. Bien que ce ne soit pas mon rôle, je me suis posé plein de questions.
– Quel genre de questions Monsieur Favant ? reprit le gendarme Gilles.
– Elles sont toutes simples, vous savez: qui, pourquoi, comment ?
– En effet vous faites dans la simplicité facteur. Nous nous posons les mêmes, mais également beaucoup d’autres et l’ensemble constitue l’enquête, rétorqua le nordiste.
– Avez-vous des réponses à certaines de vos interrogations? demanda Gilles .
Face à la moue de Nicolas, il reprit aussitôt./
– Aujourd’hui, vingt-quatre heures après le meurtre, vous êtes passé aux mêmes endroits. Vous avez probablement vu les mêmes clients et sûrement d’autres qui, par curiosité, sont venus à votre rencontre. Qu’avez-vous observé de différent par rapport à hier ?
Nicolas prit le temps de réfléchir. Cet instant lui parut long, mais il dura seulement une dizaine de secondes. Le silence ne se mesure pas, il dépend de l’intensité du moment.
– Eh bien ! J’ai trouvé les gens identiques, sauf que certains m’ont rapporté leur rencontre avec vous ce matin.
– Par exemple ?
– Madame Montfort a discuté au moins dix minutes avec moi, j’avais un colis à lui remettre contre signature.
Voyant la tête des deux gendarmes, le facteur précisa immédiatement qu’il était certain que cela n’avait rien à voir avec les pratiques supposées de ce couple.
– C’était un colis envoyé par les grands-parents de Maeva pour son anniversaire. Elle aura douze ans jeudi.
– La brave petite, espérons que sa mère ne se trompera pas de colis, bafouilla Gilles.
– Donc, Madame Montfort m’a dit qu’elle pensait plus à un crime de rôdeur qu’à un assassinat prémédité. Le criminel a pu être contraint de faire vite. Il est possible que quelqu’un d’autre se soit présenté entre le meurtre et mon arrivée, ce qui aurait pu forcer l’assassin à partir.
Le gendarme Gilles secoua la tête
– Facteur, c’est une hypothèse que nous mettrons loin derrière les autres. S’il y avait eu un rôdeur, nous nous aurions relevé des traces d’effraction. Or, il n’y en a aucune. Ça veut dire qu’il serait entré et sorti par-devant, à la vue de tout le quartier, c’est peu probable. De plus, rien ne semble avoir disparu.
– Je ne saurais dire précisément, mais dans la cuisine, il y a quelque chose qui cloche, je n’arrive pas à voir quoi, dit le facteur.
Le Pandore lui demanda de bien réfléchir et de les contacter s’il trouvait une réponse. Le gendarme Gilles n’avait pas pris son magnétophone avec lui, il avait oublié de recharger les piles. Il s’en voulait car il aimait bien se repasser les enregistrements avant de faire la synthèse des auditions. Aujourd’hui, il travaillait comme le chef Sagol, il prenait des notes. Il aimait bien le caractère curieux de Nicolas et il le laissait souvent aller plus loin dans la réflexion. Les deux gendarmes abordèrent le sujet de la famille de Toinette et Germain.
Nicolas leur parla du fils, Régis: une force de la nature, un peu taciturne, mais quelqu’un de gentil. Il connaissait aussi les trois enfants. L’aîné s’appelait Franck et ressemblait beaucoup à Germain. Il travaillait avec son père, ils vendaient des fruits et légumes sur les marchés. Le deuxième était aussi un garçon. Il s’appelait Kévin et occupait un poste à la SNCF. Il était assez souvent chez ses grands-parents. La petite dernière s’appelait Vanessa. Elle faisait des études d’histoire de l’art. Elle aussi venait souvent voir Toinette et Germain. C’était un joli brin de fille, grande, brune aux yeux verts. Les enfants s’entendaient comme larrons en foire, surtout Kévin et Vanessa.
– Sils n’étaient frère et sœur, on pourrait les prendre pour des amoureux, ces deux-là. Ils s’adorent et ça se voit, dit Nicolas admiratif. L’épouse de Régis est une femme de la ville, elle a eu du mal à s’adapter à une petite bourgade. Elle aide son mari et son fils sur les marchés les plus importants. Je ne sais rien de plus sur elle, messieurs. La fille aînée, Martine, est une maîtresse femme. Elle est mariée à monsieur Bedel le PDG de la quincaillerie du même nom. C’est une grosse entreprise qui vend aussi des métaux en gros. Elle n’occupe aucun poste dans l’entreprise. Je l’ai souvent vue aux ventes de charité, avec monsieur le curé, cela doit-être sa manière à elle de se rendre utile. Elle est aussi présidente de l’association qui s’occupe d’un village au Sénégal dans la Casamance, je crois. Elle venait de temps à autre voir ses parents. En revanche, je n’ai jamais vu Monsieur Bedel chez Toinette et Germain. Ils ont un fils qui se prénomme Hugues, il est étudiant en commerce international et actuellement il est en stage au Japon. Il écrivait régulièrement à ses grands-parents. Comme j’en ai parlé hier à votre chef, je n’ai jamais vu Ginette, la dernière fille. Je ne sais pas grand-chose d’elle. Elle vit depuis de longues années en Afrique. Elle est permanente dans une ONG qui lutte contre la faim. Je n’ai jamais distribué de courrier de sa part chez les défunts. Je pense qu’ils étaient fâchés, mais je n’en suis pas certain ; ils ne parlaient jamais de Ginette. C’est à se demander ce qui est arrivé dans cette famille. Voilà, je pense avoir récité tout ce que je sais sur la famille de Toinette et Germain.
Le gendarme Gilles remercia Nicolas et lui signifia qu’après une pause d’environ dix minutes, le chef désirait voir certains détails avec lui. Nicolas commençait à trouver le temps long, mais il ne montra pas son impatience à ses interlocuteurs.
Régis Drochard était arrivé deux minutes après le facteur. Le chef Sagol et le gendarme Liard l’avaient emmené dans une autre salle pour l’auditionner. Avant de commencer l’entretien, le chef avait présenté ses condoléances avec gravité et compassion. Régis avait apprécié la sincérité du gendarme.
Régis Drochard venait de fêter ses cinquante-huit printemps. Il ne faisait pas son âge. Il était grand, musclé, les yeux verts et sa chevelure bien blonde était dépourvue de cheveux blancs.
Le chef lui communiqua les résultats de l’autopsie. Il lui demanda s’il connaissait des ennemis à ses parents ou des raisons qui auraient pu pousser quelqu’un à de telles extrémités. Régis semblait très affecté par le décès de ses parents. Il affirma qu’il ne connaissait personne dans leur entourage, capable d’une telle haine et d’un tel mépris pour la vie humaine.
Le chef Sagol était habitué aux réactions des proches . Ils sont aveuglés par le chagrin et il est rare qu’ils apportent des éléments décisifs à l’enquête dans les premières quarante-huit heures. Une fois le travail de deuil enclenché, la lucidité revient et leur concours s’avère précieux. Régis ne dérogeait pas à cette règle et le chef se montra compréhensif, tout en balayant un maximum de choses. Il demanda si les parents avaient prévu des arrangements concernant la succession, ainsi que les obsèques.
Régis répondit sans détour. Tout ce qui était d’ordre administratif était du ressort de Martine. Il avait une totale confiance en sa sœur. Elle ferait au mieux, au nom de toute la famille.
Le chef Sagol rebondit immédiatement sur les propos de Régis :
– Monsieur Drochard, vous n’avez qu’une sœur ?
– Non monsieur, j’ai aussi une autre sœur qui vit en Tanzanie depuis près de trente ans. Elle s’appelle Ginette.
– A-t-elle été prévenue ?
– Martine est en contact avec elle. Il faudra le lui demander, mais je pense qu’elle l’a informée.
– Que fait votre sœur si loin de la France, demanda le chef ?
– Elle travaille dans l’humanitaire, je n’en sais pas davantage, monsieur Sagol.
– Eh bien ! Je vous remercie monsieur Drochard. Je vais vous laisser quelques instants et un collègue va venir pour recueillir des informations d’ordre administratif. Je sais que c’est une procédure contraignante pour vous, mais compte tenu des circonstances, je ne peux faire autrement. Ah oui ! J’oubliais, pourriez-vous demander à vos enfants de prendre contact avec nous? Nous souhaiterions les rencontrer dans les jours qui viennent.
L’entretien avait duré une vingtaine de minutes. Le chef savait qu’il prenait du retard sur ses collègues, aussi il demanda au gendarme Liard de s’occuper de la paperasse avec Régis Drochard.
Martine Bedel attendait patiemment à l’accueil. Elégante, dans un tailleur strict bleu marine, madame Bedel mesurait un mètre soixante tout au plus. Elle avait de grands yeux verts abrités derrière de petites lunettes rondes.
Le chef Sagol lui présenta ses respects et, comme à son frère, ses condoléances les plus sincères. Elle remercia le chef sans ostentation. La fille de Toinette et Germain avait une attitude de petite bourgeoise. Sagol en avait vu bien d’autres.
Elle regardait fixement le chef qui répondait à ce regard par un maintien digne d’un saint-cyrien. Il la pria de s’asseoir et prit tout son temps pour se placer en face d’elle. Il avait appris le comportement à adopter en fonction de l’interlocuteur qui se trouvait en face. C’était une lutte psychologique pour prendre de l’ascendant sur l’autre. Il resta donc debout, madame Bedel s’étant posée sur la chaise. Il sentit son interlocutrice mal à l’aise et il préféra mettre fin à cette situation. Il s’assit au bureau en prenant soin de se rapprocher le plus possible de l’autre protagoniste.
Martine Bedel, en femme intelligente, avait perçu toute la subtilité de cette prise de contact. Elle se relâcha, le chef Sagol était satisfait de sa méthode, la preuve étant faite depuis longtemps. Jeune gendarme, un formateur lui avait enseigné les ficelles du comportement humain. Le chef s’était passionné en découvrant que, devant chaque catégorie d’individu, il existait une conduite à adopter pour contrer et prendre l’ascendant. Cela s’avérait parfois plus compliqué lorsqu’il se trouvait en présence d’un interlocuteur formé, lui aussi, pour ce genre de situation. Dans ce cas, le chef Sagol jouait cartes sur table, misant uniquement sur sa personnalité. Il était rompu à l’exercice et y prenait un certain plaisir. C’était le jeu du chat et de la souris.
Il commença par une question sur la famille Drochard.
– Madame Bedel, pouvez-vous me parler brièvement des ascendants et descendants de vos parents.
Martine ne parut pas surprise par le sujet, elle fit rapidement et concrètement le tour.
– Dans la famille de ma mère, il ne reste plus qu’une sœur qui est religieuse dans un couvent en bourgogne, c’est une carmélite. Elle doit avoir un peu plus de quatre-vingt ans. Mon père était le dernier vivant de sa fratrie. Ils étaient cinq, son dernier frère est décédé il y a deux ans. J’ai trois cousines et deux cousins germains. Quant à moi, vous venez de rencontrer mon frère aîné, Régis qui a deux garçons et une fille. J’ai épousé monsieur Bedel et nous avons un fils de vingt-trois ans qui poursuit des études de commerce international et, dans ce cadre, il est en stage au Japon depuis deux ans.
Martine Bedel semblait avoir fini de présenter sa famille. Le chef Sagol demanda naïvement si c’était tout.
– Je crois, Monsieur Sagol.
Le chef Sagol se leva et s’approcha de madame Bedel.
– Vous omettez de me parler de votre sœur cadette, madame.
– Effectivement, c’est un oubli, excusez-moi. Ma sœur Ginette a trois ans de moins que moi. Malgré l’éloignement, nous sommes restées très proches. Nous correspondons souvent, et avec Internet nous échangeons des courriels chaque semaine. Je lui ai annoncé hier soir la terrible nouvelle.
– Que pouvez-vous me dire de plus ?
– Qu’elle a fait des études d’assistante sociale et, à vingt-trois ans, elle s’est convertie à l’humanitaire.
– Elle est célibataire, madame Bedel ?
– Oui, elle est partie suite à un chagrin d’amour et, à ma connaissance il n’y a pas eu d’autres hommes dans sa vie.
– Vous dites un chagrin d’amour ?
– Oui, mais je n’ai jamais réussi à en savoir davantage, c’est son jardin secret.
– Vous l’avez vue récemment ?
– Non, il y a huit ans qu’elle n’est pas venue. Je suis allée la voir, il y a cinq ans, mais elle était très absorbée par son travail.
Le chef Sagol demanda à Martine Bedel si ses parents avaient pris des dispositions pour leurs obsèques ainsi que pour la succession.
– Mes parents ont une concession au cimetière communal, c’est donc là que nous les porterons en terre. Pour la succession, mon père n’était pas bavard, Maître Radoin, notre notaire, devrait être dépositaire d’un testament, je pense.
– Auriez-vous une petite idée de la teneur de ce testament ?
– Pas le moins du monde et ce n’est vraiment pas mon souci du moment. Mon unique souhait est que vous trouviez ce criminel et qu’il soit châtié.
– Je comprends parfaitement madame Bedel. Votre souhait est aussi le mien, c’est pour cette raison que mes questions sont parfois indiscrètes, mais ne vais pas vous ennuyer davantage. Je ne vous ai pas demandé si votre fils revenait prochainement en métropole?
– Il sera là pour les obsèques, d’ailleurs nous n’attendons que la restitution des dépouilles de mes parents pour fixer la date de la cérémonie.
– Madame Bedel, vous pouvez prévoir une date, je m’occupe d’obtenir le permis d’inhumer. Je souhaite rencontrer votre fils pendant son séjour, je compte sur vous pour lui communiquer ma demande afin qu’il contacte nos services. Je désire aussi me rendre avec vous, et votre frère Régis, à la maison de vos parents . J’ai besoin de votre concours pour inventorier les lieux.
Martine Bedel prit acte des déclarations du chef Sagol, elle savait d’instinct qu’ils étaient appelés à se revoir. Le chef salua respectueusement madame Bedel et il la dirigea vers le gendarme Liard en spécifiant à ce dernier d’être bref et rapide. En voyant s’éloigner le responsable de l’enquête, elle se dit que cet homme-là était quelqu’un de bien.
Le chef Sagol sortit cinq minutes pour changer d’air, il en avait besoin. L’audition de Martine Bedel l’avait fatigué nerveusement. Un break de cinq minutes, avant de faire le point avec les autres gendarmes, serait salutaire. Il n’avait pas envisagé le déroulement des entretiens avec Nicolas Favant, Régis Drochard et sa sœur Martine , comme cela. Il avait le sentiment d’avoir tourné en rond et de perdre son temps. Il espérait que Gilles et le nordiste lui apporteraient des biscuits. Il rejoignit songeur les autres, à l’exception du gendarme Liard qui n’avait pas tout à fait fini les formalités avec madame Bedel. Il alla saluer le facteur et, par la même occasion le libéra en le remerciant de sa collaboration. Il se rendit dans le bureau rejoindre Gilles et son compère. A cet instant, Il entendit la porte de la salle adjacente claquer et le gendarme Liard prononcer un « au revoir madame Bedel nous vous tiendrons au courant. »
Le chef Sagol et sa troupe s’étaient installés autour d’une grande table ronde. Gilles et le chef firent un résumé des conversations de l’après-midi. Le gendarme Gilles n’avait rien noté de particulier dans la présentation de la famille Drochard par Nicolas, le facteur ; sauf en ce qui concernait la troisième fille, Ginette ainsi que deux ou trois détails.
– Ce que j’ai retenu : aujourd’hui, madame Montfort a discuté longuement avec le facteur, elle privilégie l’hypothèse d’un rôdeur. Nicolas trouve quelque chose de changé dans la cuisine, mais n’arrive pas à dire quoi. Les deux derniers enfants de Régis, Kévin et Vanessa, se vouent une adoration réciproque. Vanessa voyait souvent ses grands-parents. Ginette Drochard n’écrivait jamais à ses parents, à la différence d’Hugues, le fils de madame et monsieur Bedel, qui lui, correspondait régulièrement avec Toinette et Germain.
– Gilles, c’est intéressant, il y a au moins un point commun avec les déclarations de Martine Bedel. Discuter de Ginette est un sujet tabou car elle a feint d’oublier de m’en parler. Nous savons tous que son départ pour l’Afrique ressemble à une fuite, un ailleurs pour chercher l’oubli. Malgré l’Arlésienne, en la personne de mademoiselle Ginette, ne nous focalisons pas dessus. Pour l’instant, l’éventail est bien trop large.
– Je suis pourtant déçu, je pensais élargir les propos avec les enfants de Toinette et Germain. Nous n’avons abordé que l’aspect famille, il faudra donc les revoir, mais laissons-les commencer leur deuil. Nous irons inventorier la maison, demain après-midi, avec Régis et Martine. Il faudra auditionner l’infirmière Gisèle, le docteur Giraud, les employés municipaux, la boulangère, M. Pedro Nunes le chauffeur de car, le livreur de fuel, le responsable de « Medic Home » et, pour finir, le gérant de l’entreprise de portes et fenêtres « Plein Soleil ». Nous auditionnerons aussi les petits-enfants dès que possible. Rappelez-vous aussi que vendredi nous sommes chez le juge Silovsky.
– Personne ne prendra de permission dans la quinzaine qui vient, déclara le chef Sagol.
Le soleil déclinait lentement, ses rayons illuminaient la rivière, Nicolas choisit de rentrer par la « Passerelle des Amants ». Le chemin longeait les rives ombragées. Au bord de l’eau, quelques pêcheurs taquinaient la truite. Plus loin, des enfants s’essayaient à la technique du ricochet. A chaque rebond des cailloux, des éclairs argentés apparaissaient et disparaissaient à la surface de l’eau. C’était un spectacle dont Nicolas était friand. Ça lui rappelait sa jeunesse en colonie de vacances sur les bords de la Loire.
La « Passerelle des Amants ». n’était en réalité qu’un pont en béton inesthétique. L’appellation provenait de l’ancienne passerelle en bois. La légende voulait que deux amants adultères se soient jetés du parapet ensemble. Lorsqu’ils furent engloutis par les flots, le ciel s’assombrit et les eaux devinrent noires, sauf au « Gouffre des Amants », situé à l’endroit de leur chute. Le « Gouffre des Amants », avait pris une couleur blanche comme le lait. C’était une bien jolie fable et Nicolas adorait ces histoires. Aux beaux jours, c’est la balade favorite des retraités dans la journée et des amoureux les soirs d’été. Combien de rencontres galantes dont l’abîme garde leurs reflets en mémoire ? Le souvenir des amants incite à la rêverie et la poésie des lieux exacerbe les sentiments.
Nicolas était heureux, il ne pensait pas à Toinette et Germain qui reposaient dans les tiroirs de la morgue. Il s’était offert une parenthèse, une éclaircie dans la grisaille du malheur.